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L’expertise des acteurs religieux en matière de médiation dans les conflits politiques violents est généralement reconnue. Dans le cas de l’Église catholique, cette légitimation est largement due à la position clé qu’elle occupe en matière de travail social, y compris dans des contextes très sécularisés. Suffisamment détachés des positions de pouvoir par la sécularisation, les acteurs ecclésiaux font preuve d’un fort ancrage sociétal de par leur présence sur le terrain social. Par ailleurs, les échelles multiples de l’institution catholique en font un médiateur simultanément domestique et transnational. Cette double position est à double tranchant : d’aucuns questionneront la neutralité d’un médiateur qui négocie par ailleurs avec tel ou tel gouvernement le maintien de ses positions dans le champ religieux, éducatif ou social ; d’autres souligneront au contraire la multiplication des ressources qu’autorise cette présence multiscalaire.

Le cas basque fournit un support empirique adéquat à cette discussion. La persistance jusqu’en 2010 d’une forme de violence politique, même intermittente et dite de basse intensité, a surdéterminé la vie politique locale et nationale et singularisé le cas basque, avec l’Irlande du Nord, en Europe de l’Ouest. Volens nolens, l’Église locale s’est retrouvée impliquée dans le conflit lui-même et dans les tentatives de résolution.

Le travail de médiation de l’Église dans ce conflit est ici abordé au travers d’un double prisme théorique. Nous empruntons d’une part aux approches institutionnalistes historiques et constructivistes leur perspective des dynamiques d’institutionnalisation, qui permet de saisir les trois temps du travail politique sur la paix effectué par l’Église : problématisation, instrumentation et légitimation (Smith 2019 ; Nay et Smith 2002). D’autre part, et depuis une perspective normative, on observe qu’au-delà des valeurs généralistes affichées par l’ensemble des acteurs religieux (paix, réconciliation, vivre-ensemble), des écarts en matière de conception de la médiation apparaissent au sein même du champ religieux. Derrière les nuances des positionnements des acteurs religieux sur la paix se dessinent en creux autant de récits de conceptions normatives de la démocratie, dans lesquelles on peut repérer au moins trois variantes – procédurale, radicale et délibérative –, que l’on abordera au prisme de l’approche de la délibération politique de Thomas Risse (2000).

Sur le plan méthodologique, ce texte repose sur une enquête de portée plus étendue sur les médiations catholiques en Europe du Sud (Espagne, France, Italie) (Itçaina 2019). Le volet portant sur le travail de paix de l’Église basque se fonde sur la relecture a posteriori d’un matériau d’enquête recueilli des deux côtés de la frontière lors de trois séquences distinctes du conflit : en phase de violence politique en 1995-1996 ; lors d’une trêve de l’eta en 2005-2006 ; et enfin au lendemain de l’annonce définitive de l’arrêt des actions armées de l’eta en 2011. Nous avons mobilisé le matériau recueilli en 1995 puis en 2005-2006 (Itçaina 2007) auprès de la Coordination transfrontalière des prêtres du Pays basque (Euskal Herriko Apaizen Koordinakundea, ehak), des religieux franciscains d’Arantzazu et de Saint-Palais, des membres du Secrétariat du synode de Bayonne et d’anciens prêtres et séminaristes basques. Puis nous avons mené une nouvelle campagne d’entretiens en 2012-2013 auprès des personnalités et organisations suivantes : l’ancien évêque de Saint-Sébastien (2000-2009), le vicaire général du diocèse de Bilbao, un théologien de l’Université de Deusto, le responsable du centre Baketik (de la paix) à Arantzazu, des militants chrétiens du Parti nationaliste basque (pnv, dont l’ancien Délégué du président du gouvernement autonome basque pour les Affaires étrangères[1]) et du Parti socialiste d’Euskadi (pse-ee, dont le cofondateur du courant Cristianos en el socialismo), l’association de laïcs Eutsi Berrituz (« tenir en renouvelant ») à Saint-Sébastien, l’association Fedea eta Kultura (Foi et Culture) et le collectif Atxik Berrituz (« tenir en se renouvelant ») à Bayonne. Nos analyses ont donné lieu à des restitutions auprès des acteurs, notamment lors du deuxième Forum des chrétiens du Pays Basque le 5 avril 2014 à Bayonne ; de la formation Espiritualtasuna xxi Oinarriak, loturak eta galderak (Spiritualité xxi), à Arantzazu le 18 février 2017 ; et de la semaine de réflexion (Gogoeta astea) à Loyola, en septembre 2019.

À partir de ce cadre théorique et empirique, cet article analyse la médiation catholique dans ce conflit sous trois prismes complémentaires. Dans la section 1, nous verrons que la médiation ecclésiale dans le conflit basque constitue une illustration locale de la compétence globale des acteurs religieux en matière de médiation. Dans la section 2, nous montrerons que le cas basque se singularise par une implication particulière de l’Église locale, cet interventionnisme mettant paradoxalement en relief le fort pluralisme interne de l’Église du Pays basque, qui peut faciliter ou entraver son engagement dans l’effort de paix. Enfin, dans la section 3, nous verrons que, devant la fragmentation de l’Église locale, certaines des parties au conflit ont eu recours aux organisations transnationales de l’Église catholique, à la fois pour leur expertise en médiation mais également dans une stratégie plus globale d’internationalisation du conflit et de sa résolution.

I – La compétence catholique, entre médiation et délibération

A – Une expertise reconnue

L’interventionnisme de l’Église catholique et, plus généralement, des acteurs religieux en matière de résolution des conflits est reconnu (Schreiter et al. 2010). Si l’on voit dans la médiation « un processus consensuel de gestion des conflits dans lequel un tiers impartial, indépendant et sans pouvoir décisionnel, tente à travers l’organisation d’échanges entre les personnes ou les institutions de les aider soit à améliorer, soit à régler un conflit » (Faget 2008 : 312), alors la compétence religieuse en la matière est avérée (Katano 2009 ; Bercovitch et Kadayifici-Orellana 2009), quelle que soit la confession. Certains rameaux du protestantisme se sont spécialisés dans la fabrique de la paix, à l’image des Mennonites (Sampson et Lederach 2000). En milieu catholique, la communauté Sant’Egidio est réputée, parallèlement à son travail social, pour son activisme en matière de dialogue interreligieux (Balas 2008) et de médiation dans les conflits politiques, que cette médiation débouche sur un succès formel, comme au Mozambique (Anouilh 2005), ou pas, comme en Algérie (Holmsen 2015).

