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1. La couleur de Dieu

« Si les littéraires avaient été plus futés, ils auraient tout de suite compris, et classé certains romans de Jack parmi les “oeuvres québécoises en traduction[1]”. » Ainsi s’emportait, en 1972, Robert-Guy Scully, le responsable de la rubrique littéraire du journal montréalais Le Devoir. Son article, « Kérouac Québécois », inaugurait un cahier consacré à l’écrivain que le monde, jusqu’ici, avait cru américain. « Cruel malentendu », insiste Scully.

Il suffit de comparer Jack — comme il l’appelle familièrement — avec ses compères de la Beat Generation pour voir que contrairement à ces derniers, [Jack] est sain, vertueux et modéré, comme la plupart des Québécois. […] Les excès pornographiques ou scatologiques du Festin Nu ne lui disent rien et l’écoeurent un peu.

« Faut-il ajouter, triomphe notre journaliste, qu’il était malade à chaque fois qu’il essayait de consommer des drogues ? » L’essayiste-romancier Victor-Lévy Beaulieu est plus nuancé, mais non moins convaincu. « Jack est le meilleur romancier canadien-français de l’Impuissance », déclare-t-il au terme de sa biographie de Kerouac, parue la même année, « et voilà pourquoi il est important que nous annexions son oeuvre[2]  ». Le mot d’ordre étant donné, on créa une revue, N’importe quelle route, consacrée à la québécitude de Kerouac, à laquelle vinrent s’ajouter des colloques, des numéros spéciaux de revue, et deux anthologies d’articles.

C’est ce curieux mouvement de récupération que je me propose d’étudier ici. Il s’agira de formuler, d’un côté, l’idéal identitaire auquel correspond une reconnaissance qui est naturellement une projection, et, de l’autre, de mesurer cette prétendue québécitude à l’aune des romans de Kerouac, en particulier celui qu’il tenait pour sa plus belle réussite : Visions de Gérard (Visions of Gerard, 1958[3]). À la lumière de ce texte séminal, je me risquerai dans un deuxième temps à rebrousser jusqu’à son origine inédite le chemin bien battu de son roman-culte, Sur la route (On the Road,1957[4]).

Au premier abord, cette appropriation semble risible. Pour le reste du monde, en effet, l’auteur de Sur la route n’est pas seulement américain, il est l’Amérique, traversée en jeans sur la plate-forme d’un pick-up truck. Et pourtant le rapport de cet écrivain au Québec est réel. Jean-Baptiste Louis Lebris de Kerouac vint au monde en 1922 à Lowell, Mass., dans le « Petit Canada », un quartier d’une région elle-même surnommée le « Québec d’en bas ». Ce nom, la Nouvelle-Angleterre du milieu du xixe siècle le dut à l’immigration massive de Canadiens francophones auxquels l’agriculture, où la majorité anglaise les avait acculés, n’offrait plus de subsistance certaine. Aussi Ti-Jean est-il de langue maternelle française, ce qu’il se plaît à rappeler à son lecteur en saupoudrant de joual ses récits autobiographiques, tout autant qu’en revendiquant explicitement ses racines linguistiques. « Tout mon savoir réside dans ma Canadienneté française et nulle part ailleurs », explique-t-il à une journaliste.

La langue anglaise est un instrument trouvé plus tard […] si tard (je ne parlais pas l’anglais avant l’âge de 6 ou 7 ans) qu’à 21 ans, mon expression parlée et écrite semblait quelque peu gauche et illettrée. La raison pour laquelle je manie si facilement les mots de l’anglais est qu’il ne s’agit pas de ma langue. Je les remodèle de manière à ce qu’ils correspondent à des images françaises[5].

Et c’est bien ici que la fascination en question trouve son origine. Pour Victor-Lévy Beaulieu, par exemple, le coup de foudre ne fut pas une affaire de communauté de pensée, d’expérience ou de sentiments, mais d’abord une communauté de langue :

Un midi avant de m’en aller manger, je pris le premier livre sur une pile près de la porte — c’était Satori in Paris et la phrase que je lus, en feuilletant le livre au restaurant, ce fut : « Ciboire, j’pas capable trouvez ça ! » Dès cet instant, Jack ne me laissa plus.

VLB, 86

Qu’un francophone se reconnaisse dans un texte en français, cela est assez banal, et voici exactement ce qu’allaient déclarer les adversaires de la québécitude de Kerouac dans la querelle assez chaude qui s’ensuivit. Aux sources de ce « mythe », ainsi que le dénonce Jean-François Chassay, il y aurait donc la « mégalomanie » du biographe québécois de Kerouac, pour qui la reconnaissance intime de Jack semble surtout une reconnaissance de soi[6]… « Je ne sais pas, finalement, si je parle de Jack ou de moi-même[7]  » (VLB, 56). Toute distance critique semble en effet s’effondrer au profit d’une identification massive qui fait de Kerouac « un gars de Saint-Hubert et de Saint-Pacôme[8]  ». Au milieu de ces réjouissances nationalistes, des voix s’élèvent, qui conseillent de ne pas trop négliger le fait que cet « enfant du pays » a écrit son oeuvre en anglais. On rappelle également cet embarrassant entretien de 1967 sur les ondes de Radio-Canada, où Kerouac — certes en état d’ébriété avancé — ne comprend pas toujours ce que lui dit le journaliste, et répond dans un franglais boiteux qui déclenche l’hilarité sur le plateau[9].

