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Le temps aux limites de la fable

On pourrait dire, il pourrait dire, elle pourrait être en train de dire qu’il n’est pas de métaphore, même financière, qui tienne au temps, que rien ne tient au temps, que le mouvement, que le seul sens qui tienne au temps est son mouvement et que celui qui apparaît à ceux — les hommes — qui le rencontrent est celui qu’il provoque sur leur immobilité, par frottement, comme celui de l’air sur un corps la chaleur, l’énergie, qu’elle qui sourit au centre de la mosaïque que vernit le soleil immobile sur le mouvement de l’eau, la nymphe qui attend parmi ses chiens aboyant sont l’électricité du temps ainsi qu’on pourrait dire de la chaleur gardée contre lui par les draps qu’elle est produite par le mouvement de son sang tandis qu’elle-même anime de son énergie ces créatures de rêve[2].

« Il n’est pas de métaphore qui tienne au temps », est-il affirmé ici — sur le mode conditionnel il est vrai. Comment se fait-il alors que Bela Jai, cette fable du temps, s’obstine à composer à l’aide de métaphores temporelles anciennes et nouvelles, ressassées et renversées, dites et contredites, ses phrases sinueuses et heurtées, puis sa trame presque invisible qui « passe tous les sas échappe aux pennes successifs aux tulles successivement tendus de la pensée[3] » ? Peut-être n’y a-t-il là qu’une autre expression des paradoxes inhérents à toute tentative de rendre le temps manifeste ; les philosophes, avec cet invisible, ont dû, pour ne pas s’abîmer dans leur « phénoménologie de l’inapparent[4] », faire confiance à une inventivité langagière qui déborde la conceptualisation par catégories : le raconter et le prédire qui confirment l’être du passé et de l’avenir, le déclamer qui fait entendre l’étirement et la mesure du temps (Augustin) ; les métaphores du point-source, du flux et de la rétention qui donnent voix et visibilité à son hylétique muette (Husserl) ; le travail de morphologie et de syntaxe qui en fournit une interprétation dévoilante (Heidegger). Si, comme le constate Paul Ricoeur, le recours de la philosophie spéculative à la métaphore signale l’ultime aporie à laquelle le temps soumet la pensée, celle de son inscrutabilité[5], sans doute pourrait-on voir en celle-ci également la cause qu’aucune métaphore ne tienne au temps et par là, la nécessité de leur prolifération dans un récit comme Bela Jai.

C’est peut-être aussi pour cela que ce n’est pas la métaphore — même « vive[6] » — qui, dans l’entreprise de Ricoeur, se voit attribuer la fonction de refigurer poétiquement les apories de la spéculation sur le temps, mais bien une forme discursive plus vaste, celle du récit, qui par son étendue et sa complexité peut, davantage qu’une métaphore, composer le divers en totalité. Au début de Temps et récit, le philosophe explique pourtant que des liens étroits unissent sa recherche sur la métaphore, centrée sur le discours lyrique, et son travail sur le temps, consacré aux discours narratifs, parce que « les effets de sens produits par [la métaphore et le récit] relèvent du même phénomène central d’innovation sémantique[7] ». La prédication métaphorique crée une nouvelle relation sémantique, relation qui propose une « redescription » du monde. Le récit présente une nouvelle configuration d’événements. Métaphore et récit ont en commun de produire un type particulier de référence, appelée métaphorique, grâce à laquelle les oeuvres élargissent « notre horizon d’existence[8] » :

La référence métaphorique […], consiste en ceci que l’effacement de la référence descriptive […] se révèle être, en seconde approximation, la condition négative pour que soit libéré un pouvoir plus radical de référence à des aspects de notre être-au-monde qui ne peuvent être dits de manière directe[9].

Le temps est bien l’un de ces « aspects de notre être-au-monde qui ne peuvent être dits de manière directe ». Ricoeur fait du récit le lieu privilégié du temps, disant que la fonction mimétique de ce dernier « s’exerce de préférence dans le champ de l’action et des valeurs temporelles[10] » :

[L]e monde, ici [dans le récit], est appréhendé sous l’angle de la praxis humaine, plutôt que sous celui du pathos cosmique. Ce qui est resignifié par le récit, c’est ce qui a déjà été pré-signifié au niveau de l’agir humain[11].

En retour, il semble spatialiser la métaphore et le discours lyrique en déclarant que la redescription « règne […] dans le champ des valeurs sensorielles, pathiques, esthétiques et axiologiques qui font du monde habitable[12] ».

