Présentation[Record]

  • Isabelle Daunais

Alors que les romanciers, lorsqu’ils parlent de leur art, ne cessent depuis Balzac de s’interroger sur cette instance mystérieuse et cependant centrale à leur réflexion qu’est le personnage (pensons à Proust, Woolf, Mauriac, Sarraute, Butor), ce dernier, fort étonnamment, constitue l’une des « inventions » littéraires les moins étudiées par la critique. Les travaux portant sur tel héros ou telle catégorie de héros — personnage balzacien, héros dostoïevskien — ne manquent évidemment pas, mais l’idée qu’il existe des personnages essentiellement romanesques, dont la nature ne puisse se confondre avec aucune autre et qui pose ses difficultés propres, reste une hypothèse peu explorée. Pourtant, le personnage de roman constitue, pour l’imaginaire et la pensée modernes, l’une des métaphores les plus fortes ou, si l’on préfère, l’un des outils les plus opératoires pour décrire et explorer l’existence humaine. Il l’est dans ses cas spécifiques, que la mémoire convoque comme autant de figures exemplaires — on pense à Deslauriers, dans L’éducation sentimentale, qui cherche à attiser les ambitions de Frédéric Moreau en l’invitant à « se souvenir » de Rastignac —, mais aussi dans l’hypothèse générale qu’il constitue et rend disponible : le personnage romanesque s’offre comme un réservoir infini d’aventures et de destins possibles, infinité qui est celle-là même à laquelle aspire la conscience moderne, de sorte que l’on peut proposer que, de tous les êtres de fiction, le personnage de roman est l’un des plus étroitement liés à l’expression de cette conscience. Mais comment définir le personnage romanesque ? Dans la plupart des études qui portent sur le roman, à commencer par celles, fondatrices, de Georg Lukács et de Mikhaïl Bakhtine, le personnage est abordé comme une figure héroïque. C’est en tant qu’il s’oppose à des forces adverses plus grandes que lui (société, famille, groupe), que son parcours s’identifie à une quête inscrite dans un temps orienté et non problématique et qui le mène sinon à une révélation, du moins à un certain savoir, que le personnage de roman, le plus souvent, se trouve caractérisé. Ce modèle héroïque devient cependant de plus en plus problématique à mesure que l’on avance dans le xxe siècle et que le roman voit ses personnages perdre en « qualités ». Or, face à cette perte, ou à ce qui en n’est peut-être que l’illusion, on a peu tenté de comprendre à nouveau la spécificité du personnage romanesque, soit dans ce qu’il est devenu, soit dans ce qu’il a toujours été, mais que son héroïsme recouvrait. Cette absence relative d’interrogation s’explique en partie par le doute qui a longtemps plané, dans la foulée du Nouveau Roman, sur l’entité même de personnage, perçu comme un artifice désuet. Pourtant, comme l’a très bien montré Thomas Pavel, le roman, en tant qu’il « réfléchit, comme l’avaient fait avant lui l’épopée et la tragédie, au rôle du destin dans le monde humain et aux rapports entre l’homme et ses semblables  » est inséparable de ses personnages, de leurs désirs et de leurs idéaux. Partir du personnage romanesque et de ce qui le conditionne, de ce avec quoi et contre quoi il mène ses combats, c’est donc aussi définir le roman, non pas bien sûr comme genre ou comme forme (c’est bien là que le personnage risque de s’effacer), mais comme un espace de la pensée. Ce n’est sans doute pas un hasard si les études réunies ici abordent toutes le personnage romanesque à partir de la question de sa naissance ou de sa mort, de sa naissance et de sa mort ontologiques s’entend. Le personnage de roman semble bien exister pour poser lui-même cette question, comme si …

Appendices