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Fascinante à étudier, la francophonie canadienne fait l’objet de plusieurs recherches puisqu’elle sous-tend de nombreux enjeux politiques, économiques, éducationnels et culturels. Un champ d’étude semble toutefois peu exploité par les chercheurs en sciences sociales : l’émergence du tourisme dans les communautés francophones du Canada. Des sites touristiques dont le thème central est la culture amérindienne ou acadienne ont fait l’objet de quelques travaux importants, mais il reste à faire l’étude du tourisme en tant que mode de représentation identitaire et comme moyen de valorisation de l’héritage culturel francophone dans l’Ouest canadien.

L’intérêt que je porte à l’Ouest francophone découle en partie de ma participation, en 1998 et en 1999, à une enquête ethnographique dirigée par le Centre d’études sur le Canada français et la francophonie (CECFF) de l’Université de Regina. Le travail de terrain que j’ai alors effectué dans différentes communautés m’a ouvert à la réalité des francophones de la Saskatchewan et m’a amenée à explorer un de ses aspects, le développement touristique. Généralement méconnus, les Fransaskois forment un groupe minoritaire qui manque de visibilité sur le plan touristique provincial et national. Ils cherchent cependant à changer cette situation et à se positionner dans le marché puisqu’ils considèrent le tourisme comme un secteur économique important qu’ils ont intérêt à développer. Dans cette perspective, les Fransaskois commencent à envisager leur patrimoine culturel comme un attrait touristique et tentent d’élaborer des stratégies pour attirer des touristes dans leurs communautés. Cette entreprise demande une participation de la population, qui est amenée à se questionner sur son identité et à choisir l’image qu’elle veut donner d’elle-même.

Dans son ouvrage, La voie des Cadiens, Sara Le Menestrel explique que le tourisme peut être un « élément déterminant pour valoriser le groupe, lui rendre sa dignité et susciter sa fierté » (Le Menestrel 1999a : 270). Elle montre aussi que le tourisme en Louisiane a contribué à renverser l’image négative des Cadiens et à revaloriser la langue française. Le tourisme pourrait-il avoir une telle influence, voire même un pouvoir de changement dans les communautés fransaskoises ? À la lecture des résultats de recherche de l’ethnologue française, on comprend que le regard des touristes agit comme une force de différenciation culturelle, comme une forme de reconnaissance de la distinction. Ceci entraîne généralement une prise de conscience de l’altérité et pousse un groupe culturel à créer des lieux ou des événements investis d’un rôle identitaire, tels que musées, centres d’interprétation, centres culturels ou festivals.

Comme Sara Le Menestrel, je cherche à comprendre le sens de certaines pratiques sociales et culturelles qui émergent ou qui évoluent dans un contexte minoritaire. Je m’intéresse particulièrement aux représentations identitaires des Fransaskois en relation avec le tourisme, donc à la présentation de soi aux touristes. Pour mieux comprendre les mécanismes du développement touristique autour de la « culture francophone » en Saskatchewan et le processus de construction identitaire que cela suppose, j’ai parcouru plus de 2 500 kilomètres entre le nord et le sud de la province, visitant 11 villes ou villages que j’avais ciblés pour leurs efforts de développement touristique. Aussi, il importe de connaître la perception qu’ont les Fransaskois du tourisme dans leur communauté. J’ai donc réalisé des entrevues avec des personnes investies directement ou indirectement dans le développement touristique des communautés fransaskoises. J’ai également observé des lieux de présentation de soi tels que les musées locaux, centres communautaires, commerces, restaurants, gîtes et résidences privées. Cette note de recherche rendra compte à la fois de mes premières observations sur le terrain et des cadres conceptuels dans lesquels s’inscrivent les études déjà réalisées en sciences sociales sur le tourisme et la culture.

