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Introduction

Au Québec, la politique de scolarisation des élèves handicapés ou en difficulté d’adaptation ou d’apprentissage (EHDAA) a connu une évolution marquée depuis le rapport de la Commission pour l’enfance exceptionnelle (rapport COPEX). Ce rapport, déterminant pour la mise en oeuvre ultérieure de politiques plus intégratives, s’appuyait sur une critique des classes spéciales mises en place systématiquement dans la foulée du rapport Parent (Prud’homme, 2018). Aujourd’hui, la Politique de l’adaptation scolaire québécoise, établie en 1999-2000, fait de l’intégration des EHDAA en classe ordinaire la norme; bien que, sous certaines conditions, la scolarisation dans une classe spéciale puisse être préférée. Toutefois, malgré l’effort que traduit cette politique pour scolariser ces élèves dans le milieu le plus normalisant possible, plusieurs recherches montrent que les jeunes ayant des difficultés d’apprentissage ou d’adaptation ont un cheminement scolaire difficile pouvant mener à des retards scolaires et à un faible taux de diplomation (Giroux et Pageau, 2006; Kalubi, 2015; Rousseau et al., 2007; Tremblay, 2017). De plus, on assiste parallèlement à une forte augmentation de cette population scolaire. En effet, alors que 10 % des élèves étaient reconnus comme EHDAA en 2000, près de 25 % des élèves aujourd’hui relèvent de cette politique dans les écoles publiques québécoises (ministère de l’Éducation, 2021). Par ailleurs, plus de 75 % des EHDAA fréquentent une classe ordinaire en enseignement primaire contre 50 % en enseignement secondaire (ministère de l’Éducation, 2021; Tremblay, 2017). Force est de constater que si cette population a plus que doublé, le taux d’intégration est resté stable, surtout en enseignement secondaire, ce qui conduit mécaniquement à une augmentation des classes spéciales au sein de ces écoles.

Dans le cadre de cet article, le processus de systématisation d’un dispositif inclusif de coenseignement inclusif sera analysé par l’étude de cas d’une école secondaire québécoise. Cette école a systématisé graduellement un coenseignement total dans toutes les classes de 1re et 2e secondaire (en français, mathématiques et anglais) en réorganisant les ressources et en réorientant la population d’élèves en difficulté d’apprentissage et/ou d’adaptation. Les politiques intégratives ou inclusives présentent un fort caractère situé, c’est-à-dire dépendant du contexte, des ressources, des législations. Cette situation rend multiples les formes d’opérationnalisation de l’École inclusive (Tremblay, 2020). En somme, les politiques de scolarisation des élèves ayant des besoins spécifiques s’opérationnalisant différemment selon les systèmes scolaires, la nécessaire prise en compte du caractère situé ou contextualisé de ces politiques s’impose dans l’analyse de ces transformations. S’appuyant sur des observations en classe, des entretiens semi-directifs avec le personnel enseignant et la direction et des groupes de discussion réalisés avec l’équipe-école, cet article se penche sur le processus inclusif induit par les transformations liées à la systématisation de ce dispositif inclusif au sein de l’école et des classes. Les dix conditions de l’École inclusive (Tremblay, 2020) seront utilisées comme cadre de l’analyse.

Contexte

La Politique de l’adaptation scolaire a été adoptée en 1999-2000 (ministère de l’Éducation du Québec [MEQ], 1999). Elle vise à aider l’élève handicapé ou en difficulté d’adaptation ou d’apprentissage à réussir sur les plans de l’instruction, de la socialisation et de la qualification. Elle stipule comme voies d’action à privilégier de

[m]ettre l’organisation des services éducatifs au service des élèves handicapés ou en difficulté en la fondant sur l’évaluation individuelle de leurs capacités et de leurs besoins, en s’assurant qu’elle se fasse dans le milieu le plus naturel pour eux, le plus près possible de leur lieu de résidence et en privilégiant l’intégration à la classe ordinaire.

MEQ, 1999, p. 23

Cette politique sera complétée par de nouvelles orientations quant à l’identification des EHDAA, une politique de l’évaluation scolaire (MEQ, 2002, 2003), une réforme de la formation du personnel enseignant ordinaire et spécialisé (ministère de l’Éducation, 2020; MEQ, 2002) et une redéfinition du plan d’intervention (MEQ, 2003). Par ailleurs, pour assurer la réussite du plus grand nombre, une série de mesures de soutien aux élèves en difficulté ont été développées par le gouvernement du Québec, dont l’enseignement-ressource en enseignement secondaire (ministère de l’Éducation, du Loisir et du Sport [MELS], 2007). Ces fonctions se déclinent selon trois axes d’intervention : a) assurer un suivi scolaire et d’encadrement général auprès des élèves en difficulté; b) travailler en concertation avec les enseignants responsables des élèves en difficulté; et c) travailler en concertation avec les autres intervenants qui oeuvrent auprès des élèves (voir Annexe 4 de la convention collective 2015-2020 de la Fédération des syndicats de l’enseignement [FSE], 2015).

