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Fait divers : le père de deux enfants de 3 et 6 ans morts dans la nuit de dimanche à lundi à Roquebrune-sur-Argens a reconnu, mardi 26 août, les avoir tués à coups de couteau sans expliquer son geste. Les deux enfants avaient été tués « pendant leur sommeil ». Dans un premier temps, leur père, infirmier psychiatrique, avait évoqué un cambriolage qui avait mal tourné. Il a ensuite affirmé avoir agi sous l’emprise de médicaments et après avoir bu. La mère des enfants, en instance de divorce, était absente au moment du drame[1].

L’éducation des enfants a traditionnellement été assumée par des femmes et pendant longtemps dans certains milieux « la fonction maternelle [était] une évidence[2] ». Pourtant dénoncés depuis longtemps, le mythe de la maternité[3] et l’instinct maternel[4] ont toujours leurs adeptes, qui admettent difficilement le refus de la maternité ou l’existence de la violence féminine envers des enfants, que certain(e)s continuent à trouver incompréhensibles et plus répréhensibles que la violence masculine. Depuis la nuit des temps cependant, des femmes ont eu recours à l’avortement et l’infanticide lorsqu’elles n’avaient pas choisi d’être enceintes[5] et une fois mères, toutes n’ont pas assumé cette « mission » de gaieté de coeur[6]. Germaine Greer nous rappelle en effet que « a woman who does not want her child will try her hardest to destroy it […] most baby-battering mothers are pregnant at the time of the offence and battered children are most often illegitimate or born within nine months of marriage[7] », tandis que Simone de Beauvoir déclare que la société a toujours cherché à nier l’existence de la « mauvaise mère », et que « la majorité des femmes refoulent par moralité et décence leurs impulsions spontanées[8] ». D’autres encore sont allées jusqu’au rejet total du rôle maternel, mettant l’accent sur « la barbarie » de la grossesse et la nécessité de la remplacer par des méthodes dites modernes :

Pregnancy is barbaric […] Pregnancy is the temporary deformation of the body of the individual for the sake of the species […] childbirth is at best necessary and tolerable. It is not fun[9].

En Suisse jusqu’à récemment, l’interruption de grossesse était régie par le code pénal datant de 1942 qui ne permettait l’avortement que si la vie de la mère était en danger ; il existait cependant d’énormes différences entre les vingt-six cantons et demi-cantons, chacun d’entre eux ayant la possibilité de faire sa propre interprétation de la loi[10]. Les femmes qui habitaient un canton conservateur et qui souhaitaient avorter devaient donc souvent avoir recours aux services d’un(e) médecin dans un canton plus libéral (par exemple Genève ou Zurich), un phénomène connu sous le nom de « tourisme gynécologique ». Le fait que le système politique suisse exige que la population, et non seulement les parlementaires, se prononce sur de telles questions, explique en partie pourquoi un point de vue conservateur y a longtemps prévalu, ce qui était également le cas pour le droit de vote, accordé en 1971[11]. Après l’échec d’une tentative de changer la loi en 1977, il a fallu attendre juin 2002 avant que la population accepte finalement dans un référendum le délai de 12 semaines, mettant fin aux différences cantonales. Malgré ce progrès, on peut considérer que l’état hésite encore à soutenir réellement les mères, puisque, en dépit des campagnes robustes menées par des féministes et le soutien de certains partis politiques (y compris le Parti démocrate chrétien, qui est plutôt traditionaliste), il n’existe toujours pas d’assurance maternité fédérale, un engagement pourtant inscrit dans la constitution depuis 1945[12]. Jusqu’en 2002, donc, l’état n’accordait pas à toutes les femmes le droit de choisir de poursuivre une grossesse ou pas, tout en leur refusant un soutien financier avant et après l’accouchement. Un référendum sur l’assurance maternité a de nouveau échoué en 1999[13] malgré le fort engagement de la conseillère fédérale socialiste Ruth Dreifuss, mais la population a finalement accepté, le 26 septembre 2004, l’introduction d’une assurance maternité minimale qui est entrée en vigueur le 1er juillet 2005.

