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Introduction : des ambivalences de l’aide humanitaire

Entre urgence et développement, la définition de l’aide humanitaire ne fait pas consensus (Pérouse de Montclos 2016). En effet, les réponses à des situations qualifiées de crises mobilisent une grande variété d’outils, depuis le plaidoyer jusqu’à la distribution de secours et, selon certains, le recours à la force armée pour imposer la paix. Dans toute leur diversité, les différents mécanismes de la solidarité internationale mettent ainsi en évidence l’hybridité d’actions dont la dimension politique, et parfois militaire, est indéniable.

L’analyse qui suit n’a certes pas l’intention de revenir sur les nombreuses controverses touchant au périmètre d’intervention d’une aide humanitaire qui se conçoit en fait dans la durée, sans limite de temps précise. À partir du cas de l’International Crisis Group (icg), une ong spécialisée dans les questions de conflits armés, nous avons plutôt pour objectif d’étudier les articulations, voire les contradictions possibles entre des actions de communication, de sensibilisation, d’alerte, de plaidoyer, de distribution de secours ou d’interventions militaires destinées à maintenir ou imposer la paix. Ces problèmes, en l’occurrence, ont déjà fait l’objet de travaux universitaires assez riches (Fassin et Pandolfi 2010 ; Smillie et Minear 2004 ; Weiss et Collins 1996 ; Weiss 1999). Mais ils n’en prennent que plus de sens lorsqu’on les confronte de façon empirique à des expériences passées.

La trajectoire de l’icg le montre à sa manière. De par le ciblage de sa communication, qui vise les élites et la classe dirigeante, le Groupe veut en effet peser sur les décisions des États tout en relayant les besoins vitaux des populations en danger dans des situations susceptibles de requérir une intervention de la communauté internationale. À la croisée des chemins entre le lobbying politique et une démarche de nature humanitaire, la position de l’icg n’est pas sans ambivalences à cet égard. Nourri de l’étude de ses rapports, de l’analyse de son site Internet et d’entretiens menés avec certains de ses enquêteurs au cours de mes propres recherches de terrain sur les conflits armés en Afrique, cet article a ainsi pour objectif de comprendre en quoi l’expertise des crises peut servir ou, au contraire, desservir les activités des opérateurs de l’aide internationale et des organisations de défense des droits de l’homme.

Dans un premier temps nous proposons un rapide historique de l’icg afin de mieux cerner ses spécificités. En pratique, le Groupe se définit mieux par ce qu’il n’est pas. Ainsi, il ne se réclame pas de la neutralité « quiétiste » des organisations humanitaires et se révèle être, d’abord et avant tout, un lobby politique. Parfois favorable à des interventions militaires pour mettre fin aux crises, il se distingue également de la démarche d’ong pacifistes comme Pax Christi, dont le cas est analysé afin de mieux mettre en évidence les particularités d’une communication axée sur la prévention des conflits armés. À l’occasion, l’icg a aussi cherché à promouvoir des processus de médiation qui revenaient à proposer l’amnistie à des criminels de guerre, en opposition, donc, avec les demandes de justice des organisations de défense des droits de l’homme. Pour autant, il n’est pas évident qu’un tel lobbying ait été plus efficace que les approches d’autres ong pour prévenir, contenir et résoudre les conflits armés. En effet, il est toujours difficile d’apprécier l’influence et l’impact de la communication des acteurs non étatiques dans les relations internationales. La conclusion le rappelle en soulignant les limites d’évaluations par trop simplistes.

I – L’enjeu du débat

Les ong internationales sont souvent considérées comme les pionnières d’une sorte de société civile transnationale (Clark 2003 ; Della Porta 2007 ; DeMars 2005 ; Hudson 2001 ; Jean 1998 ; Jordan et Tuijl 2000 ; Smith et Johnston 2002 ; Smith et Pagnucco 1997 ; Tarrow 2005 ; Waal 2015 ; Willetts 1982). Beaucoup d’analystes insistent en conséquence sur l’influence de leur politique de communication, aux côtés des médias. En Occident, notamment, il est fréquent que les ong du Nord dédiées aux pays du Sud jouent un rôle d’alerte et de sensibilisation. En général, il est cependant d’usage de distinguer les registres d’expression humanitaire ou politique des organisations de plaidoyer qui tentent d’influencer les gouvernements et les diplomates.

À cet égard, le cas hybride de l’icg est intéressant à plus d’un titre. En effet, le Groupe tire sa force de la qualité de ses expertises et de sa présence sur le terrain, ce qui fait que ses rapports se distinguent des reportages express des envoyés spéciaux des médias traditionnels. Régulièrement classé parmi les cercles de réflexion (think tanks) les plus influents au monde, il jouit d’une réputation de sérieux qui va en l’occurrence de pair avec le professionnalisme de sa communication. La preuve en est que beaucoup de chercheurs utilisent ses rapports sans se poser de questions sur leur mode de production (Bliesemann de Guevara 2014 : 547).

Sur le plan épistémologique ensuite, le cas de l’icg est intéressant, car il chevauche deux champs d’études. Ainsi, il interroge tout à la fois l’influence des acteurs non étatiques dans les relations internationales, d’une part, et le mode de construction narrative des organisations de plaidoyer à la lisière entre l’humanitaire et le politique, d’autre part. L’icg utilise en effet des modes de communication qui relèvent de la recherche, du plaidoyer, de l’alerte et du lobbying diplomatique. Une analyse monographique révèle alors toute l’étendue des registres d’expression et d’action d’un Groupe qui n’est pas vraiment un cercle de réflexion, pas plus qu’une organisation de secours ou de défense des droits de l’homme. L’étude de ses pratiques discursives permet également de décrypter les différents langages d’une aide internationale aux contours toujours flous, de la première urgence médicale jusqu’à l’intervention militaire.

