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Ce premier livre d’Isabelle Anatole-Gabriel est adapté de sa thèse de doctorat, intitulée Essai d'histoire intellectuelle et politique du patrimoine international 1945-1992 (Anatole-Gabriel 2013) et soutenue en 2013 à l’École des Hautes Études en Sciences Sociales (ÉHÉSS, à Paris), sous la direction du professeur Jacques Revel, qui signe d’ailleurs la préface — substantielle et pertinente — du présent ouvrage (pp. 11-16). Fort à propos, le préfacier note cette mutation récente dans la définition même du patrimoine, initialement compris comme étant « l’ensemble des biens privés susceptibles d’être transmis au sein d’un lignage » (p. 11), tandis que de nos jours, ce terme servirait plus largement « à qualifier une sorte de propriété collective » (p. 11) et couvrirait, ultimement, le patrimoine de l'humanité selon l'Unesco. Les exemples proposés par Jacques Revel pour désigner le patrimoine sont diversifiés et parfois intangibles : « (…) aujourd’hui, un paysage, une tradition, des ressources écologiques, ou même la planète, peuvent être pensés comme des réalités patrimoniales, à l’égal d’un monument, d’une collection ou d’un musée » (p. 11). 

Le titre même de ce livre peut rappeler celui d’un autre ouvrage paru en 2009 chez le même éditeur, La fabrique du patrimoine : De la cathédrale à la petite cuillère, de Nathalie Heinich (Maison des Sciences de l'Homme, collection : Ethnologie de la France), avec cette différence fondamentale résidant dans l’approche résolument sociologique de l’ouvrage antérieur, qui contraste avec l’interdisciplinarité constante de La fabrique du patrimoine de l'humanité. L'Unesco et la protection patrimoniale (1945-1992).

Sur le plan conceptuel, le présent ouvrage se centre d’abord sur ce que l’on pourrait appeler la construction sociale du patrimoine, c’est-à-dire de « l’étude des mécanismes de fabrication du patrimoine international par l'Unesco, entre sa création en 1945, à l’issue de la Seconde Guerre mondiale, et 1992, date de la fin de l’ordre géopolitique issu du conflit » (p. 24). Quatre études de cas de sites inscrits sur la Liste du patrimoine mondial de l'Unesco servent ensuite de démonstration et constitueront la structure de cette étude : le vieux quartier du Caire, en Égypte, mais aussi Teotihuacán (au Mexique), ou encore les îles de Ellis Island et Liberty Island (qui inclut entre autres le fameux site de la Statue de la Liberté, dans la baie située près de New York), et Angkor (lieu mythique du Cambodge).

En plus de sa formation universitaire en histoire, Isabelle Anatole-Gabriel possède une longue expérience à la rédaction de la revue multilingue Museum International, de l'Unesco ; en outre, elle effectue des recherches de pointe sur le patrimoine mondial et sur l’économie des paysages agriculturels.

Afin d’asseoir son argumentation très serrée et admirablement rigoureuse, Isabelle Anatole-Gabriel Vinson convoque une série de concepts pertinents qui feront la force de ses démonstrations subséquentes, et je n’en retiendrai que quelques-uns, et pas forcément les meilleurs ni les plus connus : d’abord, le processus de patrimonialisation « pour décrire ses objets et sa méthode (la fabrication, y compris narrative, du patrimoine), puis de l’invention des heritage studies pour circonscrire sa légitimité académique » (p. 25). Plus loin, d’autres concepts, procédés et champs d’études sont annoncés et exemplifiés : « les représentations, les temporalités et les régimes d’histoire, l’écriture et la narration du passé, les usages politiques et sociaux du passé » (p. 25). Ailleurs, il sera aussi question de « réappropriation identitaire » à partir de lieux historiques marquants (p. 141), ou encore de « découpages spatiaux, réels ou symboliques, de la ville », dans le cas spécifique du Caire historique (p. 176). 

Ouvrage dense et nuancé, La fabrique du patrimoine de l'humanité se subdivise en neuf chapitres substantiels, une conclusion générale et trois annexes. Les trois premiers chapitres revoient méticuleusement les fondements des politiques culturelles de l'Unesco (ce qui inclut le patrimoine naturel, urbain et culturel) et toujours, sous-jacente, cette préoccupation « de garantir une représentation équitable et équilibrée des diverses cultures et régions géographiques » (passage souligné par Isabelle Anatole-Gabriel Vinson, p. 91). Les quatre études de cas occupent les chapitres centraux et relient tous, selon des manières différentes, les processus de valorisation du patrimoine à la définition de l’identité collective.

Tout ce livre étoffé nous rappelle que le patrimoine bâti ne devrait pas se réduire uniquement à des édifices anciens dont on apprécierait l’âge avancé ou l’état de conservation ; mais que ces lieux historiques et ces espaces caractéristiques s’inscrivent aussi dans un récit national, ou du moins dans un récit collectif, que tous peuvent admirer et apprécier. On parle alors « de récit patrimonial articulé autour de lieux symboliques pour l’histoire nationale » (p. 140). Cependant, ce récit collectif doit être constitué, reconnu, accepté de tous puis enseigné car il ne s’impose pas de lui-même ; il exige un effort de questionnement de la part du visiteur et il n’émane pas spontanément des lieux patrimoniaux. Il faut dans chaque cas interpréter, contextualiser, relier les connaissances et sensibiliser les populations. Ce sont précisément ces dimensions narratives, politiques et symboliques, ajoutées aux qualités visuelles et patrimoniales, qui font la force des démonstrations proposées par Isabelle Anatole-Gabriel Vinson.

