Volume 52, Number 1, 2016 La figure du père dans les littératures francophones Guest-edited by Ching Selao
Table of contents (9 articles)
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Présentation
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Discours et aphonie des pères : figure du père dans le roman africain francophone
Isaac Bazié
pp. 17–33
AbstractFR:
La présente réflexion propose un parcours à travers le roman africain francophone pour y étudier les variations autour de la figure du père. Partant de la représentation de celle-ci dans des oeuvres de femmes africaines, on verra par la suite dans un corpus plus vaste comment le système phallocentrique se défait à partir du moment où le père est rabaissé au rang d’enfant par le paternalisme colonial. Dans le contexte des violences postcoloniales, il perd la voix, mais se retrouve en compagnie des sans-voix historiques, c’est-à-dire la femme/mère et l’enfant. De cette constellation nouvelle et marquée par la commune expérience de la violence naîtra une parole des fils qui, paradoxalement, engendrent les pères par la prise en charge du récit de leurs souffrances.
EN:
This article proposes a study of the diverse representations of the father figure in the Francophone African novel. Starting from the representation of the father in African women writings, we shall then see how the phallocentric system is dismantled in a larger body of works in which the father is reduced to the position of a child by colonial paternalism. Indeed, in the context of postcolonial violence, he loses his voice and finds himself among the historical voiceless, namely the women/mother and the son/daughter. This new constellation marked by the common experience of violence will paradoxically give rise to a discourse through which the sons will “father” their fathers by taking in charge the narrative of their sufferings.
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Cet amour de père, gardien du gynécée
Anne Marie Miraglia
pp. 35–53
AbstractFR:
La représentation du père est au coeur de cette étude de L’amour, la fantasia (1985) et de Nulle part dans la maison de mon père (2007), deux romans autobiographiques d’Assia Djebar, romancière d’origine algérienne et membre de l’Académie française de 2005 jusqu’à sa mort en 2015. Cette analyse examine la personnalité de Tahar, son évolution, l’influence qu’il a exercée sur sa fille, dans des circonstances différentes de sa vie, et notamment dans ses rapports avec la gent masculine. Tiraillée entre sa soif de liberté et son amour pour son père, la narratrice de Djebar compare Tahar à d’autres figures paternelles, européennes et arabes, en Algérie. Éduquée en français grâce à ce père culturellement hybride, Fatima exprime sa reconnaissance tout comme ses regrets, dont son aliénation vis-à-vis des autres femmes arabes, son manque de maîtrise de la langue arabe et la rigueur puritaine du père censeur, entrave à son plein épanouissement.
EN:
The representation of the father figure is at the heart of this study of L’amour, la fantasia (1985) and Nulle part dans la maison de mon père (2007), two autobiographical novels written by Algerian novelist Assia Djebar, member of l’Académie française from 2005 to her death in 2015. This analysis will focus on the personality of Tahar, his evolution and his influence on his daughter at different periods of her life, in particular, with respect to her relationship to boys and men. Torn between her quest for freedom and her love for her father, Djebar’s narrator compares Tahar to other father figures in Algeria, both European and Arab. Educated in French thanks to her culturally hybrid father, Fatima expresses her gratitude as well as her regrets, notably her alienation vis-à-vis Arab and Berber women left behind, her inability to master the Arabic language and her puritan censoring father, a constant obstacle to her emancipation.
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Telle Antigone, relever le père harki. Le récit comme sépulture dans Moze de Zahia Rahmani
Évelyne Ledoux-Beaugrand and Anne Martine Parent
pp. 55–72
AbstractFR:
Moze, le premier récit de l’auteure française d’origine algérienne Zahia Rahmani, explore une figure paternelle ambiguë, celle du père harki. Anciens supplétifs de l’armée française, certains harkis sont rapatriés après l’indépendance de l’Algérie dans une France qui refuse de les reconnaître comme citoyens à part entière. Le père harki apparaît dans le récit de Rahmani comme un homme honteux, dont la condition même de père est empêchée par sa honte. Dans cet article, nous analysons le rapport de la narratrice à son père harki à la lumière de la figure d’Antigone. À l’instar de l’héroïne de la tragédie de Sophocle, la narratrice de Moze cherche à relever le père mort, à le ramener du côté de l’humanité et s’emploie à faire pour lui oeuvre de sépulture.
