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Après la chute du mur de Berlin et la dissolution du pacte de Varsovie, les gouvernements des pays d’Europe centrale s’engagèrent dans un processus de reconstruction de leurs politiques en matière d’affaires étrangères et de défense. En effet, si la fin des blocs leur permettait de repenser leur place au sein de l’arène européenne, elle signifiait également que l’Europe centrale était désormais une zone grise en situation de vide stratégique, coincée entre deux blocs intégrés – la cee et la Russie –, qui reconstituait une zone d’influence à travers la cei (Communauté des États indépendants).

Les acteurs ont alors opéré une réorientation des politiques vers le choix de l’atlantisme. Dans la littérature existante sur l’Otan et les États d’Europe centrale, cette orientation est surtout présentée comme le résultat de besoins sécuritaires ou d’une construction identitaire.

La première explication se rattache aux analyses réalistes de l’élargissement. Les auteurs se réclamant de cette perspective estiment que les pays d’Europe centrale ont principalement voulu rejoindre l’Otan pour des considérations sécuritaires, notamment afin de se protéger de la Russie. Pour les tenants de cette approche, l’Otan n’avait guère intérêt à s’élargir, car cela aurait accru ses responsabilités et ses tâches, aurait eu un coût important et aurait faitentrer des alliés militairement faibles (Mandelbaum 1996 ; Perlmutter et Carpenter 1998 ; Art 1998). Dans cette optique, la pression des États-Unis, qui considéraient l’élargissement comme un moyen de servir leurs intérêts nationaux et de maintenir leur influence en Europe, explique principalement la réalisation de cette politique (Waltz 2000).

Pour d’autres, les considérations sécuritaires ne sont pas prédominantes dans le choix atlantique, qui émanerait surtout d’une construction identitaire. D’une part, l’atlantisme serait historiquement fondé. En effet, pour les acteurs de ces pays, l’histoire prouverait que la Russie et, anciennement, l’urss sont des puissances dominatrices. A contrario, l’histoire témoignerait du lien profond et ancien avec les États-Unis qui s’enracinerait dans la participation de personnalités d’Europe centrale à la guerre de l’Indépendance américaine, le partage de valeurs communes, la lutte pour la liberté et la démocratie, le soutien constant des États-Unis à l’Europe centrale, depuis le président Wilson jusqu’à la chute du communisme, et, enfin, l’importance des diasporas centre-européennes aux États-Unis (Asmus et Vondra 2005). De fait, les perceptions du passé conduiraient les acteurs d’Europe centrale à ne pas percevoir l’hégémonie américaine comme agressive (Schimmelfennig 2000). D’autre part, l’Otan est considérée comme la branche militaire d’une communauté occidentale ancrée sur les valeurs libérales et démocratiques (Schimmelfenning 2000) avec laquelle la majorité des nouvelles élites de ces pays s’identifiaient (Gheciu 2005).

Le choix atlantique s’inscrivait ainsi dans une politique plus large visant à surmonter la division est-ouest. Cependant, en prônant le retour vers l’Europe, les acteurs d’Europe centrale eurent un usage bien compris de la stratégie du shaming : il s’agissait de créer une pression morale sur les Occidentaux pour qu’ils réparent leurs « erreurs historiques », comme Yalta, dont l’Europe centrale avait fait les frais (Schimmelfennig 2003), et qu’ils évitent de les répéter. Du côté des acteurs des pays de l’Otan, la décision de l’élargissement fut surtout basée sur la conviction qu’il devait permettre à la fois de surmonter la division et d’apporter un soutien aux institutions démocratiques des pays d’Europe centrale (Goldgeier 1999 ; Schimmelfennig 2003). L’Europe centrale se trouvant en situation de vide stratégique, son entrée dans l’Otan devait favoriser la création d’une zone de stabilité et assurer la réussite de la transition démocratique en ancrant ses pays dans une communauté politique, économique et militaire (Asmus, Kluger et Larrabee 1993). Enfin, les considérations nationales, commeles intérêts électoralistes, ne jouèrent pas un rôle décisif dans la prise de décision (Goldgeier 1999 ; Schimmelfennig 2003).

Si l’explication constructiviste possède la plus grande valeur heuristique pour expliquer l’élargissement, elle passe complètement sous silence, comme le fait la littérature réaliste, les dynamiques nationales et, en particulier, les modalités de mise à l’agenda. Le choix des pays d’Europe centrale est simplement résumé comme suivant presque immédiatement la dissolution du pacte de Varsovie (Schimmelfennig 2000).

De fait, la littérature existante n’éclaire pas les configurations politiques, les choix tactiques opérés et les jeux politiques ou institutionnels qui ont permis l’inscription à l’agenda. Or, en se détachant des approches séquencialistes et en adoptant une approche interactionniste fine qui permet de restituer les coups et les stratégies des différents acteurs politiques et institutionnels, il est possible de montrer les tractations qui conduisirent à la mise à l’agenda de la politique atlantique. La démarche empirique indiquera quels acteurs furent à l’origine de l’inscription et de quelle façon celle-ci s’opéra, en plus de montrer si la dimension événementielle y joua un rôle (Cobb, Ross et Ross 1976 ; Garraud 1990).

Pour étudier la mise à l’agenda, la recherche s’inscrit dans une démarche comparative. Le choix des trois pays, la Hongrie, la Pologne et la République tchèque, s’explique par similarité et contraste. Ces trois pays partagent une proximité historique qui se double de ressemblances sur le plan structurel. Ils connurent tous trois une expérience communiste marquée par des différences sociales, politiques et économiques. Ces régimes chutèrent de façon presque simultanée au tournant des années 1990. Enfin, ces États, une fois leur souveraineté retrouvée, se tournèrent vers l’Occident et réclamèrent leur « droit à l’Europe ». Néanmoins, ces similitudes ne doivent pas masquer leurs différences. Bien que les trois pays aient été membres du bloc communiste, chacun connut un régime différent qui s’accompagna de particularités sur les plans sociaux, économiques et politiques ainsi que de relations particulières entre pouvoir et société. De même, les voies de sortie, entre transition négociée en Hongrie et en Pologne et écroulement en Tchécoslovaquie, ne furent pas les mêmes (Mink 1997). De fait, il peut être postulé qu’après 1989 chaque pays suivit sa propre voie pour mener les réformes structurelles et atteindre l’un des objectifs majeurs, l’adhésion aux organisations euro-atlantiques. Le choix de la perspective comparative permettra donc de lutter contre l’illusion d’homogénéité qui consiste à considérer les pays d’Europe centrale comme un groupe atlantiste et indifférencié. La démarche comparative de l’étude participera ainsi à une meilleure connaissance des modalités de construction des politiques étrangères tout en s’inscrivant dans le débat sur la différenciation interne de l’ancien bloc communiste.