Le débat sur la maternité qui a eu lieu dans bien des pays pendant les années 1960 et 1970 a donc également eu des échos en Suisse, où, comme ailleurs, l’arrivée de nouveaux moyens de contraception et les choix et les libertés qui en sont les conséquences ont permis aux femmes de commencer à remettre en question leur rôle et leurs droits[14]. L’exploration de la grossesse, désirée ou non, de l’interruption volontaire d’une grossesse et de la fausse couche ont peu figuré en littérature jusqu’aux années 1960[15], lorsque la deuxième vague de féminisme a apporté de nouvelles réflexions et encouragé les femmes à parler ouvertement de leur expérience. C’est le cas, notamment, de trois écrivaines romandes, qui ont réagi de manières diverses à ce débat, et dont les oeuvres proposent une représentation littéraire de la fausse couche, du refus de la maternité ou des mères abusives[16]. Dans deux livres publiés « à chaud » lorsque le débat faisait rage, en 1969 et 1975, et deux autres qui ont paru plus tard en 1984 et 1997, et dans des genres divers (le récit autobiographique, la nouvelle, le roman), chacune à sa manière remet en cause « l’évidence » de la maternité et propose une vision fort éloignée de l’habituelle représentation idéalisée de la relation entre la femme et son corps et entre mère et enfant.

Anne Cuneo, une écrivaine d’origine italienne née en 1936, Marie-Claire Dewarrat, née à Lausanne (qui se trouve dans un canton protestant) en 1949 et Anne-Lise Grobéty née en 1949 à La Chaux-de-Fonds (également dans un canton protestant), représentent la génération de femmes qui avaient entre vingt et trente ans en 1968 et qui à l’époque de la deuxième vague de féminisme ont été amenées à se poser des questions concernant leurs choix et leurs libertés. Si elles parlent toutes les trois de la maternité, elles le font évidemment de points de vue différents, puisque chacune se situe différemment par rapport au féminisme et à l’écriture féministe.

Dès son tout premier texte, primé en 1969, Anne-Lise Grobéty a fait preuve d’un intérêt, jamais démenti, pour l’expérience féminine[17]. Engagée en politique pendant longtemps au niveau cantonal et n’hésitant pas à se revendiquer féministe, celle dont on a dit qu’elle est « comme une petite-fille de Virginia Woolf retrouvée dans les lettres romandes[18] », reconnaît comme une évidence l’importance de l’écriture féminine tant pour les écrivaines que pour leurs lectrices :

Pour moi, oui, elle existe pleinement cette écriture féminine […] Pendant si longtemps […] les femmes ne se sont vues qu’à travers le miroir déformant (souvent tout entier occupé à grossir la seule image de l’homme, à mieux associer le bien-fondé de ses valeurs) de l’écriture masculine[19].

Grobéty a longuement exploré les ambivalences ressenties par beaucoup de femmes par rapport à la grossesse et l’éventuel refus de la maternité, mettant en cause par là même l’existence d’un prétendu instinct maternel. Elle dit cependant n’avoir eu « aucune intention féministe[20] » en écrivant Zéro positif [21] en 1975, bien que d’autres pensent y avoir décelé la révélation « d’un nouveau réalisme psychologique implicitement féministe[22] ». Le récit se concentre en effet sur un dilemme qui se pose pour beaucoup de femmes qui ont actuellement accès à la contraception et peuvent donc choisir d’avoir un enfant ou pas, contrairement aux générations précédentes qui maîtrisaient moins leur destinée[23]. Il parle en effet d’une jeune femme qui refuse d’accepter que la maternité soit son destin et qui, désemparée, incapable de s’adapter à « la normalité étouffante[24] », va sombrer dans l’alcoolisme. L’incapacité de Laurence à communiquer ses sentiments est exprimée à travers l’emploi d’italiques, qui nous livrent ses pensées secrètes et les choses qu’elle aimerait tellement pouvoir confier à quelqu’un. L’emploi de longues phrases et le manque fréquent de ponctuation reflètent la rapidité des pensées qui défilent dans sa tête :

allez au lit ces gamins au lit on en a marre de votre cirque, ça fait quatre heures que ça dure qu’ils nous cassent les pieds on me regarde avec stupéfaction et indignation comprend rien à l’éducation libre […] tu sais Jean-Marc à Amsterdam je n’ai rien vu […]

