Article body

Le Tour de France est une manière d’inventaire mobile du patrimoine qui réinvente année après année le territoire national à la façon d’une entreprise de perpétuelle gentrification langagière. Employés de cette entreprise, les cyclistes tracent des itinéraires curieux. Au lieu de se faciliter la route comme tout voyageur le voudrait, ils sont tenus de chercher les difficultés, d’affronter les cols, de se déplacer sur un véhicule malcommode, car il est fait pour la performance plus que pour le confort. Le trajet de leur peloton n’est pas celui du train qui, lui, déflore les plaines de France à partir d’un centre d’où partent des espèces de flèches comme s’il s’agissait de harponner des villes éloignées et les empêcher de prendre le large : le Tour, lui, fait une sorte de rond et donne l’impression de vouloir le compléter, d’où son surnom de « Grande Boucle ». Très vite il est allé flirter avec les frontières, défiant un peu l’au-delà, puis les a traversées afin de prendre pied dans les pays avoisinants, mais il achève toujours sa messe à Paris, qui en vaut plus d’une.

Dès sa conception au début du xxe siècle, il conjuguait l’idée naissante des vacances et celle plus vieille du tour du propriétaire. Son histoire, son aura, sa place dans l’imaginaire hexagonal ne seraient pas ce qu’elles sont si la littérature et la publicistique (magazines, journaux spécialisés) ne s’étaient pas chargés de lui fournir des récits et des chants, si des romanciers, des poètes, des journalistes, des chanteurs ne l’avaient pas mis en prose ou en vers. La chose sportive se prête bien à cette médiatisation, car elle est fondamentalement métalogique : dans sa démesure (et son absurdité empirique), l’effort des coureurs défie l’imagination, qui le lui rend bien. Écrire le Tour, c’est toujours, depuis la première édition en 1903 jusqu’à celle de l’année prochaine, manier des images du succès et de l’échec, de la souffrance, du corps, de la machine, du travail, de l’individu et du groupe (proche ou lointain), du citoyen et de la nation, de la masculinité et de la féminité, du loisir populaire et de la culture.

Or l’idée de faire le tour d’une chose, d’une question, de sa chambre, d’un pays est en soi aporétique et illusoire. Sitôt fait, c’est à refaire, l’exhaustivité reste hors d’atteinte, la circularité parfaite un mirage et, de toute façon, on ne fait jamais qu’un tour parmi une infinité d’autres possibles. En ce sens, faire le tour implique une poétique narrative, laquelle suppose toujours des choix, des renoncements, des ellipses, un art de la synecdoque et, surtout, une façon de décréter en douce que tel itinéraire ou que tel inventaire constitue une partie exemplative d’un grand tout dont il serait à la fois le sous-produit et la quintessence temporaire. Le Tour de France cycliste — précédé par d’autres « tours de France » célèbres (des monarques et des gouvernants, des compagnons, de « deux enfants », de Flora Tristan, des premiers enquêteurs sociologiques, des bien nommés touristes) — n’échappe pas à cette règle. Cette poétique doit tenir compte de ses deux caractéristiques structurelles fondamentales, sa répétitivité annuelle et son tronçonnement en étapes. Chez les chroniqueurs du Tour de France, ce double fractionnement temporel et spatial a motivé des décisions narratives et sémiotiques particulières, que l’étude qui suit voudrait mettre en évidence et comprendre en examinant ces microrécits que sont les récits de l’étape du jour. Elle prend pour corpus des textes d’Henri Desgrange et d’Albert Londres. Leur lecture et l’analyse de leurs principales ressources rhétoriques, narratives et interdiscursives auront pour but de faire apparaître trois choses : la force de la matrice épico-légendaire élaborée par Desgrange, la différence des deux écritures considérées et leur lien avec certains discours idéologiques dont ils sont contemporains[2].

Henri Desgrange : affreux, mais auguste

Dès la fondation de L’Auto-Vélo, d’où naîtra par la suite le projet du Tour de France, les positions d’Henri Desgrange à l’égard du sport sont claires et affirmées : le sport est primordial, car il est bon pour la santé et utile pour donner de solides valeurs morales à la jeunesse ; une population en santé et une jeunesse vertueuse sont nécessaires à la patrie, ainsi qu’à une industrie que le sport contribuera à développer grâce à sa recherche incessante du perfectionnement technique ; la pratique du sport entraînera une régénérescence de la race. Rigide et volontiers paternaliste, cette philosophie rejoint un courant nationaliste, ethnocentrique et revanchard qui, à la même époque, est soutenu par La Ligue des Patriotes et alimenté par l’antidreyfusisme[3]. Autoritaire, directif, opiniâtre, Desgrange est non seulement un organisateur et un administrateur efficace, mais aussi un journaliste coté. Il arbore une plume innervée par un ton moralisant, dont le style cultive volontiers l’emphase et la grandiloquence fleurie, entre autres lorsqu’il rédige le compte rendu des étapes. Parlant des « meilleures plumes du cyclisme », Robert Ichah résume sa personnalité littéraire en sept mots : « sorte de Père Martinet au lyrisme exalté[4] ». Cependant, toute patine rhétorique ou stylistique d’époque considérée, il reste que ses chroniques imposent une façon dynamique de condenser le déroulement d’une étape et, surtout, de conférer à cette dernière une énorme plus-value sémantique qui la projette très au-delà de sa circonstance.