Aux termes d’une revue des travaux sur le sujet, Bercovitch et Kadayfici-Orellana (2009) mettent ainsi en exergue quatre avantages comparatifs des acteurs religieux en matière de travail de paix. Ces acteurs, d’une part, bénéficient d’un capital de légitimité et de crédibilité qui renforce leur efficacité en tant que médiateurs. Cette légitimité peut soit provenir de l’extériorité et de la neutralité des acteurs religieux vis-à-vis du conflit, soit, à l’inverse, comme l’ont montré les travaux sur l’Amérique centrale (Wehr et Lederach 1991), du fait que le « médiateur immergé » (mediator insider) soit le mieux à même de faire avancer la question en raison de sa légitimité et de sa connaissance profonde des acteurs et des enjeux, voire de son intérêt direct à voir se résoudre le conflit. Les leaders religieux locaux jouent ainsi fréquemment le rôle de médiateurs indigènes ; la nuance prendra toute sa mesure dans le cas basque. Deuxièmement, les acteurs religieux bénéficient de ressources conséquentes pour la médiation : ressources humaines et financières, mais aussi ressources de temporalité, l’ancrage communautaire des acteurs religieux allant au-delà de l’obtention d’un accord politique. Cette compétence religieuse compose ensuite avec les caractéristiques de chaque confession, y compris institutionnelles. John-Paul Lederach (2010) a montré comment la structure hiérarchique de l’Église catholique permettait, en particulier dans les pays majoritairement catholiques, de produire un travail de paix à tous les niveaux de la société : élites, acteurs intermédiaires, communautés locales. Cette position multiple débouche sur ce que Lederach qualifie d’omniprésence de l’Église catholique. En troisième lieu, les médiateurs religieux font preuve d’une motivation particulière, de nature religieuse et spirituelle, avec un appareillage normatif sur la paix et la réconciliation. Enfin, ils peuvent jouer sur plusieurs stratégies de médiation, depuis la simple communication-facilitation jusqu’aux stratégies directives.

L’insistance sur la capacité de médiation des acteurs religieux s’inscrit, dans les études sur la paix, à rebours des travaux soulignant le rôle de la religion comme cause et enjeu du conflit. Reste que le rôle des médiateurs confessionnels se complique dans les cas où la religion fait partie à la fois de la « solution » et du « problème ». Le cas typique, en contexte européen, est l’Irlande du Nord, où un conflit de nature avant tout socioéconomique et politique est souvent présenté comme religieux. Dans un tel contexte, le rôle de médiation joué par les différentes Églises devient particulièrement ardu et peine à accéder à une légitimation en tant qu’acteur neutre ou « médiateur immergé » (Brewer et al. 2011). Dans le cas basque, le conflit politique n’est en rien de nature confessionnelle. Néanmoins, les différents rameaux de l’institution catholique se sont toujours impliqués dans les différentes séquences historiques d’un conflit qui a en retour accentué le pluralisme interne de l’Église.

La portée politique du travail de médiation des acteurs religieux dépend de la nature et de la séquence de sortie de conflit dans lequel il s’insère. Cathal McCall (2013) distingue à cet effet les processus de résolution, de transformation et d’amélioration des conflits, reprenant en partie la distinction entre paix négative/positive de Johan Galtung. La résolution de conflit renvoie essentiellement à un accord concernant la cessation de la violence. La transformation du conflit va au-delà de l’arrêt des violences et se réfère aux efforts de construction de la paix à long terme afin de surmonter des formes révélées de violence structurelle et culturelle. McCall propose avec l’amélioration du conflit un concept intermédiaire, qui souligne le rôle des initiatives venues de la base dans la fabrique de la paix, particulièrement dans des territoires frontaliers soumis à une problématique identitaire (borderscapes). Dans cette configuration, le recours à la violence politique s’est largement atténué, les élites politiques ethno-nationalistes ont trouvé un accord sur la gouvernance et les communautés locales frontalières se sont engagées dans un effort continu de construction de la paix (McCall 2013). La médiation religieuse a pu, selon les cas, intervenir sur les trois registres, qu’il s’agisse de l’arrêt des violences, de la fabrique de paix à long terme ou encore du travail post-accord à l’échelle des communautés locales.

La médiation religieuse est, avant tout, politique. En ce sens et cette fois hors des études sur la paix, la littérature institutionnaliste propose une distinction entre deux figures de la médiation politique (Nay et Smith 2002) fort utile à notre propos. Pour ces auteurs, le médiateur généraliste essaie de construire un sens commun entre des institutions qui ne partagent ni la même connaissance ni les mêmes représentations. Nous caractérisons de la sorte le travail généraliste de promotion d’une culture de paix par l’Église dans la société basque. Le médiateur courtier recherche quant à lui des solutions acceptables pour des groupes en opposition qui peuvent trouver un avantage à coopérer même s’ils ne poursuivent pas les mêmes objectifs et n’ont pas les mêmes intérêts. Nous y associons le rôle d’intermédiation et de facilitation entre les parties les plus polarisées du conflit joué par des acteurs liés à divers degrés à l’institution catholique. Ces deux dimensions doivent être distinguées d’un point de vue analytique.

B – L’expertise à l’oeuvre : le travail de paix de l’Église au Pays basque

Par « question basque », on désigne ici le conflit qui oppose défenseurs et détracteurs d’une politique de la reconnaissance de l’identité basque. L’engagement en faveur de cette identité s’exprime selon une gamme hétérogène de mobilisations. La question basque est particulièrement clivante en Espagne, où elle structure le jeu politique dans la Communauté autonome basque (Euskadi) et la Communauté forale de Navarre. La persistance jusqu’en 2011 du recours de l’eta (Euskadi ta Askatasuna, « Pays basque et liberté ») à la violence politique a généré un clivage entre un nationalisme basque acceptant le schéma institutionnel issu de la transition démocratique espagnole et un nationalisme contestant cet ordre et maintenant un rapport ambivalent à la violence. En 2003, le parti indépendantiste Batasuna est interdit en Espagne du fait de la loi sur les partis politiques votée par le Parti populaire (pp) et le Parti socialiste (psoe). L’interdiction, qui s’ajoute à une offensive judiciaire contre les milieux culturels et politiques basques, contribue à radicaliser bon nombre de militants. Elle permet aussi au Parti socialiste basque soutenu par le pp d’accéder au pouvoir autonomique en Euskadi entre 2009 et 2012 après trente ans de domination du nationalisme basque modéré (Parti nationaliste basque pnv et coalitions). Bien qu’affaibli, l’eta continue de perpétrer des attentats, malgré des trêves, jusqu’à une série d’annonces entre le 5 septembre 2010 et le 20 octobre 2011 actant la cessation définitive de ses activités armées. En avril 2017, l’eta procède à la neutralisation de son arsenal militaire avant de se dissoudre en mai 2018. Le Pays basque français ou Nord a connu la violence politique depuis les années 1970 avec les attentats d’Iparretarrak et, durant les années 1980, des commandos parapoliciers des gal (Groupes antiterroristes de libération). L’intensité de la violence déclinera au début des années 1990, sauf au travers de l’utilisation de la France comme base arrière par l’eta et l’engagement de Basques du Nord dans l’organisation. Bien que les partis abertzale[2] restent électoralement minoritaires, ils jouent à partir des années 1990 un rôle de mise sur agenda de revendications en matière de langue, de foncier, de logement et d’agriculture. Celles-ci seront largement reprises dans le processus d’institutionnalisation territoriale que connait le Pays basque français à compter des années 1990.

