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Les matières premières déterminent une partie importante de l’histoire de l’humanité. Que les matières premières soient végétales ou minérales, leur commerce constitue un secteur fondamental des échanges internationaux dont il faut caractériser les acteurs. C’est notamment le cas de la bauxite et de l’alumine, dont le commerce est de loin le plus pesant parmi les métaux non ferreux. La principale contribution de l’ouvrage réside dans la capacité des auteurs à mettre en évidence le jeu des alliances dans l’histoire économique d’une matière première et à cerner les véritables enjeux financiers liés à l’exploitation des sous-sols. En dressant le portrait d’affairistes, d’hommes politiques et d’intermédiaires obligés, Gendron, Ingulstad et Storli soulignent avec éloquence l’importance de comprendre les structures du pouvoir dans les processus de décision liés aux matières premières.

Les chapitres du livre peuvent être regroupés sous quatre volets. Le premier concerne le rôle de la bauxite dans la création d’une chaîne de valeur globale de l’industrie de l’aluminium. S’appuyant sur des études de cas en Amérique du Sud, en Europe, en Afrique et en Asie du Sud-Est, Storli décrit dans le premier chapitre le rôle des entrepreneurs qui consiste à sécuriser les sources d’approvisionnement en bauxite en incitant les gouvernements à politiser l’industrie pour ainsi favoriser l’émergence de sociétés multinationales. À partir d’une analyse des politiques coloniales britanniques, Perchard poursuit dans la même veine et explore les liens entre le milieu des affaires et le gouvernement, illustrant le fait que l’étude économique de la bauxite ne peut faire abstraction des conditions sociales et politiques du marché.

Le second volet porte sur la réponse des États en vue de sécuriser l’approvisionnement de ce minerai stratégique nécessaire au renforcement de leur capacité militaire. Froland, au chapitre 3, expose la stratégie de l’Allemagne nazie pour accroître sa domination en Europe dans le but de réduire sa dépendance vis-à-vis desmarchés internationaux et de contrôler l’ensemble de la chaîne de transactions de l’industrie de l’aluminium. Ingulstad explique ensuite comment les États-Unis ont sécurisé leurs sources d’approvisionnement en bauxite par l’élargissement d’un périmètre de sécurité au-delà de leurs frontières et par la gestion géopolitique des axes de circulation maritime. En fort contraste avec ce qui précède, Fortescue décrit pour sa part la politique autarcique de l’Union soviétique au moment où le pays a délibérément rejeté les processus globaux pour son approvisionnement en bauxite en adoptant une politique de substitution aux importations.

Le troisième volet s’intéresse aux démarches entreprises par les producteurs des pays du Sud afin de maximiser les bénéfices générés par l’exploitation de la bauxite. Les auteurs abordent les difficultés liées au développement d’une industrie d’aluminium entièrement intégrée (Papastefanaki), à la rhétorique des programmes d’aide étrangère dans un contexte de guerre froide (Hove), aux processus de nationalisation des opérations des compagnies étrangères (Gendron), aux limites à contrôler les revenus du secteur de la bauxite (Barclay et Girvan). Dans un chapitre consacré aux problèmes de gouvernance des pays nouvellement indépendants, Campbell utilise les notions de modes de gouvernance et de structures et rapports de pouvoir dans le développement des ressources minières. Cette approche conceptuelle lui permet, d’une part, de définir l’impact des relations sociales sur les nouveaux arrangements institutionnels et, d’autre part, de comprendre le rôle des parties prenantes à façonner l’environnement de transactions et les conditions d’exploitation du secteur minier. La contribution de Campbell est certes la plus intéressante du livre.

Dans le quatrième volet, les auteurs se penchent sur les impacts sociaux et sur la détérioration de l’environnement liés à l’exploitation de la bauxite. Cross montre bien que les conflits entre les corporations minières et les communautés locales sur le plan des conditions de travail sont des phénomènes globaux. Padel et Das, dans une analyse de l’exploitation de la bauxite en Inde, soulignent que les résistances locales s’inscrivent en opposition tant aux intérêts et activités de l’industrie internationale de l’aluminium qu’aux programmes économiques et politiques des élites nationales. Le dernier chapitre, par Sandvik, présente la dynamique émergente du marché de la bauxite dans un contexte de transformation de champions nationaux des pays du Sud en firmes globales.

En enquêtant sur l’extraction et la transformation de la bauxite en référence à ces thèmes, il est possible de mettre en lumière les forces de la globalisation qui peuvent faire contrepoids à ces tendances, de même que l’impact de l’industrie de la bauxite sur les États, les multinationales, les communautés locales et l’environnement.

S’appuyant sur une revue exhaustive de la littérature, les auteurs montrent que l’importance stratégique de la bauxite relève de plusieurs facteurs. Premièrement, le minerai est inégalement distribué à l’échelle du globe. L’ensemble des pays en voie de développement contient 74 % des réserves. Deuxièmement, il existe très peu de substituts à l’aluminium. Ce métal de base, très volumineux, est particulièrement utilisé dans les industries de haute technologie. Troisièmement, la métallurgie de l’aluminium se fait en deux temps. Le raffinage de la bauxite en alumine et la fonte de l’alumine en aluminium sont deux processus qui s’appuient sur différentes sources d’énergie. Quatrièmement, les auteurs de l’ouvrage démontrent nettement que les échanges du minerai et du produit intermédiaire ne coïncident pas, mais reposent sur des circuits différents. Cinquièmement, le commerce est dominé par des multinationales (Alcan, Alcoa, Reynold Metals, Kaiser Aluminium, Pechiney-Ugine-Kuhlmann et Alusuisse), toutes verticalement intégrées, qui contrôlent 60 % de l’exploitation minière, 65 % de la capacité de raffinage de l’alumine et plus de 50 % de la capacité de production d’aluminium. Les mouvements internationaux de vrac ou de métal qu’elles contrôlent se font essentiellement à l’intérieur de leurs groupes.

L’ouvrage retrace fort bien l’histoire de la bauxite au 20e siècle en examinant les facteurs sociaux, politiques et économiques qui ont forgé son importance stratégique durant la Première Guerre mondiale ainsi que son rôle dans la globalisation des marchés. En plus d’une perspective historique, l’analyse de l’économie politique de la bauxite bénéficie de l’apport de l’anthropologie, de la science politique, de l’économie et des sciences de la gestion. Bien que les auteurs démontrent l’importance stratégique de la bauxite, l’ouvrage aurait gagné à mieux définir le concept de minerai stratégique. Un minerai peut être stratégique en fonction de sa contribution essentielle à la sécurité économique d’une entreprise, de la vulnérabilité des routes le long de la chaîne logistique ou de sa sensibilité à des influences perturbatrices génératrices de conflits. Ces éléments soutiennent plusieurs arguments des auteurs sans malheureusement faire l’objet d’une analyse critique.