L’un des textes les plus célèbres de Desgrange, paru dans L’Auto du 11 juillet 1911, permet de comprendre comment s’engendre cette dilatation. D’entrée de jeu, le chroniqueur se donne pour un prêtre invitant ses fidèles lecteurs à écouter, mais aussi à réciter avec lui un « Acte d’adoration », cette expression titrant l’article[5]. D’un tour amusé, l’incipit pastiche en effet le discours bienveillant d’un prélat en chaire : « Aujourd’hui, mes frères, nous nous réunirons, si vous le voulez bien, dans une commune et pieuse pensée à l’adresse de la divine bicyclette. » Cet aspect plaisant ne doit pas occulter l’efficacité pragmatique de l’introït. L’humour décale le chroniqueur par rapport aux athlètes et le transforme en intermédiaire idéal entre ces derniers et les lecteurs. Quant au pastiche, les mots qu’il mobilise sont bientôt suivis d’un vocabulaire cultuel nombreux : « mes frères », « une commune et pieuse pensée », « la divine bicyclette », « notre piété », « les ineffables […] joies », « m’avoir fait l’âme », « m’illuminer », « Apôtre des religions nouvelles », « l’adorable chanson », « L’Enfer devant nous », « nous entrons dans le paradis », etc. La course est sacralisée et le sport présenté comme une religion spontanée et d’un nouveau genre, mise au service de la bonne santé des corps (ressuscités par l’effort). Le sacrifice consenti par les athlètes prélude une célébration de la victoire des hommes sur la nature. L’étape dont il est question est célèbre pour avoir contraint les coureurs à affronter pour la première fois les cols alpins[6], en un combat surhumain motivant cette envolée lyrique : « nos hommes […] ont pu s’élever aujourd’hui à des hauteurs où ne vont point les aigles […]. Voici que, du geste vainqueur de leurs muscles légers, ils se sont élevés si haut qu’ils semblaient, de là-haut, dominer le monde[7] ! » Qui dit religion, dit liaison[8], et cette domination du monde ne concerne pas seulement les concurrents. La sémantique sacrale et le ton pastoral font en sorte que, entre les amateurs — c’est-à-dire les Français et la communauté nationale, qui sont l’archilecteur idéal profilé par l’ensemble du texte — et les coureurs, il devrait exister une véritable fratrie (« Aujourd’hui, mes frères, nous nous réunirons […] »). Formant un groupe qui est la synecdoque de cette fratrie nationale, suiveurs et coureurs communient dans la grandeur de l’exploit, unis par une relation d’élection réciproque si bien nouée qu’elle fait de ceux-ci le prolongement de ceux-là, en un accord que scelle l’emploi des mots nous et nos : « l’enfer, tout à coup, s’est dressé devant nous […]. D’abord, et lentement, du heurt puissant de leurs cuisses, nos hommes se sont élevés ». Les coureurs composent une nouvelle élite héroïque triomphant des épreuves que leur offrent des organisateurs et un directeur de course qui ne se déguise pas facétieusement en prêtre pour rien : c’est bien d’une sorte de messe qu’il s’agit, et la traversée de l’enfer doit conduire au paradis sous peine qu’un défi soit relevé et une prouesse accomplie. Ce défi, la montagne le matérialise et les coureurs l’acceptent au nom d’une collectivité qui s’agrandit par amplifications successives : « et au-dessus de nos têtes, presque à pic, le fort du Télégraphe, à 1500 mètres, nous a défiés ». Quand apparaissent des paysans, auxquels les suiveurs demandent si le sommet est encore loin, il devient clair que le microrécit de l’étape met en scène et en modèle réduit la grande nation historique, rien de moins, sa plus forte assise sociale traditionnelle comprise.