L’Église catholique entretient un rapport historiquement ambivalent avec la question basque. Nous avons exposé ailleurs (Itçaina 2007) l’hypothèse d’une succession historique de quatre répertoires d’action du clergé basque tout au long des 19e et 20e siècles (répertoires de la tradition, de la filiation, de la rébellion et de la médiation), correspondant chacun à l’une des séquences historiques du nationalisme. Face à la persistance du conflit sous ses formes radicales, l’Église a développé le dernier de ces registres, soit celui de la médiation, visant à promouvoir une paix durable. Ce répertoire, observable des deux côtés de la frontière, s’expose avec le plus d’évidence sur le versant espagnol.

Ce travail de paix de l’Église peut être abordé à la lumière de la médiation définie plus haut. En tant que médiatrice généraliste, l’Église en Pays basque a cherché, depuis la transition démocratique espagnole, à promouvoir des espaces de dialogue entre les parties en conflit. La diffusion d’une pédagogie de la paix s’est effectuée d’abord à l’échelle des institutions diocésaines qui, comme à Saint-Sébastien, se sont réorganisées autour de l’urgence sociale de la paix (médiation généraliste interne). Bon nombre d’initiatives structurantes ont également émané du clergé régulier, notamment des jésuites et des franciscains. Les franciscains du sanctuaire guipuzcoan d’Arantzazu, dont la théologie accorde une place centrale à la paix, sont à l’origine, aux côtés d’organisations séculières, du Centre de recherche sur la paix Baketik, créé en 2006. Ce travail de médiation s’est également traduit par la promotion d’un tiers secteur échappant au clivage binaire nationaliste/ non nationaliste (médiation généraliste externe). Il est porté par des secteurs du clergé mais également par des laïcs engagés, qui traduisent le degré élevé de compétence civique et de participation politique des associations catholiques (García Rabadán 2019).

En tant que médiateurs-courtiers ensuite, des personnalités ecclésiales ont, depuis la transition, servi d’intermédiaires entre les parties les plus polarisées du conflit, en particulier l’eta et le gouvernement espagnol. Ce travail de médiation a été récurrent lors des cessez-le-feu de l’eta depuis les années 1980 (Itçaina 2007 ; 2013). Dans ce dernier rôle, l’Église a agi davantage en tant que médiatrice facilitatrice que comme médiatrice formulatrice ou manipulatrice (Faget 2008).

On en trouve les traces lors des deux avant-derniers processus de négociation, avec des formes d’intermédiation mobilisant à la fois les échelles locale et transnationale de l’institution catholique. En 1998-1999, Mgr Uriarte, alors évêque de Zamora, joue un rôle d’intermédiation entre l’eta et le gouvernement espagnol lors de la trêve de l’organisation armée consécutive au pacte souverainiste de Lizarra-Garazi de septembre 1998. La communauté Sant’Egidio s’essaie également, sans succès, à une intermédiation entre l’eta et le gouvernement espagnol en 1998 (Whitfield 2014 : 93). Les acteurs ecclésiaux se retrouvent également en lice lors des tractations de 2005-2006. Le religieux rédemptoriste irlandais Alec Reid, impliqué dans la préparation de l’Accord du Vendredi saint en Irlande du Nord (Brewer et al. 2011) est sollicité par l’organisation pacifiste Elkarri et par le Secrétariat social du diocèse de Bilbao (Whitfield 2014 : 87, 129-130, 230). Reid propose un cessez-le-feu tactique à l’eta afin de créer les conditions d’une négociation avec l’État ; il jouera également un rôle d’intermédiaire entre l’eta et le gouvernement socialiste post-2004 (Eguiguren et Aizpeola 2011 : 36, 242 ; Alonso 2004 : 702- 704). L’accession du Parti socialiste (psoe) au pouvoir à Madrid en mars 2004 inaugure en effet une conjoncture favorable aux discussions avec l’eta, un processus avalisé par le Parlement espagnol le 17 mai 2005. S’ouvre dès lors un processus à deux étages. Une première série de rencontres, à Oslo et à Genève, sous l’égide du Centre Henri Dunant, met en contact émissaires de l’eta et du gouvernement espagnol. Une seconde série de discussions se tient entre trois partis politiques basques : Batasuna – alors illégal en Espagne –, le Parti socialiste basque (pse-ee) et le pnv. La « table politique » tient une douzaine de réunions au sanctuaire jésuite de Loyola en Guipuzcoa. Dans l’hypothèse d’une validation de l’accord, les trois partis prévoient alors d’en confier l’exemplaire original au Vatican (Murua 2010 : 133 ; Murua 2017)[3]. Les émissaires des partis sont près de s’accorder sur un texte rédigé le 31 octobre 2006 : celui-ci prévoit un scénario de sortie de crise par un rapprochement institutionnel progressif de la Navarre et de la Communauté autonome basque, qui serait soumis à référendum sur les deux territoires. Mais les modifications et amendements de Batasuna d’abord, du pse-ee ensuite, rendent l’accord caduc. L’attentat de l’eta à l’aéroport de Barajas le 30 décembre 2006 entérine l’échec, malgré d’ultimes rencontres des « deux rails » (politique et militaire) à Genève en 2007. Suivent l’arrestation de la direction de Batasuna, l’interdiction partielle des listes abertzale de gauche aux élections, le réarmement de l’eta et la poursuite des attentats jusqu’à l’annonce, le 5 septembre 2010 par l’eta, de la cessation de ses activités armées.