Pour comprendre la mise à l’agenda, l’étude de la période d’incertitude qui suivit la chute du mur de Berlin est fondamentale. Les acteurs d’Europe centrale hésitaient entre plusieurs options et n’avaient aucune lisibilité sur les évènements en cours. Pour mener à bien les deux principales tâches auxquelles ils étaient confrontés, combler le vide sécuritaire et retrouver la prospérité économique, ils envisagèrent simultanément diverses solutions : système paneuropéen, neutralité, regroupements régionaux et adhésion à des organisations régionales et internationales existantes. Cette phase se caractérisa donc par la concomitance des processus et l’enchevêtrement des possibles. Ainsi, l’Otan, dont certains interrogeaient la pérennité (Waltz 1993 ; Mearsheimer 1990), entra dans un processus de refondation (Asmus 2002 ; Smith 2000), la Confédération du président Mitterrand fut proposée en décembre 1989 et abandonnée à la fin de 1991 (Bozo 2008), le groupe de Visegrad fut créé en février 1991 et les accords d’association avec la cee, signés en décembre 1991. Sur un plan stratégique, plusieurs pays de l’ancien bloc soviétique entrèrent au Conseil de coopération nord-atlantique, forum de partenariat créé en décembre 1991 par l’Otan, alors que le pacte de Varsovie était dissous en juillet 1991 (Nowak 2011) et que les dernières troupes soviétiques quittèrent l’Europe centrale en septembre 1993 (Yakemtchouk 1994). Face à la diversité de ces possibles, les États d’Europe centrale ne réagirent pas de la même façon : les contextes politiques et électoraux nationaux jouèrent un rôle majeur dans l’appréciation de ces choix. Néanmoins, dans le domaine de la sécurité, une constante se dégagea rapidement : l’ensemble des solutions envisagées fut rejeté au profit de l’Otan.

En partant de l’analyse de cette période d’incertitude, le présent article prend pour hypothèses que 1) la mise à l’agenda d’une politique atlantiste résulta d’une construction politique et que 2) les spécificités des configurations nationales façonnèrent des modalités différentes de mise à l’agenda.

L’analyse sera principalement basée sur des mémoires, des discours et des archives de l’Otan ainsi que sur des entretiens réalisés avec des acteurs clés de ces évènements[1]. Ces entretiens, de nature semi-directive, avaient un caractère informatif. Il s’agissait d’interroger les acteurs clés des cabinets et des administrations engagés dans le processus d’adhésion ainsi que des représentants de partis politiques. L’objectif était d’obtenir des éléments sur les raisons et les modalités de la mise sur l’agenda d’une politique atlantiste, mais aussi de déceler de possibles divergences et des tensions entre les acteurs. Les questions devaient également d’obtenir des informations sur leurs représentations et leurs perceptions de l’Alliance atlantique. Enfin, dans le but de contrôler l’écart entre les discours et les faits et de se prémunir contre l’illusion rétrospective, les entretiens furent recoupés entre eux et avec des sources de nature différente.

I – L’arrivée au pouvoir de gouvernements atlantistes et la formulation de la volonté d’adhésion à l’Otan

A – L’atlantisme comme résultat de luttes politiques internes : le cas tchécoslovaque

À la suite de la révolution de velours en décembre 1989, le gouvernement tchécoslovaque n’opta pas pour une orientation atlantique. Le président Havel et le ministre des Affaires étrangères Jiří Dienstbier souhaitaient la création d’un projet paneuropéen et la dissolution des alliances militaires de la guerre froide. En effet, Václav Havel estimait que la fin du système bipolaire apportait l’occasion unique de construire un projet basé sur les accords d’Helsinki, seule solution pouvant mettre fin de façon pérenne et efficace aux conséquences de la Seconde Guerre mondiale, la guerre froide et la division de l’Europe :

I believe that the Helsinki process provides us with a rather good starting point. If it were to be accelerated and intensified – along with various disarmament negotiations and unilateral disarmament initiatives – it may grow in time into something that would serve the function of a peace conference or a peace treaty to make a definitive end to the Second World War, as well as to the Cold War and the artificial division of Europe that grew out of the Second World War. Then both military alliances could be dissolved, and the process of pan-European integration could be finally set in motion[2].

Havel 1990a

De son côté, Jiří Dienstbier proposait aussi de dépasser l’idée de blocs militaires antagonistes en prenant pour base le processus d’Helsinki. Il s’agissait de créer un réseau de relations entre l’Union de l’Europe occidentale (ueo), la csce et l’Otan tout en redéfinissant les modalités de la présence américaine en Europe. Mais J. Dienstbier avait une vision plus régionaliste que celle de V. Havel, car il reprenait la politique d’intégration européenne proposée par le gouvernement en exil à Londres d’Edvard Beneš. Celle-ci consistait à créer une zone de coopération particulière en Europe centrale, car la sécurité de la Tchécoslovaquie était considérée comme étroitement liée aux situations polonaise et hongroise. Enfin, le dispositif devait être complété par des accords de coopération entre les pays occidentaux et la Russie (Dienstbier 1991).

Le gouvernement tchécoslovaque avait cependant une position fluctuante et certains de ses membres adaptaient leurs discours en fonction des arènes. Ainsi, devant le Congrès américain, en février 1990, V. Havel déclara-t-il :

It is not true that the Czech writer Václav Havel wishes to dissolve the Warsaw Pact tomorrow and then Nato the day after that, as some eager journalists have written. Václav Havel merely thinks what he has already said here, that American soldiers shouldn’t have to be separated from their mothers for another hundred years just because Europe is incapable of being a guarantor of world peace, which it ought to be, to make at least some amends for having given the world two world wars. Sooner or later Europe must recover and come into its own, and decide for itself how many of those soldiers it needs, so that its own security, and all the wider implications of security, may radiate peace into the whole world.