L’un des traits de cette chronique est que les coureurs, en tant qu’athlètes distincts et que sujets individués, n’y apparaissent que très parcimonieusement et très tardivement. Ils ne pointent la roue que dans le dernier cinquième du texte, quand il est question de celui qui franchit en tête le Galibier, Émile Georget. Avant cela, ils sont désignés de façon collective (« nos hommes », « ils »). À mi-chemin du récit, le chroniqueur indique lui-même qu’il a conscience de ce retard et en donne l’explication suivante : « Je ne puis me décider encore à commencer le récit technique de cette épopée, car je ne puis détacher ma pensée du panorama qui s’est déroulé sous nos yeux. » L’expression « récit technique [d’une] épopée » est en soi un programme poétique, que des milliers de chroniqueurs ultérieurs reprendront et adapteront[9]. Que le narrateur ait été ébloui par le panorama est une chose, que la logique de son récit rétrospectif en soit affectée en est une autre, dont il faut tirer toutes les conséquences au chapitre du sens. Le fascinus que tend Desgrange à ses lecteurs n’est pas anodin : par la montagne, le Tour est capable de saisir la France en vue panoramique et, par là, il refonde à chaque coup le territoire de la nation, même si son itinéraire n’en couvre qu’une partie. Cette capacité dépasse le fait de la course proprement dite. Celle-ci joue un rôle sans doute, et les coureurs aussi mais, en texte, ce n’est pas le premier. La structure narrative de l’« Acte d’adoration » de Desgrange épouse les méandres suivants :

  1. Exercice d’adoration. Ode prosée à la « divine bicyclette ».

  2. Première actualisation : justification circonstancielle de l’adoration (la bicyclette a permis à de nouveaux héros de vaincre la montagne).

  3. Retard narratif. Description de la grandeur de la montagne.

  4. Seconde actualisation : « Et ils arrivèrent tous à 1500 mètres » ; comparaison des Alpes avec les Pyrénées (très inférieures), anecdote de la question posée aux « paysans ».

  5. Reprise écourtée de la description de la montagne et enchaînement avec la troisième actualisation : le passage d’Émile Georget au sommet du Galibier.

  6. Clôture du texte relançant le suspense à la manière d’un « à suivre » de feuilleton.

Dans cette disposition, les trois actualisations qui ramènent le récit à son objet, le déroulement de l’étape du jour, sont progressives. Mettant à l’ouvrage des ressources scripturales précises (usage d’actualisateurs comme « Voici que », liaison à la façon du roman d’aventure [« Et ils arrivèrent »], mention de quelques témoins, citation de propos rapportés), elles se rapprochent de l’effort sportif concret. Mais, par ce qui l’entoure, la prouesse athlétique est projetée sur trois écrans de signification. Cette éversion de la représentation décirconstancialise le récit et empêche que le fait de course qu’il rapporte soit une simple péripétie bientôt noyée dans l’immensurable statistique et palmarès du sport.

Le premier écran est celui de la religion séculaire, dont il a été question ci-dessus. Le second est celui de la splendeur de la nature et de la montagne. Dans les lignes qu’il consacre à cette dernière, Desgrange passe avec entrain du lyrisme de carte postale — « la montagne les a acclamés de l’adorable chanson de ses sources nacrées, du fracas de ses cascades irisées, du tonnerre de ses avalanches et de la stupeur figée de ses neiges éternelles » — à la grandeur épique qui, après des accointances dantesques (« L’enfer devant nous »), prend des accents hugoliens : « D’abord, et lentement, du haut puissant de leurs cuisses, nos hommes se sont élevés, et les vallées retentissaient des “han !” formidables qu’ils poussaient. » Ce lyrisme et ce frémissement épique sont cependant violemment contredits par deux passages du texte, lorsque les cols des Pyrénées sont tenus pour « de la pâle et vulgaire “bibine” » en regard du Galibier et, surtout, lorsque passe enfin Émile Georget, preux chevalier nouveau triomphant du dragon, mais d’un aspect et d’un verbe en-deçà de sa glorieuse stature : « et lorsque Georget passe, après avoir mis son pied vainqueur sur la tête du monstre, lorsqu’il passe près de nous, sale, la moustache pleine de morve et des nourritures du dernier contrôle et le maillot sali des pourritures du dernier ruisseau où, en nage, il s’est vautré, il nous jette, affreux, mais auguste : “Ça vous en bouche un coin !” ». Un relâchement inattendu se mêle en ces deux occurrences à la vieille antithèse du grotesque et du sublime. Ce mélange des tons, liant grandeur épique, pathos stéréotypique et trivialité vériste, compose une base esthétique qui, puisqu’elle sert un propos rassembleur et relance un héroïsme de délégation collective, l’expression « nos hommes » ayant à la fois des connotations militaires et conviviales[10], est typique d’un national-populisme, métissant son élitisme moral d’inserts montrant la traditionnelle bonhommie du peuple et son acceptation des sacrifices qu’on lui impose. De nombreux autres exemples se rencontreraient, par exemple, chez Paul Déroulède ou Léon Daudet[11].