L’appel à la médiation catholique en 2005-2006 est parlant sur deux aspects. Les acteurs politiques, au nom d’une vision fonctionnelle de l’Église, y voient d’abord la garantie de la confidentialité de la démarche (Murua 2010 : 67). Lors du processus précédent en 1999, l’exfiltration, par le ministre de l’Intérieur du gouvernement pp, de la médiation de Mgr Uriarte avait constitué une étape vers l’échec du processus. Dans cette atmosphère de défiance, l’Église constituait un pôle de confiance en tant qu’institution immergée dans la réalité basque mais désormais suffisamment déconnectée des espaces de pouvoir pour assumer une neutralité active. Ce recours est d’abord fonctionnel : l’évêque et/ou les jésuites servent de courroie de transmission aux protagonistes, Loyola sert de cadre aux discussions, mais les acteurs religieux n’interviennent pas sur le fond du débat. Une fois la facilitation effectuée, le médiateur s’efface et le jeu entre dans une phase de négociation. En d’autres termes, l’Église incite à délibérer puis se retire. Les acteurs politiques ont recours à l’Église pour garantir la confidentialité du processus davantage que pour ses positionnements normatifs. Le huis clos invite alors à la négociation, tandis que la publicité des débats favorise l’argumentation (Elster 2005 : 75). C’est cependant d’abord par le travail de promotion sociale de la paix que certains secteurs de l’Église ont contribué à travailler en profondeur une société clivée en contribuant à la structuration d’un mouvement pacifiste pluriel (Funes 1998).

II – Les paradoxes du « médiateur immergé » : pluralisme catholique et perceptions normatives du conflit

La médiation ecclésiale porte en elle des représentations normatives du conflit et, plus fondamentalement, de la démocratie. L’examen des positions normatives des acteurs catholiques locaux sur le conflit basque met en évidence un pluralisme interne de l’Église, pluralisme qui aura des effets sur les interprétations politiques des registres de la médiation. Ce pluralisme interne peut être relu au prisme de l’approche de la délibération proposée par Thomas Risse (2000). Selon cet auteur, les choix politiques sont structurés par trois perspectives principales : une logique conséquentialiste d’une action purement stratégique ; une logique de conformité (appropriateness) lorsque le comportement des acteurs reste stable en raison de leur position institutionnelle, leurs identités assignées et leur héritage historique et social ; une logique délibérative enfin lorsque les acteurs sont prêts à modifier leurs positions afin de produire une décision pouvant déboucher sur un changement institutionnel. L’Église a été le théâtre de confrontations, en interne et en externe, entre logiques de conformité et de délibération. Depuis la transition démocratique, trois positions – avec une quatrième variante – semblent s’être stabilisées dans le paysage du catholicisme basque. De par ce pluralisme, l’Église du Pays basque oscille en permanence entre posture médiatrice et engagement polarisé, double posture qui a pu brouiller la perception de son travail de paix.

A – La posture légaliste : la médiation par l’ordre institutionnel

Pour les tenants d’un premier courant, la question basque se résoudra d’elle-même grâce aux mécanismes institutionnels qui structurent le régime démocratique espagnol (ce courant élude généralement la dimension transfrontalière de la question). Pour cette sensibilité, représentée par les tendances dominantes de la Conférence épiscopale espagnole et, dans une certaine mesure, par la hiérarchie épiscopale navarraise ou par celle de Saint-Sébastien après 2010, les arènes institutionnelles formelles (parlements et gouvernements autonomes et central) sont les seuls espaces légitimes de discussion des enjeux politiques. Le régime autonomique et son fondement constitutionnel de 1978 sont considérés comme des compromis institutionnels propices à canaliser le débat sur le devenir du Pays basque. La persistance de la violence est un problème d’ordre public, qui ne requiert que des mesures policières. Sur le plan normatif, ce courant renvoie aux approches de la démocratie constitutionnelle (Gutmann et Thompson 2004), qui voient dans le système de règles institutionnelles en vigueur la garantie d’une solution à tout problème politique. Sur le plan des logiques d’action de Risse, sans doute se situerait-on là dans une logique de conformité faisant confiance aux mécanismes institutionnels (Risse 2000 : 4).

Cette première position, que nous qualifions de légaliste, transparaît dans les prises de position sur les nationalismes périphériques émanant de la Conférence épiscopale espagnole (cee). De façon significative, la note Sur la nation et le nationalisme publiée par la cee le 7 janvier 2005 établit une distinction entre les formes légitimes et illégitimes de nationalisme et condamne sans ambages les formules sécessionnistes[4]. Cette note suscite des controverses dans les diocèses basques. L’évêque de Saint-Sébastien, Mgr Uriarte, considère qu’elle « ne lie pas » les catholiques guipuzcoans[5]. Cette position légaliste est relayée dans les mouvements pacifistes par un secteur assimilant rejet du terrorisme et rejet de toute forme de nationalisme basque. Bon nombre d’associations de victimes du terrorisme en constituent les relais. De façon plus nuancée, des mouvements sociaux séculiers comme Gesto por la paz, dont l’émergence est liée au diocèse de Bilbao et à des collectifs de chrétiens biscayens, voient dans l’ordre institutionnel en vigueur un cadre satisfaisant pour la résolution du conflit. Ils rassemblent cependant de façon pluraliste des acteurs issus d’univers politiques distincts, en particulier proches du nationalisme basque modéré (pnv) mais également du socialisme basque (Funes 1998 ; Mansvelt Beck 2005). Le courant des Chrétiens dans le socialisme (Jauregui et García de Andoin 2001) illustre ainsi une posture légaliste souple qui allie un attachement à l’ordre constitutionnel et une position ouverte à la négociation sur les questions de décentralisation et de règlement de la violence politique.

