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Le nationalisme arabe est un cas énigmatique et sous-étudié dans les études comparatives sur le nationalisme. Si, à la suite d’Ernest Gellner, on admet que le principe politique qui est au fondement du nationalisme est celui selon lequel les frontières culturelles, nationales et politiques doivent converger, alors on peut affirmer sans se tromper que le projet du nationalisme arabe s’est soldé par un échec aussi retentissant que son essor avait été spectaculaire. C’est la thèse que soutient Adeed Dawisha. Le projet de couronner la culture arabe d’une unité politique fut le vecteur de puissantes forces politiques et sociales au milieu du siècle dernier. Ce nationalisme a connu son apogée durant les années 1950 sous la gouverne de Nasser en Égypte. Des réseaux de communalisation rivaux (confessionnels, ethniques et politiques), autant infra-étatiques que supra-étatiques, l’ont précédé et l’ont supplanté. L’aspiration à un État séculier porteur d’institutions représentatives et d’une société civile multiethnique et multiconfessionnelle n’a pas survécu à cette période.

Dans cet ouvrage d’abord publié en 2003, Dawisha s’intéresse à cette trajectoire du nationalisme arabe en retraçant ce qui lui a permis, après de lents débuts, de parvenir à une période de triomphe au début des années 1950 avant de péricliter. Dans un premier chapitre théorique sur le concept de nationalisme arabe, Dawisha aborde les difficultés inhérentes aux termes « arabisme », « panarabisme » et « arabisme radical » pour l’étude du nationalisme arabe. Un second chapitre aborde les premiers théoriciens du nationalisme arabe. Qu’avaient-ils en tête ? Quelles étaient leurs références ? Qui étaient-ils ? Le retour sur les premiers idéologues de ce mouvement est documenté à partir de nombreuses sources primaires. Plusieurs auteurs de l’époque voyaient notamment dans la réussite de l’unification politique de l’Allemagne en 1871, sous la poigne de la Prusse, un modèle à imiter à la grandeur du monde arabe. L’unification politique de cette aire géographique était cependant loin d’aller de soi et ce projet faisait face à des rivalités infra-étatiques et supra-étatiques de taille. L’oumma musulmane, notamment, représentait un puissant pôle d’attraction rivale.

Un troisième chapitre revient sur un élément clé de la mémoire nationaliste arabe, à savoir « la révolte arabe », de 1936 à 1939. À la lumière des développements de l’historiographie, Dawisha nuance l’hypothèse de George Antonius qui interprétait cette révolte comme une manifestation de ce nationalisme. Suit une exploration, dans le quatrième chapitre, des principales limites que rencontraient les nationalistes avant la Seconde Guerre mondiale. L’auteur dessine une topographie des réseaux de loyauté, qui exerçaient le plus d’attraction en Égypte, en Syrie et en Irak. Qu’ils fussent confessionnels, ethniques ou tribaux, ces réseaux de communalisation furent depuis le début du 20e siècle de puissants rivaux du nationalisme arabe. Les chapitres cinq à huit retracent la période durant laquelle le nationalisme arabe arrive à son apogée en mettant l’accent sur le déploiement de celui-ci en Égypte sous le règne de Nasser. Cette section se concentre sur la période s’échelonnant de la fin de la Seconde Guerre mondiale à 1958 et sur les deux pôles d’influence souvent rivaux que furent l’Égypte et l’Irak. Dans le chapitre suivant, l’auteur analyse l’apogée de ce mouvement dans la formation de la République arabe unie, formée de la Syrie et de l’Égypte en 1958, et dans la Révolution irakienne durant la même année. Les lendemains de la Révolution déchantèrent cependant rapidement. La République arabe unie cessa quant à elle d’exister dès 1961. Si le mouvement battait donc déjà de l’aile, la défaite militaire des pays arabes durant la Guerre des Six jours (1967) face à Israël accélèrera inéluctablement son déclin.

L’ouvrage de Dawisha est une histoire politique et intellectuelle qui s’appuie sur un nombre substantiel de sources primaires. Il offre un récit accessible où les explications résident essentiellement dans des facteurs et des événements politiques. Il aurait cependant été intéressant que l’auteur revienne sur ce que son étude nous apprend de l’histoire et de la sociologie du nationalisme en général ; sur ce qu’elle nous apprend également des principales hypothèses au sujet des processus politiques, économiques et culturels à travers lesquels des chercheurs ont cherché à expliquer ou rendre compte d’autres nationalismes ? Comme l’annonce son titre, l’ouvrage explique davantage l’échec du nationalisme que le succès des idéologies rivales. Que doivent retenir les chercheurs de ce domaine des spécificités de cet échec ? Un retour en conclusion sur ces questions aurait bouclé la boucle avec le premier chapitre de l’ouvrage.

Un nouveau chapitre ajouté pour la réédition de 2016 présente une fresque très sombre que Dawisha décrit à partir d’un point de vue plus personnel. Il y analyse l’actualité récente du monde arabe en revenant sur les lendemains des révoltes de 2011-2012. Il passe en revue la situation post-révolte au Yémen, en Libye, en Égypte, en Tunisie, et bien sûr en Irak et en Syrie. Il montre le fossé abyssal qui s’est creusé entre le monde qui avait été porté par les nationalismes anticoloniaux séculiers et celui du début du 21e siècle, où ces États aux institutions dysfonctionnelles s’effondrent en emportant avec eux les espoirs portés par des acteurs de sa génération. Plus qu’un passage de l’espoir au désespoir, Dawisha cherche à témoigner de la métamorphose complète du langage politique entre ces différentes générations. Bien qu’il n’éprouve aucune nostalgie pour les régimes de Saddam Hussein ou de Kadhafi, il souligne que la reconstruction politique de ces États a été un échec. Cet ouvrage est une pièce importante dans un grand casse-tête. Dawisha nous amène aux portes de l’enfer et il n’y voit guère d’espoir en-dehors du souvenir de trajectoires éteintes.