Quant au troisième écran, il concerne le temps. Le temps de la course est notifié dans le texte par des mots et des expressions comme « depuis des heures », « aujourd’hui », « lorsque Georget passe ». Son éphémérité est surtranscendée par la prose de Desgrange. Si elle est brièvement liée à la subjectivité du chroniqueur (« ma vie »), l’étape alpine du 10 juillet 1911 voit son temps s’épanouir dans des durées spectaculaires. Elle prend illico place dans « les annales de notre sport cycliste » et dans « les souvenirs dont elle [la bicyclette] a peuplé nos mémoires sportives ». Elle épouse le progrès en marche (« Voici des ailes, nous disait il y a plus de quinze ans, Maurice Leblanc »). Elle prend une dimension métaphysique en étant corrélée à l’histoire des religions ou « de l’humanité » et une dimension cosmologique par son voisinage avec les « neiges éternelles » (nommées quatre ou cinq fois). Si la conclusion paraît bancale, tant rien dans le texte qui la précède ne permet de justifier l’opinion qu’elle livre — « la cinquième étape du Tour de France m’a apporté la preuve convaincante que le Tour de France était très loin d’être couru » —, c’est parce qu’elle importe moins que la dilatation temporelle à laquelle le microrécit procède. La cinquième étape et le Tour de 1911 sont par avance et à jamais incrustés dans une polychronicité grand angle. L’historique, l’anthropologique, le métaphysique, le cosmologique cohabitent et l’exploit des mollets d’Émile Georget implose dans le creuset du microrécit avant d’irradier dans toutes les mémoires vives. Seul un genre narratif peut accepter une telle expansion temporelle : la légende. C’est à cette mission que Desgrange assigne le récit de l’étape : faire fond sur un récit immense, jamais fixé, jamais fini, auquel il donne lui-même en certains de ses textes le nom de « légende du Tour de France ».

Albert Londres : forçat, mais innocent

Les articles rédigés par Albert Londres à l’occasion du Tour de 1924 sont restées célèbres en raison de leur qualité et de leur originalité, mais aussi en raison d’une expression-choc utilisée par le journaliste : Les forçats de la route. Ce titre, plus tard repris dans un recueil de textes, se rapporte d’abord à une étape précise, célèbre elle aussi, parce qu’elle donne le compte rendu, avec interview en direct des mutins, de l’abandon volontaire des frères Pélissier, Henri l’aîné et Francis son cadet, ainsi que de leur compagnon Maurice Ville. Inititiateur de la mutinerie, Henri Pélissier reprochait aux organisateurs du Tour et à Henri Desgrange en particulier certaines mesquineries du règlement, un manque de respect et de considération (il précisa qu’il ne s’appelait pas « Azor ») et, plus globalement, des conditions de course inhumaines nécessitant le recours à toutes sortes de produits de soutien (« cocaïne pour les yeux », « chloroforme pour les gencives », « pommade pour […] réchauffer les genoux » et « pilules » diverses équivalentes à de « la dynamite »[12]). Que Londres utilise une métaphore pénitentiaire, n’étonnait pas ses lecteurs, lesquels connaissaient son important récit/reportage sur le bagne de Guyane publié quelques mois plus tôt[13]. Mais, en conjoncture, cette association de la course au bagne rejoignait un discours politique qui la rendait très lisible dans les années 1920. Christopher Thompson a montré que « l’affaire Pélissier » et l’article de Londres prirent immédiatement un tour social et politique. L’Humanité les mobilisa dans sa critique du taylorisme, du capitalisme et de la mystique idéaliste de Desgrange, laquelle, pour le quotidien communiste, avait pour effet, sinon pour but, de dissimuler par ses enchantements oratoires les objectifs commerciaux poursuivis par les organisateurs du Tour[14].