Les conclusions de ce livre exceptionnel sont nombreuses et sont réparties dans chaque partie et dans les pages finales ; retenons simplement la prise de conscience progressive de l’émergence — dès après la Deuxième Guerre mondiale — d’une nouvelle culture du patrimoine mondial centrée sur la fabrication patrimoniale internationale, où des décideurs sensibilisés revendiquaient de plus en plus le caractère universel des lieux patrimoniaux, au-delà d’une simple valeur commerciale et des dimensions architecturales, esthétiques, juridiques ou économiques, pour y ajouter des dimensions symboliques, identitaires et éthiques : « L’élan éthique au cœur du projet international a permis d’aller plus loin que la protection juridique du patrimoine et de relier celle-ci à l’humanité » (p. 382). 

Pour les chercheurs en sciences de l’éducation, en études environnementales et écocitoyennes, le principal intérêt de ce livre sur La fabrique du patrimoine de l'humanité réside dans les liens établis entre culture, environnement, (éco)citoyenneté et patrimonialisation, c’est-à-dire le processus de constitution du patrimoine. On comprend que l’environnement n’inclut pas que la nature, mais aussi le patrimoine bâti et le patrimoine intangible, que ceux-ci peuvent être parfois valorisés (ou sous-estimés) et quelquefois en péril. De plus l’attachement aux lieux et la valorisation du patrimoine ne sont pas automatiques ; il faut des politiques culturelles et des efforts soutenus pour mettre en valeur ces sites, naturels ou urbains. On voit également que la mise en valeur du patrimoine n’est pas forcément du marketing et ne se réduit pas à des stratégies touristiques pour attirer les visiteurs (dans certains cas de sur-fréquentation de certains lieux patrimoniaux comme Venise et Pompéi, c’est plutôt le contraire !). Si l’attachement aux lieux ne s’effectue pas automatiquement ni spontanément chez les populations, il est important que les chercheurs se penchent sur ce processus, comme l’avaient fait Daniel Grange et Dominique Poulot dans un livre méconnu, L'esprit des lieux : le patrimoine et la cité (1997). On peut ainsi comprendre comment certains citoyens s’attachent à la protection et à la préservation de leur environnement et de leur patrimoine tout entier, tout comme on le ferait pour valoriser un quartier historique ou un édifice ancien.

Si le concept d’écocitoyenneté n’est pas employé nommément, beaucoup des développements proposés ici rejoignent l’idée de citoyenneté écologique, d’appartenance et d’identité partagée, que ce soit dans des cadres migratoires autour du complexe de Ellis Island et Liberty Island ou autrement. Dans le cadre des quatre études de cas, on montre comment les populations locales ont pu « s’attacher » à des lieux chargés d’histoire qui contribuaient à les définir collectivement, à la fois dans le temps et l’espace, pour s’inscrire dans une sorte de continuité collective. Ces ingrédients et ces stratégies seront utiles pour les éducateurs qui doivent sans cesse valoriser des lieux autrement que pour leur beauté intrinsèque.

À maints endroits, La fabrique du patrimoine de l'humanité rappelle aussi la dimension politique, voire diplomatique des enjeux culturels et patrimoniaux, et souligne la part du symbolique contenue dans l’appréhension et la valorisation de ces lieux. Parmi de nombreuses dimensions culturelles, on parlera même au passage de certains films (de fiction, pas des documentaires) tournés durant les années 1960 dans des lieux patrimoniaux du Cambodge pour reconfirmer leur importance collective et leur ancrage réel dans la culture populaire d’un pays, dans ce cas pour utiliser « Angkor comme décor naturel et espace illustratif d’une trajectoire historique » (p. 350). 

En outre, ce livre rigoureux d’Isabelle Anatole-Gabriel montre éloquemment le grand degré d’approfondissement d’une thèse de doctorat comme il s’en fait encore en France durant notre décennie. Pour les thésards dans une multitude de domaines, la lecture de La fabrique du patrimoine de l'humanité montrera bien les possibilités d’approfondissement d’une recherche qui illustre éloquemment la réflexion interdisciplinaire, voire transdisciplinaire, avec des apports pertinents, parfois inespérés, mais toujours stimulants et cohérents, provenant de nombreuses disciplines. Non, le patrimoine n’est pas qu’une affaire de droit, d’ethnologie ou de muséologie. On apprécie également la capacité de dépasser de simples études de cas, ici élaborées avec précision, pour donner ultimement une étape supplémentaire de théorisation, qui se dégage nettement des observations et résultats obtenus. Nous allons bien au-delà de simples descriptions et de rappels de plusieurs éléments factuels pour atteindre une réflexion approfondie qui contribuera à renouveler un champ d’études encore trop peu exploré en créant une multitude de liens. Le style est vivant et très clair, l’écriture est fluide et précise, bien documentée, et les références bibliographiques abondent : on sent bien qu’Isabelle Anatole-Gabriel a longtemps été rédactrice en chef de la prestigieuse revue Museum International, de l'Unesco. Sur le plan éditorial, les coéditeurs ont réussi un ouvrage adéquatement illustré et sans aucune coquille. Toutefois, l’inclusion d’un index des concepts aurait été apprécié ; mais on n’oserait rien redemander à un ouvrage aussi substantiel. En raison de ses qualités nombreuses mais surtout de son caractère unique et innovateur, au croisement de plusieurs disciplines, on recommanderait l’acquisition de La fabrique du patrimoine de l'humanité par les bibliothèques universitaires.