À l’occasion, les plaidoyers de l’icg rejoignent en effet les demandes des ong humanitaires lorsqu’il s’agit d’inciter les États à financer des programmes d’assistance, à respecter la neutralité des secouristes ou à lever des sanctions économiques qui pénalisent les civils et exacerbent les violences. Au Burundi en avril 1998, par exemple, le Groupe a ainsi argué que l’embargo mis en place contre la junte de Pierre Buyoya avait contribué à isoler et radicaliser encore davantage les factions les plus extrémistes au sein du gouvernement et de l’armée, au pouvoir à Bujumbura depuis le coup d’État de juillet 1996. L’icg devait en conséquence demander la levée des sanctions économiques de la communauté internationale, ce qu’il obtint en janvier 1999 dans le cadre des négociations de paix initiées à Arusha en Tanzanie.

II – Bref historique de l’icg

La genèse même du Groupe témoigne de l’étroitesse de ses rapports avec certains humanitaires. Lancé à Londres en juillet 1995 avant de déménager à Bruxelles deux ans après, l’icg est le fruit de rencontres entre des diplomates de haut rang et des secouristes déployés sur les terrains de crise. Les personnalités qui participent au développement de l’organisation reflètent bien cet assemblage composite. Parmi les fondateurs du Groupe, on trouve ainsi un ambassadeur américain qui préside la Fondation Carnegie, Morton Abramowitz, un ministre britannique devenu responsable du Programme des Nations Unies pour le Développement, Mark Malloch-Brown, et un consultant réputé, Fred Cuny, qui sera assassiné en Tchétchénie en avril 1995 avant d’avoir pu assister à la création officielle de l’icg trois mois après (Anderson 2000).

Le premier directeur de l’organisation, quant à lui, est un ancien responsable de Save the Children en Grande-Bretagne, Nicholas Hinton, auquel succèdera en 1997 un sénateur belge qui fut secrétaire général de Médecins sans frontières, Alain Destexhe, puis, en 1999, un ministre australien des Affaires étrangères, Gareth Evans, qui fut un acteur clé des négociations de paix au Cambodge. Suivront ensuite en 2009 la Canadienne Louise Arbour, haut-commissaire des Nations Unies aux droits de l’homme et procureure en chef des tribunaux pénaux internationaux pour l’ex-Yougoslavie et le Rwanda, puis, en 2014, le Français Jean-Marie Guéhenno, qui dirigea le département des opérations de paix de l’Onu, et, depuis 2018, Robert Malley, un ancien conseiller démocrate de Bill Clinton et Barack Obama.

Les présidents du Groupe, eux, sont généralement des diplomates et, souvent, des spécialistes de la médiation. Il y eut d’abord George Mitchell, un Américain qui supervisa les négociations de paix en Irlande du Nord jusqu’à la signature de l’Accord du Vendredi Saint en 1998, puis, à partir de 2000, Martti Ahtisaari, un président de Finlande devenu l’envoyé spécial des Nations Unies pour faire aboutir le processus d’indépendance de la Namibie en 1989-1900. À partir de 2006, l’icg a ensuite été présidé par un duo constitué de Thomas Pickering, un ancien ambassadeur américain, et Chris Patten, autrefois gouverneur britannique de Hong Kong avant d’être nommé commissaire européen pour les relations extérieures.

Dès ses débuts en 1995, l’icg se focalise sur l’analyse et la prévention des conflits armés. Un tel prisme explique par exemple pourquoi le Groupe se désintéresse assez vite de la reconstruction du Cambodge à la fin de la guerre entre les Khmers rouges et le gouvernement soutenu par les Vietnamiens à Phnom Penh. En pratique, l’icg publie des rapports d’enquête, sa principale activité, et a essentiellement pour objectif d’empêcher le déclenchement ou l’aggravation de troubles politiques. Il s’est notamment donné pour mission de détecter les signaux faibles et annonciateurs des crises à venir. Le Groupe se pense en effet comme une sorte de vigie de la communauté internationale, un peu sur le modèle des systèmes d’alerte précoce que préconise le secrétaire général de l’ong International Alert, Kumar Rupesinghe (1995).

L’icg n’est cependant pas un mouvement pacifiste, pas plus qu’un simple cercle de réflexion, une organisation de première urgence ou une association de défense des droits de l’homme. Pour mettre fin aux guerres, il est parfois favorable à des interventions militaires qui le distinguent de la démarche des « idiots utiles de l’aide » ou des « eunuques en papillotes humanitaires », deux formules parfois employées pour vilipender l’aveuglement et la naïveté de certains secouristes dans des enfers pavés de bonnes intentions (Pérouse de Montclos 2013 : 48 ; Céline 1937 : 174). Logique avec son approche empiriste et circonstanciée, adaptée à chaque cas, l’icg évitera ainsi de prendre des positions de principe contre l’usage des armes à feu et refusera d’adhérer aux réseaux d’ong qui veulent prévenir les conflits en débattant de questions de stratégie générale, par exemple dans le cadre du projet d’agence européenne pour la paix que le Quaker Council for European Affairs a lancé à Bruxelles en 1997 et qui, rejoint par Britanniques d’International Alert, s’est structuré en 2001 sous la forme d’un bureau appelé European Peacebuilding Liaison Office.