Havel 1990b

Toutefois, en avril 1990, le président Havel proposait une autre solution en envisageant la fusion des deux alliances militaires de guerre froide au sein d’un système de sécurité paneuropéen recouvrant la zone d’Helsinki (Havel 1990c).

Parallèlement, les autorités tchécoslovaques entreprirent de nouer des liens avec l’Otan. Malgré des discours annonçant la fin de l’Alliance, le 3 mars 1990 Jiří Dienstbier fut le premier ministre des affaires étrangères d’Europe centrale invité au quartier général de l’Otan à Bruxelles et Prague fut la première capitale visitée par le secrétaire général Manfred Wörner durant sa tournée dans la région (8-9 septembre 1990). La renommée du président Havel joua pour beaucoup dans cette primauté accordée aux autorités tchécoslovaques.

L’orientation atlantiste de la Tchécoslovaquie apparut clairement en 1991 et résulta en partie de jeux politiques internes. Jiří Dienstbier fut progressivement marginalisé sur la scène politique tchécoslovaque. Après l’éclatement du Forum civique, la plateforme qui avait réuni tous les opposants au régime communiste, une multitude de partis se formèrent dont certains leaders politiques, tel J. Dienstbier, prirent les rênes. Or, aux élections de juin 1992, ce dernier subit une large défaite qui se solda par son départ du ministère des Affaires étrangères. Il fut alors remplacé par Josef Zeleniec dont les positions étaient plus favorables à un rapprochement avec l’Alliance. Cette nomination sanctionna le renforcement des positions d’acteurs acquis à l’Otan :

« Je dois dire avec beaucoup de modestie que le groupe autour du président Havel, qui l’a aidé à changer de perspective, à modifier sa pensée sur l’Otan, dans le cabinet du président, ce seraient trois personnes en particulier : l’une serait l’actuel ministre de la Défense, Sacha Vondra, l’autre serait l’actuel ministre des Affaires étrangères, Karel Schwarzenberg, et la troisième, j’en ai peur, serait moi en tant que porte-parole et directeur politique du président. Ensuite Jiří Dienstbier est devenu l’un des leaders d’une des factions issues du Forum civique pour les élections de mai 1992, et il a largement perdu. Bien sûr, cela a conduit à la perte d’influence de sa vision. Le nouveau ministre des Affaires étrangères, Josef Zieleniec, était, depuis le tout début, un supporteur très enthousiaste de l’adhésion à l’Otan et il a fait en sorte que cela devienne l’une des politiques officielles du ministère des Affaires étrangères, aussi aidé en cela par le fait que Sacha Vondra a rejoint le ministère des Affaires étrangères comme vice-ministre et que j’ai été envoyé à Washington comme ambassadeur »[3].

Enfin, le rôle des officiels américains doit également être pris en considération. Lors de son voyage aux États-Unis, Václav Havel se persuada que les États-Unis seraient son allié le plus fiable dans la lutte pour la liberté et les droits de l’homme. Des membres de l’administration Bush et du Congrès encouragèrent également les penchants atlantistes de certains conseillers du président Havel (Žantovský 2014 : 498-499, 605)[4].

En mars 1991, le président tchèque fut le premier chef politique d’Europe centrale à prononcer un discours devant l’instance suprême de l’Otan, le Conseil de l’Atlantique Nord (can). Ce discours constitua la véritable rupture avec la rhétorique précédemment employée puisque le gouvernement tchèque envisageait la possibilité de devenir membre de l’Alliance atlantique, en raison d’une même appartenance à la sphère civilisationnelle occidentale, mais aussi de la poursuite des mêmes idéaux démocratiques et libéraux :

We know that for many different reasons we cannot become full members of Nato at present. At the same time, however, we feel that an alliance of countries united by a commitment to the ideal of freedom and democracy should not remain permanently closed to neighboring countries which are pursuing the same goals. History has taught us that certain values are indivisible ; if they are threatened in one place, they are directly or indirectly threatened everywhere.

Havel 1991

Cependant, la conversion à l’atlantisme de Václav Havel ne fut pas totale. Il conserva un regard distancié sur les États-Unis et sur l’Alliance. Son analyse du capitalisme, du rôle de l’État-providence, de la peine de mort ou de la protection de l’environnement se rapprochait bien plus de celle qui avait cours au sein de l’ue (Žantovský 2014 : 498-499). Havel pensait par ailleurs que l’Otan devait être une organisation dont l’objectif était de défendre des valeurs politiques et spirituelles et pas seulement de se préoccuper des affaires militaires :

As I follow the debate over whether Nato should be enlarged, I have the strong sense that the arguments are often purely mechanical, somehow missing the real meaning of the alliance. The process of expansion must be accompanied by something much deeper : a refined definition of the purpose, mission and identity of Nato. The alliance should urgently remind itself that it is first and foremost an instrument of democracy intended to defend mutually held and created political and spiritual values. It must see itself not as a pact of nations against a more or less obvious enemy, but as a guarantor of Euro-American civilization and thus as a pillar of global security.

Havel 1997

Ainsi, l’adhésion à l’Otan ne figurait pas au programme initial des dirigeants tchèques. Les déclarations et articles de Václav Havel durant la première période de son mandat démontrent clairement que la volonté de rejoindre l’Alliance atlantique ne lui était pas apparue comme une évidence ou une nécessité. Cette première orientation fut concrétisée par la nomination de Jiří Dienstbier aux Affaires étrangères.