Z, 125

Bien que ses amies et sa mère croient béatement à l’existence de l’instinct maternel, lui affirmant qu’il suffit de « laisser agir la nature, quand le gosse est là, dans [s]on ventre, il y a une joie instinctive » (Z, 94), Laurence se refuse à prendre ce risque, car « il faut être si sûre de soi pour faire un enfant, si sûre de sa propre vie » (Z, 113). Mais que faire s’il s’avère qu’avoir « [s]a chose vivante à [s]oi » (Z, 218) ne suffit pas à la rendre heureuse ? En outre sa propre enfance, au cours de laquelle elle a l’impression d’avoir été livrée « à la pioche des éducateurs, des bâtisseurs, des fossoyeurs » (Z,131) renforce ses doutes, car elle ne peut s’imaginer en train de reproduire le même modèle :

[…] il fallait attendre que maman ait fini de nettoyer la cuisine, puis elle voulait vite récurer en écoutant des youtses à Beromünster, papa avait eu le temps de ronfler sur le canapé, il mettait le match à la radio, il fallait se taire parce que papa écoutait, elle continuait d’éponger la cuisine, le corridor, il suivait la balle dans sa tête.

Z, 155

À travers Laurence, Grobéty exprime donc les doutes légitimes de bien des femmes au sujet de la maternité, tout en explorant le corps féminin avec une « riche palette de métaphores physiologiques[25] », un corps qui devient ici « la voix de la révolte, le sûr allié de la vérité, une vraie planche de salut[26] » : un corps qui souffre ou qui est envahi. Elle parle des règles, « cette tache sombre au fond de mon slip » (Z, 158), de la découverte adolescente de la sexualité (Z, 185) et de la visite tant redoutée chez le gynécologue, ressentie par Laurence comme une sorte d’humiliation (Z, 241-245[27]). Laurence explique son sentiment de n’être à l’aise ni dans son corps ni dans sa tête :

Il me fait asseoir, les pieds dans les étriers, et hop ça bascule, ma jupe se relève et j’achève de la tirer en l’air. C’est dans ces moments-là qu’on se sent du M.L.F., cette position dans cette chaise a de vagues relents de misogynie. Mais lui a déjà écarté les lèvres vaginales, il y enfonce je ne sais quoi de dur.

Z, 244

Comme Grobéty l’a elle-même remarqué, les femmes « sentent battre le temps à l’intérieur de leur corps […] la chronologie, dans leurs livres, obéit rarement à une linéarité, plutôt à une sorte de logique interne » et le corps féminin joue effectivement un rôle important dans la logique de Zéro positif[28]. Grobéty juxtapose des images venant de domaines ou de registres différents, tels que l’amour et l’accouchement — « le désir fou est un mort-né […] enfanter l’amour » (Z, 85) — ou encore la cuisine et la grossesse : « la pâte est bien pétrie bien fécondée elle gonfle elle gonfle […] on est dans l’odeur du pain frais comme dans les eaux utérines » (Z, 98).

Refusant la maternité, laquelle ne sera en effet pas la solution à son désarroi, Laurence est cependant malade de son incapacité à faire « sortir » tout ce qu’elle garde à l’intérieur d’elle, les secrets, les souvenirs, les angoisses, et de son besoin d’accoucher de quelque chose, que ce soit sur le plan artistique, professionnel ou personnel. Ayant rejeté la « création » la plus évidente, la maternité, Laurence n’a trouvé aucun autre moyen d’exprimer sa créativité, puisque son travail (le journalisme, autre forme d’expression) ne marche pas très fort et elle a renoncé à participer au monde artistique dans lequel évolue son mari, pour devenir simple observatrice/auditrice (tout comme elle observe et écoute les familles qui l’entourent sans vouloir les imiter). Au début du livre on est « sortis enfin des cendres de l’hiver » (Z, 89), « on va contre les beaux jours » (Z, 91) et au bout des cinquante-deux chapitres (autant de semaines ?) l’automne arrive (Z, 317), ce qui pourrait plutôt suggérer que le récit représente symboliquement la durée d’une grossesse[29]. En effet, cette crise vécue par Laurence, son alcoolisme, sa fuite à Amsterdam, l’enfermement et l’isolement psychologiques croissants vont lui permettre de dépasser ses problèmes pour assumer pleinement son rôle de femme adulte. La fin est positive, Laurence retrouve un certain équilibre après s’être longtemps posé la question de la maternité, contrairement à d’autres femmes qui n’ont pas eu ce choix ou qui ont simplement accepté que c’était là leur devoir ou leur destinée.