Sur le terrain fransaskois

Si les Acadiens se servent du tourisme comme outil de développement économique et de mise en valeur de la culture depuis le début du XXe siècle[1], il en va autrement des communautés francophones de l’Ouest canadien. Il faut reconnaître qu’une province comme la Saskatchewan attire moins de touristes que les Maritimes par exemple, en partie à cause de sa situation géographique. Par ailleurs, la diversité des origines de peuplement francophone empêche les Fransaskois de se définir comme un groupe uni et homogène tel que peuvent se représenter les Acadiens. La dispersion géographique est aussi un facteur qui rend difficile la cohésion du groupe. De surcroît, la Saskatchewan est durement frappée par les effets de l’assimilation et compte peu de francophones[2]. Malgré tout, il existe un nombre impressionnant de regroupements, d’associations et d’institutions vouées à la promotion du fait français dans cette province des Prairies[3].

Depuis 1999, les Fransaskois font partie du Corridor touristique francophone de l’Ouest (CTFO), un circuit qui fait la promotion des communautés francophones de l’Ouest canadien et de leurs entreprises touristiques[4]. Dans le site Web du CTFO, on peut lire que les francophones se trouvent

[…] dans des communautés pittoresques qui offrent des produits, des attraits et des services touristiques sans pareil pour vous faire vivre une expérience unique et différente. Du Manitoba jusqu’en Colombie-Britannique, le corridor de l’Ouest sillonne plus d’une centaine de communautés francophones prêtes à vous accueillir à bras ouverts et vous faire connaître leur coin de pays.

www.lecorridor.ca

Quelle « expérience unique et différente » le touriste peut-il vivre en Saskatchewan francophone ? Quels en sont les « attraits sans pareil » ? La population locale cherche-t-elle à développer des produits et des services caractéristiques des Fransaskois ? Il s’agit là d’une intéressante piste de recherche que j’ai commencé à explorer.

Parmi les villages promus par le CTFO se trouve Gravelbourg, qualifiée à la fois de « bijou culturel » et de « berceau de la francophonie en Saskatchewan » (Conseil de coopération de la Saskatchewan 2004 : 12). Cette ville est située au sud-ouest de la province et compte 1 200 habitants, dont 500 se déclarent francophones. Gravelbourg se démarque des autres communautés fransaskoises par ses édifices, entre autres, qui reflètent la présence d’institutions à vocation religieuse et éducative. Gravelbourg possède la seule école secondaire privée francophone dans l’Ouest canadien, le Collège Mathieu, fondé en 1918. On y trouve aussi ce que les gens de la communauté appellent le complexe religieux, soit une co-cathédrale, l’évêché et le couvent Jésus-Marie, classés monuments historiques. D’autres édifices font la fierté des habitants de Gravelbourg, parmi lesquels l’hôtel de ville, qui est situé dans l’ancien palais de justice de style colonial, la pharmacie en fonction depuis 1908, l’ancien bureau de poste et le théâtre, construit en 1948, qui a été rénové en 1999 pour devenir un cinéma. Le monastère du Précieux sang est aujourd’hui un gîte touristique, la gare est devenue une résidence privée après avoir servi d’hôtel de ville, le couvent est transformé en école primaire et abrite la bibliothèque ainsi que le collège communautaire. Finalement, le Centre culturel Maillard regroupe sous son toit l’Association communautaire fransaskoise de Gravelbourg (ACFG), l’agence régionale de l’Assemblée communautaire fransaskoise (ACF), la radio communautaire et le local de la troupe de danse traditionnelle, « Les danseurs de la rivière la Vieille ».

Les différentes actions posées par les Gravelbourgeois portent fruit puisque Gravelbourg est la communauté francophone en milieu rural qui reçoit le plus de touristes annuellement. Au début des années 1990, la ville de Gravelbourg engage une agente de développement économique qui considère le tourisme comme un bon moyen de diversifier l’économie locale. Elle prend alors contact avec Groupe Voyages Québec, une agence qui offre un circuit en autocar dans l’Ouest canadien. Elle assure aux organisateurs québécois que les passagers de l’autocar seront chaleureusement accueillis, qu’ils pourront déguster un bon repas fait maison et qu’ils auront des activités pour la journée. Elle demande alors la collaboration des habitants de Gravelbourg pour la préparation du repas, pour l’animation dans la salle à manger, pour accompagner le groupe à la ferme et au musée local et annonce la venue de clients potentiels aux commerçants de la rue principale. Les guides accompagnateurs à bord des autobus du Québec se rendent à Gravelbourg et sont agréablement surpris. Les gens sont là, le repas est prêt et la salle de réception du Centre culturel est assez grande pour tout le monde. Une entente est alors conclue. Depuis bientôt quinze ans, pendant la saison estivale, Gravelbourg reçoit toujours une demi-douzaine d’autobus qui comptent une cinquantaine de voyageurs québécois se dirigeant vers la Colombie-Britannique.