À sa manière, le Groupe se définit mieux par ce qu’il n’est pas. Fondamentalement, il s’agit d’une institution hybride, à la croisée des chemins entre le plaidoyer humanitaire des Français de Médecins sans frontières (msf), la diplomatie informelle des Italiens de la Communauté de Sant’Egidio, le militantisme des Britanniques d’Amnistie internationale et l’activisme des Américains de Human Rights Watch (hrw). Par certains côtés, cependant, le fonctionnement du Groupe évoque un peu celui des organisations de secours ou de défense des droits de l’homme. À la différence des cercles de réflexion classiques, l’icg entend en effet entretenir des équipes permanentes sur le terrain et il a, entre autres, ouvert des bureaux régionaux à Bogota, Dakar, Istanbul, Islamabad, Amman et Nairobi pour relayer les efforts de plaidoyer de son siège à Bruxelles et de ses représentations à Washington, New York, Londres, Moscou et Pékin.

En pratique, le Groupe a donc été confronté aux mêmes problèmes d’accès aux pays en crise que les organisations de secours ou de défense des droits de l’homme. Lorsqu’il a commencé en 1997 à travailler sur la situation en Algérie, par exemple, le gouvernement lui a d’abord opposé une fin de non-recevoir. Dans un premier temps, le Groupe a donc dû agir en toute discrétion et envoyer sur le terrain des enquêteurs pour des périodes courtes, avant d’être officiellement autorisé à ouvrir un bureau à Alger fin 1998. À l’occasion, des analystes de l’icg ont aussi été expulsés des pays où ils travaillaient et l’organisation a même déploré la mort d’un collaborateur dans l’accident d’un avion qui, parti de Rome et affrété par le Programme alimentaire mondial, s’est écrasé près de Pristina au Kosovo le 12 novembre 1999.

Au Rwanda, par exemple, le Groupe avait dénoncé les atteintes aux libertés publiques et la dérive autoritaire du régime arrivé au pouvoir à Kigali après le génocide de 1994. Accusés d’être des agents de la France coopérant avec d’anciens « génocidaires » pour déstabiliser le gouvernement, deux enquêteurs de l’icg ont dû interrompre leur travail et quitter précipitamment le pays pendant que le chef de l’État, Paul Kagame, était en train de se faire élire président en août 2003. En Indonésie, encore, l’intervention directe de l’ambassade américaine n’a pas non plus permis d’éviter l’expulsion en juin 2004 de la directrice de l’icg à Djakarta, Sidney Jones, au moment où redémarraient des violences dans l’île d’Aceh[1].

III – Un lobby politique

Indéniablement, le Groupe est une organisation très politique. De par la composition de son conseil d’administration et le ciblage du public visé par ses rapports, il évoque même une sorte de lobby. En effet, il émet des recommandations et invite les États à suivre ses avis. L’icg, par exemple, essaie régulièrement d’influencer la politique extérieure de Washington. En juin 2002, le codirecteur de son département Afrique, John Prendergast, était ainsi auditionné au Congrès par le Comité des relations internationales de la Chambre des représentants pour commenter les conclusions d’un sénateur, John Danforth, sur les manoeuvres répressives du régime islamiste au pouvoir à Khartoum, visé à l’époque par des sanctions économiques et diplomatiques. En avril 2004, encore, l’icg publiait un rapport accusant le gouvernement ougandais d’entretenir le conflit dans le nord du pays afin de justifier le maintien d’un niveau élevé de dépenses militaires. Malgré les dénégations de Kampala, allié de Washington, les bailleurs de fonds de la communauté internationale refusèrent alors d’approuver le budget prévisionnel du ministère ougandais des finances, qui faisait la part belle au secteur de la défense.

Du rapport d’enquête jusqu’au plaidoyer, les tentatives de lobbying sont parfois allées assez loin. À Washington en 2007, les deux responsables du département Afrique de l’icg, John Prendergast et John Norris, ont ainsi lancé un groupe de pression dédié, Enough, dont ils allaient respectivement prendre la présidence et la direction. Abrité par un cercle de réflexion progressiste, le Center for American Progress, ledit projet visait à mobiliser des personnalités influentes, des journalistes, des acteurs de cinéma, des décideurs politiques, des diplomates et des activistes pour mettre un terme aux génocides et aux crimes contre l’humanité, essentiellement en Afrique et au Darfour. Axé sur l’organisation de campagnes de sensibilisation auprès du grand public, il devait finalement se dissocier de l’icg, dont les rapports ciblaient davantage un lectorat averti.

En effet, le Groupe a préféré continuer de jouer la carte d’une diplomatie officieuse en vue de peser discrètement sur le processus de décision des États. Ce faisant, il s’est départi de la neutralité « quiétiste » et silencieuse des organisations humanitaires qui refusaient de dénoncer les abus des belligérants afin d’éviter l’expulsion et de pouvoir continuer à aider les victimes de conflits armés, quitte à être accusées de connivence avec les tueurs, voire de complicité de crimes de guerre (Lepora et Goodin 2013 ; Pérouse de Montclos 2013). Selon Alain Destexhe (2001), un ancien directeur de l’icg, le Groupe s’est au contraire construit contre la notion de neutralité qui avait pu pénaliser le travail des secouristes au Rwanda en 1994 ou en Bosnie en 1992. Il n’a donc pas hésité à prendre parti dans les conflits, parfois en faveur d’interventions militaires de la communauté internationale.

