Volume 57, Number 3, 2021 Maylis de Kerangal. Puissances du romanesque Guest-edited by Marie-Pascale Huglo
Table of contents (12 articles)
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Présentation. Maylis de Kerangal. Puissances du romanesque
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Liste des sigles utilisés dans ce dossier
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Gestes anthropologiques de Maylis de Kerangal
Laurent Demanze
pp. 17–31
AbstractFR:
L’oeuvre de Maylis de Kerangal s’inscrit dans le tournant ethnographique de la littérature contemporaine, analysé par Dominique Viart. Même si son oeuvre est essentiellement romanesque, elle n’en est pas moins frottée à l’anthropologie et l’ethnographie. C’est ce « terrain d’entente » entre littérature et ethnographie, pour reprendre la belle formule d’Éléonore Devevey, que cet article explore à travers trois pratiques que la romancière emprunte à l’ethnographie. Il s’agit d’abord pour elle de se confronter au terrain, pour aborder d’autres formes de vie et forger une littérature d’intervention. Il s’agit ensuite d’en appeler aux pouvoirs de la description dense pour rendre compte de la complexité sensible du monde et enfin de s’ouvrir au vivant, pour ébranler les barrières entre les règnes et puiser dans l’animisme une esthétique profondément vitaliste.
EN:
Maylis de Kerangal’s work participates in the contemporary literature’s ethnographic turn analyzed by Dominique Viart. Although her work is primarily novelistic, it is nonetheless rubbed with anthropology and ethnography. This article explores the “place of agreement” between literature and ethnography, to use Éléonore Devevey’s beautiful expression, through three practices that the novelist borrows from ethnography. First, to address other ways of life and bring about a literature of intervention, she confronts the field. Then, to account for the world’s sensitive complexity, she calls on the power of a dense description. Last, to bring down the fences between the realms, to draw from animism a deeply vitalistic aesthetics, she opens herself to life.
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Un art anthropologique de la description. Les personnages secondaires chez Maylis de Kerangal
Dominique Viart
pp. 33–52
AbstractFR:
La critique insiste volontiers sur la dimension épique et chorale des romans de Maylis de Kerangal. Il est vrai que le personnel romanesque y est souvent pluriel, saisi dans une action collective, qu’elle soit ludique, matérielle, médicale ou esthétique. Délaissant cet aspect déjà identifié, la présente étude s’intéresse plutôt aux figures secondaires, brièvement silhouettées, mais qui reçoivent néanmoins la charge d’exprimer une profondeur humaine, aux prises avec des réalités historiques et sociales substantielles. Ces rapides, mais puissantes esquisses, fondées sur un art de la description dynamique dont on montrera l’écriture très particulière, constituent, au-delà de la diégèse, la plus grande force des textes : là où se manifeste le plus nettement la dimension foncièrement anthropologique d’une oeuvre si attentive à la pâte humaine.
EN:
Critics readily insist on the epic and choral dimension of Maylis de Kerangal’s novels. Their casts of characters are certainly manifold, captured during collective action whether playful, material, medical or aesthetic. Setting aside this already identified aspect, the present study rather concerns itself with secondary personages, briefly outlined, but nonetheless in charge of figuring a human depth in confrontation with significant historical and social realities. These quick yet powerful sketches, based upon the art of dynamic description – of which we will point out the very distinctive writing – represents, beyond the diegesis, the greatest strength of the texts: that is where arises most vividly the fundamentally anthropological dimension of a work most attentive to human substance.
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« Du moins, je l’imagine ». Les reportages littéraires de Maylis de Kerangal ou comment imaginer le réel
Émile Bordeleau-Pitre and Julien Lefort-Favreau
pp. 53–69
AbstractFR:
Si dans l’oeuvre de Maylis de Kerangal, le réel se fait matériau privilégié de l’écriture de la fiction, inversement, dans Un chemin de tables (2016) et dans Kiruna (2019), la fiction est le matériau et la méthode privilégiés de l’écriture du réel. Dans cet article, il est question de l’articulation entre réel et fiction au sein de textes hybrides que nous considérons comme des reportages littéraires. Ces deux récits mettent en lumière des enjeux sociaux (notamment la concurrence dans le milieu du travail et les écueils du capitalisme) et nuancent la recherche documentaire et l’enquête de terrain selon une esthétique. La saisie du réel est structurée par les procédés littéraires de la fiction sans qu’en souffre la dimension documentaire de l’entreprise.