B – La posture alternative : la médiation contestataire

Pour un second courant, au contraire, la persistance de la revendication ethnonationaliste porte en elle le germe d’une délégitimation de l’ordre institutionnel existant. Tout en condamnant toutes les formes de violence – de l’etaet de l’État –, les tenants de cette position soulignent que la persistance d’un conflit politique non stabilisé dans des formes socialement acceptables provient d’un déséquilibre institutionnel originel. En Espagne, c’est le compromis noué à la transition démocratique qui est remis en question : la séparation de la Navarre et des provinces basques, l’inachèvement du transfert de compétences vers les institutions autonomiques, le statu quo sur les prisonniers, la faiblesse des collaborations transfrontalières. Côté français, ce courant déplore un modèle d’État jacobin ne laissant que peu de prise à la reconnaissance de la spécificité basque. Proches en cela des milieux abertzale de gauche, ces positions sont portées dans l’Église par un collectif transfrontalier de prêtres – Euskal Herriko Apaizen Koordinakundea (Coordination transfrontalière des prêtres du Pays basque) ou ehak – et par divers courants de chrétiens engagés (dont les Communautés chrétiennes de base ccb, le collectif de prêtres du Pays basque Nord Herriarekin, les collectifs Eutsi Berrituz côté Sud et Atxik Berrituz côté Nord). Fortement présents durant la transition, ces collectifs se font régulièrement entendre à l’occasion d’une nomination d’évêque ou d’une prise de position ecclésiale. Ils transfèrent au plan ecclésial des revendications territoriales : demande d’une province ecclésiastique basque unifiée et transfrontalière, généralisation de la liturgie en langue basque, nomination d’évêques basques. Sur le plan théologique, ce courant se réclame d’une théologie de la libération adaptée au contexte européen et exigeant une refonte radicale des institutions politiques et ecclésiales (Placer Ugarte 1998). Ce courant se situerait du côté des critiques radicales de la démocratie libérale en plaidant pour la reconnaissance d’une spécificité ethnonationale. S’y retrouvent des « démocrates de la différence » exigeant la reconnaissance des droits de segments historiquement opprimés de la population (Dryzek 2002 : 57). La logique d’action est celle de la conformité, mais cette fois de la conformité à la contestation politico- ecclésiale remontant à l’anti-franquisme. Pour cette sensibilité, il s’agit de porter sur la scène publique un ensemble de valeurs et de normes, même si celles-ci n’ont que peu de chances d’aboutir à une décision en leur faveur. Le comportement est normé et se distingue d’un comportement instrumental par le fait que les acteurs cherchent à « faire ce qu’il y a à faire » en accord avec leur identité sociale et institutionnelle plutôt que de maximiser leurs préférences (Risse 2000 : 5).

Cette deuxième tendance, que nous qualifions d’alternative, appelle à la médiation tout en protestant contre la série de mesures politiques et judiciaires appliquées en Espagne depuis le début des années 2000 contre l’environnement supposé de l’eta : fermeture des quotidiens Egin en 1998 et Egunkaria en 2003, interdiction du parti Batasuna en juin 2002, poursuites judiciaires contre l’association transfrontalière des municipalités Udalbiltza, etc. Sur tous ces enjeux, la tendance alternative du clergé et des chrétiens basques se positionne à partir de la condamnation de la violence. Sur le plan politique, cette double posture de rejet de la violence et d’une exigence de changement institutionnel rapproche ce courant du secteur pacifiste issu d’une critique interne de la gauche indépendantiste, Elkarri-Lokarri en étant l’illustration la plus significative du côté des mouvements sociaux et Aralar pour les partis politiques.

C – La posture délibérative : la « médiation médiane »

Le troisième courant est le plus proche de la logique d’action délibérative. Il prend forme de voie médiane entre les deux précédentes. Au sein de l’Église du Pays basque – l’expression d’Église basque étant elle-même sujette à controverse –, cette tendance a été longtemps incarnée par José María Setién, évêque auxiliaire de Saint-Sébastien à partir de 1972 puis évêque titulaire du diocèse entre 1979 et 2000, par son successeur Juan María Uriarte (2000-2009), par des initiatives interdiocésaines à l’échelle basque[6] et au travers de diverses initiatives de l’Église locale, notamment au sanctuaire franciscain d’Arantzazu. Ce courant reprend en grande partie l’héritage démocrate-chrétien et personnaliste du clergé basque. Il propose une lecture éthique du conflit qui ne le réduise pas à un affrontement binaire. Deux positions sont d’emblée rejetées. D’une part, la violence politique, en raison de son caractère éthiquement inacceptable d’abord, de son inefficacité politique ensuite. De la même façon, les réponses uniquement répressives à la violence politique sont jugées insuffisantes. Pour Setién (1998, 2007), la tranquillité dans l’ordre n’est pas la paix. Rejeter fermement la violence terroriste n’équivaut pas à nier la nature politique du conflit, dont la reconnaissance implique une double voie de résolution : des arènes institutionnelles et une voie parallèle pour mettre fin à la violence. Pour ce courant, il faut ouvrir des discussions avec les poseurs de bombes, ce qui est une condition inacceptable pour le courant légaliste. En revanche, Setién reconnaît l’égale légitimité de l’ensemble des conceptions politiques présentes au Pays basque, position perçue comme relativiste-libérale par le second courant. La logique d’action visée par ce positionnement est proche de la logique de délibération définie par Risse : remise en question des fondements inhérents à toute affirmation causale ou normative ; recherche d’un consensus raisonné sur leur compréhension de la situation et sur les justifications des principes et des normes d’action ; mise à distance des relations de pouvoir ; caractère mouvant des préférences. Dans la rationalité argumentative de Risse, comme dans les espaces de dialogue pensés par le courant délibératif de l’Église, les parties du conflit ne se réuniraient pas afin de maximiser leurs intérêts mais seraient prêtes à changer leur vision du monde à la lumière d’un meilleur argument (Risse 2000 : 7). Cette position se traduit par plusieurs initiatives institutionnelles : actions symboliques (marches pour la paix à Arantzazu, rassemblements interdiocésains pour la paix), restructuration institutionnelle (la paix comme l’une des priorités du Secrétariat social du diocèse de Saint-Sébastien), soutien à des innovations séculières comme Baketik, etc. Mgr Uriarte, alors évêque émérite, sera sollicité par le Gouvernement basque pour la corédaction du rapport publié en juin 2013 sur les atteintes aux droits de l’homme dans le conflit basque depuis 1960 (Manuela et al. 2013 ; Letamendia 2013 : 100). Enfin, à la différence du second courant plutôt porté par des secteurs périphériques du clergé, les tenants du courant délibératif occupent souvent – du moins jusqu’aux remaniements de 2008-2010 – des positions de pouvoir à l’échelle diocésaine, ce qui en fait des interlocuteurs fiables pour des acteurs politiques en quête de médiateurs.