Lorsqu’il arrive en Saskatchewan, le groupe s’arrête à Regina, près de l’autoroute transcanadienne qui mène les touristes vers les Rocheuses de l’Alberta, puis Vancouver. Gravelbourg a un très net avantage sur les autres villages francophones de la Saskatchewan : il est situé à proximité de la capitale. En effet, il est possible de quitter Regina le matin pour dîner à Gravelbourg et être de retour le soir pour dormir à l’hôtel. Je suis arrivée à Gravelbourg à la fin du mois de juillet 2002. J’avais organisé mon séjour dans cette ville en fonction de l’arrivée d’un autobus. Contrairement aux groupes de Québécois, j’ai passé quelques nuits dans l’ancien couvent aujourd’hui nommé Place Héritage. J’avais peu de temps pour visiter Gravelbourg et je voulais savoir ce qui était montré aux touristes et quel discours était véhiculé par les gens de la ville. J’ai alors demandé à la directrice des activités communautaires s’il était possible de partager le repas avec le groupe de touristes et de faire la visite de la ville avec eux. J’ai aussi rencontré trois bénévoles de Gravelbourg qui accueillent les visiteurs, dont le maire de la ville. Après un entretien d’une heure et demie avec eux, les visiteurs sont arrivés au Centre culturel Maillard.

À l’entrée, les bénévoles souhaitent la bienvenue à chacun des passagers de l’autocar et leur tendent la main en souriant. Je me suis assise à une des dix tables rondes où se mélangent des gens dont le seul point commun, de prime abord, est la retraite et le voyage organisé. Je me suis alors présentée et je leur ai posé plusieurs questions tout au long du repas. La majorité des gens assis à ma table ne savaient pas qu’il existe des communautés francophones en Saskatchewan et ils ont été surpris de l’accueil en français. Ils sont bien contents de pouvoir s’exprimer dans leur langue et de pouvoir échanger avec les gens. Gravelbourg est également le premier et le dernier village en milieu rural du circuit qu’ils empruntent. À Gravelbourg, le temps est compté : arrivée à 11h45, dîner à midi, départ pour la ferme de M. Pinsonneault à 13h30, visite de la cathédrale à 14h30, visite du musée à 15h30, promenade sur la rue principale, puis départ pour Regina à 16h30. Cette promenade n’aura pas lieu puisqu’on a passé trop de temps à la ferme ; il faut être de retour à Regina pour le souper.

J’ai demandé au guide si les Québécois qu’il accompagne dans l’Ouest appréciaient leur halte à Gravelbourg. Il m’a alors déclaré que, depuis les dix années qu’il fait le voyage plusieurs fois pendant l’été, « il y a deux incontournables, deux moments forts : Gravelbourg et les Rocheuses ! » (25 juillet 2002). L’accueil dans sa langue et la découverte de « cousins francophones » seraient les aspects les plus appréciés du voyage.