Entre les partisans et les sceptiques, une troisième voie s’ouvrait cependant, qui a consisté à étudier les occurrences du français dans cette oeuvre. Le premier constat concerne la rareté de ces phrases françaises. Celles-ci se limitent, ce n’est pas étonnant, aux textes du groupe qu’on a appelé « the Lowell novels » (Doctor Sax, Maggie Cassidy, Visions of Gerard), par opposition aux « Road novels » (On the Road, The Dharma Bums, Big Sur, The Lonesome Traveler, etc.) qui constituent la seconde partie d’une saga indéniablement autobiographique. Mises bout à bout, les phrases françaises de Visions de Gérard couvrent en tout et pour tout trois des cent trente pages du récit. Cette indéniable minorité se trouve en outre renforcée par trois éléments : (1) l’usage systématique de l’italique, qui singularise le français dans le texte ; (2) la nature phonétique de ces occurrences, qui accentue le caractère dialectal, et donc encore minoritaire du français ; (3) enfin, et surtout, le fait que toutes ces occurrences soient immédiatement suivies d’une traduction. Cette diglossie, comme l’a remarqué Pierre Anctil, en l’opposant au bilinguisme de Tolstoï ou de Saul Bellow, est « inopérante et formelle[10]  ». Pour ce lecteur, « il n’y a pas d’autonomie de la langue française par rapport à l’univers anglo-américain[11]  ».

Voilà un problème que les Québécois connaissent bien, et plus que jamais en ces années de Révolution tranquille, au coeur de l’époque dite des « lois linguistiques » (années 1960-1970) où, décret après décret, le français va reconquérir l’autonomie dont il a été spolié, plus ou moins, depuis que la Nouvelle-France est devenue une colonie anglaise. À l’origine de cette fascination pour le texte de Kerouac, il y aurait donc un certain rapport du français à l’anglais, lequel renverse, littéralement, cette subordination.

Kerouac se comparait volontiers à Joseph Conrad, s’estimant heureux d’avoir pu écouter les mots de l’anglais avant d’en comprendre le sens et d’avoir développé de la sorte un rapport véritablement poétique à cette langue[12]. Dans la lettre que j’ai citée plus haut, il explique devoir son éloquence au fait que l’anglais ne soit pas sa langue maternelle. « La raison pour laquelle je manie si facilement les mots de l’anglais est qu’il ne s’agit pas de ma langue. Je les remodèle de manière à ce qu’ils correspondent à des images françaises. » L’aisance de ce rapport, tel qu’il se décrit ici, tiendrait cependant à un autre fait, et plus exactement à ce fond de français que Kerouac ne ferait que traduire. Dans cette poétique imaginaire, le français fait office de langue primordiale, silencieuse à la limite, d’un sens pur dont l’anglais ne serait que la transcription. Cela problématise pour le moins le caractère jugé minoritaire du français dans ces livres, et nous invite à envisager le rapport du français et de l’anglais sous un angle radicalement différent : et si l’anglais n’était que la surface visible, la pointe d’un iceberg ontologiquement francophone ? Et si ces petites phrases jouales, pour changer de métaphore, n’étaient pas des fausses notes, mais au contraire le thème autour duquel le texte se compose ? On ne pourrait rêver, en tout cas, de meilleure subversion de la suprématie linguistique anglo-saxonne, et c’est peut-être pourquoi Kerouac parle si fort à de nombreux lecteurs québécois de ces années-là. Or, cette polarisation du français et de l’anglais, comme langue originelle, ou Parole, opposée à une Écriture, est précisément thématisée par le roman autobiographique de Kerouac, Visions de Gérard.

Publié un an après Sur la route, en 1958, Visions de Gérard a pour cadre les derniers mois de la courte vie de Gérard Duluoz, en réalité Gérard Kerouac, le frère aîné de Jack décédé alors que ce dernier avait quatre ans. Ces « visions », ce sont les images d’un frère que sa famille et le quartier tenaient pour un martyr, les illustrations d’un récit calqué sur le genre de la « Vie des saints » : Gérard ramenant dans la cuisine familiale un enfant affamé du quartier, ressuscitant une souris prise au piège, guidant son petit frère sur la voie du bien, et professant à l’occasion de profondes vérités sur l’existence humaine. Affaibli dès le plus jeune âge par une maladie de coeur, alité pendant des mois, Gérard ne se développe qu’en esprit. La certitude de la fin prochaine alliée au catholicisme très fervent du Petit Canada dotent ce garçon d’une pénétration rare. Car Gérard est visionnaire — c’est évidemment l’autre sens du titre. « — Quelle est la couleur de Dieu ? », lui demande Ti-Jean, et Gérard de répondre : « Blanc d’or rouge noir pi toute[13]. » Les talents prophétiques du garçon, joints à sa souffrance, confèrent progressivement à son calvaire une dimension christique. L’hagiographie devient Évangile.

Mon propre frère, une marque de sainteté dans les univers globulaires infinis et le Chillicosme — Sous sa petite chemise, son coeur aussi gros que le coeur sacré d’épines et de sang dépeint dans tous les modestes foyers du Lowell canadien-français.

VG,7

Au début de la route mystique de Jack se profile l’ombre de Gérard. « J’étais destiné, réellement destiné à rencontrer, à apprendre et à comprendre Gérard et Savas et Bouddha le seigneur béni (et puis mon Doux Christ) » (VG, 6).