Enfin, pour les élèves en difficulté d’apprentissage du secondaire ayant un grand retard scolaire, il existe, entre autres, pour les trois premières années, des classes de cheminement particulier (classes spéciales au sein d’écoles ordinaires). Pour des élèves ayant des besoins plus importants, différents types de classes spéciales, homogènes ou non sur le plan de la catégorie, sont organisées par les Centres de service scolaires (CSS) et les écoles.

conditions de l’École inclusive

L’École inclusive est souvent définie comme une philosophie, voire une position éthique en éducation, mais également de manière plus praxéologique comme un ensemble de pratiques pédagogiques permettant à tous les élèves d’apprendre et de pleinement participer à la vie de l’école. « Ainsi, l’éducation inclusive implique-t-elle une double transformation : [celle] des écoles pour qu’elles deviennent des “communautés” ouvertes à tous sans restriction et [celle] des pratiques, pour permettre les apprentissages de tous dans la diversité » (Armstrong, 2006, p. 73). Il appartient donc à l’école de mettre en oeuvre des situations d’enseignement-apprentissage susceptibles d’accueillir tous les élèves, quels que soient leurs besoins (Thomazet, 2008; Tremblay, 2020). Il s’agit de rendre l’école accessible à la fois sur les plans physique, pédagogique et curriculaire. En ce sens, elle diffère donc structurellement et pédagogiquement de l’école dite « ordinaire », car elle se donne pour mission d’atteindre l’équité et la justice (p. ex. atteindre les mêmes objectifs-seuils) auprès d’élèves mis en difficulté dans le cadre d’enseignements offerts de manière traditionnelle (Tremblay, 2012, 2020). Elle se définit comme un milieu de vie accessible, unique, commun et partagé. Ce n’est pas une focalisation sur un ou des élèves pour qui le curriculum serait adapté, un travail différent ou une assistance supplémentaire qui seraient donnés. Ce ne serait également pas une manière d’assimiler les élèves ayant besoins spécifiques aux formes scolaires classiques. Il s’agirait plutôt d’un processus par lequel l’école essaie de répondre aux besoins de tous et chacun (Sebba et Ainscow, 1996; UNESCO, 2005, 2009), ce qui suppose un changement paradigmatique (Clark et al., 1999; Plaisance et al., 2007; Tremblay, 2012).

Comme processus, l’école inclusive doit posséder suffisamment de compétences pour être en constante évolution. Elle est donc soumise à des contingences diverses qui l’obligent à trouver constamment de nouvelles solutions. Il s’agit d’identifier et de soulever les barrières qui nuisent tant à l’enseignement qu’à l’apprentissage. Une École inclusive ne se limite pas à une école qui accueille des élèves ayant besoins spécifiques, mais plutôt à une école qui s’est transformée pour permettre cet accueil et favoriser la pleine participation de chacun et chacune (contre l’exclusion) ainsi que la réussite solaire et/ou éducative de ces élèves[1]. Enfin, l’École inclusive n’est pas un état statique mais plutôt un processus, un mouvement constant. Il s’agit d’une école qui s'adapte aux besoins des élèves plutôt que l’inverse (Conseil supérieur de l’éducation [CSE], 2017).

Par ailleurs, depuis une trentaine d’années, le coenseignement est devenu le modèle de service le plus étroitement associé à l’idée d’une école inclusive (Hallahan et al., 2013; Tremblay, 2017; Tremblay et Toullec-Théry, 2020). En effet, il est considéré comme le modèle de service le plus abouti pour promouvoir les valeurs de l’école inclusive, puisque les interventions effectuées directement en classe permettent, entre autres, de mieux prendre en compte la diversité des besoins des élèves dans un milieu peu stigmatisant (Friend et Cook, 2007; Kramer et Murawski, 2017; Murawski et Hughes, 2009; Tremblay, 2012; Tremblay et Toullec-Théry, 2020).

Ainsi, cette orientation forte de la définition d’École inclusive vers l’opérationnalisation et la mise en actes de l’École inclusive implique que soient remplies différentes conditions. Tremblay (2012, 2020) a procédé à une synthèse des différentes conditions d’une école inclusive. Ces conditions sont : 1) la législation et les ressources, 2) les valeurs et attitudes, 3) le leadership de la direction et l’engagement collectif, 4) le groupement, la présence et la participation, 5) la qualité de l’enseignement, 6) l’accessibilité et la différenciation pédagogique, 7) le soutien aux élèves (adaptation et modification), 8) la collaboration entre professionnels, 9) les relations avec les parents et la communauté, et enfin 10) le développement professionnel. Ces dix conditions sont interreliées; chacune pouvant influencer les autres conditions. Ces dix conditions de l’École inclusive seront utilisées comme cadre de l’analyse.

Méthodologie

Cet article s’appuie sur une étude de cas. Il s’agit d’une étude de cas simple (Yin, 2009) et instrumentale (Stake, 1995), où une préoccupation centrale est mise en exergue par le chercheur (c.-à-d. les conditions de l’école inclusive), qui choisit un cas pour l’illustrer. Il s’agit d’un échantillonnage par choix raisonné (Fortin et Gagnon, 2016), car le choix de l’école et des personnes participantes a été fait en fonction de la compréhension du phénomène étudié (Albarello, 2011; Creswell, 2003).

Les personnes participantes

Le Centre éducatif l’Abri (CELA) est situé à Port-Cartier, une ville minière sur la Côte-Nord au Québec. Le CELA a ouvert ses portes en 1978 avec plus de 1 000 élèves, diminuant à 750 élèves au tournant 1990 et à 500 élèves au début des années 2000. Aujourd’hui, la population scolaire se situe à un peu moins de 400 élèves de 1re à 5e secondaire. Le CELA est la seule école secondaire du secteur Port-Cartier.

Le nombre de classes est relativement stable depuis quelques années avec 16 classes. Une trentaine de personnes enseignantes se partagent l’ensemble des cours donnés au CELA. Dix-huit enseignants et enseignantes ont participé au projet de coenseignement (tableau 1). En l'espace de 20 ans, quatre directions se sont succédé ainsi que sept directions adjointes. Le directeur actuel est entré en fonction en juillet 2019. Il avait été directeur adjoint de 2002 à 2006 après avoir été enseignant en mathématiques et sciences durant sept années dans cette école.