EN:
In Zahia Rahmani’s first novel Moze, the French author born in Algeria, explores an ambiguous paternal figure: the harki father. Harkis were Muslim Algerian loyalists who served as Auxiliaries in the French Army during the Algerian War. After the independence of Algeria some of them were repatriated in France where they were not considered as full citizens, and, even worse, as fully human. In Rhamani’s novel, the harki father is a shameful man whose fatherhood is impeded by his shame. In this article, we use Antigone’s framework to examine the relationship between the narrator and her harki father. Like the heroine of Sophocle’s tragedy, the narrator of Moze wants to raise a (symbolic) mound for her dead father as a way of assessing his humanity. To do so, the narrator performs “une oeuvre de sépulture,” a kind of burial with words.
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Maryse Condé et les pères fondateurs de la Caraïbe francophone
Ching Selao
pp. 73–90
AbstractFR:
Aimé Césaire est sans conteste l’un des pères – sinon le père – des lettres francophones de la Caraïbe. Si les polémiques entre Césaire et ses « fils créolistes » ont déjà fait couler beaucoup d’encre, les relations avec ses « filles » n’ont pas retenu la même attention, donnant l’impression que les débats littéraires dans la famille antillaise sont une « affaire d’hommes » et l’héritage – quoique contesté – de Césaire, un legs « viril ». Pourtant, dès les années 1970, donc bien avant l’Éloge de la créolité, Condé avait déjà vertement critiqué la négritude. Elle n’a par ailleurs cessé, en parallèle au jugement sévère envers le père, de rappeler sa position d’« ancêtre fondateur » pour les écrivains antillais. Cet article voudrait montrer comment la relation de Condé à Césaire oscille, dans son oeuvre de fiction autant que ses écrits critiques, entre rébellion et fidélité, entre une critique véhémente de la négritude et un retour incessant à cette figure paternelle. La lecture se fait en lien avec le rapport ambivalent de Condé avec l’autre père de la Caraïbe francophone, Frantz Fanon, celui qu’elle a elle-même appelé son « deuxième maître ».
EN:
Aimé Césaire is indisputably one of the fathers – if not the father – of French Caribbean literature. While the controversies surrounding Césaire and his “creole sons” have elicited ample debates and articles, his relations with his “daughters” have not sparked the same interest. This gives the impression that discussions about literature within the French Caribbean family are “men’s business,” and that Césaire’s legacy – although questioned – is a “manly matter.” However, since the 1970s, hence long before the publication of Éloge de la créolité, Condé has strongly criticized the négritude movement. In parallel to her harsh criticism, she has nevertheless always stated that Césaire is the “Founding Ancestor” of French Caribbean writers. This article shows how Condé’s relation to Césaire wavers between a sense of rebellion and loyalty, between a vehement criticism of négritude and a constant “return” to this father figure. The article also focuses on Condé’s ambivalent rapport with the other father of French Caribbean, Frantz Fanon, who is, according to her own words, her “second master.”