Dans le même temps, l’icg n’a jamais cessé de revendiquer son impartialité. À en croire son ancien directeur, Gareth Evans (2007), les analyses du Groupe ne sont pas partisanes. Elles ne sont orientées ni à gauche ni à droite et concernent potentiellement toutes les situations de conflits armés, sans aucun a priori. L’icg, notamment, serait très différent des organisations de défense des droits de l’homme qui, comme Amnistie internationale pendant la guerre froide, avaient autrefois pu donner le sentiment d’épargner le bloc soviétique et de critiquer uniquement le camp occidental parce que leurs enquêteurs n’étaient autorisés à visiter que les dictatures alliées des États-Unis. À ses débuts en 1996, le Groupe a certes dû limiter ses ambitions à la Sierra Leone et la Bosnie. À mesure qu’il se développait, l’icg a cependant réussi à étendre sa couverture géographique et à proposer un panorama plus équilibré des pays analysés.

De fait, son budget a considérablement augmenté, lui donnant les moyens d’enquêter à travers le monde entier. Après avoir plafonné autour de 2 millions de dollars américains entre 1996 et 2001, il a atteint les 4 millions en 2003 et jusqu’à 12 millions en 2004, avant de redescendre en dessous des 8 millions au moment de la crise financière de 2008, puis de remonter à 15 millions en 2010 et de dépasser les 17 millions en 2017 et 2018, avec un pic à 20 millions en 2012. Aujourd’hui, le Groupe traite près de 70 pays, contre 50 en 2005 et 40 en 2003. Avec plus d’une centaine d’employés à travers le monde depuis 2004, au lieu de 75 en 2001, de 20 en 1999 et de 2 en 1995, l’organisation a également multiplié le nombre de briefings et de rapports publiés, qui est passé de 20 en 1997 à 25 en 1999, 80 en 2010 et environ 90 aujourd’hui, au risque de se disperser (Destexhe 2001).

Sur le plan financier, qui plus est, l’icg a veillé à préserver son indépendance en évitant d’être trop tributaire d’un seul bailleur de fonds. Dans cette optique, il s’est imposé une règle limitant à 10 % de son budget la part des ressources en provenance d’une même institution. Initialement financé par la fondation du milliardaire George Soros, l’icg a ainsi cherché à lever des fonds auprès des entreprises privées, des organisations philanthropiques et d’une poignée de donateurs individuels. Depuis 1996, la part des subventions gouvernementales dans ses ressources a généralement évolué autour de 40 %, avec des pics à 45 % en 2018 et jusqu’à 49 % en 2012[2].

IV – Une neutralité « active » et non humanitaire

Pour autant, l’icg a parfois été accusé de parti-pris et de conflits d’intérêts. Selon Berit Bliesemann de Guevara, son conseil d’administration symbolise bien l’influence des puissants de ce monde : composé aux trois quarts d’hommes blancs, il évoque une sorte de « conseil de vieux sages » et ne compte quasiment pas de chercheurs (2014 : 552). Sonja Grigat (2014) estime même qu’en fait de contre- pouvoir, l’icg poursuit un agenda néolibéral en promouvant des normes et des modèles de réforme politique qui correspondent aux souhaits de ses bailleurs de fonds. Jan Oberg (2005) note également que l’organisation s’est bien gardée de critiquer les interventions militaires des gouvernements occidentaux dont les anciens ministres siégeaient à son conseil d’administration. Pendant la guerre du Kosovo en 1999, par exemple, le Groupe a mené des enquêtes sur les atrocités commises par les Serbes mais n’a pas documenté l’impact des bombardements aériens de l’Otan (Organisation du traité de l’Atlantique Nord) sur la population civile, au prétexte que les témoins n’étaient pas joignables (Hazeldine 2010).

Les critiques, en l’occurrence, ne sont pas seulement venues des pays développés ou de la communauté universitaire. En 2001, pendant la guerre civile au Burundi, la presse locale a aussi accusé l’icg de partialité parce que ses rapports recommandaient d’intégrer dans l’armée des extrémistes hutu qui avaient supervisé des massacres de Tutsi (Jones 2002). L’idée du Groupe, en l’occurrence, était de pousser à la paix et à la réconciliation nationale un gouvernement à dominante tutsi en l’incitant à ouvrir ses portes aux rebelles hutu qui le combattaient dans les campagnes. Mais l’analyse de l’icg reposait sur une vision purement ethnique du conflit, au détriment des enjeux sociaux d’une population durement éprouvée par la guerre. De plus, elle allait à l’encontre de la position des organisations de défense des droits de l’homme comme hrw, qui réclamait la poursuite devant la Cour pénale internationale (cpi) des criminels de guerre de tous bords.

Concernant le Burundi, les recommandations de l’icg ont semblé d’autant plus contradictoires que, quelques années plus tard, en 2006, le Groupe allait justement se prononcer contre l’impunité des responsables d’abus dans le conflit qui opposait le gouvernement de Kampala à la Lord Resistance Army (lra) de Joseph Kony dans le nord de l’Ouganda. À l’époque, les autorités avaient proposé une amnistie aux rebelles afin de les engager à poursuivre les négociations engagées à Juba dans le sud du Soudan. Épuisée par le conflit, la population locale y était favorable. L’archevêque catholique du nord de l’Ouganda, John Baptist Odama, avait ainsi critiqué les magistrats et les activistes des droits de l’homme qui, par leur entêtement, compromettaient la conclusion d’un accord de paix. Depuis Bruxelles, le Groupe ne devait pas moins soutenir le mandat lancé par la cpi contre Joseph Kony, alors même que celui-ci avait annoncé renoncer à toute négociation si les poursuites à son encontre n’étaient pas levées. Avec le projet Enough, l’icg allait également demander, début 2010, que les États-Unis s’impliquent militairement dans la région : en octobre 2011, le président Barack Obama accepta finalement d’envoyer une centaine de soldats des forces spéciales traquer Joseph Kony dans l’est de la Centrafrique, où il s’était réfugié après s’être retiré des négociations de Juba (Fisher 2014).