Tableau 1

Les coenseignants et coenseignantes et les directions participantes

Les coenseignants et coenseignantes et les directions participantes

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Le recueil des données

Dans une analyse de cas, des sources multiples de données sont utilisées pour décrire en profondeur le phénomène étudié (Albarello, 2011; Fortin, 2010). Dans ce cadre, les données recueillies sont composées d’entretiens avec le personnel enseignant participant (2018-2019 n = 4; 2019-2020 n = 8; 2020-2021 n = 8) qui ont été réalisés durant trois années, ainsi qu’avec la direction (n = 3). De plus, trois groupes de discussion ont été organisés avec le personnel enseignant et la direction à la fin de l’année scolaire. Des observations en classe ont été effectuées durant quatre ans (2017-2018 n = 9; 2018-2019 n = 9; 2019-2020 n = 9; 2020-2021 n = 2)[2]. Différents documents et différentes données issues de l’école ont également été analysés (composition des classes, personnel enseignant, plans d’intervention, données démographiques, etc.). Un journal de recherche a été tenu durant toute la durée du projet (six ans), permettant de documenter, à chaud, les étapes du processus de décision, les évolutions, les commentaires et les remarques des personnes participantes.

L’analyse des données

L’analyse des données de cette étude de cas est de nature holistique (Yin, 2003) car elle souhaite couvrir le cas dans son ensemble. En effet, dès le recueil des données, une description détaillée émerge dans laquelle l’historique du cas et la chronologie des évènements occupent une place centrale (Fortin, 2010; Stake, 1995). Pour ce faire, une ligne du temps permettant d’organiser chronologiquement les différents types de données (observations, entretiens, groupes de discussion, etc.), leurs synthèses et les différents évènements (changements, crises, rencontres, etc.) a été utilisée. L’analyse des données vise ainsi à dégager des tendances qui seront ensuite classifiées selon les dix conditions d’une école inclusive (Tremblay, 2012, 2020). Cet article a été écrit en collaboration avec le chercheur et le directeur de l’école en question. Cette collaboration dans l’analyse et l’écriture a permis une relecture conjointe des évènements et un croisement de regards sur le même cas.

Résultats

La présentation de résultats s’organise autour des dix conditions de l’école inclusive (Tremblay, 2012, 2020). De plus, trois phases chronologiques sont aisément différenciables dans le processus en cours. Ces trois phases permettront de structurer les données au sein de chaque condition analysée.

La phase 1 correspondait à la situation précédant la mise en oeuvre du dispositif de coenseignement intensif. Il s’agissait d’un coenseignement fragmenté de quelques heures par semaine en français et en mathématiques dans des classes normalement constituées. Les élèves des classes ordinaires étaient répartis aléatoirement dans les trois classes ordinaires de 1re et de 2e secondaire (maximum 29 élèves par classe). Deux classes spéciales pour élèves en grande difficulté (groupe 11 et 21) venaient d’être fusionnées pour devenir le groupe 21 en raison du nombre d'élèves qui justifiait une seule classe spéciale (20 élèves maximum).

La phase 2 prévoyait le placement d’élèves (plus ou moins 25 à 33 % de la classe) les plus en difficulté en français et/ou mathématiques des classes ordinaires de 1re et de 2e secondaire au sein de deux classes de coenseignement intensif (100 % des cours de français et de mathématiques). Cette phase correspond à l’institutionnalisation du dispositif. Deux classes spéciales pour élèves en grande difficulté (groupe 11 et 21) sont organisées.

Enfin, la phase 3 correspondait à la systématisation du dispositif (coenseignement total). En phase 3, les élèves tout-venant sont répartis de manière aléatoire dans les classes (comme en phase 1), alors que des élèves anciennement destinés aux classes de cheminement particulier sont placés équitablement dans chacune des six classes (29 élèves maximum par classe, incluant ceux classés initialement en classe spéciale). Un coenseignement intensif (100 %) est organisé dans ces six classes de 1re et de 2e secondaire en français et en mathématiques (et pour quatre groupes en anglais).

La législation et les ressources

Comme vu plus haut, la Politique québécoise de l’adaptation scolaire favorise l’intégration en classe ordinaire, mais parallèlement la création de classes spéciales est permise et financée par chaque centre de services scolaire (CSS) selon les modèles d’organisation de services et de répartition des ressources propres. L’école qui fait l’objet de cette étude de cas est de rang décile 8 (rang établi à partir de l’indice de milieu socioéconomique [IMSE] des écoles publiques) et bénéficie de plus de 500 000 $ en mesures budgétaires additionnelles annuellement. Depuis 2017-2018, certaines mesures budgétaires sont remises directement à l’école, dans la foulée d’une gouvernance plus décentralisée.

La réorganisation graduelle en coenseignement de certaines ressources attribuées à l'école permet de développer des pratiques plus universelles et inclusives. L’école a d’abord choisi de réaffecter l'enseignement-ressource au dispositif de coenseignement (phases 1 et 2) puis d’y ajouter les ressources d'un groupe de cheminement particulier (classe spéciale) (phase 3). L’équipe-école a ainsi opté pour une concentration des ressources dans les classes ordinaires au 1er cycle, sur la base d’un coenseignement intensif et total en français et en mathématiques (et en anglais lorsque possible). Pour les seules matières de français et de mathématiques, cela représente 84 périodes de coenseignement dont 30 proviennent de la classe spéciale, 24 de l'enseignement-ressource, et 30 périodes provenant des mesures budgétaires décentralisées directement vers l’école (voir tableau 2). Il a été ensuite possible de bonifier ces ressources pour toucher également deux classes d’anglais par année; les deux autres groupes étant « enrichis », ils ne bénéficiaient pas de coenseignement. D’autres ressources ont été orientées vers l’orthopédagogie (24 périodes) et l’éducation spécialisée (deux tâches à temps plein) distribuées entre les cycles selon les priorités et les moments de l’année. Toutes ces ressources interviennent en classe ordinaire, directement auprès des élèves et du personnel enseignant.