La thèse centrale de Temps et récit est connue. Les réflexions philosophiques sur le temps engendrent, par leurs découvertes mêmes, des apories toujours plus insurmontables, comme celle de l’implication et de l’occultation mutuelles du temps vécu (phénoménologique) et du temps physique (cosmologique) et celle du procès de totalisation, qui dit toujours au singulier un temps éprouvé comme multiple et extatique. Elles butent aussi sur l’irreprésentabilité de leur objet. Seule l’intrigue, par son pouvoir de configuration, répond et correspond à ces apories ; sans révéler une vérité qui permettrait de les dépasser, elle les rend productives, leur enlevant leur force d’inhibition[13]. Ainsi, le récit est tenu pour « le gardien du temps, dans la mesure où il ne serait de temps pensé que raconté[14] ».

À la fin de son ouvrage, Ricoeur admet cependant que l’intrigue ne répond qu’imparfaitement aux apories. Cette difficulté le conduit à nuancer le partage qui semblait réserver à la narration la diction du temps : « [C]’est, écrit-il, dans la manière dont la narrativité est portée vers ses limites que réside le secret de sa réplique à l’inscrutabilité du temps[15]. » L’une de ces limites consiste en l’introduction, au sein du narratif, d’autres modes discursifs, en particulier du mode lyrique :

Il est notable que les monologues et les dialogues ouvrent, dans la trame purement narrative de l’action feinte, les brèches permettant l’enchâssement de brèves méditations, voire d’amples spéculations sur la misère de l’homme livré à l’usure du temps […]. Ces pensées […], s’inscrivent dans la longue tradition d’une sagesse sans frontière qui, au-delà de l’épisodique, atteint le fondamental. C’est à ce fondamental que la poésie lyrique donne une voix qui est aussi un chant[16].

Si bien que le temps apparaît enfin être un lieu d’échange entre redescription et refiguration[17] :

La redescription invoquée dans la Métaphore vive et la refiguration selon Temps et Récit échangent ainsi leurs rôles, lorsque, sous l’égide de « l’artiste, le Temps », se conjoignent la puissance de redescription déployée par le discours lyrique et la puissance mimétique impartie au discours narratif[18].

C’est précisément un « échange » qui m’intéressera ici, échange qui se noue à travers diverses manières de « dire le temps », ou d’éprouver et de penser le temps à travers le dire.

Les analyses de Ricoeur montrent comment le récit réplique à l’aporétique du temps par la configuration (coexistence d’une logique et d’une chronologie) et la refiguration, analysables en particulier dans l’intrigue, la narration et les temps verbaux. Mais son livre s’arrête sur les « manières dont le lyrisme de la pensée méditante va droit au fondamental sans passer par l’art de raconter[19] » : en parlant de « spéculations sur la misère de l’homme livré à l’usure du temps », il évoque une thématisation. Il est loisible de penser que la métaphore puisse s’insérer dans ces représentations sémantiques. Mais quel est ce chant que donne la poésie lyrique au temps[20] ? Est-il l’exclusive de la poésie lyrique ? Doit-on se résoudre à ce que la temporalité, « échappant au quadrillage de la narrativité, retourne du problème au mystère[21] » ?

Il n’est certes personne qui puisse prétendre lever le mystère ; mais rien n’interdit de creuser le problème, notamment en envisageant le fait que le discours se déploie temporellement, et que notre appréhension de la signification est elle-même temporalisée. Des critiques ont tenté de comprendre comment le discours pouvait mettre en valeur une temporalité qui n’est pas représentée de manière chronologique, une temporalité en train de se faire, « constituante[22] », comme le disait Merleau-Ponty. Dominique Combe, par exemple, repère cette temporalité dans des formes grammaticales qui privilégient l’aspect (infinitif, participe, modes pathiques, substantifs déverbaux). Selon Combe, l’emploi systématique de ces formes dans certaines poésies modernes empêche la construction d’un récit, qui lui-même, par sa configuration, donne une représentation du temps, un temps « constitué ». On pourrait aussi relier la temporalité constituante au discours tel qu’il se dispose et que nous l’appréhendons. La saisie du discours n’est pas que linéaire : la tension textuelle entre progression et cohésion impose des mouvements de rétrospection et d’anticipation autres que ceux de la mémoire et de l’attente narratives ; c’est aussi ce que fait le rythme qui, par des tensions entre continu et discontinu, par une dynamique contrastive et comparative, suscite une appréhension de la parole qui est « distendue » entre présents du passé, du présent et du futur (selon les mots d’Augustin).