Qu’il s’agisse du Burundi, de l’Ouganda, de l’Irak, de l’Afghanistan ou du Kosovo, la neutralité « active » de l’icg, ou sa « partialité » selon ses détracteurs, a ainsi placé l’organisation en porte-à-faux vis-à-vis des ong qui se disaient humanitaires pour les unes, ou pacifistes pour les autres. En effet, le Groupe s’est plusieurs fois prononcé en faveur du recours à la force armée pour mettre un terme à des troubles politiques qui mettaient les populations civiles en danger. Au Kosovo en 1999, l’icg a par exemple été une des rares ong à demander non seulement une intervention militaire de la communauté internationale, mais aussi le déploiement de soldats au sol, et pas seulement des frappes aériennes. De même en Afghanistan, après le débarquement de troupes américaines fin 2001, le Groupe a réclamé un renforcement des troupes de l’Otan tout en reconnaissant l’inanité de bombardements aériens qui touchaient les civils et attisaient le mécontentement de la population contre les Occidentaux. Au Soudan encore, au moment des massacres du Darfour en 2004, l’icg demandait l’envoi d’une mission d’interposition de 3000 soldats de l’Union Africaine.

À titre individuel, des membres du conseil d’administration de l’icg ont également plaidé en faveur d’interventions militaires de la communauté internationale. Dans une tribune publiée par le journal LeMonde le 31 juillet 2004, le vice-président du Groupe, Alain Délétroz, appelait ainsi le Conseil de sécurité des Nations Unies à user de la force pour empêcher l’armée soudanaise de bombarder la population en établissant au Darfour une zone d’exclusion aérienne similaire à celle du Kurdistan irakien en 1991. Dans Le Monde du 15 décembre 2009, la directrice de l’icg, Louise Arbour, réclamait quant à elle une intervention militaire de la communauté internationale pour empêcher la Guinée de sombrer dans le chaos suite à une tentative d’assassinat contre le chef de la junte au pouvoir à Conakry, le capitaine Dadis Camara.

Bien entendu, les positions musclées de certains membres du Groupe n’ont pas été sans susciter des remous en interne. Pour éviter les scissions, il est arrivé que les recommandations des rapports de l’icg restent très vagues, faute de consensus. Parfois, les désaccords sont allés jusqu’à une sorte d’autocensure. À propos de l’Irak en 2003, par exemple, l’icg a dû renoncer à condamner l’intervention militaire des États-Unis contre le régime de Saddam Hussein. D’habitude, la direction disposait d’une grande liberté d’action et se passait souvent d’approbation formelle pour publier ses rapports dans l’urgence. Mais dans le cas de l’Irak, il a fallu en passer par un vote, car la majorité des membres du conseil d’administration menaçait de démissionner si le Groupe se prononçait publiquement contre l’intervention militaire de Washington (Evans 2007).

À leur manière, les crises du Kosovo en 1999 puis de l’Irak en 2003 ont ainsi montré que les positions de l’icg pouvaient être aux antipodes de celles des humanitaires qui, comme msf ou la Croix-Rouge internationale, se refusaient à prendre parti dans les conflits. Dès ses débuts, l’organisation a en effet été portée par des personnalités favorables à l’usage de la force militaire pour sauver des vies, à tel point que Tom Hazeldine a raillé le Groupe pour être « la branche armée d’[Amnistie internationale] » (2010 : 32). Chantre de l’ingérence humanitaire, Bernard Kouchner a par exemple participé aux premières réunions de l’icg en 1995 avant de devenir ministre des Affaires étrangères en France. Charismatique directeur du Groupe entre 1999 et 2008, Gareth Evans (2008) a quant à lui été un fervent défenseur de la « responsabilité de protéger », notion qu’il a commencé à préciser dans un rapport préparé pour les Nations Unies en 2000, avant que le principe ne soit officiellement adopté par l’Onu en 2005.

C’est donc assez naturellement que l’icg a participé avec hrw, Oxfam et Amnistie internationale au lancement à New York en février 2008 d’un Centre global destiné, précisément, à promouvoir un mécanisme censé renouveler les possibilités d’ingérence « militaro- humanitaire » en respectant davantage la souveraineté des États. La notion de « responsabilité de protéger », en l’occurrence, autorise désormais la communauté internationale à envoyer des troupes dans les pays dont les gouvernements défaillants ne parviennent pas à assurer la sécurité de leur population, voire entreprennent de la massacrer à des fins d’épuration ethnique ou de génocide. Mais un tel principe continue aujourd’hui d’être très controversé du fait d’un usage dévoyé, notamment pour justifier l’élimination manu militari de Mouammar Kadhafi en Libye en 2011.

V – Le réalisme contre l’utopie pacifiste : une comparaison avec Pax Christi

Non content d’avoir contrevenu au voeu de neutralité des humanitaires qui refusaient de prendre parti dans un conflit, l’icg s’est également distingué de l’utopie des organisations pacifistes en développant une certaine forme de realpolitik dans laquelle l’analyse prosaïque des rapports de force l’a emporté sur les idéaux de la prévention des conflits. Une comparaison avec la mouvance de Pax Christi ne saurait mieux le démontrer, tant leurs positions ont pu être antinomiques, l’un prônant le recours à la force militaire, l’autre le réprouvant[3].