Tableau 2

Les ressources attribuées au coenseignement en 1re et 2e secondaire

Les ressources attribuées au coenseignement en 1re et 2e secondaire

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Cette école a systématisé graduellement un coenseignement total dans toutes les classes de 1re et 2e secondaire (en français, mathématiques et anglais) en réorganisant les ressources et en réorientant la population d’élèves en difficulté d’apprentissage et/ou d’adaptation (concentration des heures d’enseignement-ressource, fermeture d’une classe spéciale, fin de la co-intervention externe, etc.). On observe clairement une évolution, non pas dans la quantité de ressources, mais plutôt dans leur qualité et leur organisation. En somme, il s’agit de faire autrement ce qu’on faisait avant, et ce, avec le même budget.

Les valeurs et attitudes

Une relation forte entre engagement collectif (conditions 4) et valeurs et attitudes (condition 2) est observée. On remarque, en effet, que ce sont les valeurs de la direction et du personnel enseignant qui ont rendu possible ce type de dispositif inclusif, mais qu’en mettant en oeuvre ce genre de projet concrètement, les valeurs ont pu évoluer. En effet, au départ, à la suite d’une formation commune préalable, très peu d’enseignants et d’enseignantes ont souhaité coenseigner, et ce, de manière aussi intensive. Par la suite, l’analyse de l’évolution montre que c’est le souhait des coenseignants et des coenseignantes d’avoir une tâche d’enseignement à temps plein en coenseignement (et non plus un seul groupe), et, d’autre part, celui d’autres enseignants et enseignantes, dont celle en classe d’adaptation scolaire, d’eux aussi coenseigner (et non plus quelques binômes), qui a mené à opter pour mettre fin au placement de ces élèves en classe spéciale pour dégager des ressources permettant de généraliser le coenseignement. Le coenseignement semble avoir eu un « effet contaminateur », donnant envie à d’autres, à la suite de l’expérience, de coenseigner. Par exemple, certaines personnes enseignantes s’étant positionnées contre le projet en phase 1, sont ensuite devenus des coenseignants et des coenseignantes en phase 3.

Concernant la population d’élèves ayant des besoins spécifiques, on observe également une évolution des valeurs et des attitudes à leur égard. Par exemple, une enseignante ordinaire (C2) dans un binôme expérimenté (5 ans de coenseignement) avec une enseignante en adaptation scolaire (enseignante spécialisée) indique comment cette collaboration étroite a influencé, au fil du temps, sa perception de ces élèves, de la réussite éducative et de la classe ordinaire comme le meilleur endroit pour apprendre. Le même phénomène est observé avec les binômes composés d’une enseignante spécialisée. La tension entre sélection des élèves et apprentissage étant résolue par le choix de cette politique scolaire, les personnes enseignantes peuvent se concentrer sur l’apprentissage. Le coenseignement semble ainsi, dans certaines conditions, avoir un effet contaminateur sur les valeurs et attitudes en faveur de l’école inclusive. Toutefois, si le coenseignement semble influencer les valeurs, la présence de cas plus lourds interpelle certains membres du personnel enseignant. L’écart à la norme scolaire semble poser problème, c’est-à-dire le fait que l’élève se distingue des autres par ses moins bons résultats scolaires. Ces mêmes enseignants et enseignantes reconnaissent par contre que ces élèves apprennent probablement plus dans leur classe qu’en classe spéciale. Cette tension entre plusieurs valeurs parfois contradictoires (sélection vs apprentissage; réussite scolaire vs réussite éducative) reste toutefois encore importante chez plusieurs personnes enseignantes ordinaires. Le coenseignement intensif semble permettre de réduire ces oppositions dynamiques et évolutives, largement liées à la présence de quelques rares élèves problématiques plutôt que la composition générale de la classe en elle-même.

Le leadership de la direction et l’engagement collectif

Ce processus, toujours en cours, s’articule autour d’une dialectique entre actions orientant la réflexion, et la réflexion orientant l’action et la décision. C’est d’abord l’expérience vécue en phase 1 puis en phase 2 par un petit groupe d’enseignants et d’enseignantes, impulsée par une première direction qui a permis ensuite à une deuxième direction d’école de systématiser le dispositif en s’appuyant sur l’expérience acquise.

Outre la réorganisation des ressources humaines et financières, il s’agit, pour la direction, de mettre les personnes enseignantes dans des conditions favorables, de changer leurs conditions d’enseignement, de stimuler leur engagement par des comportements quotidiens. Le passage à l’acte est primordial. Il s’agit d’engager toutes les personnes enseignantes par des actes, ceux-ci étant influencés par le modèle de service (coenseignement inclusif).

Toutefois, ce choix n'est possible qu'après le processus d'affectation-mutation des personnes enseignantes, avec l'accord des enseignants et des enseignantes concernés (adaptation scolaire et ordinaire) et en toute transparence avec le CSS et le syndicat. La direction doit également consulter le comité EHDAA de l’école, qui doit donner et renouveler son assentiment. Le leadership de la direction a été ici essentiel pour convaincre l’équipe d’adhérer à un nouveau projet, à chacune des phases, en les impliquant dans les décisions et en faisant preuve d’écoute afin de maintenir et d’améliorer le dispositif.