Envisager ce déploiement (que j’appelle « temporalité discursive »), c’est entrevoir une autre forme de « venue du temps au langage » que celles des structures narratives et des thèmes et, le cas échéant, l’examiner dans d’autres modes de discours que celui du récit, par exemple en poésie, ou encore, dans les proses un peu hybrides qui conservent une composante narrative, mais où l’intrigue n’occupe pas le premier plan[23]. Ces proses exigent qu’on se penche sur les relations qui se nouent entre la temporalité discursive et les traitements plus représentatifs du temps (narration, temps verbaux, sémantique). Ricoeur voit dans les narrations « enclines au schisme » la menace d’une « fin de l’art de raconter[24] ». Je propose qu’on y voie plutôt le besoin d’apporter de nouvelles répliques à l’énigme temporelle. Ce besoin se manifeste avec acuité dans Bela Jai, qui, redisant à sa façon l’inscrutabilité du temps — jusqu’à nier, face à lui, toute efficace à la métaphore — ne cesse d’en rechercher des figurations métaphoriques.

Abrégé narratif de Bela Jai

Bela Jai est une fable sur le temps, l’histoire et la narration[25]. Comme beaucoup de récits autoréférentiels, il se dispose selon deux niveaux. Un narrateur hétérodiégétique raconte l’histoire d’un écrivain en train d’écrire, Gaspadin Pissatiel, plus souvent appelé « le pissatiel ». Deux doubles, Namby-Pamby et Willy-Nilly, interrompent parfois ses cogitations, rêveries ou envolées, qui pour les louer, qui pour les critiquer. Dans l’histoire que construit le pissatiel, apparaissent surtout un homme et une femme, puis secondairement un chien et deux agents immobiliers. Le texte s’ouvre sur l’homme : « Cet homme a commencé par tomber[26]. » Cet homme, « qui ne veut rien connaître de la certitude des narrateurs d’histoires, bâtisseurs de narration, rien savoir des savoirs contenus dans les histoires les narrations de la succession du temps[27] », visite un appartement avec un agent. Il ne choisit pas de s’y installer, sans doute parce qu’il préfère l’errance à la marche vers un but, comme il préfère le silence à la narration. Plus tard, on le retrouve dans une « chambre vide d’hôtel sale[28] », « debout tenu éveillé par ce qui se redit sans cesse de soi[29] », demandant « qu’on lui fasse une place dans le silence et la solitude dans la parole et la multitude[30] », puis s’endormant, serrant le mot de « chute » en rêvant[31]. Le lendemain, il finit pourtant par louer un appartement d’une agente. Alors qu’il veut y entrer, il entend des bruits derrière la porte. Après hésitation, il reconnaît qu’il s’est trompé d’étage et redescend dans son nouveau chez-soi. Derrière la fameuse porte, il y avait la femme, qui poussait « manches, boutons, balais, rejetant au néant la saleté[32] ». Au début du livre, on l’avait vue entrer chez elle, faire bouillir de l’eau, entendre à la radio une voix lui demandant si elle avait passé une bonne journée. Plus tard, elle prononce des mots dans son rêve, mais sans dire « le sien », « Ahmed », qui a perdu sa dignité « depuis qu’il n’est plus là pour en être désigné[33] ». Le lendemain, en se rendant au travail, elle passe proche de croiser l’homme, l’agente, le chien dans l’escalier de l’immeuble. Mais cela ne se produit pas, et elle retourne à l’aspiro et au balai, subissant « l’emportement d’un mouvement particulier qui ne saurait être apaisé contenu dirigé que par l’emploi des moyens mécaniques privés de la métaphore, la comparaison[34] », moyens dont elle ne dispose pas :

À défaut d’iceux elle empoigne ceux-ci, moyens, mécaniques, privés, d’aspiration, de lavage les poussant, actionnant, employant à une entreprise de réalisation de la métaphore inconsciemment recherchée si cruellement manquante, entreprise de nettoyage matériel métaphorique de celle idéale qu’elle eût réalisée pour se faire une place dirait-on par le vide parmi les paroles les images les mots imposant à leur influence les limites de sa propre présence passées lesquelles le sens commun leur eût été retiré, confisqué et privatisé par les moyens de rétorsion de distorsion de la métaphore[35].

Contrairement à l’écrivain et à ses doubles, l’homme et la femme ne sont jamais nommés ; ils sont dépersonnalisés, l’un dans son errance, l’autre dans son ménage.