En 1999, l’icg demandait ainsi un déploiement des troupes de l’Otan pour arrêter les exactions des Serbes contre les Albanais du Kosovo. À l’inverse, Pax Christi condamnait l’intervention militaire des Occidentaux. À Washington le 3 juin 1999, ses militants devaient même manifester devant la Maison Blanche jusqu’à ce que trois d’entre eux fussent arrêtés, dont le directeur de sa section américaine, David Robinson. À partir de 2003 encore, Pax Christi allait refuser de soutenir la perspective d’une intervention militaire de la communauté internationale au Darfour pour mettre fin à des massacres que l’organisation considérait pourtant comme un génocide, alors qu’entretemps, l’icg réclamait le déploiement de troupes de l’Union africaine.

L’affaire irakienne a alors cristallisé toutes les tensions discursives et rhétoriques entre les ong favorables ou non à l’emploi de la force militaire. Lors de la première crise du Golfe, déjà, Pax Christi avait protesté contre la décision des États-Unis d’envoyer des soldats libérer le Koweït occupé par les troupes de Bagdad. À Washington en décembre 1990, l’organisation avait ainsi participé à une marche pacifique contre la guerre et à un sit-in de prières devant la Maison-Blanche. Douze ans après, Pax Christi devait pareillement se prononcer contre l’éventualité d’une intervention militaire des Américains en Irak. Dans un communiqué daté de juin 2002, l’organisation arguait qu’une telle expédition aurait été illégale et aurait exacerbé les souffrances d’une population durement éprouvée par une décennie de sanctions économiques contre la dictature de Saddam Hussein. De plus, il n’était pas logique de demander à Bagdad d’ouvrir ses arsenaux à des inspecteurs internationaux alors que des puissances nucléaires comme les États-Unis refusaient d’en faire autant.

Avec d’autres ong catholiques, à savoir Caritas, le ccfd (Comité catholique contre la faim et pour le développement), l’acat (Action des chrétiens pour l’abolition de la torture) et la Commission Justice et Paix, Pax Christi allait en conséquence lancer en février 2003 un appel commun contre la guerre qui se préparait en Irak. À la même époque, l’icg se déchirait pour savoir s’il allait ou non condamner l’expédition militaire des États-Unis. De façon significative, Pax Christi n’a pas échappé à ces tensions internes. Le secrétaire général du Conseil de la Paix des Églises hollandaises, Mient Jan Faber (2005), a par exemple dû quitter son poste, car il était favorable à l’intervention militaire des Américains et reprochait à la section américaine de Pax Christi de faire porter à l’Occident toute la responsabilité des atrocités commises par le régime de Saddam Hussein.

On pourrait en fait multiplier les exemples pour apprécier toute l’étendue des divergences entre des organisations comme l’icg et Pax Christi qui participent au débat public et se prononcent sur les mêmes thèmes avec des méthodologies, des valeurs et des avis complètement différents. Certes, il convient de nuancer un peu l’analyse. En effet, le mouvement Pax Christi a beaucoup évolué depuis sa fondation en France en 1944 et le déménagement de son siège en Hollande en 1965 puis en Belgique en 1978. Initialement, il a démarré comme une « croisade de prières » qui ne se voulait ni pacifiste ni nationaliste. Ainsi, il ne soutenait pas la non-violence et il choisit en 1951 de lancer sa journée de la paix à l’occasion de la fête de Jeanne d’Arc, une guerrière. À l’époque, qui plus est, le mouvement était placé sous la tutelle directe d’une hiérarchie catholique qui refusait de se prononcer sur des questions controversées comme le pacifisme, l’objection de conscience, le réarmement de l’Allemagne, la présence coloniale en Indochine ou la guerre de Corée. Marquant sa différence avec le Mouvement chrétien pour la paix, qui était sous influence protestante et quaker, Pax Christi se dissocia en conséquence du Mouvement chrétien de la paix, fondé en janvier 1952 à Bruxelles par Pierre Houart[4].

En Europe, Pax Christi allait néanmoins s’étendre grâce au soutien de réseaux qui, apparus avant la Seconde Guerre mondiale, étaient plus nettement opposés à la violence en général, tels le mouvement Quickborn (« Source Vive ») en Allemagne ou les Compagnons de Saint-François de Joseph Folliet (1903-1972) en France, en Belgique et en Hollande. Destiné à moderniser l’Église catholique, le concile de Vatican II marqua une rupture à cet égard. À la suite de l’encyclique Pacem in Terris du pape Jean XIII le 11 avril 1963, Pax Christi commença en effet à développer sa politique de plaidoyer et s’engagea davantage contre la guerre. Sa position fut moralement confortée par la diplomatie du Vatican, qui condamnait le recours à la force pour résoudre les conflits, à l’exception des cas d’autodéfense, et la trajectoire personnelle du pape Jean-Paul II qui, dans les années 1980, préférait la résistance passive du syndicat Solidarité en Pologne à la violence révolutionnaire de la théologie de la libération en Amérique latine.

Le contraste avec l’icg n’en est que plus saisissant. La question des armes le montre à sa manière. Si l’icg s’est parfois prononcé en faveur d’embargos, le mouvement Pax Christi, lui, a adopté une position beaucoup plus globale en vue de limiter le commerce des armes. À l’occasion de la guerre des Six jours en Israël en 1967, par exemple, il ne s’est pas contenté de demander un cessez-le-feu et a appelé à un renforcement des pouvoirs des Nations Unies pour freiner la course aux armements. Cette même année, il s’est publiquement prononcé en faveur d’un traité de non-prolifération nucléaire. Lors de son congrès international à Vienne en 1970, il soutint également les négociations dites salt (Strategic Armements Limitation Talks) qui s’étaient ouvertes à Helsinki en 1969 et qui visaient à limiter la course aux armements entre l’Union soviétique et les États-Unis.