Par la suite, certains acteurs politiques tentèrent de faire oublier cette séquence. Ils procédèrent à des reconstructions historiques pour affirmer l’idée d’un éternel atlantisme qui trouvait sa source dans l’aide constante apportée par les États-Unis à l’indépendance de l’Europe centrale depuis la dissolution de l’empire des Habsbourg ou pour attribuer les conséquences négatives de Yalta aux seuls Européens (Asmus et Vondra 2005). Ils réécrivirent l’histoire des premières années de la transition en affirmant que l’adhésion à l’Otan était le premier objectif de politique étrangère : « Nous avons dit tout de suite, encore dans le Forum civique, dans les premières propositions de ce que nous allions faire, c’était la proposition d’associer notre République à l’Otan[5]. »

De fait, ces discours ne correspondent pas au processus observé durant les premières années de transition et constituent donc une reconstruction rétrospective défendue par des acteurs atlantistes cherchant à faire oublier ce cheminement. Le cas tchécoslovaque montre que ce fut la combinaison d’évènements intérieurs et extérieurs qui décida les acteurs à choisir l’option atlantique.

B – En Hongrie : l’importance des liens académiques et professionnels avec les États-Unis

La construction politique de l’atlantisme en Hongrie ne résultait pas comme en Tchécoslovaquie d’une lutte interne entre partisans d’orientation différente, mais fut décidée par un groupe restreint d’acteurs unis par des liens personnels et ayant eu une expérience américaine. Il s’agissait du Premier ministre, József Antall, au pouvoir de 1990 à 1993, de son interprète anglophone et conseiller spécial pour la politique étrangère, Gyula Kodolányi, et du ministre des Affaires étrangères, Géza Jeszenszky[6]. À ce trio, il faut ajouter l’ambassadeur aux États-Unis, Paul Tar, qui fut l’un des plus proches collaborateurs du Premier ministre J. Antall.

Le tropisme atlantiste de József Antall et de Géza Jeszenszky, son ministre des Affaires étrangères, se manifesta bien avant leur arrivée au pouvoir. Alors qu’ils étaient encore lycéens, ils souhaitaient déjà l’arrimage de la Hongrie à l’Alliance atlantique nouvellement créée[7] : « En tant que désir, c’était depuis ma jeunesse et celle d’Antall. Sérieusement, après que le dernier soldat russe soit parti et que le pacte de Varsovie soit dissous. »

La famille de József Antall se distinguait par un tropisme atlantique : « En tout cas pour lui personnellement, et son père, bien sûr pour lui, la communauté atlantique représentait quelque chose[8] ». Cette orientation se concrétisa pour József Antall à l’âge de 16 ans par la rédaction d’un court texte décrivant l’importance du rôle des États-Unis en Europe (Jeszenszky 2005 : 17-49)[9].

Le cas hongrois invite également à considérer les circulations académiques entre les pays d’Europe centrale et les États-Unis (Tournès et Scott-Smith 2017) ainsi que leur rôle dans les changements structurels de la fin de la guerre froide (Richmond 2003). G. Kodolányi obtint une bourse d’études de l’Université de Bristol (1969-1970) pour faire des recherches en poésie, puis il travailla sur la littérature américaine à Yale (1972-1973). Par la suite, G. Jeszenszky et G. Kodolányi obtinrent des bourses Fulbright[10] pour enseigner à l’Université de Californie à Santa Barbara et y effectuer des recherches. Cette université se distinguait alors par une politique très active d’accueil de chercheurs venus du bloc de l’Est. Un accord entre les gouvernements américain et hongrois avait été conclu afin d’y mettre en place un département d’études hongroises. G. Jeszenszky y enseigna l’histoire de l’Europe centrale et orientale (1984-1986), tandis que G. Kodolányi y fut professeur d’études américaines et hongroises (1984-1985). En Californie, les deux hommes développèrent avec des journalistes ou des diplomates des liens qui purent ensuite être utilisés lors de leur arrivée au pouvoir. Cette expérience américaine conforta leur tropisme atlantique, mais leur permit également de mieux saisir la mentalité, les normes et les pratiques américaines[11]. D’ailleurs, à son retour des États-Unis, Gyula Kodolányi fut le cofondateur du Département d’études américaines de l’Université Eötvös Lorand de Budapest. Le même récit est livré par Paul Tar, dont l’expérience américaine fut néanmoins quelque peu différente puisqu’il fut représentant aux États-Unis de la banque française bnp pendant une dizaine d’années.

Ce petit cercle était également uni par des liens personnels. Lycéen, Géza Jeszenszky avait suivi les cours d’histoire de József Antall à qui il resta lié. Ce fut par l’entremise de J. Antall que, lors d’un séjour à Paris en 1965, G. Jeszenszky rencontra Paul Tar, ami d’enfance du futur premier ministre. Enfin, l’importance des liens personnels suppléa à la faiblesse du service diplomatique hongrois des années de transition. Il n’existait alors pas de réelle feuille de route qui guidait l’action du ministère des Affaires étrangères et la prise de décision résultait de conversations au sein de ce petit groupe :

« Feuille de route, si vous voulez, c’est des références un peu occidentales d’un État bien organisé comme le Quai d’Orsay, la diplomatie française, vous voyez ce que je veux dire. Dans ce tourbillon qui existait dans nos pays à l’époque notamment, tout ça, ça découlait des conversations que j’ai pu avoir avec Antall, Jeszenszky… Ma feuille de route, c’était ça, quoi. Mais c’était évident, on en parlait depuis des années »[12].

Ainsi, contrairement à la situation en Tchécoslovaquie, le milieu chargé de la définition de la politique étrangère hongroise se distinguait par une forte homogénéité et des liens qui n’étaient pas uniquement politiques ou conjoncturels. Cette homogénéité, qui ne fut pas perturbée par des jeux électoraux, permit l’affirmation d’une ligne directrice atlantiste sitôt le pacte de Varsovie dissous et les incertitudes sur la présence des troupes soviétiques levées.

Les liens avec l’Otan furent cependant institutionnalisés plus tardivement que pour la Tchécoslovaquie ou même la Pologne. En juin 1990, Géza Jeszenszky fut le dernier des trois ministres des Affaires étrangères en visite à Bruxelles. De son côté, le secrétaire général de l’Otan Manfred Wörner se rendit en Hongrie en novembre 1990, soit deux mois après être allé à Prague et à Varsovie (Otan 1990). Enfin, en octobre 1991, quelques mois après le président Havel, József Antall prononça un discours devant le can. Dans ce discours, J. Antall ne demandait pas directement l’adhésion de la Hongrie à l’Otan, mais un traitement de faveur pour les trois pays du groupe de Visegrad qui étaient censés avoir joué un rôle particulier dans la dissolution du communisme :

We think that these three countries, even though they cannot be separated from the region and not want to pursue a selfish political line, have played a special role in pushing back the Soviet influence for decades. Having striven to defeat world communism with revolutions, freedom struggles and reform politics, they deserve special treatment whereby the western world relates to these three countries with particular responsibility.