L’image de Gravelbourg

En sortant de Regina, sur la transcanadienne, on peut voir une grande affiche publicitaire qui nous invite à Gravelbourg pour « un avant-goût d’Europe ». En effet, un des agents de développement pour qui la revitalisation de la rue principale était une priorité avait fait valoir l’importance pour Gravelbourg de se donner un thème. Ainsi, avec l’initiative de la chambre de commerce et la collaboration de la ville, une partie du trottoir en béton a été remplacé par des interblocs pavés et des lampadaires ont été installés « pour essayer de recréer l’atmosphère qu’on trouve en Europe », selon le maire Henri Lepage (Centre culturel Maillard, 25 juillet 2002). On peut aussi remarquer les enseignes des commerçants en fer forgé. A Touch of Europe est un thème qui s’appuie à la fois sur l’architecture et sur les diverses origines de peuplement de la région. Louis Stringer, un bénévole rencontré, explique que « le thème L’avant-goût d’Europe, c’était pour mettre en valeur l’aspect francophone. En même temps, c’était censé essayer de réunir toutes les minorités parce qu’on est dans un contexte minoritaire et puis on voulait que ce soit un thème inclusif plutôt qu’exclusif » (Gravelbourg, 25 juillet 2002). À ce commentaire, Henri Lepage ajoute

On a trouvé ça assez difficile de faire réaliser aux gens de Gravelbourg, surtout les Francophones, que c’est ça le cachet, c’est pour ça que les touristes viennent. Il y en a qui disent que choisir un thème comme l’avant-goût d’Europe et de laisser un Allemand décorer à l’allemande, ça a mis un peu d’eau dans le vin du fait francophone, mais c’est vrai que ça devient inclusif.

Gravelbourg, 25 juillet 2002

Avant les projets de mise en valeur, plusieurs ne voyaient pas ce qu’il y avait à montrer chez eux. Selon monsieur Lepage, la cathédrale a toujours été un élément de fierté sur lequel on a misé, mais il fallait voir plus grand et développer autre chose. Lors d’un colloque économique à Gravelbourg au printemps 2002, les gens de Gravelbourg ont pu assister à un atelier sur la « Diversification des produits touristiques locaux » animé par Claude-Jean Harel. Cet entrepreneur francophone a fondé Great Excursions, une société qui organise des voyages culturels, éducatifs ou d’aventure en Saskatchewan. C’est à titre d’expert conseil qu’il est venu encourager la communauté à exploiter les ressources déjà existantes dans la région et de miser sur son patrimoine.

Moi j’invite les gens à identifier une histoire, à créer un thème central, quelque chose qui capitalise vraiment sur les particularités de la région. On fait l’inventaire des ressources et puis on finit avec une histoire. Ce n’est pas nécessaire de penser en terme d’infrastructures, il faut plutôt regarder à l’intérieur ce qu’on possède et utiliser ces ressources. Même les maisons ou la famille, parce que c’est la rencontre que les touristes recherchent de plus en plus. Je dis aux gens de se créer un réseau de familles d’accueil pour accueillir peut-être un autobus de touristes, leur faire vivre une expérience authentique chez eux, de leur montrer comment ils vivent, ce qu’ils mangent, de mettre en scène des expériences qu’on a chez nous.

Regina, 12 juillet 2002

Pourtant, en ce qui concerne le thème que Gravelbourg s’est donné, monsieur Harel est plutôt critique et dénonce l’utilisation « inappropriée » de clichés.

Ce thème a été concocté par des gens qui ne comprennent pas l’industrie touristique. Je trouve que c’est dommage qu’on investisse tant d’argent dans quelque chose comme ça qui n’a pas de fondement d’authenticité, je veux dire même pas un soupçon d’authenticité. On se fonde sur une architecture qui est un peu différente des autres communautés, c’est vrai, mais elle n’est pas européenne dans le sens classique. Vendre des capuccinos sur la rue principale, c’est pas ça une expérience authentique de Gravelbourg à mon avis.

Regina, 12 juillet 2002

Claude-Jean Harel peut faire deux heures de route pour amener des touristes manger dans une salle paroissiale pour un repas préparé par la communauté. « Les gens veulent de l’authenticité et tout ce que je fais est axé sur le développement d’expériences touristiques authentiques », dit-il. Pour juger de l’authenticité, Claude-Jean Harel considère qu’un objet ou une pratique doit avoir des fondements historiques pour être « vrais ».