Mais revenons au premier paragraphe de ce récit.

Gérard Duluoz est né en 1917, petit garçon maladif avec un rhumatisme cardiaque et bien d’autres complications qui l’ont rendu souffrant durant la plus grande partie de sa vie, laquelle s’acheva en juillet 1926, alors qu’il avait 9 ans, et les nonnes de l’École paroissiale de Saint-Louis de France étaient à son chevet pour recueillir ses dernières paroles, car elles avaient entendu ses étonnantes révélations du paradis prononcées au catéchisme… — Saint Gérard, son visage pur et tranquille, son air lugubre, le pitoyable petit voile de cheveux tombant sur son front et repoussé d’une main de ses graves yeux bleus.

VG, 1

L’importance de cette scène est indiquée par sa répétition, à l’autre bout du livre, dont elle constitue en quelque sorte le cadre. « [Les nonnes] lui posent des questions, auxquelles il répond brièvement et doucement, ma mère voit les nonnes recueillir ses mots sur une feuille — Elle ne revit plus jamais cette feuille » (VG, 108). Cette vision des soeurs prenant en dictée la Parole de Gérard représente évidemment une mise en abyme des conditions du récit lui-même, la tâche de recueillir les révélations fraternelles revenant désormais à Jack. Ce papier que personne n’allait revoir, ne le cherchons pas plus loin : c’est le livre que nous tenons entre nos mains. Mais pas seulement lui puisqu’en fait c’est sa vocation, « ma fichue carrière littéraire », et tous ses autres livres que le narrateur place sous la divination de Gérard. « La seule raison pour laquelle j’aie jamais écrit et respiré pour croquer en vain, d’une plume d’encre, est Gérard l’idéaliste, Gérard le héros religieux » — écrire en l’honneur de sa mort « comme on dirait “Écrire par amour de Dieu” » (VG, 112). « Sans Gérard », se demandait le narrateur au début du livre, « que serait-il arrivé à Ti-Jean ? » (VG, 5) Il ne serait sans doute pas devenu Jack Kerouac…

Or l’intérêt, pour nous, de la Parole de Gérard n’est pas tant les mystères qu’elle révèle, sur lesquels le récit demeure du reste totalement tacite, mais le fait qu’elle soit, précisément, du français. Il est tentant d’avancer que ces « images françaises », auxquelles la prose kerouackienne obéit, sont toujours déjà les visions de Gérard ! Car ce garçon, qui n’a pas eu le temps d’être scolarisé en anglais, demeu-rera francophone. « Comment tu te sens ? », lui demande le médecin. « Gérard, qui n’est pas habitué à ce qu’on lui parle anglais répond, Ça va, Docteur Simpkins, avec l’accent sur le “kins,” comme le dirait ma mère » (VG, 108).

Dans l’esprit de son frère de quatre ans, la conclusion était inévitable : si Dieu parle à Gérard, c’est donc que Dieu parle français ! Une longue confession envoyée à Neal Cassady en 1950 vient confirmer ce piquant syllogisme. À bien des égards, cette lettre où Kerouac relate en détail la mort de son frère représente le proto-texte de Visions de Gérard. Des différences révélatrices existent cependant entre les deux versions. En voici une. Se demandant ce qu’il adviendrait de son frère, décédé le matin même, le narrateur-personnage du roman en arrive à imaginer que « quelque sainte transformation […] le rendrait plus grand et plus “gérardesque” » (VG, 109). Mais cette réponse pondérée, sinon vague, contraste radicalement avec la réaction que Jack aurait véritablement eue, et qu’il relate à Neal :

Nous allions tous partir pour le Canada avec Gérard et nous retrouver au coeur des choses telles que je les connaissais ; car j’avais toujours entendu : « Les choses ne sont plus comme elles étaient dans le bon vieux Canada, si seulement j’étais au Canada, retournons tous au Canada. » Le Canada était dans l’air et me hantait. Le Canada était pour moi le sein de Dieu. Si Gérard mourait cela voulait seulement dire qu’il était allé au Canada.

SL, 259-260 ; je traduis

Le Paradis de Gérard, c’était donc cela…

Avant lui, d’autres Québécois étaient arrivés à cette conclusion. Privés de pouvoir par leurs compatriotes anglophones et protestants, laissés en marge du progrès, les Canadiens français se replient politiquement dans une attitude de soumission favorisée par le clergé et fondée sur l’équation catholique du malheur et de la vertu[14]. L’idée d’une destinée spirituelle grandiose réservée aux francophones, en récompense de leurs souffrances terrestres, anime les discours des élites nationalistes du milieu du xixe siècle à la Première Guerre mondiale, et transforme bientôt un projet politique en une vision messianique. L’extrême isolement social, culturel et économique des héritiers de Champlain est alors vécu comme une élection sacrée. Aux anglophones l’économie, l’industrialisation, les villes, bref, le contrôle de la vie terrestre — aux francophones l’au-delà. En 1902, Mgr Paquet déclare :

Notre mission est moins de manier des capitaux que de remuer des idées ; elle consiste moins à allumer le feu des usines qu’à entretenir et à faire rayonner au loin le foyer lumineux de la religion et de la pensée. Pendant que vos rivaux revendiquent […] l’hégémonie de l’industrie et de la finance, nous ambitionnons avant tout l’honneur de la doctrine et les palmes de l’apostolat[15].