Face à la grossesse non désirée, les auteures romandes proposent, dans leurs écrits, des réactions fort diverses. Cela vaut pour les textes de fiction comme pour les oeuvres autobiographiques. Anne Cuneo, une Italienne arrivée en Suisse après la Deuxième Guerre mondiale, a longtemps vécu dans le canton de Vaud avant de travailler comme journaliste basée à Zurich. Elle se définit comme féministe, se déclarant en 1975 « écrivain féministe » mais elle ajoute tout de suite que ceci « n’implique nullement une littérature féministe[30] ». Ces doutes au sujet d’une éventuelle littérature de femmes ont visiblement perduré puisque vingt ans plus tard l’écriture féminine représente toujours pour elle « un non-sens[31] ». Cuneo revendique donc l’égalité entre les sexes, ne se reconnaît nullement dans un féminisme différentialiste[32] et déclare vouloir écrire en tant qu’être humain plutôt qu’en tant que femme :

You cannot write except from the unconscious and the unconscious has no colour. There is a part in the unconscious which is called woman and man but there is also a part where you are both man and woman […][33]

Certaines critiques ont cependant interprété cette attitude de façon plus négative, y voyant comme un rejet de l’expérience féminine, perçue comme peu valorisante, voire problématique :

[…] elle veut ressembler à un homme […] Pour s’affranchir de sa condition de femme, Anne s’identifie inconditionnellement aux hommes. Comme écrivaine, elle n’a que des « pères » spirituels et uniquement des modèles littéraires masculins […] la seule égalité qu’elle envisage entre les sexes, c’est l’adéquation du genre féminin au genre masculin. Anne désavoue même son corps, le déteste parce qu’il lui rappelle qu’elle ne peut pas échapper à sa féminité[34].

Dans Mortelle maladie, un récit autobiographique paru en 1969, Cuneo décrit son refus initial de sa grossesse, ensuite son acceptation suivie de la tragédie d’une fausse couche[35]. Non seulement elle réfute totalement l’existence d’un instinct maternel et met en doute sa capacité à s’occuper d’un enfant — « une mère, moi ? Moi ? Moi ? ? ? Je ne peux pas. Je ne peux pas » (M, 17) — mais aussi elle ne considère que les aspects négatifs de la maternité, responsable selon elle d’une perte d’identité :

Je suis devenue un état. C’est une mère qu’on voit en moi, on ne verra plus que ça. Et je n’ai même pas résolu le problème d’être femme.

M, 25

Par la suite, ce refus va céder la place à un désir très fort d’avoir cet enfant, « maintenant je le veux, je le veux, je l’aime trop pour ne plus le vouloir » (M,57), puis le désespoir lorsque la grossesse se terminera par une fausse couche, ce qui lui fait dire que « mourir, ce n’est pas une affaire. Maintenant, il va s’agir de survivre » (M,91). Le livre décrit très clairement l’évolution du point de vue de la narratrice et nous explique que si elle n’avait jamais vraiment pensé à la possibilité de devenir mère, elle n’avait pas non plus envisagé cette autre expérience traumatisante et stérile :

Je n’en avais jamais rêvé, de revenir avec un enfant dans les bras. Pourtant, rentrer comme ça, le corps et les mains vides, c’est une chose que je n’avais pas envisagée non plus.

M, 133

La solidarité féminine va jouer un rôle important ici et le processus de guérison comporte des rencontres avec d’autres femmes, une Italienne en Suisse (M, 109-126), et une Algérienne en Algérie (M,136-139), qui ont eu tellement d’enfants et tellement de peine à maîtriser leur fertilité, qu’elles trouvent formidable de rencontrer une femme sans enfants qui a eu le temps et l’occasion de faire autre chose de sa vie[36]. Si pour Anne Cuneo cette fausse couche représente l’échec, elles y verraient plutôt une sorte de liberté, l’affirmation qu’il est possible de faire sa vie sans enfants, et de cette façon une expérience essentiellement négative est transformée en quelque chose qui est potentiellement porteur d’espoir, symbolique d’une autre façon de vivre :

« […] tu n’as pas d’enfants ? […] Eh bien ! tu en as de la chance ! »