Jeszenszky 2005 : 274

Par ailleurs, ce discours prouvait un penchant atlantiste plus fort que celui de son homologue tchèque, puisqu’il gratifia même l’Alliance atlantique de mérites qui pouvaient pourtant difficilement lui être attribués, tels que l’emprisonnement du maréchal Iazov pour sa participation au putsch manqué d’août 1991 (Jeszenszky 2005 : 273). De fait, l’atlantisme du premier ministre hongrois l’a conduit à des exagérations.

C – Surmonter le dilemme de l’encerclement : la Pologne

Le positionnement atlantique de la Pologne résulta d’une politique dite de « petits pas » construite par le ministre des Affaires étrangères Krzysztof Skubiszewski. Celui-ci occupa cette fonction de 1989 à 1993, dans quatre cabinets différents, et il définit des orientations qui restèrent inchangées durant toutes les années 1990.

Une fois le pacte de Varsovie dissous et la frontière Oder-Neisse reconnue, K. Skubiszewski put mettre en place son programme de politique étrangère. La tâche la plus urgente était de garantir la sécurité de la Pologne. Pour cela, il fallait surmonter le dilemme de l’encerclement entre les voisins allemand et russe qui avaient, par le passé, plusieurs fois envahi la Pologne et transformer la position géographique désavantageuse du pays en un atout pour en faire un pivot régional (Longhurst et Zaborowski 2007 : 22). De fait, l’expérience du passé allait fortement influencer la construction de la politique extérieure polonaise.

Pour résoudre le dilemme, le ministre Skubiszewski s’employa tout d’abord à se rapprocher des institutions euro-atlantiques par la création de liens bilatéraux et l’adhésion à l’Otan et à l’ue. Le ministre estimait aussi que la coopération régionale était une base importante du renouveau de l’arène européenne. Aussi engagea-t-il la Pologne dans la création du groupe de Visegrad et du Conseil des États de la mer Baltique. Enfin, les accords internationaux passés, et en particulier ceux de Locarno, Munich et Yalta, lui faisaient postuler l’indivisibilité de la sécurité européenne. Cette dernière dimension devait s’incarner dans le travail de la csce à travers une coopération paneuropéenne et une politique de réduction des armements[13].

La politique de K. Skubiszewski avait une caractéristique : elle devait se construire par petites étapes successives. Le ministre avait d’abord voulu lever les hypothèques pesant sur la reconnaissance de la frontière polono-allemande, sur la dissolution du pacte de Varsovie et sur l’évacuation des troupes soviétiques avant de passer à l’intégration dans les institutions euro-atlantiques et la refondation de la coopération régionale. La démarche était fonctionnaliste, puisqu’il s’agissait de se fixer des buts réalistes et de les atteindre successivement[14]. C’était particulièrement vrai dans le cas de l’intégration atlantique où il fallait « pas à pas » vaincre l’indifférence de l’Otan à l’égard des questions de sécurité de l’Europe centrale, puis s’engager dans des liens de coopération avant même de demander l’adhésion :

C’était et cela reste non pas une politique des mots ou des voeux pieux, mais aller pas à pas en avant, d’une première étape à une deuxième, d’une élimination des différents éléments d’indifférence de l’Alliance en la convainquant de la nécessité d’agir sur la défense de notre partie de l’Europe grâce à des prémices de coopération avec l’Alliance, jusqu’à l’ouverture de la question de son élargissement à la Pologne et aux autres partenaires.

Skubiszewski 1993

Cette période de transition fut aussi celle où se développa l’atlantisme du gouvernement polonais. À la suite des pressions exercées par les autorités américaines sur leurs homologues d’Allemagne pour reconnaître la ligne Oder-Neisse, le gouvernement polonais se rendit compte que les États-Unis restaient un acteur majeur de l’arène de sécurité européenne et que leur présence pouvait contribuer à résoudre le dilemme de sécurité polonais (Longhurst et Zaborowski 2007 : 28-29).

En raison de cette politique progressive, le gouvernement polonais fut celui qui se déclara le plus tardivement en faveur de l’intégration atlantique. Une délégation de l’Assemblée de l’Atlantique Nord se rendit pourtant à Varsovie en mai 1989, avant même les élections semi-libres de juin. L’année suivante, le 21 mars 1990, le ministre Skubiszewski effectua une visite à Bruxelles, qui fut suivie en septembre par celle du secrétaire général de l’Otan Wörner en Pologne. Mais les premières déclarations portant sur la possibilité d’une adhésion de Varsovie à l’Otan dataient de septembre 1991. Selon le premier ministre Jan Krzysztof Bielecki, le parasol de l’Otan devait s’étendre pour accueillir les pays d’Europe centrale et orientale (Krzeczunowicz 1999 : 63). Toutefois, ces discours ne signifiaient pas que la politique d’intégration était mise à l’agenda. Ce fut le gouvernement suivant, dirigé par Jan Olszewski, qui l’y inscrivit au printemps 1992 :

« Jan Krzysztof Bielecki, notre Premier ministre polonais, pour la première fois en septembre 1991, participant à un sommet à New York, dit que ce serait bien si dans le futur la Pologne était membre de l’Otan. C’était déjà après la dissolution du pacte de Varsovie, mais ce n’était pas une [policy], c’était une déclaration, ce qu’il a dit. En Pologne, dans les documents gouvernementaux, cela a été écrit au printemps 1992 au ministère de la Défense et au ministère des Affaires étrangères sous le gouvernement de Jan Olszewski. Et alors c’est devenu [explicit] et clairement dit que l’intention de la Pologne est de devenir membre de l’Alliance atlantique »[15].