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Sous les yeux du père, lire le Cahier comme une proposition de retour sur l’énigme « Laferrière »
Yolaine Parisot
pp. 91–106
AbstractFR:
Dany Laferrière publie L’énigme du retour (2009) après Je suis un écrivain japonais, paradigme, s’il en est, de la « littérature-monde en français ». Le titre renvoie à L’énigme de l’arrivée de V. S. Naipaul, mais l’hypotexte principal est le Cahier d’un retour au pays natal du poète martiniquais Aimé Césaire. La mort du père, qui établit une relation d’intratextualité avec Le cri des oiseaux fous et Pays sans chapeau, et l’expérience personnelle de trente années d’exil permettent de relire le manifeste poétique de la négritude ; les textes cités et la mort du poète, de comprendre la folie de l’exilé. L’écriture du voyage et l’écriture du deuil procèdent d’une poétique de la perception, mise en exergue par la multiplication des figures de peintres. Ni retour en arrière ni réécriture, L’énigme du retour marque un tournant dans l’oeuvre de Dany Laferrière. La mort du père, mort réelle mise en récit et mort symbolique mise en fiction, devient le principe d’une théorie de la fiction romanesque qui prend place entre les pères fondateurs (Aimé Césaire, Jacques Roumain et Jacques Stephen Alexis) et la fratrie-monde (Alain Mabanckou, Yanick Lahens, Edwidge Danticat et Dany Charles, le neveu).
EN:
After Je suis un écrivain japonais – paradigm of the “World Literature in French” –, Dany Laferrière published L’énigme du retour (2009). The title refers to V.S. Naipaul’s The Enigma of Arrival, but the main hypotext is Aimé Césaire’s Cahier d’un retour au pays natal. The death of the father, which establishes an intratextuality with Le cri des oiseaux fous and Pays sans chapeau, and the thirty years of exile allow, on one hand, a rereading of the poetic manifesto of négritude. On the other hand, the quoted texts and the death of the poet allow for an understanding of the madness of the exiled. Travel writing and the writing of mourning are the results of a poetics of perception, highlighted by the multiplication of figures of painters. Neither a backward step nor a rewriting, L’énigme du retour is a turning point in the work of Dany Laferrière. The death of the father – the real death as well as the symbolic one fictionalized – becomes the rule of a theory of fictional writing that takes place between the founding fathers (Aimé Césaire, Jacques Roumain and Jacques Stephen Alexis), and the “Littérature monde-siblings” (Alain Mabanckou, Yanick Lahens, Edwidge Danticat and Dany Charles, the nephew).
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Paternités sans frontières dans quelques romans haïtiens contemporains
Christiane Ndiaye
pp. 107–124
AbstractFR:
La perception générale du personnage du père dans le roman des Caraïbes est qu’il est surtout absent, sinon de caractère autoritaire ou irresponsable. S’agit-il d’une image peu fondée, faute d’études d’envergure ou l’imaginaire littéraire du père est-il en voie de transformation ? L’étude porte sur trois romans haïtiens récents où la figure du père prend des contours autres qui semblent signaler un renouveau dans l’imaginaire romanesque du père. En effet, dans Kool-Klub de Kettly Mars, les comportements « classiques » du père sont disqualifiés au profit d’un père moderne, attentif, attentionné et responsable. Chez Évelyne Trouillot, dans Absences sans frontières, un personnage analogue apparaît qui, malgré son absence, se consacre entièrement à veiller au bien-être de sa fille. Personnage plus insolite, l’inspecteur Azémar des polars de Gary Victor s’avère néanmoins être un père animé par des principes profondément humains. Ainsi, nous assistons à ce qui semble être une transformation du paysage social dans l’imaginaire romanesque haïtien : ce sont les mères qui sont absentes et les pères qui font l’objet d’une idéalisation aux accents didactiques.
EN:
The general perception of the father in the Caribbean novel is that he is mostly absent, and if not, authoritarian or irresponsible. Is this image unfounded due to a lack of substantial studies, or is the literary imagination of this character undergoing a process of transformation? This article examines three recent Haitian novels in which the father figure is presented differently, and which seem to indicate a renewal of fictional representations. Indeed, it appears that in the novel Kool-Klub by Kettly Mars, the “classical” behaviour of the father is discredited in favour of a modern, attentive, sensitive and responsible parent. A similar representation appears in Évelyne Trouillot’s novel Absences sans frontières, where, in spite of his absence, the father dedicates himself entirely to his daughter’s well-being. Inspector Azémar, in Gary Victor’s crime novels, is a rather unusual character but nevertheless a father motivated by profoundly humane values. These novels thus reveal what seems to be a transformation of the social scene of fictional representations: the mothers are the ones who are absent, and the fathers the object of a somewhat didactical idealization.