Du même coup, un mépris proclamé du séculaire peut venir consoler les Québécois de leur terrible exclusion, comme l’indique cette diatribe de l’abbé Casgrain :

Quelle action la Providence nous réserve-t-elle en Amérique ? Quel rôle nous appelle-t-elle à y exercer ? Représentants de la race latine, en face de l’élément anglo-saxon, dont l’expansion excessive, l’influence anormale doivent être balancées, de même qu’en Europe, pour le progrès de la civilisation, notre mission et celle des sociétés de même origine, éparses sur ce continent, est d’y mettre un contre-poids en réunissant nos forces, d’opposer au positivisme anglo-américain, à ses instincts matérialistes, à son égoïsme grossier, les tendances d’un ordre plus élevé qui sont l’apanage des races latines : une supériorité incontestée dans l’ordre moral et intellectuel, dans le domaine de la pensée[16].

Fait notoire : le passage du livre Satori à Paris qui avait envoûté le biographe Beaulieu et déclenché en grande partie cet engouement québécois pour Kerouac traitait justement de cette distinction entre le séculaire et le divin, entre le matérialisme et l’idéalisme, entre la classe dirigeante et Jésus. Or, on le comprend, cette distinction ne pouvait se dire qu’en français, ou plutôt en joual : « Jésu a été crucifiez parce que, a place d’amenez l’argent et le pouvoir, il a amenez seulement l’assurance que l’existence a été formez par le bon Dieu… » (Satori à Paris, cité dans VLB, 86).

La spécificité du messianisme québécois, en effet, tient au rôle crucial joué par le français dans son articulation. Le salut des Québécois repose sur le strict maintien non seulement de la foi catholique, mais aussi de la langue française. L’Église a très vite compris que le meilleur obstacle que l’on puisse imposer aux idées protestantes était encore leur incompréhension pure et simple, c’est-à-dire la différence linguistique. L’enthousiasme de ces années, toutefois, fit bientôt de cette nécessité politique une différence ontologique. Derrière le slogan de ralliement « la langue, gardienne de la foi », se dessine la croyance en un rapport « naturel » du français à la chrétienté. Henri Bourassa, fondateur du Devoir et défenseur passionné du français, invoque pour le prouver l’histoire de cette langue.

La langue française, la vraie langue française, est la fille aînée de la langue latine christianisée, tout comme la race française, plus encore que la nation française, est la fille aînée de l’Église, pas l’aînée par rang d’âge — les dialectes italiens et espagnols l’ont précédée dans la vie des langues modernes issues du latin — mais par ordre de préséance morale et intellectuelle. Née avec la France chrétienne, grandie et perfectionnée sous l’aile maternelle de l’Église, elle s’est plus pénétrée de catholicisme, de catholicisme pensé, raisonné, convaincu et convaincant, que ses soeurs latines, que tous les autres dialectes de l’Europe[17].

Même chez un partisan de la thèse théologico-linguistique que l’on dit modéré — pour Bourassa, il s’agit avant tout d’empêcher l’éradication du français, et non de « coloniser » la Nouvelle-Angleterre (!) —, l’affectif supplante l’objectif, et la démonstration de la supériorité du français disparaît au profit de l’éloge aveugle de la langue « la plus parfaite des temps modernes ». Autrement dit, la langue du Messie. « Verbe de France, et messagère du Christ », s’émeut un autre apologiste du français, « c’est toi qui, la première de toutes les langues européennes, as fait vibrer les échos de nos vallées et de nos fleuves, de nos forêts et de nos lacs immenses[18]… » « Messagère du Christ » : on comprend aisément qu’un esprit moins cultivé prenne ces mots à la lettre, et en particulier « le cerveau confus d’un garçon de quatre ans » (“the dizzy brain of a four-year-old, with its visions and infold mysticisms” ; [V, 109-110]). Les « palmes de l’apostolat » reviennent donc aux francophones, car eux seuls saisissent véritablement l’enseignement de Jésus et de son Père. Ils en voient la couleur, littéralement, tout comme Gérard, le seul enfant de Lowell à avoir échappé au moule anglophone.

Qu’on la tienne ou non pour fondée, l’appartenance de Kerouac à la culture et à l’histoire québécoises demeure un postulat intéressant, l’ombre projetée d’un ensemble d’espoirs et de désirs autour desquels la communauté du Québec est en train de se construire : désirs de renverser la hiérarchie linguistique qui caractérise la politique canadienne et sans doute, plus intimement, de faire du français, source d’aliénation économique, un lieu de rédemption mystique. La québécitude de Kerouac n’est peut-être pas un fait, c’est une vision.

2. « Beat » ou Béat ?

La vocation de Kerouac, elle, reprend à sa manière « les palmes de l’apostolat ». Devenir écrivain, on l’a vu, c’est se faire l’apôtre de Gérard, le porteur de sa Parole, et cette structure de témoignage sera à son tour le sceau de la production romanesque de cet auteur. « C’est un vaste film éthéré, je suis un figurant, Gérard est le héros, et Dieu le dirige du Paradis » (VG,127). Sur la route, en effet, ce dernier n’occupe jamais que la place du passager, laissant le volant à Neal Cassady et à ses avatars (au sens étymologique du terme) : Dean Moriarty dans On the Road, et Cody Pomeray dans The Dharma Bums, et, surtout, Visions of Cody.