Or le fait que les chroniques d’étape de Londres ont pu être réunies dans un recueil indique en soi que la mutinerie des Pélissier était par avance récupérable dans un cadre narratif plus large. Elle n’est pas seulement un fait ponctuel de course ou un « fait divers[15] », mais une anecdote significative, une marque témoin. Au moment même où elle a lieu, elle se transfigure en archive potentielle, susceptible de médailler, de millésimer le « Tour 1924 ». Ensuite, et de façon à nouveau presque immédiate, elle rejoint le grand Tour de France intemporel que les textes antérieurs de Desgrange[16] voyaient scintiller dans la réverbération grandiose des « neiges éternelles ». La réplique du directeur du Tour dans L’Auto et son sentiment à l’égard de la chronique de Londres furent hostiles, mais il ne lui échappa pas que l’expression « les forçats de la route » allait frapper durablement les esprits. Bien que cette formule ne correspondît guère à la grandeur héroïque dont il avait voulu nimber sa course, Desgrange avait sans doute assez d’intuition et de culture pour deviner que la matrice légendaire qu’il avait créée l’intégrerait facilement. Le forçat qui se rebelle a, en effet, des assises culturelles fortes, polarisées par la littérature du xixe siècle entre le rebelle angélique façon Valjean et le rebelle démoniaque façon Vautrin[17]. Le goût de Desgrange pour les antithèses et ses penchants paternalistes et moralisateurs attestent que sa préférence serait allée au premier. De surcroît, l’expression forçat de la route n’était pas incompatible avec son oxymore affreux, mais auguste, nichée dans son « Acte d’adoration », les termes forçat et affreux pouvant aisément cohabiter sous le commun paradigme de l’horrible laborieux. Le rapport est moins évident entre auguste et de la route, et Londres travaille en fait un autre oxymore (cf. infra). Mais ses forçats sont bien sublimes à leur manière et sa faconde donne du lustre épique et des connotations religieuses à l’expression qui les désigne en la rapprochant dans ses chroniques de tournures comme « les géants de la route » ou « Les croisés du Tour de France »[18]. Ses coureurs entrent ainsi dans la grande procession du Tour et sa prose se baxtérise sur sa « légende ».

Les récits d’étape d’Albert Londres ont cependant des caractéristiques bien distinctes de celles de son illustre prédécesseur. La façon dont il cliche la cinquième étape du Tour 1924 allant des Sables d’Olonne à Bayonne en est un exemple significatif.

Desgrange réussissait le tour de force de créer l’illusion d’une proximité avec les coureurs tout en gardant en permanence un coup d’oeil panoramique à la fois sur le territoire national et sur l’histoire en marche du Tour. Londres, lui, fait partie du panorama et du groupe qu’il décrit, somnolent avec les coureurs quand ils somnolent, mangeant de la poussière quand ils en mangent, se réveillant avec eux ou juste avant eux quand l’arrivée se rapproche. Jacques Augendre note que Les forçats de la route sont « le premier “magazine” véritable de l’épopée du Tour de France », que Londres « dépeint une atmosphère [et] laisse une large place au dialogue[19] ». C’est bien ce qui se produit dans le récit de la cinquième étape de 1924. Le chroniqueur commence par un long paragraphe sur la souffrance physique et morale des coureurs qui ont été contraints d’abandonner l’épreuve la veille et dans les jours précédents. Revenant ensuite après une courte transition à l’étape du jour, il décrit d’abord un spectacle curieux, presque irréel, où les spectateurs sont estomaqués par l’état des participants (« ils ne sont pas gros », s’étonne une badaude de Bordeaux) et où les coureurs sont si harassés qu’ils paraissent avancer par habitude plutôt que par volonté. Vient ensuite le passage le plus important de la chronique : Londres descend au niveau de la route et note les petits faits de la vie du peloton, l’humeur de l’un, les facéties de l’autre, un bon mot par ici, la scie du concert des cigales par là. À la suite de cette enfilade de choses vues et entendues, l’arrivée survient comme après un réveil et le paragraphe final qui lui est consacré est court, presque brutal, se terminant sur l’annonce des souffrances à venir (la montagne). En cette disposition, le texte a la forme d’un reportage ; le narrateur enregistre les faits comme un reporter in situ ; le chroniqueur est comparable à quelque anthropologue ou sociologue en situation d’observation participante. De la sorte, cette chronique devance de quelques années la radio et ses interviews « à la descente du vélo » ; elle en a déjà la mobilité et la touche de proximité qui seront deux de ses principales marques novatrices.