Exercices de lecture
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… ton ciel à la sueur de ton sexe. Pierre Guyotat : le père-totem de l’esclave absolu
Anne Élaine Cliche
pp. 127–145
AbstractFR:
Cet article s’intéresse au statut totémique des figures qui peuplent les montages prostitutionnels de Guyotat. Le corps supplicié – celui de l’esclave-putain – se fait dans cette oeuvre, et suivant la logique verbale de l’écriture qui l’ouvre à l’infini de ses mutations comme à toutes les figures instables et répétables de l’asservissement et de la subordination, le matériau d’autant plus glorieux qu’il sera livré aux trafics de l’esclavage. Il s’agit de montrer que l’écriture de Guyotat transgresse le tabou de l’inceste qui fonde l’espèce et instaure l’ordre symbolique. Car le dispositif esclavagiste et prostitutionnel des scénographies de cette écriture est mis en place par un sujet impitoyablement asservi à une jouissance absolue. De cette jouissance déterminante, le sujet Guyotat affirme aujourd’hui faire un « chant » qui accède à une autre exigence, celle formulée par la deuxième des dix paroles sinaïtiques et qui concerne l’interdit de céder aux pouvoirs de la représentation : « Tu ne te feras pas d’images. » L’illisibilité de Guyotat trouve dans cet interdit, semble-t-il, sa puissance d’évocation.
EN:
This article explores the totemic status of the figures in Guyotat’s prostitution montages. In Guyotat’s works, the glory of the esclave-putain’s tortured body is enhanced by the fact that this poetic material is surrendered to slavery, thereby following the writing’s verbal logic that allows it to open to infinite mutations, as well as to all unstable and recurring figures of subjection and subordination. The analysis will show that Guyotat’s writing transgresses the taboo of incest, on which relies the very foundation of the human species and of the Symbolic Order. Of this absolute jouissance of the utmost importance, Guyotat claims to make a “chant” that reaches another founding law, one that entails not to give in to the enticing powers of representation: “Thou Shalt Not Make Images.” It is in this Second Commandment that resides the evocative powers of Guyotat’s illegible writing.
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Écrire vers l’Algérie : Camus, Cixous, Derrida
Keling Wei
pp. 147–163
AbstractFR:
L’Algérie constitue, pour les trois auteurs étudiés dans cet article, un lieu de la nostalgie, de l’aporie et de la déconstruction. Le premier homme de Camus évoque ce pays plein de contradictions et de blessures et, ce faisant, tend à une réconciliation littéraire. Hélène Cixous travaille le souvenir d’enfance comme elle travaille la langue française, en essayant une arrivance sans fin vers l’Algérie. Derrida, avec Circonfession, signe un texte secret, de prières et de larmes, de vie et de mort. Ainsi, relire leurs textes tissés de mémoires et de phantasmes méditerranéens, c’est repenser l’Algérie dans sa dimension profondément métaphorique. C’est aussi essayer de comprendre comment, dans leurs textes, l’Algérie devient une inspiration, une aspiration, une destinerrance de l’écriture.
EN:
Algeria, for the three authors studied here, figures nostalgia, aporia and deconstruction. Camus’ Le premier homme depicts this country full of wounds and contradictions, and tends to a literary reconciliation. Cixous works on the childhood memory, trying an endless “arrivance” towards Algeria. With Circonfession, Derrida offers a secret text of pray and tears, of life and death. We try to rethink Algeria in its profoundly metaphorical dimension in the reading of their texts. We also try to understand how Algeria, in their works, becomes a literary inspiration and a textual “destinerrance.”