Je traînais derrière eux comme je l’ai fait toute ma vie derrière les gens qui m’intéressent, parce que les seules gens qui existent pour moi sont les déments, ceux qui ont la démence de vivre, la démence de discourir, la démence d’être sauvés, qui veulent jouir de tout dans un seul instant…

SLR, 21

Si l’importance de la fraternité dans cette oeuvre, au sens collégien du terme, n’est pas à démontrer, on s’est contenté jusqu’à très récemment de l’expliquer comme une émancipation, joyeuse et irresponsable, à l’endroit des liens sociaux empreints de devoir, tels le mariage ou la paternité. Les lignes qui suivent se proposent au contraire de prendre cette fraternité à la lettre, et de définir la route poétique de Kerouac sous l’angle de la perte de Gérard, qui en fut sûrement la première étape[19].

Si la route de Dean Moriarty l’emmène toujours loin d’une épouse ou d’un enfant — serait-ce à l’occasion sur les traces d’un père qui, significativement, n’est jamais retrouvé —, celle du narrateur de Sur la route, Sal Paradise, commence au contraire par un divorce et une dépression, autrement dit une double perte : celle d’une épouse, et celle du goût de la vie — « tout était foutu » (“everything was dead”) — que la narration imite à son tour en ne nommant ni l’un ni l’autre (« une maladie grave dont je n’ai rien à dire » ; [SLR, 15]). « Une blessure secrète, souvent inconnue de lui-même, propulse l’étranger dans l’errance[20]  », remarque Kristeva dans un essai qui tire sa force d’une intuition élémentaire : les causes de l’exil ne sont pas forcément positives, c’est-à-dire existantes. C’est un manque que fuiraient l’exilé, le vagabond, le nomade, et plus précisément un manque d’amour : une « mère distraite ou préoccupée », ajoute Kristeva, et quelle préoccupation plus grande en effet pour une mère qu’un fils mourant ? Quelle distraction plus totale que la conviction d’avoir enfanté un saint, voire un prophète ? Le récit de Visions de Gérard n’est pas exempt, du reste, de scènes de jalousie. « Ils font toujours tellement d’histoires à son sujet », boude le cadet, auquel on n’a pas servi de petit-déjeuner. « Parce qu’il est malade on le sert toujours avant moi. […] Et il n’y a pas de doute dans mon coeur que ma mère aime Gérard plus que moi » (VG, 72).

Tout vagabond, en vérité, « tourne le dos à la destination de son voyage[21]  », et c’est pour cela que l’errance doit être comprise à partir de son point de départ. Le sens du voyage de Sal, autrement dit, n’est pas à rechercher au Sud-Ouest, au Mexique, mais au Nord-Est du continent, à Lowell, Mass. Le coup de foudre de Sal pour Dean, l’initiateur du périple, nous ramène en effet tout droit à Gérard, et à sa perte.

Ce n’est pas seulement parce que j’étais un écrivain et que j’avais besoin de nouvelles expériences que je voulais mieux connaître Dean […] mais parce que, dans une certaine mesure, en dépit de nos différences de caractère, il me faisait penser à un frère que j’aurais perdu depuis longtemps.

SLR, 23-24

Dean, comme son nom l’indique, c’est le « doyen » : l’aîné. (Et l’on pourrait tout aussi bien gloser sur la funeste substitution de « Moriarty » à « Cassady »). Cela dit, l’élément qui à mon sens valide le plus ce rapprochement est l’objet même de la fascination exercée par Dean sur le narrateur du roman : sa parole, la faconde endiablée dont ce personnage emplit l’habitacle des voitures et, bientôt, l’esprit de ses passagers : une logorrhée d’analysant, de prophète, de dingue. « Les seules gens qui existent pour moi sont […] [celles] qui ont la démence de discourir, la démence d’être sauvé[e]s » (SLR, 21). Nous revoici au chevet de Gérard, aux côtés des nonnes consignant ses dernières paroles, ses visions du paradis. La parole de Dean, d’ailleurs, n’est pas seulement recueillie par Sal : « [Carlo Marx] couvait dans sa cave un journal énorme sur lequel il tenait le registre de ce qui se passait quotidiennement, de toutes les paroles et de tous les actes de Dean » (SLR, 76). Or, la puissance verbale de ce personnage tient probablement au fait que, tout comme Gérard, Dean n’a pas vraiment été scolarisé, c’est-à-dire que son univers est resté fondamentalement oral. Son rapport à Sal en témoigne : c’est pour qu’il lui apprenne à écrire que Dean contacte le narrateur pour la première fois ! « D’emblée, Cassady supplia Kerouac et Ginsberg de lui apprendre à “écrire”, explique Tim Hunt. Cela laisse supposer qu’il sentait à quel point son énergie, son talent oral et son rapport pratique à la langue différaient du rapport à la langue, fondé sur l’écrit, que Ginsberg et Kerouac avaient développé[22]. » C’est à cette oralité que Kerouac rend encore hommage en intitulant « La légende de Duluoz » l’ensemble de ses livres liés à Lowell.