Le récit de l’étape allant des Sables d’Olonne à Bayonne souligne un aspect capital du Tour de France : l’ennui. Dans une étape, et a fortiori sur l’ensemble de l’épreuve, les moments où il ne se passe rien — hormis un pédalage têtu — sont en effet beaucoup plus nombreux que ceux où il se produit quelque chose[20]. Pour l’occasion, les coureurs ont mission d’avaler quatre cent quatre-vingt-deux kilomètres, sur un parcours austère et désolant de platitude. Ils ont eu peu de temps pour récupérer des efforts précédemment consentis et, en conséquence, « ne sont […] pas nerveux ». Une part du travail scriptural de Londres consiste à détourner et annuler cet ennui qui est d’autant plus lourd que « ces messieurs les bicyclistes », ainsi que les appelle au passage « le maréchal des logis de gendarmerie » de Labouheyre, doivent ingérer la longue traversée des Landes[21]. Pour dire cette non-course, Londres multiplie les formes et les tons[22]. S’il décrit la souffrance des coureurs de façon réaliste, croquant d’un crayon précis des coureurs désemparés après leur mise hors course, il ouvre en cours de description une fenêtre sur la fable ou sur le conte : « Ils ont voulu traverser les bois tout seuls alors qu’ils n’avaient pas d’assez fortes jambes pour courir, et le loup les a mangés. » De nombreux passages sont en discours rapporté, accent du locuteur compris, mais le sociolecte de la course est aussi cité en italiques dans le flux du récit : « sécher sur place », « plein le dos ». La prose suit un cours logique, mais des paradoxes et des antithèses rompent cette erre d’aller : « on dort en chantant », « Cette nuit, on ne nous a pas laissés dormir parce qu’il y a quatre cent quatre-vingt-deux kilomètres à ingurgiter. » Les instantanés des coureurs introduisent du pittoresque dans le bagne en mouvement, mais ils permettent aussi de baliser le trajet parcouru : « À Hostens, le jour se réveille. Botecchia chante » ; « À Pissos, Barthélemy met son oeil de verre dans sa poche et le remplace par du coton qui n’a rien d’hydrophile : — Pour la vue, c’est “kif-kif”, dit-il, mais c’est plus doux, et j’ai toujours aimé les câlineries. » Le narrateur est dans le coup et le discute volontiers avec les concurrents. Il ne se fond pas avec eux dans un « nous » englobant, comme chez Desgrange, mais forme avec eux un groupe hétérogène, comprenant un chroniqueur qui reste décalé, ce que traduit une énonciation indéfinie, incrédule devant les événements qu’elle rapporte : « On traverse les Landes. On n’en finit pas de traverser les Landes. On a le temps de compter goutte à goutte la résine qui tombe des arbres dans de petits bols. » Ce « on » est celui d’une galère non pas partagée, mais accompagnée et bien comprise. Il y a d’ailleurs « on » et « on », car ceux qui voyagent ne doivent pas être confondus avec ceux qui regardent passer et qui ne comprennent pas toujours de quoi il retourne : « Qui est le premier ? me demande-t’on. […] Je donne les explications et, au lieu, de me dire merci, on m’invective. » Là où Desgrange forgeait une synecdoque (nous/nation), Londres travaille en métonymie (on/les autres). L’animation du récit passe aussi par des métaphores filées, par des formules raides : « Ce n’est plus du cyclisme, c’est une séance de gymnastique suédoise », par un humour empathique accordant aux cyclistes une excentricité naturelle faisant de chacun d’eux un cas d’espèce, par des ricochets de signifiants (celui qui n’a pratiquement rien mangé est un coureur de « Grasse »). Mais la nécessité de vaincre l’ennui n’est pas la seule cause de cette mise en forme inventive. Par son entremise Londres donne sa vision de la course et du monde et, quand bien même est-elle très personnelle, elle demeure arrimée à la topique légendaire léguée par Desgrange.

Cet arrimage est obvie dans la gestion narrative du temps. Le plus extraordinaire est que l’arrivée, ce but vers lequel tout est supposé courir, n’est qu’un moment furtif, un coup dans un jeu, la rencontre inopinée d’un nom de lieu et d’un nom de personne. Cela passe si vite que la phrase actualise le tableau à l’aide de points d’exclamation et de suspension. Le sprint du style abolit toute velléité de développement :

— Voici Castets, on se réveille. Trois hommes se sauvent. L’un crève, il y aurait de quoi se tirer un coup de revolver dans la tête. Deux courent à la corde… Petit coup de théâtre… Ce sont des « deuxièmes classes ».
C’est Omer Huysse qui bat les as. Bien joué !

Si cet instant de gloire des deuxièmes classes vient achever le temps exorbitant de l’étape — « ils sont partis à dix heures du soir des Sables ; ils arriveront à dix-huit heures trente. Ça fera vingt heures et demie de selle pour cette étape. » —, s’il ponctue une traversée des Landes qui n’a pas été sans « rappele[r] le temps où l’on faisait des exhibitions sur des vélocipèdes », s’il s’oppose violemment à la chronicité terrible des délais permis et des éliminations cruelles, s’il s’inscrit dans la suite des étapes du Tour 1924 (« Mais la course continue »), il n’a de consistance réelle que parce qu’il appartient à un grand récit toujours en cours, que Londres appelle au détour d’une phrase « la chanson de la route », et que le choeur épique des Bordelais connaît très bien : « Tous les Bordelais sont là, sur le passage, et manifestent leur admiration pour les “géants de la route” par des mots crus. » Pas de doute : le Tour est une légende qui flotte dans les esprits et, quoi qu’il se produise, cela pourra, cela devra être lu (legenda) en relation avec la narrativité héroïco-épique préformatée. Même si elle a troqué le ton oratoire pour le reportage sympathique, l’épopée est bien là, en trame discrète sous la plume londrienne, par exemple dans ce territoire national évoqué par les noms des bourgs et des villes, dans cette allusion aux « femmes de France » que Bottechia ne peut pas bien voir avec ses lunettes empoussiérées, dans ce « maréchal des logis de gendarmerie » parlant à ses « concitoyens enthousiastes » ou encore dans cette arithmétique de chiffres gargantuesques calculés à l’aune des plus formidables débauches d’efforts (« quatre cent quatre-vingt-deux kilomètres », « deux mille quarante-quatre kilomètres », « vingt heures et demie de selle »). Cette épopée peut-elle s’accommoder d’une victoire obtenue par des « deuxièmes classes » ? Oui, si c’est une victoire partielle, une étincelle et non un feu, un succès gagné au bout d’une traversée des Landes et non au terme d’un gravissement héroïque. Sitôt Omer Huysse félicité, l’excipit annonce ce qui va suivre, promet le retour prochain des héros démesurés et dissoud les quatre cent quatre-vingt-deux kilomètres de la cinquième étape dans le grand récit légendaire :