Outre les décisions, la direction doit démontrer son ouverture aux approches inclusives et réaffirmer à chaque occasion l'importance de maintenir les élèves en classe ordinaire le plus longtemps possible, en acceptant que la réussite éducative ne se limite plus exclusivement à la réussite scolaire. La direction doit y croire et travailler la culture de toute l'équipe-école. Même si les gens sont à priori ouverts à tous ces principes et concepts, adopter des pratiques inclusives et intervenir adéquatement au quotidien reste un apprentissage. Il reste des compétences à développer. « L’intégration, la direction y croit beaucoup. Mais, nous, profs de régulier, je pense qu'on va avoir besoin de temps pour apprendre cette nouvelle réalité. J'ai trouvé ça quand même assez difficile. » (enseignant C5) En somme, la direction doit être capable de faire accepter le changement.

En ce qui concerne la gestion quotidienne, les entretiens montrent qui si la direction n’est pas venue très souvent en classe pour observer, elle a toujours été disponible pour écouter les personnes enseignantes dans leurs demandes, mais également dans la gestion de situations conflictuelles entre enseignants et enseignantes. En effet, à trois occasions, il a fallu changer la composition des binômes et revoir les tâches, en cours d’année, pour des motifs personnels et professionnels tels que l’incompatibilité des personnes, des approches, ou concernant l’évaluation des apprentissages.

Le groupement, la présence et la participation

Comme vu plus haut, le groupement des élèves a été conditionné par l’intensité du coenseignement. Une question restait centrale, essentiellement pour les phases 2 et 3 où la composition des groupes a fortement évolué : est-ce que les ressources (en termes de qualité, quantité et organisation) sont suffisantes pour faire face aux besoins des élèves de la classe? Il doit y avoir assez d’élèves ayant des difficultés pour justifier le coenseignement intensif, mais pas trop pour que la classe reste « ordinaire ». Concernant la phase 2, on aurait pu croire que le coenseignement réservé à une seule classe par année allait conduire à des formes de stigmatisation. Bien que certaines questions aient été posées au départ, très rapidement, tant les parents d’élèves tout-venant que ceux qui avaient des difficultés ont trouvé des avantages communs à ce type de groupement. De plus, cette formule transitoire a permis de rendre plus crédible le coenseignement intensif pour les collègues qui ont ensuite adhéré à la phase 3. Le nombre d’élèves en classes spéciales (tout type) est passé de plus de 15 % avant la phase 1 à 9,5 % aujourd’hui. Le tableau 3 fait état du type de classes et de groupement des élèves.

Tableau 3

Type de classes et de groupement des élèves

Type de classes et de groupement des élèves

Légende : CPC = Classe de cheminement particulier continu; CPT = classe de cheminement particulier temporaire ; FMSS = Formation aux métiers semi-spécialisés.

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Comme les interventions sont réalisées au sein de la classe, la présence des élèves en classe est continue. Le taux de fréquentation scolaire des élèves ayant des besoins spécifiques est similaire à celui des autres élèves, bien que quelques cas rares restent plus problématiques. La participation de tous les élèves aux activités communes est un « allant de soi ». Bien entendu, des pratiques de différenciation ont été observées et décrites par les personnes enseignantes pour faire face à la diversité, plutôt que des pratiques de modification (voir condition 6) qui pouvaient limiter la participation de tous aux activités et aux évaluations communes.

Toutefois, la composition des groupes en phase 3 où les élèves anciennement destinés aux classes spéciales sont présents à temps plein dans chacune des six classes ne va pas sans poser question à plusieurs enseignants et enseignantes ordinaires (n = 3). Ce n’est pas toujours une surreprésentation ressentie d’élèves plus faibles dans la classe qui pose question, mais plutôt la composition hétérogène de la classe ou même encore la présence d’un trop grand nombre d’élèves considérés comme « forts ». Le placement en classe ordinaire d’élèves auparavant « destinés » aux classes spéciales de 1er cycle amène ces personnes enseignantes à poser certaines limites au coenseignement inclusif (voir condition 2).

La qualité de l’enseignement

Sur le plan théorique, il n’y a pas d’unanimité sur la définition de ce qui caractérise un enseignement de qualité ni sur la façon adéquate de le mesurer (Endrizzi, 2014). Il est, en effet, difficile de se prononcer sur la qualité plus ou moins grande d’un enseignement donné, surtout dans un contexte où l’appropriation du coenseignement par le corps enseignant est graduelle (chaque année, les coenseignants et coenseignantes approfondissent son utilisation) et successive (chaque année, de nouvelles personnes enseignantes s’intègrent au dispositif). La qualité de l’enseignement résulterait d’une combinaison de facteurs relevant de trois niveaux interdépendants : 1) le niveau de l’établissement (p. ex. élaboration et mise en oeuvre des politiques institutionnelles); 2) le niveau des enseignements (p. ex. conception des cours, gestion de classe, choix des modalités pédagogiques); 3) le niveau des individus (p. ex. formations du personnel enseignant, accompagnement, etc.) (Endrizzi, 2014). La question des enseignements (p. ex. conception des cours, gestion de classe, choix des modalités pédagogiques) sera traitée dans la condition suivante.

En ce qui concerne l’école, les choix effectués en faveur d’une école plus inclusive dans le cadre d’un coenseignement intensif s’appuient ainsi sur deux pratiques considérées comme plus efficaces pour scolariser les élèves ayant des besoins spécifiques selon la littérature scientifique (voir Tremblay, 2012; Tremblay et Toullec-Théry, 2020). Ce coenseignement inclusif et intensif poursuivrait également de facto une finalité d’amélioration de la qualité de l’enseignement. Les entretiens des enseignants et des enseignantes correspondent également globalement à la littérature scientifique portant sur les bénéfices perçus du coenseignement (plus de soutien, plus de variété, une meilleure planification, la non-stigmatisation, etc.) (Scruggs et al., 2007). Le coenseignement est clairement perçu comme améliorant la qualité de l’enseignement offert à tous les élèves. Il est décrit, par les personnes participantes, comme étant plus efficace et plus équitable.