Dean parle et parle, mais que dit-il ? Rien, au sens référentiel du terme. Dean ne raconte rien, et presque tout ce que nous savons de son enfance à Denver est relaté par le narrateur. De même, des joutes verbales menées jusqu’à l’aube avec Carlo Marx, le lecteur ne recueille que la mention. Ironiquement, le narrateur s’était endormi (SLR, 78-79) ! Quelle bonne image, d’ailleurs, du pouvoir hypnotisant de la parole de Dean ! Lorsqu’elle apparaît dans le récit, celle-ci remplit une fonction purement expressive ou conative. Onomatopées (Zoom, Woosh), interjections (Gee, Wow, Man, Phew, Whoo), mimologies (Sa-a-al, Hel-lo), répétitions (I love, love, love women) et marques phatiques (Y’ear me ?) scandent ce discours tout entier dévoué au présent de ce qu’il constate, impose (« Maintenant on doit tous sortir et savourer le fleuve et les gens et flairer le monde ») ou, plus simplement, énonce : « Eh bien, bon, ah, ah, oui, naturellement tu es arrivé vieil enfant de putain, va, tu te l’es envoyée, cette vieille route. Eh bien, bon, voyons un peu — nous devons — oui, oui, immédiatement ! — nous devons, nous devons vraiment… » (SLR, 70).

À mesure que la route avance, Sal prend conscience de la confusion de la parole de son acolyte :

Il n’y avait rien de clair dans ce que [Dean] disait, mais ce qu’il cherchait à exprimer était d’une façon ou d’une autre pur et limpide. Il faisait du mot « pur » un usage abondant. Je n’avais jamais imaginé que Dean pût devenir un mystique. C’était les premiers jours de son mysticisme qui devaient l’amener plus tard jusqu’à une étrange sainteté déguenillée, à la W. C. Fields.

SLR, 172

Cependant, alors que les autres compagnons de voyage et de fortune se lasseront bientôt des élucubrations de Dean, Sal demeure le seul à les écouter et, qui plus est, à y croire. Entre la sainteté et l’insanité, on le sait, il n’y a guère qu’une différence de perspective : « Et je voyais jaillir de ses yeux une sorte de lueur sacrée sous l’effet de ses excitantes visions qu’il me décrivait d’une façon si torrentielle que dans les autobus les gens se retournaient pour voir le loufoque surexcité » (SLR, 20). Dans l’oreille de Sal, autrement dit, le charabia fait Sens, la parole de Dean se mue en Parole.

Ce fut le cas, on l’a dit, des visions de Gérard — auxquelles celles de Dean citées ci-dessus font du reste écho — s’imposant à l’esprit confus d’un garçon de quatre ans comme autant de Vérités. L’équation de l’incompréhensible et du vrai, ou du divin, est naturellement au coeur du mysticisme catholique. Première des Béatitudes (« Heureux les pauvres en esprit, car le royaume des cieux est à eux », Mt5, 3), elle est en quelque sorte le corollaire cognitif de l’équivalence du malheur et de l’élection (« Heureux les affligés, car ils seront consolés », deuxième Béatitude, ibid.) où les Canadiens français ont puisé leur messianisme. Or la sainteté de Dean est puisée à la même source, et non, me semble-t-il, dans la mythographie américaine. « Je me rendis soudain compte que Dean, en vertu de la suite innombrable de ses péchés, était en passe de devenir l’Idiot, l’Imbécile, le Saint de la bande… Voilà ce que Dean était, le GLANDEUR MYSTIQUE » (« the HOLY GOOF », [SLR,275]).

De ce mysticisme, Visions de Gérard offre une synthèse remarquable : la messe du vendredi dans le « Québec d’en bas ». Faute de comprendre tous les mots de leur prière, les garçons de Lowell s’égarent dans les mystérieuses « entrailles » de Marie…

« Ainsi soit-il », amen, aucun d’entre eux ne comprenant pas non plus ce que cela voulait dire […] [on] pensait qu’il s’agissait de quelque mot secret, sacerdotal et mystique invoqué à l’autel — L’innocence et cependant l’intuition pure dans laquelle le « Je vous salue Marie » était exécuté…

VG, 32-33

Pureté, angélisme et sainteté, qui reviennent dans toutes les évocations de Gérard, et presque toutes celles de Dean, sont donc essentiellement une affaire de compréhension, et plus exactement de manque de compréhension. Elles désignent le moment exact où la croyance se substitue à la raison, le moment, autrement dit, de l’illumination. Le rapport du narrateur au personnage de Dean relève avant tout du credo. « Rappelle-toi que je crois en toi », insiste Sal, au moment où tous les autres perdent la foi, et finissent par renier celui qui fut leur guide dans une scène aisément qualifiable de crucifixion (SLR, 273-278). Volant au secours de son ami, Sal verbalise alors son rôle d’apôtre dans une tirade qui établit la relation privilégiée de Dean à Dieu et à la vérité qui en découle :

Alors c’est parfait, mais pour l’instant il est en vie et je te parie que tu as envie de savoir ce qu’il va faire encore, et ceci parce qu’il détient le secret que nous crevons tous de connaître et qu’il en a le crâne béant, et s’il devient fou, ne t’en fais pas, ce ne sera pas ta faute, mais la faute de Dieu.