Dans ses yeux brille l’image de trente ans de vie sans enfants, trente ans de jeunesse, de santé […]

M, 138

Bien que le corps féminin soit central dans ce livre de Cuneo, elle se distingue d’écrivaines telles que Grobéty par son apparent « refus de la féminitude[37] » et sa reconnaissance de modèles masculins, encore une fois en contraste avec Grobéty qui cite de préférence des auteures dont la vie et les oeuvres ont été importantes pour les femmes[38]. Dans la littérature romande Monique Laederach a en effet remarqué le « besoin d’un maître, d’une image à admirer […] une sorte de besoin de père[39] » et en contrepartie la mère est souvent « en retrait, dans l’ombre du père ou peu aimante, elle n’incarne que rarement une figure consolatrice ou valorisée[40] ». De nombreuses écrivaines romandes se sont en effet attaquées aux clichés traditionnels et ont mis en doute les habituelles représentations idéalisées de la relation mère/enfant.

[…] la maternité se présente souvent sous un jour sinistre. Non pas comme une expérience gratifiante […] mais comme une source de déception, de malheur et même de pulsion criminelle[41].

Dans sa nouvelle intitulée « Sale bête bête morte », Anne-Lise Grobéty imagine une mère qui n’assume pas naturellement le rôle maternel et s’entend très mal avec sa fille, qu’elle finira par mettre en institution :

je ne suis peut-être pas très maternelle, c’est sûr, j’ai mes occupations, mes activités, mais enfin, je crois toujours avoir été comme je devais être avec elle, c’est vers quatre ans qu’elle a commencé à être bizarre ou peut-être avant, je ne sais plus […][42]

En parlant de sa nouvelle « Maternaire »[43], où elle dépeint une mère sadique, Grobéty s’empresse de préciser « [qu’] il ne faut pas penser qu’il s’agisse là de mes propres sentiments […] c’est un défoulement purement intellectuel[44] ». Cette mère semble en effet complètement dénuée de tout sentiment maternel envers son fils, qu’elle maltraite et rudoie, comportement qui lui attire des critiques de la part des autres mères et qui ira finalement « exactement là où ça devait aller[45] », jusqu’à la mort de l’enfant. Pour alléger quelque peu ces représentations sombres et « sinistres », Grobéty a cependant recours à l’humour noir, qui naît du fait que la mère qui raconte l’histoire (depuis la prison ?) le fait sur un ton très détaché et très distant, donnant l’impression d’être vaguement consciente d’un problème auquel elle ne peut vraiment rien. Cette distance ironique permet à Grobéty de mettre en scène non seulement les sentiments violents que peuvent avoir une mère envers son enfant mais aussi la « mafia » des mères qui se croit tout permis. Son héroïne « ne savait pas parler avec les femmes-mères, s’inquiétait du jugement que l’on porterait sur elle et sur sa créature, car elle le sentait, ils étaient différents[46] ». Tout en reconnaissant le comportement anormal de la narratrice, la lectrice est presque tentée de ressentir pour elle une vague sympathie, car elle est tellement extrême et contredit tellement ce que la société attend d’une mère qu’elle en devient quasiment sympathique. Elle est à la fois horrible et horriblement originale :

Il était tombé dans le bassin […] Les gestes à faire étaient ensuite, dans l’ordre : enlever les vêtements de dessus l’enfant, tirer de son sac une grande jaquette de mère, envelopper l’enfant dedans d’un air décidé et revendicateur — c’est moi qui fais ça et personne d’autre —, quitter précipitamment le jardin public et se hâter vers la maison […] Mais je n’ai rien fait de tout ça. Je l’ai regardé. J’ai ri, pas un rire à haute et intelligible voix, un petit rire discret. Et j’ai dit : « Va jouer. »[47]

Chez Marie-Claire Dewarrat nous retrouvons aussi le même refus d’une idéalisation de la maternité dans une représentation uniformément noire. Dans L’âme obscure des femmes : des nouvelles de la maternité…, les titres des nouvelles sont ironiquement inspirés de comptines et de chansons enfantines[48] :

Elle règle ainsi leur compte aux clichés tentant d’embellir l’aventure de la mise au monde qu’on voudrait à tout prix gratifiante […] Du courage, il en fallait pour oser dire ses sentiments soigneusement tus par une hypocrisie de bon aloi […] [ces femmes] se rebellent contre la fatalité qui fait d’elles, au nom de l’amour, des donneuses de vie ou de mort au prix lourd de souffrances mal perçues par les autres, quand elles ne sont pas totalement occultées afin de ne pas écorner la belle idée qu’on se fait de la naissance en général[49].