Tableau 1

Le pluralisme normatif de l’Église du Pays basque sur la résolution du conflit

Le pluralisme normatif de l’Église du Pays basque sur la résolution du conflit

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La spécificité religieuse complexifie les discours sur la résolution du conflit. L’appel au pardon et à la compassion constitue un facteur religieux qui n’entre pas nécessairement dans le modèle de la rationalité argumentative de Risse. Gutmann et Thompson (2004 : 170) montrent comment, dans le cas de la Commission vérité et réconciliation à la sortie du régime d’apartheid en Afrique du Sud, la réponse par la compassion a constitué l’une des positions mises en tension dans le processus délibératif, avec les réponses réaliste, historiciste et celle par la réciprocité démocratique. Chacune de ces positions a des conséquences distinctes en termes d’amnistie et de réparation. Le conflit basque ne présente aucune séquence historique comparable au cas sud-africain. Mais dans les scénarios prospectifs proposés par l’Église, le courant délibératif cherche à articuler une réponse politique par la réciprocité démocratique et une réponse religieuse par le pardon et la compassion. La position du courant légaliste relèverait plutôt d’une articulation entre compassion (limitée aux victimes du terrorisme) et réalisme (s’en remettre aux mécanismes institutionnels). Enfin, le courant alternatif insisterait sur les sources historiques du conflit et sur une compassion incluant aussi prisonniers et réfugiés, victimes de la violence d’État et leurs familles.

L’impact de ces courants et initiatives sur la résolution ou « l’amélioration » du conflit reste d’évaluation délicate. En diffusant socialement un discours sur la paix, l’Église a incité les politiques à recourir à un style discursif mettant en avant des arguments équivalents impartiaux, qui diluent leurs intérêts tout en tenant compte de ceux des plus faibles (Elster 2005 : 73). Lorsque le médiateur ecclésial se mue en courtier-facilitateur, il se constitue en revanche comme un recours fonctionnel utile à l’organisation d’un cadre de négociations à huis clos, faisant abstraction de l’exigence de persuasion mutuelle et de recours à des arguments impartiaux. La tendance délibérative de l’Église s’est exposée à une double critique émanant des parties les plus polarisées. Les associations de victimes du terrorisme lui reprocheront le principe d’équivalence des violences, qui enjoint aux prêtres d’assister autant les victimes de l’eta que les familles des prisonniers ou les victimes de la torture policière. De son côté, l’eta accusera régulièrement ce secteur du clergé de dépolitiser le conflit en promouvant un discours pacifiste généraliste et non contraignant. Sur le plan ecclésial enfin, certaines nominations d’évêques entre 2007 et 2010 en Pays basque Sud ont suscité des controverses dans les milieux chrétiens et politiques en raison de leur ancrage conservateur qui, sur la question basque, renverrait au modèle légaliste. On ne saurait donc que demeurer prudents au sujet de l’influence de l’Église sur les tentatives de stabilisation du conflit identitaire dans un jeu politique aux modalités socialement acceptables.

III – L’Église catholique comme ressource transnationale : le travail politique autour de la médiation catholique

Le travail de médiation de l’Église du Pays basque a ainsi et simultanément bénéficié et pâti de son pluralisme interne, qui combine des clivages religieux et politiques. Face à cette complexité et jouant de la nature institutionnelle à la fois globale et locale de l’Église, certains acteurs politiques se sont tournés vers les instances transnationales du catholicisme. Cette sollicitation, cependant, s’opère au moins autant pour des motifs stratégiques (l’internationalisation de la cause par l’appel aux médiateurs globaux) que pour des résultats tangibles en matière de médiation. Ainsi et au-delà de la portée mesurable de son efficacité, la médiation catholique informe surtout par le travail politique qu’elle suscite, et ce tout particulièrement dans la séquence postérieure à la violence qui s’ouvre en 2011. La façon dont les différentes tendances du système partisan basque se sont mobilisées à cet égard mérite d’être brièvement examinée.

A – La sollicitation attendue : la paradiplomatie du Gouvernement basque auprès du Vatican

En toute logique, le premier acteur porté à s’adresser aux instances internationales de l’Église et au Saint-Siège en particulier est le Gouvernement autonome basque, contrôlé depuis (sauf entre 2009 et 2012) par le pnv, seul ou en coalition. Formellement confessionnel jusqu’à sa légalisation en 1977, le pnv porte une mémoire longue de relations complexes avec le Saint- Siège, marquées par le souvenir de la Guerre civile, du soutien d’une partie du clergé basque au camp républicain puis du soutien du Saint-Siège au régime franquiste. Cet héritage n’est pas sans importance pour comprendre l’action paradiplomatique, typique des « nations sans État » (Lecours et Moreno 2003), entreprise par le Gouvernement basque auprès du Saint-Siège. Ce travail a été particulièrement intense dès les années 1990-2000, marquées par la violence politique, et a porté sur trois points : l’organisation institutionnelle de l’Église du Pays Basque (demande d’évêques bascophones et d’une province ecclésiastique basque) ; l’information du Vatican à propos du conflit politique basque ; la question de la mémoire historique du conflit et du rôle de l’Église.

Cette action n’a produit que peu de résultats pour ce qui est de l’implication visible du Vatican dans la résolution du conflit, et ce malgré la sollicitation de certaines figures de la diplomatie vaticane d’origine basque. Le cardinal Etchegaray (1927-2019), en particulier, d’origine basque française et figure de la diplomatie vaticane, restera prudent sur cette question. En septembre 2000, à l’occasion de la canonisation de la religieuse d’origine basque María Josefa del Corazón de Jesús Sancho de Guerra Maria, fondatrice des Servantes de Jésus de la Charité, le Saint-Siège, par la voix de son Secrétaire d’État Mgr Tauran, propose sa « contribution » – à distinguer d’une « médiation » proprement dite – à la pacification du Pays basque. À cette occasion, Juan José Ibarretxe, président de la Communauté autonome basque, remet à Mgr Tauran une copie du plan de paix qu’il avait diffusé auprès des partis basques. En avril 2006, durant le cessez-le-feu de l’eta à la suite de la présentation au Vatican par Mgr Uriarte du travail de paix de l’Église du Pays basque, le pape Benoît xvi appelle les fidèles « à prier pour que tous intensifient leurs efforts pour la consolidation des horizons de paix qui semblent apparaître au Pays basque et en Espagne et pour surmonter les obstacles qui pourraient apparaître »[7]. Ce travail politique est particulièrement intense durant les années 1990-2000 – du fait de l’action du délégué du Gouvernement basque pour les Relations extérieures, lui-même catholique engagé et proche du courant délibératif de l’Église basque – et se poursuit après 2011.