Si c’est quelque chose qui fait partie de leur patrimoine, qu’ils ont déjà cuisiné, mais qu’ils ne font plus souvent, je trouve ça acceptable. S’ils veulent retourner à leurs sources pour recréer un petit plat en particulier, ça me va. On joue tous des rôles dans la vie d’une certaine façon, on essaie d’évoluer et d’avoir du succès dans ce qu’on fait, mais il faut un fondement d’authenticité. Si le fondement n’est pas solide, ça mine tout à mon avis. La tourtière, c’est assez ! Qu’est-ce que les pionniers mangeaient ? Qu’il y ait un peu de vérité dans ça, il faut que ça reflète qui on est.

Regina, 12 juillet 2002

Plusieurs personnes rencontrées pendant mon séjour en Saskatchewan partagent le point de vue de Claude-Jean Harel. Cette question d’authenticité est depuis longtemps au coeur des discussions sur le tourisme et la culture en sciences sociales.

Le tourisme et les sciences sociales

Au début des années 1960, le tourisme n’est pas considéré comme un domaine d’étude en sciences sociales. En effet, la démocratisation du voyage que connaît alors l’Occident est plutôt du ressort des économistes, qui considèrent le tourisme comme un facteur de développement économique majeur, particulièrement adapté à la situation des pays du tiers-monde (Picard 1992 : 108). En 1961, l’historien Daniel Boorstin publie un ouvrage dans lequel il qualifie le tourisme d’activité frivole, recherchée par des individus passifs qui se contentent d’expériences superficielles et se soucient peu de l’authenticité des produits qu’ils consomment (1961 : 85). L’image du tourisme qu’il projette alors est très négative et alarme les anthropologues américains, les premiers à se préoccuper des effets du tourisme sur la culture locale des peuples qu’ils étudient. Partout où ils vont, les anthropologues rencontrent des touristes et s’inquiètent des « dommages » causés par l’exploitation commerciale de la culture dans une perspective touristique. Plusieurs font valoir la pertinence d’analyser scientifiquement le phénomène touristique en pleine expansion et mènent des recherches sur le terrain. Parmi eux, Theron Nuñez, anthropologue d’origine mexicaine, s’intéresse au contact entre les habitants d’un village mexicain et les citadins qui se rendent en milieu rural le temps d’une fin de semaine. L’auteur rapporte que le tourisme engendre des changements rapides et parfois dramatiques sur les plans de l’identité et du système des valeurs. Ses observations l’amènent à conclure que l’organisation sociopolitique du village s’est vue bouleversée. Des activités économiques traditionnelles se sont aussi modifiées, s’adaptant à la nouvelle réalité touristique ; des pêcheurs, par exemple, se servent désormais de leur bateau pour promener les touristes plutôt que pour la pêche. Nuñez compare le tourisme à une conquête du territoire et parle en termes d’acculturation (1963 : 348).

Dans le même ordre d’idées, Davydd Greenwood est de ceux pour qui les effets du tourisme sont dévastateurs. Il soutient que la culture est nécessairement altérée, voire détruite, lorsqu’elle est destinée à divertir les touristes. Il s’appuie sur des observations faites dans un village basque où se tient chaque année un grand festival à caractère historique et identitaire, l’Alarde. Depuis que les touristes sont arrivés en masse pour assister au festival, l’événement est maintenant centré sur les touristes et a été modifié pour plaire aux spectateurs venus de l’extérieur. L’auteur affirme que la commercialisation de la culture engendre nécessairement la perte du sens et il déplore le manque d’authenticité des pratiques et des rituels. On peut croire que Greenwood n’aurait pas apprécié les efforts de Louis Stringer pour divertir les touristes québécois de passage à Gravelbourg. En effet, monsieur Stringer est monté dans l’autobus pour animer le groupe et raconter des anecdotes sur le village. Il portait un veston et un chapeau de style western, des bottes de cow-boy et un « bolo » en guise de cravate. En fait, Louis Stringer est avocat à la mairie de Gravelbourg et n’a jamais vécu sur une ferme ou élevé de bétail. Pour les Québécois, il fait un spécial : « [l]es gens veulent des cow-boys, on leur donne du cow-boy », me dit-il (Gravelbourg, 25 juillet 2002). Pourtant, il ne cache pas aux Québécois qu’il est avocat, et en fait même des blagues dans l’autobus. Tous les visiteurs savent donc que monsieur Stringer est « costumé » pour l’occasion, d’autant plus qu’il est le seul à être ainsi vêtu. Dans le village et à la ferme de M. Pinsonneault où se rendent les touristes, les hommes portent une casquette, des jeans et une chemise. Ils portent aussi des bottes de travailleur ou des souliers de sport.