La logique narrative de Bela Jai ne se dégage pas aisément, même si l’anecdote en est relativement ténue, faisant évoluer, de manière linéaire, l’homme, la femme et le pissatiel à la fin d’une journée, au cours de leur sommeil, au réveil et pendant le jour qui suit. On peut reconstituer deux versions différentes du programme de base. Gaspadin Pissatiel veut écrire une histoire ; pour ce faire, il doit réaliser divers programmes d’usage qui se résumeraient à ceci : vaincre ce que Patrice Loraux appelle « les résistances de la pensée », pannes, rêveries, indécisions qui ici empêchent la formation de l’intrigue. Il atteint (ou retrouve) enfin la narration. Mais ce pourrait être l’inverse, c’est-à-dire que Gaspadin Pissatiel veut écrire sans raconter, veut composer « une histoire sans narration dont le développement est la fin même et la fin le développement dont la permanence est le passage et dont le passage est la permanence[36] » et, enfin, se fait rattraper par la narration qui l’emporte :

Toujours est-il que du coup, voilà le pissatiel qui incline plus bas le chef tout en levant les mains, de quoi la narration profite pour y fourrer les aiguillons, transformés rapido et de facto en instruments, de la vraisemblance et de la raison desquels munies elles redescendent pour courir — la droite surtout — derechef et incontinent sur l’établi cependant que le buste que le chef somme et comme entraîné par lui s’incline plus bas dessus comme en un plongeon en quelque onde, quelque stupeur aux profondeurs infinies. Il faut commencer quand la naissance se fait[37].

La difficulté qu’éprouve le lecteur à saisir l’intrigue de Bela Jai[38] repose en partie sur le fait que de nombreux facteurs créent un continu entre les plans du récit. Continu d’abord diégétique : les personnages du pissatiel sont présentés avant lui, comme des gens dont on s’aperçoit par la suite qu’un écrivain les voit passer dans la rue ; on dit même que l’écrivain connaît l’homme : « Le secret, qui est aussi la logique, de l’histoire, veut que l’auteur connaisse cet homme sans savoir qu’il est le héros, le frère[39]. » Continu et confusion, ensuite, entre les instances d’énonciation et de perception, parce que les changements de locuteur ne sont mentionnés que longtemps après s’être produits et qu’on a des enchâssements de focalisation, le discours portant essentiellement sur des « pensées » de personnages de l’un ou l’autre niveau. De plus, la narration est toujours simultanée, on ne retourne guère dans la vie passée des personnages.

Aspect, métaphore et confusion des plans : les qualités du temps

Cette confusion tient aussi à la métaphore : l’un des modes de progression textuelle privilégiés de Bela Jai consiste à procéder par similarité plutôt que par contiguïté, notamment grâce à un aplatissement des plans métaphorique et référentiel. Ce qui est employé de façon littérale dans un plan devient métaphore dans l’autre[40]. C’est le cas, surtout, d’une isotopie de l’écriture (livre, narration, histoire) qui renvoie à l’activité du pissatiel dans le premier récit, et qui sert de comparant pour les personnages, objets et événements dans le deuxième. Dans le passage suivant :

N’est-il pas nécessaire de traduire tout cela ! en vie en pleurs en histoires ! Que l’autre (vieux désir) connaisse comment je passe. Cette femme qui passe cet homme, regard opaque, quelle page vient de se tourner, rejoindre l’empilement des autres, comme une porte en verre dépoli retrouve ses dormants. Fatalement, par la longue logique de l’histoire, se trouve ensuite un couloir éclairé par ce qui parvient de la lumière du dehors quittée, renfermée, bordé de portes porte porte interrompant une paroi mince qui vibre sous le coup du battantheurtant les dormants. Là, tristesse de l’histoire, voulant s’écrouler enfin elle ne s’écroule pas, dormir enfin elle ne dort pas mourir … pas, désirant être lassée à jamais du besoin des racontars. Mais ce n’est qu’un désir qui passe, suivant le mouvement long, logique, de l’histoire. De cette longue suite de désirs s’empilant […][41].

L’anecdote de la « femme qui passe cet homme » entraîne d’abord une métaphore figée en comparant le passage d’un événement à une « page » qui se tourne ; cette métaphore est ensuite prolongée par celle de « l’empilement » des pages ; enfin, page et empilement sont comparés à « une porte en verre dépoli » qui « retrouve ses dormants ». Mais à rebours, on comprend que cette porte est celle qu’ouvre la femme pour entrer dans le « couloir » (le « comme » ayant donc une valeur à la fois temporelle et comparative).