Eh bien ! tout cela n’est rien. Les deux mille quarante-quatre kilomètres parcourus ne sont que le prologue. La fête commencera jeudi. Ainsi le veut la chanson de la route : « Fini de se promener, c’est demain les Pyrénées. »

À la narration du Tour, Londres apporte cependant une nouveauté d’importance : l’attention portée à la personnalité intime des coureurs, à leur caractère, leur façon d’être, leur vie quotidienne dans une course qui n’a nullement raison de leur humanité. L’oeil de verre de Barthélemy, les chansons de Bottecchia et de « Rho, dit D’annunzio », les craintes dermatologiques de « Jacquinot, qui est de Pantin[23] » sont autant de notations qui indiquent que les coureurs ont une personnalité et une subjectivité autonome. Cette individuation reste le plus souvent dans l’ordre du pittoresque[24]. Le sportif est fréquemment présenté comme un être lunatique, atypique par la souffrance consentie, mais si proche de chacun dans sa simplicité bonhomme. En culottes courtes sur son vélo, bien sale tandis qu’il joue dans la nature, suivant un chemin tracé pour lui par l’autorité qui veille sur lui, il est comme une sorte d’enfant jeté dans un jeu qu’il n’a pas vraiment choisi de jouer et n’est responsable de rien, en tout cas pas de ces peines qui lui sont infligées et qu’il n’a pas méritées. Forçats ? Oui, mais innocents, à l’exemple de Bottechia chantant les yeux des belles au beau milieu d’une cavalcade interminable.

Néanmoins, cette individuation est d’importance. En parfaite contradiction avec Desgrange et sa façon d’écrire, elle fait entrevoir la présence d’une distance entre la course et le coureur, laquelle distance se creuse quand le récit oppose la bonne volonté et le courage des coureurs à l’indifférence mathématique du règlement : « On en rencontre aux étapes [des coureurs éliminés, parce qu’ils sont arrivés en dehors des délais]. S’ils avaient une valise, ils ne savent plus où elle est et se disent : “Qu’est-ce que je vais faire, maintenant ?” » Cet écart menace de devenir un divorce intérieur et tacite lorsque Londres fait allusion à un « quelqu’un » énigmatique dont l’identité demeure indécise. Génie diabolique ? Obscur tortionnaire ? Mauvais guide ? Ennemi innommable ? Législateur autoritaire ? Ce « quelqu’un » peut être tout cela, comme il peut être le Tour, constitué en supersujet héroïque par la légende qui le constitue, et il peut aussi bien être Henri Desgrange lui-même : « Ils traversent la Vendée, la Gironde, les Landes, comme si quelqu’un qu’ils n’aiment pas les menait par l’oreille. »