SLR, 277

La dimension religieuse de Sur la route demeure un sujet controversé. La profusion des références bibliques et leur apparente incohérence — le Christ est-il donc Dean, ou le narrateur, Salvatore, qui en porte le nom ? — ont conduit nombre de critiques à se détourner de cette interprétation. En se concentrant exclusivement sur l’intertextualité proprement américaine de Sur la route (Melville, Twain), dont il espère démontrer la littérarité, Tim Hunt a choisi d’ignorer, au profit de références strictement littéraires, les évocations bibliques du texte, jugées futiles[23]. Ainsi « Salvatore Paradise » n’est-il pour ce lecteur qu’un signifiant voltairien, via Candide, et lorsque Sal recourt au langage religieux, explique-t-il, « cela révèle sa superficialité et son manque de maîtrise de soi [24] ». La « Terre Promise » de Denver, explique Hunt, ou la « source mystérieuse » du fleuve Hudson ne sont guère que des clichés, appelés à disparaître du récit plus contrôlé des voyages ultérieurs de Sal. De même, le choix de donner à son narrateur une origine italienne, et non franco-canadienne, tiendrait à la volonté de souligner l’attirance de Sal pour les valeurs du Vieux Monde — une femme, une famille, une vie sédentaire (OTR, 116) — et de mettre en évidence, par contraste, le déracinement foncièrement américain de Dean. Remarquons cependant le fait que cette référence engendre aussi un contraste confessionnel, entre le protestantisme anglo-saxon et le catholicisme romain, sur lequel la communauté franco-canadienne a longtemps projeté la majeure partie de son identité. L’idéal identitaire de Sal, on l’a vu, celui-ci le trouve auprès de ces bavards fous, « ceux qui ont la démence de vivre, la démence de discourir, la démence d’être sauvés » et, ajoute-t-il « brûlent, brûlent, brûlent, pareils aux fabuleux feux jaunes des chandelles romaines » (SLR,21). Nous revoici à la confession du vendredi… et à l’enterrement de Gérard, où les cierges se font asphyxiants. « Les arcades massives de l’Église catholique brillaient à la lumière des chandelles et les gens toussaient, et je me tenais à l’arrière. À l’avant de la scène, de monotones voix latines égrenaient des te-deum » (SL, 260).

Du peu de lecteurs qui ont pris la dimension religieuse de Sur la route au sérieux, James Boyle me paraît le plus éloquent. « Sur la route », affirme-t-il catégoriquement, « dans la mesure où il s’agit d’une religion, ne peut être autre que l’exact opposé de ce que l’auteur et les critiques l’ont déclaré être — une affirmation joyeuse de l’existence humaine[25]. » Ayant défini la religion comme un besoin d’infini greffé sur un sens aigu de la perte[26] — le pendant idéologique de l’errance, pour en revenir à la thèse de Kristeva —, Boyle défend la nature religieuse du roman au moyen d’un habile tour de lecture.

Cette apparente contradiction entre l’interprétation de Sur la route comme affirmation ou comme religion n’est justement qu’apparente. En fait, c’est précisément cette positivité absolue qui prouve que le message de Sur la route est un message de déni — un déni à l’endroit de toute expérience véritable de la vie[27].

Le manque, la perte sont soigneusement expurgés d’un récit qui, on l’a vu, commence par les censurer.

« Le tout est de ne pas avoir de complexes » (“The thing is not to get hung-up”), répète Dean, dont la trajectoire représente avant tout une fuite du déplaisir. Pas une minute, par exemple, celui-ci n’hésitera à abandonner Sal et sa dysenterie dans un bouge de Mexico City… L’extase, le « IT », le monde meilleur, ne constituent donc que l’envers de ce décor sordide, et plus exactement un rideau tendu sur ce qui s’écoule, à savoir l’existence. Aussi la sainteté de Dean est-elle à prendre à la lettre de l’Évangile, comme un renoncement aux biens de ce monde. De ce renoncement, la route représente naturellement la figure centrale. L’apparente incohérence de Kerouac décrivant le périple de Sal tantôt comme l’Exode, et tantôt comme un pèlerinage — selon que la destination est dite « Terre Promise » ou « Terre Sainte[28]  » —, ne fait que renforcer le caractère transitoire de l’expérience de ses personnages. Et c’est là, à mon sens, que la philosophie de Sur la route rejoint celle du Petit Canada. Catholique bien plus que « beat », « WASP » ou bouddhiste, elle projette son idéal sur une « destination » face à laquelle l’existence terrestre n’est, au mieux, rien, et, au pire, l’occasion de péchés qui retardent sans cesse la fin du voyage.

Le souci du narrateur à l’endroit du péché, du reste, contraste singulièrement avec la désinvolture de son compagnon, pour qui toutes les lois sont bonnes à enfreindre. Après une jeunesse de maison de correction, Dean ne se consacre plus guère qu’au vol de voiture et à l’adultère, mais il pratique les deux avec passion, « empruntant » quatre autos de suite un soir d’ennui, et concevant autant d’enfants des deux côtés du continent[29]. Sal est loin de posséder la même spontanéité, et sa sexualité reste empreinte de culpabilité d’un bout à l’autre de son voyage.

Les garçons et les filles d’Amérique n’ont pas la vie heureuse ensemble ; une drôle de complication exige qu’on se soumette au sexe d’un seul coup sans les conversations préliminaires qui conviennent. Je ne parle pas de cour — de vraies conversations loyales d’âme à âme puisque la vie est sacrée et que chaque instant a son prix.