L’affirmation de cette position par J. K. Bielecki ne signifiait pas que toutes les élites polonaises la partageaient. Le président Wałęsa, partisan d’une prise en compte réaliste de la situation européenne, affirmait que son pays ne souhaitait qu’un renforcement de partenariat avec l’Otan de nature à accroître la stabilité du continent. Le ministre de la Défense Kołodziejczyk soutenait la thèse d’une neutralité armée, assez proche du concept de finlandisation (Krzeczunowicz 1999 : 45-57). En prenant ses fonctions d’ambassadeur de Pologne auprès du royaume de Belgique, de l’Otan et de l’ueo en août 1992, Andrzej Krzeczunowicz reçut comme consigne du ministre Skubiszewski de concentrer son action sur une coopération étroite et pratique avec l’Alliance atlantique et sur l’obtention de garanties concrètes de sécurité, dépassant la simple adhésion à la csce. Ces instructions, qualifiées de minimalistes par l’ambassadeur, démontraient encore la prudence de la politique des petits pas voulue par le ministre Skubiszewski même si ce dernier envisageait déjà l’adhésion comme but ultime (Krzeczunowicz 1999 : 89)[16].

Une accélération se produisit à l’automne 1992. Deux facteurs l’expliquent. D’une part, l’hypothèque que constituait la présence des troupes russes en Pologne était levée : leur départ était fixé pour la fin novembre 1992, soit près d’un an plus tard que pour la Hongrie et la Tchécoslovaquie. Ce retrait fut effectif à la fin octobre 1992, mais les derniers contingents en provenance d’Allemagne traversèrent la Pologne en septembre 1993 (Yakemtchouk 1994). D’autre part, l’arrivée au poste de premier ministre d’Hanna Suchocka en juillet 1992 provoqua un regain d’intérêt pour l’Otan et l’adhésion atlantique (Krzeczunowicz 1999 : 90). Dans son discours devant le can le 7 octobre 1992, H. Suchocka fut beaucoup plus directe que ses homologues tchécoslovaque et hongrois, puisqu’elle demanda l’adhésion de son pays à l’Otan. H. Suchocka affirma aussi que l’entrée dans l’Otan était immédiatement possible, puisqu’elle dépendait d’une simple décision politique, contrairement à l’accession à l’ue où l’acquis communautaire devait d’abord être absorbé (Krzeczunowicz 1999 : 90-91).

Ainsi, la politique atlantiste polonaise résultait majoritairement de la construction d’une politique de petits pas mise en place par Krzysztof Skubiszewski qui prenait en compte la conjoncture et les attitudes des différents acteurs en présence (Krzeczunowicz 1999 : 89)[17].

Les trois exemples montrent qu’il n’existait pas d’équivalence entre postcommunisme et atlantisme. Ils prouvent aussi que l’atlantisme des pays d’Europe centrale ne procédait pas d’une pulsion historique qui, contrariée par le cours des évènements, attendait sa réalisation. La perspective comparative permet de montrer des similitudes et des divergences dans la mise sur agenda. Si, dans les trois pays, l’initiative gouvernementale fut décisive, la dimension événementielle eut un rôle décisif sur le moment précis de la mise sur agenda. Tant le contexte national que les facteurs extérieurs, notamment l’évacuation des troupes soviétiques, modelèrent des solutions variées et des chronologies qui ne se rencontrèrent pas. Une constante s’imprima cependant aux trois pays. Les politiques atlantistes, une fois mises à l’agenda, furent appliquées par les gouvernements successifs. L’alternance ne provoqua pas de changement, et même l’arrivée de gouvernements issus de partis communistes reformés n’inversa pas cette dynamique.

II – La similitude de l’argumentaire atlantiste

Si des chronologies divergentes caractérisèrent l’inscription officielle de l’adhésion atlantique à l’agenda, l’argumentaire déployé pour soutenir cette politique se distingua par une grande similitude dans les trois pays considérés. Les entretiens révèlent que les facteurs expliquant le choix atlantiste empruntaient à des motifs tant réalistes que constructivistes : la peur de la Russie et son corollaire, le souhait de maintenir une présence américaine en Europe, la nécessité de remédier au vide sécuritaire et la volonté de retrouver la communauté euro-atlantique.

A – Keep the Russians out and the United States in[18]

Les entretiens montrent que la majorité des acteurs ayant contribué à l’inscription de la politique atlantiste à l’agenda partageaient une crainte similaire de la Russie.

Cette crainte résultait de plusieurs facteurs, au nombre desquels la présence des troupes soviétiques en Europe centrale. En effet, la dissolution du pacte de Varsovie ne signifiait pas dans l’immédiat le départ de ces troupes, puisqu’il devait être encore négocié sur une base bilatérale (Yakemtchouk 1994). Par ailleurs, les dirigeants d’Europe centrale étaient inquiets de l’évolution politique de la Russie :

« Il y avait des troupes soviétiques en Hongrie une année de plus mais ce n’était pas la seule raison, parce que la véritabe raison était que nous ne savions pas, que nous n’étions pas sûrs que la Russie ne se retournerait pas […]. Donc si vous voulez, nous avions de bonnes raisons d’être inquiets et nous savions que dès que nous serions ancrés dans l’Otan et dans l’Union européenne, c’est à ce moment que nous pourrions cesser d’être inquiets »[19].

L’attitude des Soviétiques face au traité sur les Forces conventionnelles en Europe (fce) causa aussi des inquiétudes, car ils transférèrent des équipements à l’est de l’Oural, dans une zone non couverte par le traité. Cela n’était pas une brèche dans l’accord, qui n’avait pas encore été ratifié. Les négociateurs demandèrent néanmoins à Moscou plus de transparence et de coopération pour empêcher la création d’une nouvelle réserve stratégique (Nowak 1994 : 91).

Enfin, les craintes qu’inspirait la Russie, pays qui restait malgré tout puissant militairement, étaient présentées comme historiquement fondées par la majeure partie des acteurs. Pour ces derniers, l’expérience du passé démontrait qu’il fallait, à présent que cela était possible, se protéger de la Russie afin d’éviter une répétition de ce passé douloureux :

« La menace russe en Europe centrale, en Pologne particulièrement mais aussi en Hongrie. Les Russes étaient trop près, trop grands… et aussi à cause de l’histoire. Donc l’idée était que plus vite on rejoindrait l’Otan, mieux ce serait »[20].