Le rythme joue également un rôle dans la confusion des plans. D’abord parce qu’aucun paragraphe ni chapitre ne découpe les deux cent vingt-sept pages de Bela Jai, que tout, dans ce flux ininterrompu, est donc visuellement présenté au même plan. Mais aussi, et surtout, parce que certains éléments du rythme — récurrences phonétiques, paradigmes rythmiques — peuvent fonctionner comme des métaphores, alors qu’ils provoquent des mouvements rétentionnels de lecture, mouvements d’association des unités par le signifiant[42]. Ici, des récurrences, souvent placées à l’accent, reprennent autrement le travail de métaphorisation réciproque de la « vie » et de la narration-histoire, et font surtout entendre un échange entre des valeurs spatiales et des valeurs temporelles et aspectuelles. Par exemple, dans la série de / p / « passe-passe-page-passe » (soulignée en caractères gras), on va d’un emploi temporel du verbe « passe » — « que l’autre connaisse comment je passe » — à son emploi spatial — « cette femme qui passe cet homme » —, aussitôt reconverti, par la « page » qui se tourne, en métaphore du passage du temps. « Empilement » se rattache à « passe » et à « page » (par la série de / p /), et engendre lui-même une suite de / ã / (marquée en italiques). Plusieurs occurrences de cette dernière série ont une signification spatiale : « empilement », « dormants » (cadre de la porte), « interrompant » (la porte interrompt le rayon lumineux), « battant » (de la porte). Mais elles sont aussi temporelles et surtout aspectuelles, non pas tant dans leur partie lexématique (sauf « fatalement »), que dans leurs grammèmes. L’inaccompli et le duratif des participes présents (interrompant, heurtant, voulant, désirant, suivant, s’empilant) semblent se propager aux déverbaux (empilement, mouvement), et aux adjectifs verbaux substantivés (dormants, battants). Le tout apparaît comme un présent en train de passer, pétri de qualités contradictoires. Car la série phonétique fait aussi s’entrechoquer dans un continuum sonore le perfectif (empilement, interrompant) et l’imperfectif (dormants, suivant, mouvement, voulant, s’empilant), le multiplicatif (empilement, battant, heurtant, s’empilant) et le continuatif (dormant, suivant), le semelfactif (« heurtant », puisqu’il s’agit « du » coup) et l’itératif (« heurtant », par le caractère iconique de « porte porte porte » et de « battant heurtant les dormants »), manifestant en condensé la complexité d’une appréhension tensive du temps. Par le jeu des croisements de métaphores, ainsi que par la dynamique rétentionnelle des rimes, s’effectue une métaphorisation « en mouvement » de cette tensivité, qui suscite une expérience qualitative du temps, et prend le pas sur la série d’actions. Pourtant, le texte ne cesse, par ailleurs, de dire le mouvement linéaire de cette expérience, de l’associer au caractère successif du temps, par une série d’échos qui rapprochent « la longue logique de l’histoire », son « mouvement long, logique » d’une « longue suite de désirs », ainsi que d’un « couloir », dont la forme longiligne rappelle la figure courante de la flèche du temps.

La vie est un roman, ou le récit est le gardien du temps

L’extrait qui vient d’être analysé n’est pas un hapax dans Bela Jai. La série des / ã /, par exemple, parcourt l’ensemble du texte, et maints passages rapprochent ses éléments constitutifs du mot temps. C’est aussi à l’échelle du livre que la disposition des métaphores forme système. Le temps donne lieu, dans Bela Jai, à de nombreuses occurrences de ce que Lakoff, Johnson et Turner[43] nomment des « métaphores de base ». Ces métaphores, communes aux hommes d’une même culture, et donc fort répandues, ne reposeraient pas d’abord sur des associations linguistiques, mais sur des transferts de propriétés entre deux domaines conceptuels, à l’aide desquels nous comprendrions notre expérience quotidienne fondamentale de la vie, de la mort et du temps, par exemple. Elles peuvent se lexicaliser de diverses manières. Je considérerai ici ces associations comme une topique plutôt que comme des données universelles de la cognition humaine. Dans Bela Jai, ces topoï, par des mécanismes tels que les décrivent Lakoff et Turner, sont étendus, développés, combinés[44], pour se trouver appliqués à l’écrivain ou à la narration. Deux métaphores fondamentales, « la vie est un voyage » et « le temps se déplace »[45], se combinent dans celle de la marche du temps qui est ici d’emblée rapprochée de l’écriture : « si cet homme écrivait, chaque pas serait un mot, chaque personne croisée une page[46] ».

La marche du temps réapparaît également dans des actualisations des topoï « le temps est un poursuivant » et « le temps est un moissonneur[47] ». Un poursuivant oblige l’écrivain à « faucher », fait de lui un double du temps (un écrivain moissonneur) qui trace « l’andain forcé de trancher sans autre raison que la cause : la précipitation du temps[48] ». Et si le temps est un poursuivant, l’écrivain l’est aussi ; il est plus précisément un suiveur, un ramasseur, qui avance derrière ses héros pour cueillir leur histoire :

Tout cela pensé à peine, cela ayant touché à peine la pensée de cet homme, cela […] ramassé, épousseté, revigoré par l’humble et patient ramasseur qui infatigablement y chemine les yeux humblement et patiemment fixés au sol, jamais lassé, jamais dégoûté de relever et conserver les pensées négligées par l’homme[49].