Mais ce récit de l’étape du 1er juillet 1924 n’en serait pas un de Londres s’il n’était obombré par une obsédante présence de la mort. Dès la première phrase du texte, elle est là, énorme, active, travailleuse, décrite avec un luxe de précision métaphorique : « On compte déjà un peu plus de soixante cadavres ; entendez cadavres dans le sens de bouteilles quand elles sont vidées. » L’évidement des forces du corps est relié à une inquiétante ivresse, qui n’est lisible que par ses conséquences désastreuses. Cet incipit est assurément très loin du cliché de « la grande fête du sport ». Il donne à voir le Tour comme la monstration d’une souffrance en acte qui peut être mortelle, observée par des spectateurs qui ne réalisent pas ce qu’ils voient puisqu’il faut tout leur dire (« entendez… »). La chronique épand ensuite ce climax mortifère sur tout son déroulement. Sous l’anecdote de surface et l’humour, quantité de mots et d’expressions font de la traversée paisible des Landes une promenade mortuaire : « La coupe sombre a eu lieu chez les ténébreux[25] » ; « les loups les ont mangés » ; « un autre s’en allait dans la nuit » ; « Il ne fait pas soleil. […] Tout le monde dort. » L’arrivée d’Omer Huysse fait durement cascader le son [k], comme si la prose allait de cailloux en cailloux et, pour qui la lit sans refouler l’angoisse qu’elle suscite, elle dit des choses si étranges en cette phrase : « L’un crève, il y aurait de quoi se tirer un coup de revolver dans la tête », qu’elle fait lire la suivante comme si l’on y parlait de deux candidats à la pendaison : « Deux courent à la corde… » Le motif typiquement londrien de « la poussière » permet de comprendre le rôle de cette isotopie « mort ». Il apparaît avec une sorte de délectation amère mêlée d’humour noir dans ce passage : « Dans une voiture, des confrères belges dorment la bouche ouverte. De temps en temps, ils sortent une cuiller de leur poche et introduisent l’instrument dans leur bouche. C’est pour déblayer de la poussière qui les étouffe. Cela fait, ils se rendorment. » Faire le Tour, pour Albert Londres, c’est déjà avaler la poussière vers où chacun retournera et, dans les meilleurs jours, espérer d’en survivre dans le lit d’un songe accessible à « Jacquinot, qui est de Pantin », à Bottechia et Rho, à Omer Huysse, et même à des suiveurs belges.

Synthèse

À l’instar d’une pulsation, le récit de l’étape du jour unit la constriction et la dilatation. D’une part, il se rassemble sur un noyau oxymorique[26] dont il tire une bonne partie de son énergie sémantique, et qui est niché au centre de la représentation du coureur et, par la médiation de ce dernier, de la course. De Desgrange à Londres, ce noyau se transforme, passant d’affreux, mais auguste à forçat, mais innocent. D’autre part, il s’écrit dès l’origine en expansion. En prise sur la doxa nationaliste, conservatrice et revancharde des années 1900, l’écriture de Desgrange fournit les linéaments de ce processus scriptural : soutènement religieux, constitution d’un « nous » héroïque où coureurs et suiveurs officiels figurent une synecdoque généralisante de la nation, union sacrée construite en langage, narrativité épique soumettant la splendeur de la nature à la grandeur d’un être humain régénéré par l’effort physique. Par le moyen d’une dilatation interne de la temporalité, les textes de Desgrange imposent un tuf légendaire, véritable matrice narrative dont aucun chroniqueur ultérieur ne pourra faire abstraction tant son pouvoir de fascination et d’accrétion sémiotique est grand. Il est cependant possible de dire autre chose et de raconter le Tour autrement, même en restant sous la coupe de cet antérécit légendaire qui mène chacun à lire n’importe quelle péripétie nouvelle comme le signe confirmatif de sa réalité et de sa perpétuité. Les forçats de la route d’Albert Londres sont, dans l’entre-deux guerres, un exemple d’une telle réécriture dynamique. Prêtant garde aux petits faits et aux humeurs, alignant choses vues et entendues, Londres procède à une individuation des coureurs, qui ne sont plus seulement regardés comme des héros et des performeurs. Il comble ainsi l’ennui, qui occupe nombre d’heures de course, et donne à ses textes une grande hétérogénéité formelle. Ses forçats sont à la fois punis et prisonniers, mais ils sont habités d’une lumière enfantine et innocente même au plus fort de l’ennui et de la souffrance. Dans ses chroniques des étapes du Tour 1924, le reporter dissocie la course et le coureur, l’institution et celui qu’elle a engagé. Par cette dissociation et par l’individuation précitée, Londres rompt avec le « nous » de Desgrange. Si ses textes restent accrochés à l’épopée des « géants » ou des « croisés » de la route, ils incluent néanmoins désormais un point de regard d’où cette épopée pourra au moins être discutée de l’intérieur. La prose du reporter londrien est en bonne partie compatible avec divers discours politiques progressistes que fédéralise, dans les années 1920, le cartel des gauches, mais elle porte une vision sociale complexe, qui excède le jeu politique du moment. Dans la mesure où ils associent héritage légendaire, examen des conditions de travail et attention sensible à des individus qui, à leur façon, veulent être encore eux-mêmes quand ils sont menés par « quelqu’un qu’ils n’aiment pas », les microrécits de Londres dégagent un espace de liberté individuelle, qui est fort peu dans l’air du temps. Un fil mince lie ainsi le bagne sportif à la modernité et à une démocratisation entée sur la reconnaissance de la subjectivité de ces travailleurs curieux que sont les coureurs. L’ombre mortifère qui plane sur les récits ne rassure cependant pas sur la concrétisation future de ce fragment d’utopie. Il est vrai que 1924 n’est loin ni de 1914, ni de 1939.