« Je veux dire, la raison principale et fondamentale pour entrer dans l’Otan était que, premièrement, il y avait l’expérience du passé, l’occupation soviétique, l’organisation du traité de Varsovie »[21].

« On est arrivé au résultat que pour la Pologne la meilleure option était l’option atlantique. C’était la première, donc c’était le sentiment de sécurité, la mémoire historique, la Russie d’un côté et l’Allemagne de l’autre côté »[22].

L’entrée dans l’Alliance était également considérée comme le seul moyen de conserver la présence américaine en Europe. À travers l’Otan, il s’agissait d’affirmer que Washington et l’Europe partageaient les mêmes valeurs et qu’ils avaient donc vocation à maintenir leur alliance :

« L’argument purement politique est que les États-Unis étaient et sont toujours le seul autre pouvoir démocratique et libéral crédible basé sur les mêmes principes que les démocraties d’Europe occidentale, je veux dire. Il y en a d’autres, bien sûr, mais ils ne sont pas aussi importants ou proches »[23].

Ce lien avec les États-Unis par l’intermédiaire de l’Otan était aussi perçu comme un moyen de pallier les éventuelles déficiences des Européens :

« Mon sentiment personnel était que, s’il y avait une tension importante en Europe et que la Russie agissait de façon agressive, les Européens prendraient peur et n’aideraient pas »[24].

Mais le maintien des États-Unis en Europe prenait aussi la forme d’une critique de leur politique isolationniste qui avait eu des conséquences désastreuses pour l’Europe au XXe siècle :

« En 1914 dans un obscur petit pays européen, un archiduc a été assassiné et tué. Le jour suivant, les journaux américains n’en ont pas fait la une, mais, quatre ans plus tard, des milliers d’Américains étaient morts sur les champs de bataille européens pour un conflit qui avait débuté en Europe. En 1940… Et après la Première Guerre mondiale, les États-Unis ont affirmé qu’ils n’étaient pas une puissance européenne. Donc ils se sont retirés et, en 1945, des centaines de milliers d’Américains étaient sur les champs de bataille en raison d’un conflit qui avait débuté en Europe. Après ce conflit, les États-Unis ont décidé qu’ils étaient une puissance européenne et ils ont fait ce qu’ils ont fait. Ils ont gagné le conflit suivant, la guerre froide, sans tirer un coup de feu ou supporter une seule perte sur le champ de bataille. Alors, continuez comme ça ! »[25].

Sans dresser de parallèles avec des épisodes historiques passés, d’autres estimaient que la présence militaire américaine était le facteur de stabilité de l’Europe et qu’en période d’incertitude, telle que celle qui s’ouvrait au début des années 1990, il fallait la conserver (Skubiszewski 1990 : 56).

Ainsi, les arguments des acteurs d’Europe centrale démontraient que les deux premiers termes de la formule de Lord Ismay gardaient toute leur actualité[26]. Par ailleurs, ils prouvaient que le choix atlantiste était façonné par l’histoire, mais que les acteurs mobilisaient principalement les passés douloureux.

B – Remédier au vide sécuritaire

La volonté d’entrer dans l’Otan reposait également sur le besoin de combler le vide sécuritaire de l’Europe centrale. Cependant, chaque État avait des besoins différents. Pour les autorités polonaises, il s’agissait de ne plus être une zone tampon ou une voie de communication entre deux blocs :

« Eh bien, au fond, il s’agissait que la Pologne ne soit pas dans une zone grise, car l’État qui est dans une zone grise entre deux grandes unités politico-militaires, comme la Russie et l’Otan, est finalement potentiellement instable […]. Nous étions sur un axe stratégique principal. Par conséquent, nous ne voulions pas être dans une zone grise »[27].

Pour le gouvernement hongrois, la question des minorités occupait une place majeure dans la redéfinition de la politique de sécurité et de défense. En effet après la signature du traité de Trianon, la Hongrie avait perdu les deux tiers de son territoire et environ un tiers de Hongrois se retrouvèrent alors à l’extérieur des frontières, principalement en Roumanie, en Slovaquie et en Voïvodine serbe. Les acteurs politiques hongrois estimaient donc que l’Otan devait agir comme une force stabilisatrice qui empêcherait les conflits locaux. Cette dimension se doublait d’un aspect mémoriel en rappelant les accords internationaux passés qui étaient considérés comme ayant été préjudiciables à la Hongrie : « Raison : le vide sécuritaire. […] Mais aussi pour s’assurer qu’il n’y aurait plus de querelles mesquines avec nos voisins. Comme je le dis : plus jamais de Trianon et plus jamais de Petite Entente[28]. » De plus, certains acteurs estimaient que le vide sécuritaire pourrait avoir des conséquences politiques graves en compromettant la démocratisation :

Les vieux liens politiques, économiques et sécuritaires qui étaient imposés se sont effondrés, mais les nouveaux liens ne viennent que lentement et avec difficulté. En ce moment, il devient évident que sans liens extérieurs appropriés, l’existence même de nos jeunes démocraties est compromise.

Havel 1991

Par-delà la nécessité de combler ce vide, l’Otan devait servir de protection face aux développements inquiétants en Europe et dans le monde :

« Le début de la guerre en ex-Yougoslavie, l’éclatement de la Yougoslavie et, bien sûr, la première guerre du Golfe au début de 1991 nous ont fait réaliser que le monde n’était pas en train de se développer selon l’idée de Fukuyama de fin de l’histoire, mais que l’histoire continuait et, d’une certaine façon, qu’elle continuait peut-être de manière plus chaotique et plus dangereuse que sur la base de simples structures de deux blocs conduits par deux superpuissances. Nous avons réalisé que notre sécurité n’était pas donnée, que nous devions prendre des mesures pour garantir notre sécurité et que nous n’étions pas capables de le faire seuls en raison de notre situation géopolitique, de notre puissance économique et de la taille de notre pays. Nous avons pensé rechercher une relation plus proche avec l’Alliance atlantique »[29].