D’apparence anecdotique, ces gestes de la diplomatie vaticane prennent cependant une signification politique dans le contexte basque et espagnol. L’essentiel du bénéfice politique pour le gouvernement basque et le pnv ne réside pas en effet dans l’effectivité de l’engagement des autorités romaines dans une possible médiation, mais plutôt dans le simple fait de pouvoir accéder, au même titre qu’un État souverain, à l’espace de la diplomatie vaticane. On comprend mieux dès lors la succession d’incidents diplomatiques mineurs qui verront les représentants de l’État espagnol exprimer, par l’intermédiaire de la nonciature, leur désaccord au sujet du traitement protocolaire dont fait l’objet un président de région autonome lorsqu’il est reçu par la Secrétairie d’État du Vatican. Si l’on suit la notion de travail politique de Smith (2019), il apparaît que le Gouvernement basque a travaillé à transférer auprès du Saint-Siège sa lecture du « problème public » basque, cette échelle de dialogue étant facilitée par la convergence doctrinaire historique entre l’un des plus vieux partis démocrate-chrétiens d’Europe et l’institution centrale du catholicisme[8]. Le résultat de ce travail politique, cependant, réside davantage dans le renforcement du Gouvernement basque comme acteur transnational que dans l’engagement direct des autorités romaines dans la médiation.

B – La gauche abertzale et les mouvements pour la paix : l’Église transnationale et la légitimation du récit comparatiste

Pour la gauche indépendantiste, moins susceptible d’affinités avec la doctrine sociale de l’Église, la médiation ecclésiale est avant tout un instrument supplémentaire dans une stratégie de recours à la médiation internationale pour légitimer un récit de la sortie de la violence « par le haut » au moyen d’un processus de paix unilatéral. À la différence du pnv, le recours à la médiation religieuse ne se fonde pas sur une convergence doctrinaire mais sur une vision fonctionnelle de l’expertise religieuse. Nous l’avons dit : durant le cessez-le-feu de l’eta en 2005-2006, des discussions entre les partis politiques basques ont lieu au sanctuaire jésuite de Loyola, et la possibilité de recourir au Vatican comme garant de l’accord éventuel est envisagée. En parallèle, les discussions entre l’eta et les émissaires du gouvernement espagnol se tiennent à Oslo. On notera que les représentants basques du pse (Jesús Eguiguren) et de Batasuna (Arnaldo Otegi) travailleront alors pour essayer d’impliquer l’Église dans la facilitation des contacts entre l’eta et le gouvernement espagnol, précisément en raison de la nature transnationale de l’institution catholique. Pour Eguiguren, « l’idée était de trouver une médiation externe ; et l’Église est un État indépendant ; donc si nous voulions parler à l’Église, il fallait aller à Rome » (Eguiguren et Aizpeolea 2011 : 32, notre traduction). Leurs démarches auprès du cardinal Etchegaray étant restées sans suite[9], Otegui et Eguiguren se tournent à nouveau vers l’Église locale. Le leader de Batasuna pense alors à l’évêque de Saint- Sébastien, Mgr Uriarte, comme médiateur, non pas tant en raison de sa neutralité que du fait de sa supposée proximité avec le pnv et le Gouvernement basque. De fait, les acteurs politiques recherchent alors un « médiateur immergé » pour jouer un rôle de facilitation. L’évêque, de son côté, suggèrera aux parties de recourir à une médiation locale et directe, probablement plus efficiente que celle d’un Saint-Siège porté à considérer le conflit basque comme un enjeu mineur à l’échelle globale[10].

Malgré ces préventions, bon nombre d’observateurs noteront l’insistance de la gauche abertzale à solliciter l’Église, au risque de surestimer son influence. Pour ce spécialiste de la question basque, ancien dirigeant du mouvement pacifiste Elkarri et fondateur de Baketik,

[é]tonnamment, la gauche abertzale a entretenu une relation forte avec Uriarte [évêque de Saint-Sébastien]. Des leaders importants, Arnaldo Otegi, Rafa Diez, Rufi Etxebarria, ont toujours maintenu des contacts réguliers avec Uriarte. Et je dirais que c’est toujours le cas. C’est le cas de la gauche abertzale. Dans le cas du pnv, la syntonie était plus importante, ce qui est logique. Mais tous ont maintenu des contacts. De plus, la gauche abertzale a toujours considéré que le Vatican avait ce pouvoir important, quasi magique, d’influence internationale […] il y avait Mgr Etchegaray, le cardinal basque français, qui avait été très actif en son temps. Tout cela a rendu le rôle de l’Église très attractif pour la gauche abertzale.

Entretien, Arantzazu, 2012, traduit du basque

Cette vision fonctionnelle que la gauche abertzale a de l’Église se renforcera dans la séquence 2010-2018, lorsque l’Église sera vue comme un facteur supplémentaire dans la stratégie de transnationalisation du processus de résolution du conflit. L’implication d’un médiateur religieux vient alors renforcer un cadrage discursif en termes de « processus de paix », en renforçant implicitement la comparaison avec d’autres conflits de par le monde dans lesquels la médiation religieuse avait été effective. Dans ce cadrage, la fin de l’eta est vue comme une étape dans un conflit de nature politique qui ne se résoudra pas avec des mesures d’ordre public. Cet usage stratégique de la comparaison avait conduit depuis longtemps la gauche indépendantiste à solliciter d’abord les institutions européennes, en ayant le précédent nord-irlandais en tête (Bourne 2003). L’opposition du gouvernement espagnol aura limité cet engagement des institutions européennes à un groupe de soutien au processus de paix en Pays basque au Parlement européen. Au vu du faible engagement de l’ue, les acteurs du « processus de paix » basque se tournent alors vers des formes non institutionnelles de médiation, en Europe et au-delà[11]. Zulaika et Murua (2017) ont qualifié ce recours aux acteurs internationaux de « diplomatie virtuelle » en ayant recours à la métaphore théâtrale. La « tolérance théâtrale » de la conférence d’Aiete en 2011 est selon eux utile à la gauche indépendantiste en ce qu’elle fait de la présence de l’État espagnol un « facteur secondaire » (a sideshow) alors que la communauté internationale devient le témoin décisif (2017 : 352).