Pour ce qui est des individus, bien que la majorité du personnel enseignant soit légalement qualifié en adaptation scolaire ou dans une spécialité du secondaire, cette année deux enseignantes n’ont pas de qualifications pédagogiques (p. ex. une technicienne en éducation spécialisée et une technicienne en documentation coenseignent en français avec des personnes enseignantes d’expérience), et certaines personnes enseignantes coenseignent parfois dans une matière pour laquelle elles n’ont pas été formées (p. ex. un enseignant de français ou d’éducation physique a déjà coenseigné en mathématiques). Il est à noter que le contexte d’éloignement géographique et pandémique affecte significativement la pénurie d’enseignants et d’enseignantes dans cette école. Enfin, en ce qui concerne le développement professionnel en cours d’emploi, il semblerait que le coenseignement ait un effet sur celui-ci (voir condition 10). Dans cet ordre d’idées, la formation de binômes composés d’un coenseignant ou une coenseignante d’expérience et d’une enseignante ou un enseignant moins expérimentés, qualifiés ou non, favorise hors de tout doute l’insertion professionnelle.

L’accessibilité et la différenciation pédagogique

L’enseignement, comme le coenseignement, concerne tant les enseignements proprement dits que la planification et l’évaluation (p. ex. conception des cours, gestion de classe, choix des modalités pédagogiques et d’évaluation, etc.). Les préoccupations sur l’accessibilité et la différenciation transcendent ces trois moments, bien que l’évolution soit moins linéaire, en allant de pas en avant à des retours en arrière.

Concernant la coplanification, lors de la conception des horaires des coenseignants et coenseignates, une période de coplanification est fixée à chaque cycle de neuf jours. Certains membres du personnel enseignant planifient et corrigent durant cette période, et une place importante est accordée aux échanges et discussions informelles. La grandeur de l’école donne la possibilité aux personnes enseignantes d’avoir leur propre local de classe, en plus des petits locaux d’enseignement et d’une salle du personnel favorisant la collaboration. Cette période de coplanification a été mise en place à la suite des demandes du personnel enseignant en phases 1 et 2. Cette coplanification leur permet soit : 1) de se partager une activité existante; 2) d’adapter une activité existante; 3) de créer une activité nouvelle.

Concernant l’enseignement, les observations et rencontres d’accompagnement montrent une tension entre des pratiques plus traditionnelles qui, bien que montrant des signes de persistance, sont bonifiées par des pratiques plus innovantes (ce qui n’a jamais été fait avant), différentes (une pratique connue, mais jamais ou peu appliquée) ou différenciées (une pratique planifiée traditionnelle, innovante ou différente qui met les élèves en activité sans que tous fassent la même chose au même moment). Plus que la simple présence en classe d’une deuxième personne enseignante, le coenseignement permet ainsi de modifier l’enseignement donné traditionnellement, bien que cela n’a pas été observé systématiquement.

Concernant les évaluations, on observe que celles-ci ont peu changé en termes de contenus et de niveau attendu, mais que l’environnement est devenu plus favorable à la prise en compte des aménagements et adaptations pédagogiques. D’une part, les enseignants et les enseignantes disent utiliser les outils d’évaluation traditionnels (tests, contrôles, etc.) quand ils sont ou étaient seuls en classe. Il s’agit, pour ces derniers, d’un indicateur, d’un point de référence pour évaluer la plus-value du coenseignement. D’autre part, bien qu’il semble à priori plus facile d’accorder les adaptations et modifications pédagogiques dans un contexte de coenseignement, certaines limites apparaissent dans une optique inclusive étant donné la diversité des élèves et leurs caractéristiques individuelles. Dans cet ordre d’idées, la mise en place de mesures universelles permet plus de flexibilité en abordant le défi d’un autre angle. À titre d’exemple, l’ajout de temps supplémentaire est maintenant commun en accordant à priori un tiers de temps de plus à tous les élèves pendant les cours (p. ex. prévoir 60 minutes au lieu de 75 minutes laisse 15 minutes de temps supplémentaire en cas de besoin sur le temps de classe), et en acceptant que des élèves prennent plus de temps pour terminer et remettre certains travaux en dehors de la classe. À l’inverse, l’usage de la modification pédagogique ou évaluative est de moins en moins retenu : lourdeur du processus, identification des élèves en modification, compétences variables chez le personnel enseignant, désengagement des élèves et des personnes enseignantes, etc.

Le soutien aux élèves

Au début de la phase 1, le soutien était soit accordé à l’extérieur de la classe (co-intervention externe) par les enseignants et enseignantes-ressources ou encore dans des formules de coenseignement, mais essentiellement pour les personnes enseignantes volontaires, et ce, à tous les niveaux scolaires. Cette dispersion de l’intervention a mené à la réflexion d’intensifier le dispositif de coenseignement, de le limiter à la 1re et 2e secondaire et enfin, de le réserver aux matières de base (français et mathématiques), c’est-à-dire les matières ayant le plus d’influence sur la réussite des élèves. La phase 2 a permis d’offrir un soutien important en classe tout en modifiant l’enseignement qui était offert, mais à une seule classe par niveau (1re et 2e secondaire). Il était également possible de prendre à part à certains moments stratégiques certains élèves (pour une évaluation, un renseignement, etc.). En phase 3, le personnel enseignant souligne la facilité d’apporter un soutien aux élèves en difficulté, dans le cadre des enseignements. Comme le coenseignement est total, c.-à-d. à 100 % pour chacune des matières de base (français et mathématiques, puis anglais) et que les trois classes sont mieux équilibrées, les multiples pertes de temps sont diminuées et il devient plus réaliste d’offrir de l’aide aux élèves. L’orthopédagogue est ajouté spécifiquement pour le soutien en classe et les suivis auprès du personnel enseignant, des parents et de la direction.