Ainsi, l’Otan avait le devoir de s’occuper des problèmes de sécurité de l’ensemble du continent européen, car sa sécurité était indivisible. Ce devoir n’était pas censé nécessiter l’élargissement de ses priorités ou de sa zone de compétences, l’Atlantique Nord (Skubiszewski 1990).

C – Le retour vers l’Europe

Enfin, pour la majorité des acteurs politiques, l’entrée dans l’Otan signifiait la fin de la division injuste imposée par Yalta : le « triomphe de la justice sur l’histoire »[30]. D’autres insistaient non pas sur leur réintégration mais sur leur statut de membre naturel de l’Alliance atlantique, en oubliant que l’Otan avait été créée en réaction aux actions de l’urss en Europe centrale et orientale : « C’était à cause des communistes qu’on n’était pas dans l’Otan depuis 1949 »[31].

Par ailleurs, l’adhésion permettait de s’allier à un groupe de pays dont les États d’Europe centrale se sentaient proches tant d’un point de vue politique que civilisationnel. L’entrée dans l’Otan devait permettre de renouer avec une tradition historique et culturelle millénaire :

« En rejoignant l’intégration occidentale, l’organisation, à nos yeux, à mes yeux, c’était la réalisation du rêve de mille ans de saint Étienne d’appartenir à l’ouest, à l’ouest développé et cultivé »[32].

De son côté, Václav Havel attribuait la prospérité économique et le développement démocratique de l’Europe occidentale à la protection assurée par l’Otan :

If Western Europe enjoys such a degree of democracy and economic prosperity as it does today, it owes this undoubtedly also to the fact that it managed, together with the United States of America and Canada, to create this security alliance as an instrument for the protection of its freedom and of the values of Western civilization.

Havel 1991

Néanmoins, les entretiens conduisent à nuancer l’approche culturelle et identitaire de l’orientation atlantiste. En effet, ces arguments de type constructiviste étaient rejetés par un certain nombre d’acteurs liés à la gauche ou à la droite libérale. Selon ces derniers, le choix atlantiste n’était pas motivé par la volonté de partager des valeurs libérales et démocratiques car celles-ci n’étaient pas propres à l’Otan, puisque l’ue et l’osce avaient les mêmes[33]. De fait, certains acteurs d’Europe centrale pouvaient s’opposer au slogan identitaire alors en vogue de « retour à l’Europe » en raison de son inexactitude :

« Le slogan, qui était à l’époque très répandu, était inexact : le retour vers l’Europe –bien sûr, c’était stupide, car nous n’avions jamais quitté l’Europe ; et ni l’Otan ni l’Union européenne ne représentent l’Europe entière »[34].

Si « le retour à l’Europe » fut un slogan utile, il s’agissait plus d’un outil politique que d’un instrument d’analyse. Sur l’arène nationale, il servit à légitimer les choix opérés. Sur l’arène internationale, il permit de présenter l’adhésion comme l’accomplissement d’un destin historique et constitua également un argument moral pouvant être saisi de façon instrumentale dans l’utilisation du shaming (Schimmelfennig 2003) :

Recently, Czechoslovakia played a key role in the liquidation of that instrument of Soviet hegemony, the Warsaw Pact. We had hoped that we were dismantling the last obstacle to our participation in a system of security to defend democracy in Europe. If that system refused to accept us, some in Prague might be forced to the bitter conclusion that we were being punished by Nato for having helped eliminate its traditional antagonist and, along with it, its raison d’etre.

Havel 1993b

Ainsi, la grande similitude des argumentaires déployés par les acteurs politiques des pays d’Europe centrale témoignait d’une même perception des enjeux de sécurité et d’une même vision de la place des États-Unis et la Russie en Europe. De fait, les entretiens confirment que les raisons du choix atlantiste découlaient tout autant de considérations réalistes que de motifs constructivistes.

Ces perceptions illustrent aussi l’importance des passés, et notamment des passés douloureux, dans la construction de la politique étrangère d’un pays. En mobilisant le concept de gisement mémoriel, c’est-à-dire un stock de ressources symboliques recyclables dans les jeux politiques contemporains (Mink 2010), il est possible de constater que la construction des argumentaires a donné lieu à une exploitation bien comprise des passés douloureux. En ouvrant les plaies du passé, en mentionnant des conférences qui avaient réuni les super-grands et décidé du sort de l’Europe centrale sans elle, il s’agissait d’empêcher une répétition de ces évènements.

Conclusion

Les diverses solutions envisagées et les luttes nationales pour la définition de la politique étrangère montrent bien que l’intégration atlantique ne fut pas la solution initialement considérée et voulue par l’ensemble des acteurs d’Europe centrale, mais le résultat de processus complexes. L’analyse des modalités d’inscription à l’agenda permet d’affirmer qu’il n’y eut pas d’équivalence entre postcommunisme et atlantisme.

Par ailleurs, trois constantes se dégagent de ces processus. D’une part, les trois pays s’orientèrent différemment et indépendamment les uns des autres vers le seul acteur régional qui disposait d’une réelle et indéniable capacité militaire et qui garantît le lien avec les États-Unis, l’Alliance atlantique. D’autre part, cette orientation devait répondre tout autant à la peur de la Russie qu’aux craintes soulevées par le conflit en Yougoslavie ou à la persistance des divisions de la guerre froide. Troisièmement, cet exemple montre l’importance de l’influence du passé, et plus particulièrement des passés douloureux, dans la construction de la politique étrangère.

Enfin, l’analyse de la construction du tropisme atlantique permet de comprendre les positionnements des pays d’Europe centrale en matière de sécurité et de défense. L’atlantisme étant une construction politique qui répond à des objectifs particuliers, il n’est pas incompatible avec l’engagement au sein de la politique de sécurité de l’ue, comme le montre la participation de ces trois pays au Fonds européen de défense et à la Pesco. Néanmoins, l’exemple de l’annexion de la Crimée par la Russie et la guerre dans le Donbass démontre qu’en cas de tension forte les pays d’Europe centrale se tournent toujours vers l’Otan, car elle reste la seule organisation euro-atlantique capable d’assurer la défense territoriale.