EN:
If in the work of Maylis de Kerangal reality is the preferred material of fiction writing, conversely, in Un chemin de tables (2016) and Kiruna (2019), fiction is the preferred material and method for non-fiction writing. This article discusses the articulation of reality and fiction in hybrid texts which we consider to be literary journalism. These two narratives highlight social issues (specifically workplace competition and the pitfalls of capitalism) and nuance documentary research and field investigation according to an aesthetics. Fiction uses literary devices to structure the capture of reality without disrupting the documentary dimension of the enterprise.
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Maylis de Kerangal. La fabrique du vivre
Maïté Snauwaert
pp. 71–90
AbstractFR:
L’oeuvre de Maylis de Kerangal est un terrain d’exploration du vivre, qu’elle cherche à saisir en coupe, dans ses effectuations, ses présents successifs, son énergie. Cela passe par la fabrication d’univers immersifs, façonnés par les gestes et les lexiques distincts d’un certain milieu, avec ses métiers et ses techniques (Naissance d’un pont, Réparer les vivants, Tangente vers l’est, Un monde à portée de main). Cela requiert aussi une attention très grande portée aux relations, au rapprochement des corps, à leurs frictions. Une narration, qui s’exhibe de façon intempestive, magnétise ces deux dimensions.
EN:
The work of Maylis de Kerangal offers a ground for the exploration of the experience of living, which it tries to seize in cross-sectional views, in its effectuations, its successive presents, its energy. This takes creating immersive universes, shaped by distinct gestures and lexicons specific to a certain milieu’s trades and techniques (Naissance d’un pont, Réparer les vivants, Tangente vers l’est, Un monde à portée de main). It also requires a close attention to relationships, to the bodies coming nearer to each other, to their contacts. A narration, exposing itself unexpectedly, magnetizes these two dimensions.
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Initiations romanesques. Ni fleurs ni couronnes de Maylis de Kerangal
Marie-Pascale Huglo
pp. 91–110
AbstractFR:
La nouvelle de Maylis de Kerangal Ni fleurs ni couronnes (2006) se situe au sud de l’Irlande au début du xxe siècle. L’ancrage historique du récit – le naufrage du Lusitania – aurait pu donner lieu à un déploiement narratif d’envergure. Or au contraire, Maylis de Kerangal fait du naufrage le départ d’un parcours limité dans l’espace et le temps. Une lecture attentive de Ni fleurs ni couronnes montre en quoi l’action du personnage suit une trajectoire initiatique dont les étapes sont constitutives du récit lui-même et de sa tension romanesque. À l’instar d’une autre nouvelle, Tangente vers l’est (2012), Ni fleurs ni couronnes allie un parcours dense et une attention aux paysages, aux gestes et aux corps, de sorte à cheviller l’aventure du personnage à une concision narrative proche du conte. Finalement, cette analyse montre que la portée romanesque de l’initiation n’est pas réservée aux seuls romans ; elle constitue plutôt un geste essentiel de l’écriture narrative de Maylis de Kerangal.
EN:
Maylis de Kerangal’s short fiction Ni fleurs ni couronnes (2006) is set in the south of Ireland at the beginning of the 20th century. The historical anchoring of the story – the sinking of the Lusitania – could easily have given rise to an adventure filled novel. Instead, Maylis de Kerangal prefers to tell the story of a young man’s initiation. A careful reading of Ni fleurs ni couronnes shows that the sequence of events constitutes an initiation process whose steps are constitutive of the narrative itself and its adventurous thrill. Like another short fiction, Tangente vers l’est (2012), Ni fleurs ni couronnes combines a particularly dense journey with attention to landscapes, gestures and bodies, to peg the young man’s adventure to a narrative brevity close to the tale. In the end, this analysis shows that the scope of initiation is not reserved for novels alone; rather, it is at the core of Maylis de Kerangal’s narrative writing.