Comme variante de cela et de la métaphore « le temps est un voleur[50] », on retrouve la figure de l’écrivain prédateur, boucher ou bourreau.

La narration fait également l’objet de telles redescriptions : elle apparaît, par exemple, tel un poursuivant muni d’« aiguillons[51] », un faucheur ou un bourreau doté d’instruments tranchants :

Cependant qu’en même temps au-dessus de lui telle la fameuse épée prête à fondre et trancher et à ses côtés tels des sergents de ville prêts à le saisir et partout autour dans l’air tel l’air d’orage prêt à matérialiser son électricité la narration se tient suspendue à l’issue de la confrontation entre orgueil et raison […][52].

Ces métaphores se contaminent les unes les autres grâce à des processus rythmiques : des reprises de figures syntaxiques-accentuelles particulières et des réseaux phonétiques. On pourrait donner comme exemple du premier cas certains passages paratactiques, juxtaposant mots isolés ou syntagmes avec des onomatopées sans ponctuation, dans les métaphores de la « route caillouteuse » du temps[53] et de l’écrivain forgeron, apparentées par la sémantique du martèlement (discontinu itératif des coups) : coups de la route ou de la marche du temps, coups portés à l’ouvrage sur l’établi, dans l’effort de configuration :

Immobile là les pieds plantés dans les sequins la tête sous le bonnet, de toute sa longueur entre ces deux extrémités il tressaute, sous les coups du temps toujours soudain toujours toc saute toc saute comme en mesure avec la grande aiguille fine des secondes à sa montre comme mené cahot par cahot sur une route caillouteuse soudain soudain toujours toujours sentant de la plante à la calotte les cahots soudain toujours seul au monde à sauter aux cahots[54].

Lui dans sa forge tapant tapant pour réduire au bruit ce silence aplatir à l’image cette fécondité d’images réduire à la succession ce qui se perpétue sans se succéder s’en tape également […]. Quel boucan. […] Boum ça tape boum c’est beau boum ça tape boum c’est bien boum ça tape boum continue tape continue tape continue[55].

Par la série phonétique faix, fait, fautes, faut, faux, sont reliées les métaphores « la vie est un voyage », « la vie est un fardeau », « le temps est un poursuivant », et « le temps est un moissonneur » dans sa nouvelle version, « l’écrivain est un moissonneur » :

Qu’il se charge du faix des fautes et des faits ; abattant les questions au fur que le temps avance irrésistiblement, traçant l’andain forcé de trancher sans autre raison que la cause : la précipitation du temps. Avec le temps il faut, le pauvre pissatiel, chacun de ses mouvements faillissantfauche, chacun de ses pas telle une faux couche ce qu’il faut ou ne faut pas n’importe cela s’abat continuant l’andain pour ceux qui vont sans faux, marchent sans pas ; pensant à eux, seul, velours et sequins, dans son cabinet, eux qui sont ensemble volume constant mouvement égal placide continuité[56].

L’ensemble de ce système constitue le déploiement d’un autre topos, la vie est un roman[57] (une narration), proche de l’axiome de Ricoeur selon lequel le récit est le gardien du temps :

Comme l’analyse littéraire de l’autobiographie le vérifie, l’histoire d’une vie ne cesse d’être refigurée par toutes les histoires véridiques ou fictives qu’un sujet raconte sur lui-même. Cette refiguration fait de la vie elle-même un tissu d’histoires racontées[58].

La métaphore est formulée explicitement une fois dans Bela Jai :

Ainsi le pissatiel qui soudain dit en rêve la vie est un roman auquel il est possible de mettre un point final à tout moment sans pour cela l’achever a bien compris ce qu’il a voulu dire mais ne s’avance pas pour autant vers l’accomplissement de sa pensée[59].

Bela Jai, d’ailleurs, présente d’abord l’homme et la femme, l’écrivain apparaît ensuite sous le mode du « comme si » (la vie de l’homme et de la femme est comparée à un rêve d’écrivain, à un « roman » potentiel), avant de devenir, deux phrases plus loin, un « personnage » (de passer au plan littéral) :

De cette longue suite de désirs s’empilant s’étouffant pas même une lassitude comme si au fond rêvait un écrivain bouche ouverte toujours avide d’histoires. Personnage redoutable par ses pouvoirs vénérés. Personnage vénéré pour ses pouvoirs redoutables. Gaspadin Pissatiel. Maître de la longue logique de l’histoire[60].