La collaboration entre professionnels et professionnelles

Ce projet est centré autour d’un coenseignement total au 1er cycle en français, mathématiques puis en anglais. Il s’agit de la pierre angulaire du présent projet. On observe une évolution du coenseignement qui passe d’un coenseignement dispersé (phase 1), pour ensuite s’orienter vers un coenseignement stratégique et intensif (phase 2), puis vers un coenseignement intensif, inclusif et total (phase 3), qui s’appuie sur une évaluation critique menant non pas à un retour en arrière, mais plutôt à faire de nouveaux pas en avant.

En phase 1, bien que les personnes enseignantes soient satisfaites de cette formule de coenseignement, certaines souhaitent l’intensifier, c’est-à-dire pouvoir coenseigner à temps plein, dans une matière, pour un groupe-classe, avec le ou la même collègue. Le groupe de discussion réalisé en fin d’année scolaire a montré que le coenseignement restait trop dispersé dans le temps, fragmenté. Le deuxième enseignant ou la deuxième enseignante y trouvait moins sa place; la classe restait celle du ou de la titulaire. Ainsi, un manque d’égalité a été souligné et observé en classe. En phase 2, les personnes enseignantes participantes se montraient également satisfaites de cette formule, mais ici encore, elles souhaitent encore plus intensifier le coenseignement, c’est-à-dire pouvoir coenseigner à temps plein dans tous les groupes avec le ou la même collègue. Un des aspects négatifs perçus par la direction arrivée en 2019-2020 était la formation d'un groupe avec environ 25 % à 33 % des élèves ayant des besoins spécifiques, ce qui laissait les autres groupes sans ressource. Parallèlement, plusieurs élèves et membres du personnel enseignant ne pouvaient bénéficier des retombées positives du coenseignement. Ayant constaté les effets positifs directs et indirects du coenseignement, l'idée d’un coenseignement total a fait son chemin au sein de l’équipe. En phase 3, le coenseignement touche directement dix personnes enseignantes qui coenseignent par choix professionnel et personnel. La satisfaction des enseignants et des enseignantes est grande lors des entretiens, qui est confirmée par une adhésion année après année.

Les relations avec les parents et la communauté

La direction a mené les consultations auprès des parents d’élèves avant la mise en oeuvre de la phase 3. Elle a consulté les parents des élèves qui avaient fréquenté pendant une ou deux années le groupe qu’on prévoyait fermer. Puisque leur enfant allait se retrouver « au régulier » malgré leurs difficultés d’apprentissage, la direction voulait s’assurer qu’elle comprenait que leur enfant n’était pas en réussite scolaire parce qu’il retournait dans une classe ordinaire. Les rencontres avec les parents ont eu lieu durant l’été. Tous les parents ont été rencontrés avec leur enfant, selon les besoins et la disponibilité de chacun. Un consensus fort a été acquis parmi ces derniers. D’autres parents et élèves percevaient mal le placement en classe de cheminement particulier au secondaire après un primaire vécu en classe ordinaire. Il n’était pas question ici d’élèves handicapés avec de grands besoins d’ordre médical, mais d’élèves qui ont tous des difficultés d’apprentissage marquées avec un retard cumulé. Enfin, aucun parent n’a jamais critiqué ni même remis en question cette réorganisation des services. « Je dirais plutôt que certains comprennent que tous les élèves y gagnent, autant les élèves performants et doués que ceux en difficulté. » (C20)

Le développement professionnel

Comme nous l’avons vu plus haut (conditions 5 et 6), il semblerait que les enseignantes et les enseignants se soient améliorés grâce au dispositif de coenseignement inclusif (p. ex. pratiques nouvelles, meilleure collaboration, etc.). Les entretiens réalisés au terme de trois années scolaires successives avec ceux et celles impliqués dans ce projet montrent que ceux-ci indiquent avoir appris de leurs collègues en travaillant conjointement avec eux. Différentes pratiques faisant partie du répertoire de chacun ont pu être utilisées en classe puis imitées par leurs collègues, ou encore elles ont pu les influencer. De plus, le coenseignement a permis d’expérimenter des activités nouvelles vues en formation, par exemple. Toutefois, au regard tant de la composition de la classe en phases 2 et 3 que de l’intensité du coenseignement (100 %), les coenseignants et les coenseignantes se retrouvaient devant des situations-problèmes particulières quant aux besoins des élèves, tout en étant plus aptes à les résoudre à deux. Ils devaient donc inventer des solutions nouvelles ou adaptées à cette réalité. La participation aux séances de coplanification et les entretiens ont montré des conflits sociocognitifs entre les personnes coenseignantes pour différentes questions qui ne pouvaient être résolues à partir du répertoire de pratiques de l’un ou de l’autre. Il semblerait que les situations créées par les besoins des élèves dans le cadre d’un coenseignement intensif restent dans la zone proximale de développement professionnel des enseignants et des enseignantes. En ce qui concerne la condition 4, les besoins des élèves ne doivent pas excéder les ressources et les compétences professionnelles du personnel enseignant.

Discussion

Ce cas d’école illustre, en somme, un processus inclusif s’appuyant d’abord sur les besoins des enseignants et des enseignantes, qui peuvent ensuite mieux intervenir auprès des élèves au sein même de la salle de classe. L’analyse montre que ce n’est pas la présence d’élèves ayant des besoins spécifiques qui a mené au coenseignement, mais bien le coenseignement (ou le souhait de le généraliser) qui a mené à favoriser encore plus la scolarisation d’élèves en grande difficulté en classe ordinaire. En somme, une logique s’est installée : « pour coenseigner, je dois inclure et pour inclure, je dois coenseigner ». Ce processus a mis de l’avant les avantages plutôt que les inconvénients de l’École inclusive, les solutions avant les problèmes. Il s’agit de donner des capacités nouvelles aux membres du personnel enseignant pour faire face aux besoins et aux difficultés des élèves. Une école inclusive qui adopte le point de vue des besoins partagés des personnes enseignantes.