Comme l’icg, le mouvement Pax Christi a certes pu se prononcer en faveur d’embargos ad hoc à l’occasion d’une crise. En 1968, par exemple, il lançait un appel à l’Onu et à l’oua pour arrêter les livraisons d’armes aux parties au conflit dans la guerre du Biafra qui était en train de ravager le Nigeria. En 1970 encore, sa section hollandaise demandait un arrêt des livraisons d’armes aux colonies portugaises en Afrique. Mais l’accumulation de ces positions circonstanciées a fini par former une sorte de doctrine générale, voire une jurisprudence, ce qui n’a jamais été le cas pour l’icg. À sa manière, la trajectoire du mouvement chrétien a ainsi rappelé l’évolution d’Amnistie internationale, qui, dépassant les cas particuliers, a progressivement décidé de militer en faveur d’une abolition de la peine de mort à l’échelle de la planète.

VI – Le cas des médiations menées en Ouganda et au Burundi

Autre différence notable avec l’icg, Pax Christi a pu compter sur le réseau mondial de l’Église catholique pour diffuser ses analyses et ses communiqués. Au contraire, le Groupe de Bruxelles a privilégié une approche élitiste en publiant des rapports écrits par des spécialistes et destinés à un public averti, notamment les diplomates. Dans les enceintes des organisations internationales, l’icg n’a nullement prétendu défendre, et encore moins représenter, les intérêts des populations des pays en crise, à la différence d’Amnistie internationale ou d’Oxfam[5]. De ce point de vue, le mode de plaidoyer du Groupe s’est tout à la fois distingué du professionnalisme de hrw, qui a cherché à responsabiliser ses enquêteurs, et du militantisme d’Amnistie internationale, qui a essayé de développer son propre réseau d’influence en créant des associations nationales à travers le monde[6]. En pratique, l’icg a essentiellement ciblé la classe dirigeante, sans chercher à éduquer les masses. Le Groupe, soutient ainsi Charles Tenenbaum (2005), a toujours eu pour objectif de réhabiliter les acteurs étatiques comme des acteurs incontournables de la résolution des conflits.

Pour autant, l’icg n’a pas été épargné par les critiques accusant les ong humanitaires de contribuer à privatiser et démanteler les services publics. En demandant des interventions massives de la communauté internationale, le Groupe de Bruxelles a en effet pu dessaisir de leur souveraineté des États fragiles. De plus, ses initiatives de médiation ont pu être contre-productives lorsqu’elles échappaient à toute concertation avec les pouvoirs publics… et les autres ong. Selon Bruce Jones (2002), ce fut par exemple le cas au Burundi à partir de 1996, quand l’icg a entrepris de se mêler des négociations qui devaient aboutir à la signature des accords de paix d’Arusha en 2000, alors qu’International Alert, ActionAid et la Communauté de Sant’Egidio menaient déjà leur propre plaidoyer à ce sujet[7]. Dans le nord de l’Ouganda quelques années après, le Groupe a également été accusé de contrecarrer les efforts de coordination en venant concurrencer les ong présentes sur le terrain, en l’occurrence les Italiens de la Communauté de Sant’Egidio depuis avril 1997, les Britanniques de Comic Relief depuis mai 1997, les Hollandais de Pax Christi depuis mars 1998 et les Américains du Carter Center depuis août 1999 (Simonse et al. 2010).

Le cas de l’Ouganda est particulièrement significatif à cet égard. En effet, il a mis en lumière les divergences de points de vue et d’approches entre le Groupe de Bruxelles, qui avait l’oreille des superpuissances mais pas d’ancrage local, et les ong chrétiennes qui bénéficiaient du maillage territorial des églises pour appuyer les initiatives de paix au niveau de la population. Contrairement à l’icg, le mouvement Pax Christi a ainsi désapprouvé la décision de la cpi de lancer des mandats d’arrêt contre les principaux responsables de la lra (Lord Resistance Army), à commencer par Joseph Kony. Sous l’égide de son négociateur hollandais Simon Simonse, l’ong catholique a préféré privilégier la recherche de la paix plutôt que de la justice, sans pour autant renoncer à condamner moralement les auteurs d’exactions. Selon elle, les poursuites de la cpi risquaient de relancer le conflit en dissuadant les rebelles de négocier une amnistie. De plus, elles ont compliqué le processus de paix en obligeant Pax Christi à relancer les négociations dans un pays voisin et difficile d’accès, le Sud-Soudan, qui était lui-même en guerre et qui avait pour seul mérite de ne pas être signataire du traité de Rome constitutif de la cpi. De fait, les discussions ouvertes à Juba avec les représentants de Joseph Kony en juillet 2006 ne devaient mener à rien, minées par la multiplication des instances de médiation et les interférences politiques des dirigeants soudanais. Tandis que la Communauté de Sant’Egidio rejoignait la table des négociations, Pax Christi en était écarté et choisissait alors d’appuyer des rencontres dans des endroits plus discrets, loin des projecteurs des médias, en l’occurrence à Nairobi et Mombasa au Kenya en avril 2007 (Simonse et al., 2010).