« Maître de la longue logique de l’histoire[61] », « gardien et fécondeur de notre blanc troupeau[62] », Gaspadin Pissatiel, l’écrivain, semble bien être celui qui a la gouverne du temps, « comme s’il avait le pouvoir, par la maîtrise du maniement de l’exposition de la succession des choses dans le temps, d’ouvrir comme matériellement d’un coup crac comme le ventre du secret intérieur des gens[63] ». Est fréquemment associée à son activité une molécule sémique[64], formée des éléments / logique /, / ordonné /, / linéaire /, / successif /, / continu /, / long /, qui revient dans tout le texte, la plupart du temps sous la forme de la métaphore du ruban (ou du fil, de la trame et de la chaîne) :

Ainsi que la foule aime à le croire, ainsi que l’homme issu de la foule oubliant qu’il est foule, aime, ignorant qu’il fait comme la foule, à le croire ; ainsi que la foule se plaît à le faire croire à l’homme issu d’elle et l’homme à le croire de la foule dont il est, l’ignorant, attrapant les rubans qu’elle lui jette, les déroulant, les lui rejetant, dérouleur public qu’il est du ruban logique de l’histoire. Gaspadin Pissatiel. Attrapeur, dérouleur, écriveur, renvoyeur vénéré, redouté de rubans logiques de l’histoire, faisant comme si le temps déroulait pour chacun une histoire comme s’il ne jetait pas à tous indifféremment seconde après seconde, seconde sur seconde, comme une dalle sur un sol, un sol sur un sol, écrasant le précédent […][65].

Cette métaphore relie le temps, l’histoire (au double sens d’intrigue et d’Histoire), l’activité de l’écrivain, ainsi que le mouvement des choses (ruban d’asphalte de la rue, plate-bande, etc.), des pensées et du sens :

On le voit dans ces traits partis qui se conjuguent pour ne pas arriver, formant un début de faisceau où se lit le triomphe de l’amour, où se lient les diverses significations muettes qui font la trame et la chaîne de l’histoire étirant logiquement sa suite qui exige qu’homme et pissatiel alternativement se connaissent sans se reconnaître et se reconnaissent sans se connaître, obéissant ainsi à l’exigence la plus ferme de la vie qui veut également, sur le plan plus général de l’histoire des histoires, dont la trame logique fait le modèle de toutes les trames logiques, qu’un homme ne soit pas totalement homme aux yeux de son prochain […][66].

[…] contemplant le large ruban scintillant ocelé [sic] moiré moucheté de sa pensée il y verrait allant dessus comme sur un tapis exprès jeté glissant dessus comme sur un torrent gelé à sa rencontre filant sans crainte sûr d’être arrêté par cette grande étreinte qui l’attend, l’homme qui le cherche de sa pensée, mû par l’amour de sa pensée[67].

Qu’on ne rie pas mais que, fermant un instant les yeux, on regarde plutôt, de part et d’autre de la texture logique de l’histoire l’amas des défauts qui y sont rejetés, qu’on considère, bordant sa plate-bande l’empilement de ceux là […]. Qu’on admire la persévérance de l’histoire dans sa logique et qu’on s’émerveille de ceux qui se sont crus assez inlassables pour tenter de lasser cette persévérance revenant à la charge sitôt que rejetés pour être rejetés et retourner charger, ne se lassant pas plus d’être invariablement vaincus qu’elle d’éternellement gagner. Qu’on admire sa vigilancevéritablement indéfectible et qu’on s’émerveille de combien peu ils faillent à pénétrer la plate-bande, y faire saillir le défaut, à croire qu’ils le font exprès semblant l’assaillir ils lui font cortège triomphal et travaillent à en assurer la lisse continuité. Suffit de voir ce qu’ici même sur la plate-bande du trottoir, sur la plate-bande du cahier à l’instant il faillit se passer ; instant où la trame faillit vaciller avant que ne continuent de persévérer en leur platitudele trottoir, le cahier[68].

La molécule apparaît souvent dans un contexte où l’on a des adjectifs et des adverbes répétés, qui forment des séries phonétiques par reprise du préfixe « in » et des suffixes « able » et « ment », tendant à présenter ce mouvement continu linéaire comme inévitable, imperturbable, interminable, inéluctable, etc. Si bien que cette chaîne se fait « mouvement coercitif de la narration[69] », que la logique de l’histoire ressemble à un ruban impossible à « gauchir[70] », et que le « maître de la longue logique de l’histoire devient parfois son « esclave public » :

Lamente-toi donc, ô pissatiel, ô esclave public de la narration, ô dérouleur public du ruban de l’histoire et déplore tant que tu voudras de ne pas voir ces vies aimées s’aimer se fondre […] laisse-toi aller à l’ire, arrache-toi les tifs si tu y tiens, tant que ce faisant tu déroules le ruban — et comment ferais-tu autrement[71] !