Ce même exemple aurait certainement retenu l’attention de Dean MacCannell qui, au début des années 1970, regarde le tourisme sous un nouvel angle, celui de la mise en scène. MacCannell suggère d’abord que le voyage endosse certaines fonctions sociales que la religion n’assume plus dans les sociétés modernes. Il croit que l’absence d’authenticité et de profondeur dans la vie quotidienne des Occidentaux amène justement les touristes à voyager ; en quête de sacré, ils cherchent à vivre une expérience authentique qu’ils ne croient guère possible chez eux. MacCannell écrit d’ailleurs que « pour les modernes, la réalité et l’authenticité sont considérées comme étant ailleurs : dans d’autres périodes historiques, dans d’autres cultures, dans des styles de vie plus purs et simples » (1973 : 3).

MacCannell explique que plusieurs touristes cherchent à se rapprocher de la population locale, à établir un contact privilégié avec elle dans le but de vivre une expérience enrichissante et authentique. Ces touristes veulent voir comment la vie de ceux qu’ils visitent est véritablement vécue. Or l’auteur estime que l’authenticité recherchée est rarement accessible aux touristes puisque la culture est toujours mise en scène. Le modèle d’analyse qu’adopte MacCannell est celui de Goffman qu’il applique au tourisme. D’après MacCannell, les espaces que partagent les touristes et leurs hôtes constituent la scène — la réception d’un hôtel ou la salle à manger, par exemple. Les coulisses sont les espaces inaccessibles aux touristes, comme la cuisine ou la buanderie.

MacCannell remarque que, lorsque les coulisses sont ouvertes aux touristes, elles sont aussi mises en scène : tel un enfant qui visite une caserne de pompiers lors d’une excursion pédagogique, les touristes sont invités à pénétrer dans des lieux qui leur sont inaccessibles en dehors d’une visite guidée. Ces nouveaux espaces ouverts semblent authentiques : ils permettent aux touristes de voir des détails de l’intérieur, ce qui leur donne l’impression de découvrir quelque chose de « vrai ». Cependant, MacCannell soutient que ce qui leur est présenté est d’abord sélectionné et préparé en fonction de leur venue (1973 : 595). D’après MacCannell, le touriste n’a finalement jamais accès aux coulisses — donc à l’authenticité — même s’il réussit parfois à y jeter un regard. L’auteur reconnaît qu’on peut difficilement mesurer le degré d’authenticité d’une expérience touristique mais, d’après l’anthropologue, cette expérience est toujours une mystification, alors qu’elle se présente comme la révélation de la vérité. Le touriste en quête d’authenticité est donc souvent déçu, insatisfait devant la mise en scène qui s’offre à lui.

La construction identitaire

Dans leur analyse du tourisme, certains anthropologues ont cherché à comprendre comment les populations d’accueil se sont servi du tourisme comme moyen symbolique d’exprimer et de maintenir leur identité culturelle (Lett 1989 : 277). Cette approche « s’attache aux dimensions culturelles du tourisme et n’envisage pas celui-ci seulement comme un instrument de destruction mais comme un facteur potentiel de création » (Ramos 1999 : 289). Davydd Greenwood, qui s’élevait contre le tourisme à la fin des années 1970, reconnaît plus tard que

[l]e tourisme apporte parfois des réponses créatives aux cultures locales et influence positivement la trajectoire du développement culturel. L’intérêt que les touristes portent à la culture locale, à l’histoire et aux artefacts, peut — sous certaines conditions — engendrer une réponse locale positive.