Dans ces conditions, il serait bien difficile de généraliser et d’affirmer que le lobbying par le haut de l’icg serait plus efficace que la diplomatie par le bas des ong présentes sur le terrain. Un des principaux succès en la matière reste celui des accords de paix négociés à partir de juillet 1990 sous l’égide de la Communauté de Sant’Egidio et de son fondateur Andrea Riccardi pour mettre fin à la guerre civile au Mozambique. Soutenue par l’État italien, qui était le premier bailleur de fonds du pays, la médiation a en l’occurrence réuni les belligérants avec un aréopage de personnalités aux profils très divers. Des communistes et le représentant du parti socialiste italien au ministère des Affaires étrangères, Mario Raffaelli, ont ainsi côtoyé des ecclésiastiques, notamment Matteo Zuppi, le prêtre de la paroisse de Santa Maria du Trastevere à Rome, et Jaime Gonçalves, archevêque de Beira et premier évêque africain nommé par le Vatican après l’indépendance du Mozambique. Fructueuses, les discussions devaient finalement aboutir à la signature d’un accord de paix en décembre 1992.

Depuis lors, la Communauté de Sant’Egidio n’a cependant pas réussi à renouveler son exploit (Pérouse de Montclos 2019). De son côté, Pax Christi n’a pas non plus été en mesure de faire aboutir la moindre négociation de paix, ni en Ouganda ni ailleurs. Concernant la répression du gouvernement indonésien au Timor oriental, qui fut documentée par les églises sur place, l’organisation est certes réputée avoir joué un rôle important dans la décision des Pays-Bas de suspendre leur coopération avec Djakarta en 1992. Mais les pressions sur les gouvernements occidentaux ne relèvent évidemment pas des mêmes modalités que l’organisation de rencontres intercommunautaires pour promouvoir des processus de paix au niveau local.

Conclusion : la communication au détriment de la recherche ?

En se présentant comme un acteur global, l’icg n’a sûrement pas démérité lorsqu’il s’agissait d’interpeller les grandes puissances pour les pousser à agir. Ses supporters, notamment, apprécient son influence en fonction de la réalisation de ses objectifs, qu’il s’agisse d’intervenir contre une dictature, de faire annuler des élections frauduleuses ou de lever des sanctions économiques. Selon Charles Tenenbaum (2005) et Alain Destexhe (2001), les pressions du Groupe auraient ainsi permis d’obtenir en décembre 1998 la réouverture de trois journaux indépendants fermés par le gouvernement algérien un mois auparavant. Cela dit, on ne sait pas vraiment si une telle décision a effectivement résulté des activités de l’icg. De simples corrélations ne prouvent pas l’existence de liens de cause à effet entre les pressions du Groupe et les changements de politiques que l’on peut observer.

Force est de constater à cet égard qu’aucune véritable évaluation publique de l’impact de l’icg n’a jamais été faite. En général, il est plus facile de constater les échecs, par exemple en 1996 quand le premier rapport d’enquête du Groupe a vainement dénoncé en Bosnie les irrégularités d’élections dont les résultats furent finalement validés par l’organisme chargé de les superviser, l’osce (Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe). Le rôle d’alerte de l’icg est tout aussi discutable. En effet, la pertinence, la fiabilité et l’impact des études prospectives dépendent beaucoup de la façon dont on les interprète rétrospectivement. Cité par Nikolas Kosmatopoulos, l’un des collaborateurs de l’icg à New York le disait un peu cyniquement, sous couvert d’anonymat : soit les troubles s’aggravent, comme prédit, soit il ne se passe rien, heureux résultat qui peut alors être mis sur le compte des efforts du Groupe pour prévenir les conflits (2014 : 609).

En réalité, l’établissement de systèmes d’alerte précoce ne conditionne nullement la mise en oeuvre d’une assistance internationale ou d’une opération de paix onusienne ; celles-ci dépendent bien plutôt d’une « bonne volonté » tributaire de la politique extérieure et intérieure des États bailleurs. À l’analyse, il s’avère en outre que les rapports de l’icg sont loin d’être tous clairvoyants. Concernant le Liban, par exemple, ils ont inlassablement prédit une guerre civile qui ne devait jamais se produire (Kosmatopoulos 2014). Quoi qu’il en soit de leur qualité intrinsèque, ils ont ainsi été critiqués par des chercheurs spécialistes du Tadjikistan, du Kosovo, du Timor oriental ou, d’une manière plus générale, des pays analysés dans le numéro spécial que le Third World Quarterly a consacré à l’icg en 2014 (Heathershaw 2011 ; Lemay-Hébert 2011 ; Bliesemann de Guevara 2014).

On a notamment reproché au Groupe de simplifier à outrance la complexité politique et la profondeur historique des crises, par exemple dans le cas des guerres civiles qui ont déchiré le Libéria et la Sierra Leone au cours des années 1990 (Bøås 2014). En effet, le mode de production des rapports de l’icg vise à toucher une audience politique et non universitaire. Les textes de l’ong ne sont donc pas revus par des pairs scientifiques mais « édités » en interne à des fins de plaidoyer, en évitant de perdre le lecteur dans le « brouillard de la guerre ». Les résumés exécutifs, en particulier, se révèlent très abrasifs et il arrive que leurs recommandations soient déconnectées du contenu de l’analyse, et vice-versa.

Des objectifs de communication politique ont ainsi pu l’emporter sur la complexité des crises, quitte à promouvoir des visions manichéennes en noir et blanc. En 2005, l’icg a certes tenté de produire des études de contextualisation qui ne se hasardaient plus à émettre des recommandations. Mais le Groupe y a vite renoncé au profit d’analyses plus tranchées et adaptées aux demandes urgentes de décideurs qui n’avaient pas le temps de lire l’intégralité des rapports. In fine, l’icg est resté fidèle à son approche initiale et a voulu garder le cap sur son principal objectif : influencer la diplomatie des États en les incitant, entre autres, à financer une aide humanitaire, à intervenir militairement, à amnistier ou à poursuivre en justice des criminels de guerre et à imposer ou, au contraire, lever des sanctions économiques.