Dewarrat, moins engagée, moins « politique » que Cuneo et Grobéty, s’identifie difficilement à l’écriture féminine ou féministe, mais explore à sa façon divers aspects de la grossesse, de l’avortement et de la maternité vécus par des femmes dans des pays différents à différentes époques[50]. Se basant souvent sur des événements historiques ou religieux (Tchernobyl en 1986, la Vierge Marie à Nazareth), ainsi que sur des situations imaginaires (une femme qui « accouche » d’oeuvres artistiques), Dewarrat s’intéresse presque exclusivement à des représentations très négatives et curieusement c’est la mort plutôt que la vie qui domine ces portraits de la maternité[51]. Chaque grossesse, chaque relation mère/enfant rencontre un problème soit interne (la mère ne veut pas de l’enfant) soit externe (mauvais environnement, l’intervention d’un personnage fou) et aucune ne peut être menée à terme de façon pleinement réussie. La mort (« L’enfant do »), le meurtre (« À la claire fontaine »), le suicide collectif et individuel (« Nous n’irons plus au bois » et « Jean de la Lune ») et la folie (« Am, Stram, Gram… ») sont partout et les nouvelles sont dominées par un sentiment de malheur et de désespoir, l’impression que personne ne peut échapper à son destin. Comme le résume le narrateur de « Jean de la Lune », né malgré les tentatives de sa mère d’avorter, et bien décidé à se suicider, « je m’avorte. Il ne faut jamais contrarier sa mère[52]. »

Pendant les années 1960 et 1970 la revendication de nouvelles libertés et la disponibilité de la contraception ont étendu les choix proposés aux femmes et amené une autre façon de considérer la grossesse et la maternité, qui ne seraient plus jamais vécues de la même manière. Naguère un devoir, la maternité a cessé d’être une expérience idéalisée et sacrée et est devenue un choix, voire, aux yeux de certain(e)s, un droit, ce qui inverse la situation qui avait jusque-là prévalu[53]. Ce changement d’optique est reflété chez des écrivaines romandes pour qui le corps féminin, l’expérience des règles, de la grossesse, de l’avortement, de la fausse couche et de la maternité ont pris une part importante à partir de la fin des années 1960. Dans leurs écrits, Cuneo, Dewarrat et Grobéty exploitent leur vécu de femme et de mère et illustrent bien les expériences, les dilemmes et les choix auxquels les femmes de leur génération ont fait face. Cuneo et Grobéty, les plus engagées, les plus militantes, partent toutes les deux d’un point de vue féministe, sans en avoir la même interprétation : alors que Grobéty assume la « différence » et met fortement l’accent sur le corps féminin dans toutes ses manifestations, Cuneo semble avoir plus de peine à faire l’éloge de ce corps faillible et problématique et se définit davantage comme être humain que comme femme. En comparaison, les préoccupations de Dewarrat nous semblent plus éloignées de toute considération théorique et des trois écrivaines c’est elle qui reste la plus détachée et paraît le moins se poser des questions qu’on pourrait qualifier de « féministes ». Néanmoins, par l’ironie, l’humour, un certain détachement, elle participe à la forte remise en question d’images séculaires de la maternité et de la disponibilité féminine, en créant des personnages extrêmes qui illustrent les aspects les plus sombres de la nature humaine. Comme l’a écrit Grobéty, il est important que de tels sujets soient évoqués dans la littérature puisque leur exploration a élargi et enrichi le domaine littéraire romand, permettant non seulement aux lectrices de voir leur expérience décrite et mise en valeur mais aussi aux lecteurs de découvrir cet autre aspect de l’existence, trop longtemps méconnu[54]. À travers l’évocation de sujets précédemment ignorés et la remise en question de clichés et de stéréotypes longtemps incontestés, on se souvient en effet qu’il y a « plusieurs pays d’écriture, avec des régions de grand tourisme, des contrées mal connues, des ermitages difficiles à repérer[55] », pays que nombre d’écrivaines romandes nous permettent de parcourir.