1989 : 185 ; cité et traduit par Ramos 1999 : 289

Cette nouvelle perspective caractérise les travaux des années 1990, dont la thèse de Barbara Le Blanc qui porte sur la relation dynamique entre un site historique et la construction identitaire d’une communauté culturelle. Le site sur lequel a porté son étude est celui de Grand-Pré en Nouvelle-Écosse, qui attire bon nombre de touristes. Les résultats de sa recherche montrent que l’intérêt des touristes pour l’histoire des Acadiens et leur déportation agit comme une forme de reconnaissance d’un passé distinct. Le regard de l’Autre a engendré une prise de conscience de l’altérité et de la spécificité auprès des membres de la communauté (1994 : 42). Sara Le Menestrel aborde aussi la question du regard extérieur et écrit que « l’Autre, qu’il soit touriste ou anthropologue, agit comme un révélateur ou vient confirmer la valeur de la culture locale. Dans les deux cas, il renforce le sentiment d’appartenance de la communauté » (1999b : 410). Les auteures estiment donc que ce qui est présenté aux touristes n’est pas seulement destiné à l’Autre, mais revêt également un sens aux yeux du groupe.

Sara Le Menestrel a mené une étude doctorale sur le tourisme et l’identité des Franco-louisianais. Elle cherchait à comprendre la façon dont le tourisme intervient dans la construction identitaire. L’auteure précise que

[d]eux conceptions de la culture entrent en jeu dans [son] questionnement : celle de la culture comme capital à exploiter, qui procure un profit matériel valorisé par la société américaine ; celle de la culture comme patrimoine à préserver, qui les incite à mettre à profit le contexte touristique actuel afin de se réapproprier leur héritage collectif et de valoriser leur mémoire.

Le Menestrel, 1999a : 13

Son étude montre que ces deux conceptions coexistent et qu’elles font nécessairement partie de l’analyse de l’identité d’une minorité culturelle dans son interaction avec le tourisme.

Tout en s’éloignant de l’approche des anthropologues américains des années 1970-1980, Sara Le Menestrel ne peut éviter d’aborder les questions concernant l’authenticité et la commercialisation de la culture qui préoccupent tant ses prédécesseurs. En effet, plus de vingt ans après la publication des premiers travaux de MacCannell, la question de l’authenticité reste incontournable. Erik Cohen, professeur de sociologie, soutient que la notion d’authenticité est une des principales problématiques de l’étude du tourisme en sciences sociales et qu’elle n’a pourtant jamais été définie. Cohen suggère que l’authenticité est une notion reliée à la rigueur professionnelle et qu’elle importe davantage au conservateur d’un musée par exemple, pour qui l’authenticité est un critère d’évaluation de la qualité. Sara Le Menestrel ajoute à cet effet que « le chercheur a fréquemment recours à la notion d’authenticité, qu’il associe à sa profession, et il agit pour la sauvegarder. […] Se posant à la fois comme évaluateurs et garants de l’authenticité, les folkloristes estiment souvent avoir les compétences nécessaires pour juger de cet attribut » (1999b : 411). Cohen suggère aux chercheurs de se pencher sur la perception qu’ont les touristes de l’authenticité, plutôt que de juger du degré d’authenticité des expériences qu’ils vivent.

La sélection, la modification et l’invention des traditions dans un contexte touristique rejoignent la problématique de l’authenticité. « Étymologiquement, authentique provient du grec archaïque et signifie pur, réel ou d’origine indiscutable, véritable, crédible. De nos jours, la notion de traditionnel se trouve fréquemment associée à celle d’authenticité […] » (Ramos 1999 : 289). Au début des années 1980, les folkloristes Richard Handler et Jocelyn Linnekin ont remis en question la définition essentialiste qui distingue les traditions authentiques de celles qui sont inventées. D’après Handler et Linnekin, le piège dans lequel sont longtemps tombés les anthropologues et les folkloristes est de percevoir la tradition comme un ensemble fixe d’idées et de coutumes transmises d’une génération à l’autre. Ils soutiennent que la tradition a souvent un contenu idéologique et que l’image qu’on se fait du passé varie en fonction de l’interprétation des faits (1984). Ainsi, la tradition est une relation symbolique au passé, un modèle du passé créé au présent. Sara Le Menestrel résume bien les conclusions des ethnologues américains.