La position de l’État espagnol à l’égard de ce processus varie au gré des majorités politiques. En 2004-2005, le gouvernement Zapatero, réalisant que la fin du terrorisme requiert la présence des médiateurs internationaux, laisse se dérouler le processus sans s’y associer. Le gouvernement pp post-novembre 2011 revient à des positions intransigeantes et prend ses distances vis-à-vis de la feuille de route confidentielle qui avait été tracée par les médiateurs. Ce récit lui est en effet publiquement inacceptable pour deux raisons. D’une part, le recours à une médiation internationale publicisée depuis 2010 induit, par les acteurs qu’elle mobilise, des comparaisons implicites avec d’autres conflits (Irlande du nord, mais aussi Afrique du Sud, Sri Lanka, Israël-Palestine). D’autre part, le gouvernement espagnol oppose au cadrage de la sortie du conflit comme un processus de paix un cadrage en termes d’ordre public soulignant la défaite de l’eta face aux forces de l’ordre. À y regarder de plus près, ce n’est pas tant le principe de la médiation internationale – les différents gouvernements y ont eu discrètement recours depuis la Transition – que sa publicisation qui pose alors problème.

Les acteurs religieux transnationaux et domestiques ne sont pas centraux dans la transnationalisation de la résolution du conflit. L’abandon des activités armées de l’eta semble émerger davantage de la faiblesse de l’organisation, de la perte du soutien populaire à la lutte armée et des débats internes à la gauche abertzale que des efforts de médiation ecclésiaux. Néanmoins, aux côtés de l’Église locale, quelques organisations religieuses transnationales s’étaient déjà essayées à des médiations, qu’il s’agisse de Sant’Egidio en 1998 ou de la compagnie de Jésus dès 1984 (Garaikoetxea 2002 : 179-80). La proximité historique des conflits basque et nord-irlandais avait également conduit à la circulation de médiateurs religieux. Nous avons mentionné plus haut l’appel au religieux rédemptoriste Alec Reid en 2002-2005, dans un contexte tendu à la suite de l’illégalisation de Batasuna en Espagne.

Si le travail de médiation des acteurs religieux se signalait plutôt par sa confidentialité, la séquence post-2011 qui devait conduire au désarmement et à la dissolution de l’eta se signale au contraire par la publicisation de la médiation internationale. Le Groupe international de contact, dirigé par l’avocat sud-africain Brian Currin, puis la Commission internationale de vérification dirigée par le médiateur sri-lankais Ram Manikkalingam sollicitent la présence de représentants de l’Église, cette fois locale, comme observateurs. Le vicaire général du diocèse de Bilbao participe aux discussions en tant qu’observateur, mais sans mandat ecclésial. En revanche, lors de la conférence d’Aiete en octobre 2011, ce sont les représentants de l’Église locale qui demandent à être présents.

Nous n’étions pas sur la première liste. La liste était composée de partis politiques, syndicats, associations d’ici [Communauté autonome basque], du Pays basque français, de Navarre. Mais nous n’étions pas inclus. Lorsque j’ai vu cela, j’ai dit [au responsable de Lokarri] : nous sommes prêts à y être. Vu le travail qu’avait fait l’Église, vu ce que nous avions fait à Bilbao […]. Et ils nous ont invités. Cela dit, à Aiete, je n’ai rien dit. J’étais présent. Évidemment il y avait un petit problème : nous sommes l’Église de Biscaye. J’ai dit à mon évêque : si je dois aller à Aiete, vous devez en informer l’évêque de Saint-Sébastien. Et aussi l’évêque de Vitoria, même si cela se passe à Saint-Sébastien. […] J’y étais comme observateur. Le Vatican aussi a des observateurs aux Nations Unies.

Entretien, vicaire général du diocèse de Bilbao, juin 2012, Bilbao, traduit du basque

On le voit : la médiation catholique, même réduite à un rôle d’observation, oscille en permanence entre les échelles locales et transnationales de l’institution religieuse, le confinement et la publicisation (Gilbert et Henry 2012) de la médiation. Ce travail de médiation a toujours été discret, au point de devenir invisible aux yeux de la société basque elle-même. En témoigne l’étonnement de bon nombre d’observateurs le 8 avril 2017 à Bayonne en voyant parmi les garants de la neutralisation de l’arsenal de l’eta Matteo Zuppi, archevêque de Bologne et ancien assistant ecclésial de la communauté de Sant’Egidio, et Harold Good, pasteur méthodiste irlandais qui avait participé au désarmement de l’ira. Lors de cette ultime séquence, alors que les représentants de l’Église locale sont cantonnés à une posture d’observateurs, la médiation des acteurs religieux transnationaux est alors publicisée. En effet, ce n’est pas tant la présence de ces acteurs qui aurait dû surprendre que la publicisation de leur rôle, qu’il faut comprendre dans la stratégie d’internationalisation de la résolution du conflit par la gauche abertzale et par les collectifs pour la paix. Reste que ce travail de médiation sera loin d’être unanimement salué par les autorités diocésaines basques françaises et espagnoles qui confirmeront de la sorte le pluralisme interne de l’Église du Pays basque (Malzac 2018).

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Observée ici dans le cas basque, la médiation pacifiste fait l’objet de la part de segments de l’institution ecclésiale d’un travail politique en trois temps (Smith 2019). Les médiateurs catholiques contribuent d’une part à construire la paix comme un problème public et comme méritant une action collective et gouvernementale. Par les expériences de médiation, la médiation catholique génère des instruments de construction de la paix, au sens de règles, de normes, de procédures et de moyens visant à opérationnaliser un discours généraliste sur la réconciliation. Enfin, la médiation catholique contribue à légitimer un discours sur la paix, discours dont l’acceptation sociale équivaut à la reconnaissance du caractère politique du conflit. Ce travail de légitimation d’un processus de paix peut conduire à des registres publicisés ou, inversement, à un usage des techniques de confidentialité et d’intermédiation propres à l’institution catholique pour confiner le problème à des espaces clos de négociation (Gilbert et Henry 2012).

Le travail de paix le plus efficient reste cependant mené aux marges de l’institution catholique, que ce soit par des organisations souples et autonomes (comme des collectifs de prêtres et de chrétiens), par des initiatives personnelles ou par des organisations non confessionnelles mais mobilisant entre autres un référentiel catholique. La position périphérique de ces organisations, parfois soutenues par les secrétariats sociaux des diocèses concernés, peut se muter en avantage pour la médiation. Délestée du soupçon de manipulation qui pèse sur des rameaux dominants d’une institution ecclésiale ayant d’autres intérêts en jeu, l’intervention catholique par la marge voit sa légitimité renforcée en régime de sécularisation. En Pays basque, ces initiatives doivent cependant composer, à la fin des années 2000, avec une évolution de l’institution prônant le retour des courants néoclassiques aux rênes des diocèses, courants avant tout motivés par un agenda de nouvelle évangélisation et d’affirmation identitaire de la strong religion (Almond et al. 2003), soit de la religion pour elle-même.