SLR, 88

Désireux mais incapable de posséder la femme de Dean, Marylou, même après que celui-ci la lui eut offerte (!), il passe une nuit au lit avec elle à lui raconter des histoires de Serpent géant roulé en boule au centre de la terre, et qui n’en sortirait que pour nous dévorer… Sal lui résume en fait l’intrigue du premier roman de… Kerouac, Doctor Sax, dans lequel le héros triomphe du Serpent-Satan à l’aide de décoctions de plantes… À l’évidence, cette histoire, située à Lowell, porte la marque d’un catholicisme populaire prompt à concocter des remèdes à tout désir. Peut-être est-ce parce qu’il ne saisit pas le sens de telles légendes, et prend une superstition pour une faiblesse créative, que Tim Hunt s’irrite face à l’image du « Fantôme de Susquehanna » rencontré par Sal traversant la Pennsylvanie[30]. La référence à l’origine canadienne de ce genre de mythes ne pourrait cependant être plus claire, puisque le petit vieillard-fantôme cherche précisément à se rendre au Canada ! Lui aussi ne fait que tourner en rond aux États-Unis, et passe son temps à manquer sa véritable destination[31]… Pour comprendre l’origine de l’obsession du péché chez Jack, il faut une fois encore se tourner vers Visions de Gérard, et relire la leçon que Gérard sert à son entourage, de Ti-Jean au chat de la famille. Celui-ci vient en l’occurrence de dévorer la souris sauvée d’un piège par saint Gérard. « Méchante ! », s’emporte le garçon. « On n’ira jamais au Paradis si on continue à se manger et à se détruire les uns les autres comme ça tout le temps ! […] Il faut que ça s’arrête un beau jour ! On n’aura pas toujours le temps ! » (VG, 11).

Des idées chrétiennes, Sur la route ne conserve donc que l’avènement du Royaume de Dieu, c’est-à-dire la dimension proprement messianique de cette religion. Le thème du déplacement — qui marque tout ensemble le déni du présent et la fascination du futur — va de pair avec cette élection.

Comme nous passions la frontière qui sépare le Colorado de l’Utah, je vis Dieu dans le ciel sous la forme d’un immense nuage doré et brûlant de soleil au-dessus du désert, et qui semblait me montrer du doigt et me dire : « Passe ici et continue, tu es sur la route du Paradis. »

SLR, 258

La route de Sal, par ailleurs, se déploie dans l’espace aussi bien que dans le temps. Le Mexique, en ce sens, n’est pas seulement la Terre Sainte, c’est aussi la Fin des Temps, pressentie par Sal dans la musique apocalyptique d’un bordel de Gregoria : « Tous ces rythmes délirants retentissaient et se déchaînaient dans l’après-midi d’or et de mystère, la musique même qu’on imagine entendre au dernier jour du monde et à la Résurrection » (SLR, 405).

Lorsque l’on examine les visions de Sal, on s’aperçoit qu’elles sont pour la plupart liées à la venue d’un prophète, autrement dit d’un être dont la parole représente le Royaume de Dieu. Sal s’imagine apparaître en tant que tel à ses amis de Denver[32], et les hauteurs des Rocheuses lui inspirent par la suite un sentiment similaire :

Nous étions sur le toit de l’Amérique, et tout ce que nous savions faire, c’était beugler, semblait-il. Franchissant la nuit, par les plaines de l’Est, un vieil homme à cheveux blancs venait sans doute à nous avec la Parole, il arriverait d’une minute à l’autre et nous ferait taire.

SLR, 86

Au terme du voyage, c’est à Dean, entouré de petites filles mexicaines, que revient cette identité : « Il se tenait au milieu d’elles avec son visage misérable tourné vers le ciel, en quête du prochain col, du plus haut, de l’ultime, et semblait être venu parmi elles, tel le Prophète » (SLR, 421). Le qualificatif d’« ange », souvent donné à Dean par le narrateur, est donc à prendre bibliquement — et non mièvrement — au sens de « messager », à savoir, une fois encore, de dépositaire d’une parole sur l’au-delà.

À l’oreille du lecteur attentif, l’ange, c’est évidemment Gérard Duluoz, « l’ange au coeur doux et tendre » (VG, 10), qui, ne l’oublions pas, fut aussi le premier interlocuteur de Ti-Jean : « Les quatre premières années de ma vie sont pénétrées et assombries par le souvenir d’un visage grave et gentil penché sur moi, étant moi, et me bénissant » (VG, 2). Gérard ange-gardien, alter ego, mais aussi Gérard porteur d’un message que Jack n’en finira plus d’écrire, de taper au kilomètre — message aussi interminable que la route de Sal et de Dean, puisque le Paradis en est le terme. Pierre Aubéry insiste :

Il est essentiel de ne pas diluer ou de ne pas tenter de naturaliser le supra-naturalisme du dogme catholique si l’on veut comprendre à la fois la vigueur de l’enseignement et de l’Église au Québec, sa profonde et subtile influence sur les esprits et les comportements, en même temps que son apparente fragilité. Le catholicisme est une religion du salut[33].

Après tout, la connotation du nom du narrateur — Salvatore Paradise — ne peut pas être ignorée.

« [Dean]was BEAT — the root, the soul of Beatific » (« [Dean] était BATTU — ce qui est source de Béatitude », [OTR, 195/SLR, 276]). Dans cet apparent jeu de mots du narrateur se joue à mon sens toute la généalogie du plus grand héros de la Beat Generation. Mais il faut passer par le messianisme canadien, et son sens intime de la souffrance comme marque du salut, pour en comprendre pleinement le sens. Il faut, autrement dit, savoir lire à l’envers — savoir reconnaître dans la misère terrestre la félicité céleste — pour entendre, dans le BEAT du coeur de Dean, les dernières palpitations de Gérard le Béat.