Dès lors qu’elle est revendiquée comme telle et préservée, la tradition change de contexte à travers sa mise en scène (dans un musée, dans un festival…), elle est le produit d’une sélection et revêt une nouvelle signification en devenant acte d’affirmation identitaire.

1999a : 343

Regina Bendix a aussi observé la mise en scène de traditions pour le tourisme dans un village suisse. Bendix considère ces traditions comme le fruit d’une invention qui se traduit par une stratégie visant à stimuler le sentiment d’appartenance et l’identité locale (1989). Erik Cohen formule autrement cette idée « d’invention de la tradition », préférant parler de traditions « émergentes ». Cohen précise que la nouveauté ne rend pas les traditions inauthentiques ; elle se veut un reflet de la réalité et des changements socioculturels (1988). Ce qui est donné à voir aux touristes est donc difficilement analysable en termes de vrai ou de faux, d’authentique ou de factice. L’image touristique résulte plutôt d’une construction sociale, d’une interprétation des traditions, processus qui retiennent particulièrement mon attention.

Conclusion

L’interprétation des sources orales, écrites et iconographiques recueillies en Saskatchewan francophone se fait de manière à trouver un sens à mes observations et aux témoignages qui m’ont été livrés. Je vise également la compréhension des faits et non l’explication, c’est-à-dire qu’il n’est pas question de dégager des invariants ou des lois, mais de trouver la signification du phénomène qui m’intéresse, soit le développement touristique dans les communautés fransaskoises. À cet effet, je n’ai nullement l’intention d’interpréter en termes positifs ou négatifs les actions entreprises par les Fransaskois dans le domaine du tourisme. Je compte plutôt dégager les critères selon lesquels les Fransaskois se définissent, pour ensuite cerner la place que les membres de la communauté accordent au tourisme. Il s’agit de mieux saisir la réalité socioculturelle, économique et politique telle qu’exprimée par les Fransaskois et de comprendre les mécanismes du tourisme dans cette francophonie minoritaire.

La collecte effectuée en 2002 est considérable et permet déjà une lecture intéressante du développement touristique en Saskatchewan francophone. Le traitement des données m’amène à retourner sur le terrain pour me concentrer cette fois sur le tourisme québécois à Gravelbourg et sur la « Fête fransaskoise ». Je profiterai d’abord de la Fête pour rencontrer un grand nombre de personnes rassemblées autour d’un événement dont l’objectif est de célébrer la culture francophone de l’Ouest et de maintenir ou de développer un sentiment d’appartenance à la communauté fransaskoise. Ma participation à cette 25e Fête fransaskoise[5] me permettra de réaliser de nouvelles entrevues auprès des jeunes et des artistes notamment, et de faire de l’observation directe. Je poursuivrai ensuite le travail de terrain à Gravelbourg pour approfondir certains volets de ma première enquête et pour mettre à jour certaines informations recueillies. En effet, je me suis beaucoup intéressée à la façon dont les Fransaskois de Gravelbourg se présentaient aux « cousins » québécois et je voulais connaître la perception qu’ils avaient du tourisme dans leur communauté. Cette fois, je compte mener des entrevues auprès des touristes québécois avant leur départ pour l’Ouest canadien, pendant leur séjour à Gravelbourg et à leur retour au Québec. Ces entrevues en trois temps pourront m’aider à cerner l’image qu’ils avaient de la province avant de s’y rendre, l’impression que leur donne la communauté fransaskoise et ce qu’ils retiennent de la Saskatchewan depuis leur passage à Gravelbourg. Je voudrais ainsi connaître le discours des touristes, en considérer la portée et réfléchir sur l’influence qu’il peut avoir sur l’image et sur le tourisme en Fransaskoisie.