Ces conditions sont remplies de manière variable et évolutive. Si on peut parler d’un cas exemplatif, on ne peut pas parler d’un cas parfait. Il s’agit d’une construction sociale s’appuyant sur une analyse réflexive de l’organisation scolaire et des pratiques. Toutefois, on perçoit un processus qui s’appuie sur certaines conditions (p. ex. collaboration) pour amorcer une transformation qui aura elle aussi des effets sur les mêmes conditions (p. ex. valeurs et attitudes). Si une école inclusive est une école qui se transforme, qui est en capacité de faire face positivement à la diversité des populations scolaires, il semblerait que le coenseignement inclusif permette, en partie parfois et graduellement, cette transformation de l’école et de la classe ordinaire. Si l’école inclusive est une école différente de l’école ordinaire, cela doit s’incarner en actes. Comme nous l’avons vu plus haut, il s’agit de dénormaliser cette école (AuCoin et Vienneau, 2010), de créer un nouvel ordinaire. L’École inclusive suppose un changement de paradigme (Clark et al., 1999; Plaisance et al., 2007; Tremblay, 2012). Un paradigme est – en épistémologie et dans les sciences humaines et sociales – une représentation du monde, une manière de voir les choses, un modèle cohérent du monde qui repose sur un fondement défini (matrice disciplinaire, modèle théorique, courant de pensée). À ce sujet, Vosniadou (2013) avance quatre conditions pour un changement de paradigme : 1) une insatisfaction par rapport à la conception existante; 2) une conception alternative clairement définie; 3) le caractère praticable de cette conception alternative; 4) le caractère fécond de cette conception alternative. Ainsi, on observe que cette école s’est appuyée fortement sur les trois premières conditions pour modifier ses pratiques tant pour les élèves en grande difficulté d’apprentissage que pour les élèves tout-venant. Toutefois, c’est la quatrième condition concernant le caractère fécond du coenseignement inclusif qui semble permettre une évolution permanente tant du dispositif en lui-même que des pratiques qui se développent en son sein.

On observe également à travers ces trois phases que le dispositif de coenseignement est devenu une nouvelle normalité pour tous les élèves et le personnel enseignant. Dès lors, l’analyse indique qu’après une phase d’implémentation, le dispositif s’oriente d’abord vers une institutionnalisation (pérennisation dans l’institution scolaire comme dispositif stable et concurrent aux classes spéciales), puis vers une systématisation (intégration complète du dispositif par l’institution et disparition des classes spéciales). Dans un contexte d’inflation de dispositifs scolaires destinés aux élèves ayant des besoins particuliers (Barrère, 2013), cet article illustre également comment un dispositif inclusif, tant sur la forme que sur le fond, peut venir transformer l’institution scolaire.

Toutefois, force est de constater qu’essentiellement les élèves ayant de grandes difficultés scolaires ont été intégrés aux classes ordinaires, mais cela ne concerne pas ou concerne très peu les élèves ayant des besoins plus importants. On ne peut parler d’inclusion totale, mais plutôt d’une inclusion encore limitée à certaines populations scolaires. Il faut également se questionner sur la capacité du coenseignement à faire face à ces nouveaux besoins. Des dispositifs complémentaires pourraient être envisagés (accompagnement individualisé dans certains cours, classe ressource, etc.) pour favoriser une plus grande présence, participation et performance (Armstrong, 2006) de ces élèves ayant des besoins spécifiques en classe ordinaire. Pour les élèves en grande difficulté, le coenseignement intensif et total n’est présent que pour les deux premières années du secondaire. Certains élèves restent avec des difficultés trop importantes pour envisager une scolarisation complète en classe ordinaire, au regard des caractéristiques du curriculum québécois. En effet, ce dernier constitue souvent un frein à la scolarisation de ces élèves en enseignement secondaire, ce qui empêche le développement d’une école réellement inclusive, bien que le changement vers le coenseignement sous-tende une avancée vers l'inclusion. Le CELA est actuellement en réflexion quant à un dispositif de soutien, pour la 3e et la 4e secondaire, centré autour d’une classe-ressource ou d’intervenants-ressources pour les élèves en difficulté qui seraient scolarisés avec leurs pairs pour la grande majorité du temps, mais iraient suivre des enseignements personnalisés et ciblés dans une ou deux matières (français, mathématique ou anglais) dans un endroit déterminé.

S’agissant d’une étude d’un seul cas, plusieurs limites peuvent, bien entendu, être émises. Une première limite concerne les expériences de coenseignement ne se passent pas toujours bien, surtout quant aux relations entre enseignants et enseignantes volontaires, mais peu ou pas compatibles. Dans le cas analysé, on a pu voir que quelques conflits plus importants entre coenseignants et coenseignantes ont conduit à la séparation des partenaires et à une reconfiguration des binômes en cours d’année. Heureusement, ces situations étaient plutôt rares et faciles à gérer. Une deuxième limite concerne le processus d’institutionnalisation du dispositif qui a pu être mené à terme dans le cas de cette école; processus qui s’arrête parfois à l’institutionnalisation dans d’autres écoles. En somme, si ce cas est exemplatif, il reste rare jusqu’à maintenant. Cette étude de cas, si elle ne peut indiquer la manière de faire commune et normative, permet toutefois de comprendre comment et pourquoi cette école a pu accomplir ce qu’elle a accompli, les avantages mutuels qu’elle a pu en tirer, et ainsi, en inspirer d’autres.