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Tourner la page. Dernières images dans les romans de Maylis de Kerangal
Sylviane Coyault
pp. 111–120
AbstractFR:
Chez Maylis de Kerangal, comme dans le roman réaliste, la fin du récit coïncide avec la fin de l’histoire. Les intrigues sont résolues, le lecteur est invité à tourner la page. L’effet de clôture lui-même est souligné, et la dernière scène manifeste un grand souci de composition. Une fois le livre refermé, le lecteur reste sur une image forte – fixe ou animée, car l’écriture de Maylis de Kerangal emprunte manifestement aux procédés cinématographiques. La superposition des explicit permet de dégager des « métaphores obsédantes » susceptibles de mettre en évidence un imaginaire singulier de la fin.
EN:
As expected in realist novels, Maylis de Kerangal’s narration ends with the story. The intrigues being solved, the reader is invited to turn the page. This closure effect is emphasized, and the last scene demonstrates a great concern for composition. Once the book closed, the reader is left with a strong image – still or animated, as Maylis de Kerangal’s writing clearly borrows from cinematographic devices. The superposition of explicits allows bringing out “obsessive metaphors,” liable to highlight a singular imagination of the end.
Inédit
Bibliographie
Exercices de lecture
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L’iconotexte par quatre chemins. La collection « L’image » des éditions Verdier
Corentin Lahouste
pp. 141–155
AbstractFR:
Cet article analyse les quatre livres publiés entre 2005 et 2007 par les éditions Verdier qui composent l’éphémère collection « L’image ». Il s’agit de saisir les rapports que chacun de ces iconotextes entretient avec l’image qui l’inspire, et de comprendre ce à quoi écrire à partir d’une image peut donner lieu en matière de discours littéraire. Dans ce but, nous étudions L’ordre donné à la nuit de Claude Esteban, D’un pays de parole d’Alain Lévêque, Le·mat d’Anne Serre et L’autre monde de Christian Garcin.
EN:
This article analyzes the four books released between 2005 and 2007 by Verdier publishing that constitute the short-lived collection “L’image.” The purpose is to grasp the nature of the relationship each of these iconotexts entertains with the image that inspires it and to understand what writing from an image can give rise to in terms of literary discourse. For that purpose we study L’ordre donné à la nuit by Claude Esteban, D’un pays de parole by Alain Lévêque, Le·mat by Anne Serre and L’autre monde by Christian Garcin.
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Une gémellité inversée. Le devoir de violence de Yambo Ouologuem et Le dernier des Justes d’André Schwarz-Bart
Julia Galmiche-Essue
pp. 157–171
AbstractFR:
Premier écrivain africain à se voir décerner le prix Renaudot en 1968 pour Le devoir de violence, Yambo Ouologuem fut d’abord encensé par la critique avant d’être accusé d’avoir plagié Le dernier des Justes d’André Schwarz-Bart (1959). Si la plupart des commentateurs se sont concentrés sur ce qu’ils percevaient comme les limites du roman, notamment les faiblesses du personnage central, Raymond Spartacus Kassoumi, aucun, semble-t-il, n’a étudié sa trajectoire dans une perspective intertextuelle. Raymond Spartacus constitue selon nous l’alter ego positif d’Ernie dans Le dernier des Justes. L’analyse intertextuelle des trajectoires d’Ernie et de Raymond Spartacus, qui recourt à une déconstruction et une reconstruction à la fois de la forme (la langue utilisée) et du fond (la réécriture de l’histoire et de l’Histoire), offre une lecture nouvelle du roman de Ouologuem permettant l’émergence de son sens.
EN:
First African writer awarded the Renaudot Prize in 1968 for Bound to Violence (Le devoir de violence), Yambo Ouologuem was initially praised by the critics before being accused of having plagiarized The Last of the Just (Le dernier des Justes) by André Schwarz-Bart (1959). If most commentators focused on what they saw as the limitations of the novel, especially the weaknesses of the main character, Raymond Spartacus Kassoumi, none of them, so it seems, studied his path from an intertextual perspective. In this article, we consider Raymond Spartacus the positive alter ego of Ernie in The Last of the Just. The intertextual analysis of both Ernie’s and Raymond Spartacus’ trajectories, which proceeds by a deconstruction and a reconstruction of both the form (the language used) and the content (the rewriting of story and History), offers a new reading of Ouologuem’s novel allowing for the emergence of its meaning.