Et qu’une autre molécule sémique, regroupant le / discontinu /, l’/ itérativité / et la /succession /, lexicalisée par les métaphores du martèlement, semble non plus présenter l’histoire et le temps comme une « lisse continuité logique », mais comme une suite « tressautante d’éléments sécables[72] », une « infinie répétition », marquée elle aussi par des récurrences sonores :

[…] est-ce qu’il existerait, faisant fonction d’orifice d’évacuation, un défaut dans son incessante infinie répétition, comme un défaut dans son espace et temps qui sont incessante infinie répétition de lui-même, cachée dans la masse apparemment compacte que constitue l’incessant l’infini de la répétition, invisible à son oeil, inaudible à son oreille incessante pourtant et immuable autant que la répétition […][73].

Les métaphores du temps, étendues, développées et combinées pour se rapporter à l’écrivain ou à la narration, réitèrent, certes, que « le récit est le gardien du temps » ; mais dans leur prolifération, passant d’un objet à l’autre, d’un plan à l’autre, elles semblent aussi mettre à mal cet axiome. Elles s’inversent ou se contredisent les unes les autres, le maître de la longue logique de l’histoire peut en devenir l’esclave, la logique successive se muer en répétition inexorable, dont le dessein échappe à tous. Par leurs contaminations phonosémantiques, les métaphores remettent en cause leurs redescriptions respectives : où l’on voit que nulle d’entre elles « ne tient au temps », mais aussi qu’ensemble, dans leur mouvement, elles font entendre l’immense perplexité à laquelle il nous abandonne.

Le rythme et l’épreuve du passage

Tout cela paraît beaucoup en regard du peu que configure Bela Jai : une journée dans la vie d’un écrivain et de deux quidams, où il ne se passe presque rien. Cette démesure entre une redescription métaphorique complexe qui rassemble un divers de compréhensions du temps, et une configuration narrative qui n’embrasse, dans une extension réduite de temps chronologique, que quelques gestes quotidiens, quelques fantasmes et beaucoup de cogitations, tient pour une bonne part à cette manifestation non représentative du temps qu’est le déploiement rythmique, qui n’a été que partiellement décrit dans la relation entre la signifiance et les métaphores.

Comme il n’y a, dans Bela Jai, ni chapitres ni alinéas, seule la ponctuation de phrase vient scander le massif de texte. Les groupes supérieurs (que séparent deux signes de ponctuation) et les phrases (qu’encadrent la majuscule et le point) sont de longueurs très inégales. Certains groupes comptent plusieurs centaines de syllabes (des dizaines de lignes), d’autres n’en ont qu’une ou deux, comme le « certes » (1) et le « coincée » (12) de cette longue période que je citerai en entier pour illustrer quelques traits du rythme de Bela Jai :

1 Certes 1, 2 continue quelque chose qui se meut entre la réflexion vague du réfléchisseur d’habitude et la précise hébétude de la fortuite hébétée 38, 3 voix d’entre le volontaire et le fortuit 11, 4 d’entre l’intelligence fouisseuse et l’acceptation irréfléchie du hasard 20, 5 voix d’entre les humains indifférents les uns aux autres 14, d’entre la compatissante nature et le questionnement obtus qu’y porte l’humain 21, 7 voix d’entre l’imploration qui se porte vers l’indifférence 16, 8 d’entre l’indifférence surprise de se voir soustrait le support de l’imploration 21, 9 voix inhumaine d’entre les humains 9, 10 voix humaine d’entre l’humain et l’inhumain 11, 11 certes continue la voix soufflant son vent qui joint la pensée arrêtée du penseur de profession 26, 12 coincée 2, 13 butant en sa fin à l’hébétude tout embrassant de l’imbécile de hasard 2014 certes ces vents ne sont que passage 9, 15 brassé par la distance d’entre les différences 22, 16 brassées jetées à l’espace par le temps pour lui emplir la panse 16, 17 votivement offertes par l’espace au temps en signe de pieuse fraternité et allégeance et vice versa 27, 18 brassés passant comme à travers la tête des hommes comme d’une oreille à l’autre comme entrant dans un oeil gratouillant le cerveau et ressortant par l’autre comme emplissant l’estomac de vents engorgeant momentanément le foie soufflant les poumons bloquant la glotte murant le souffle un très bref temps sur une toute petite distance ils ne sont que cela et passent 87 [74].

Ce récit emploie, en concurrence avec la ponctuation logique, une ponctuation rythmique, si bien que les relations syntaxiques, dans des phrases pourtant hiérarchisées, s’embrouillent, par exemple quand manquent des virgules entre membres d’une énumération (groupe 18), autour d’une incise, etc. Lorsque les groupes à rallonge non ponctués apparaissent dans la partie conclusive de la phrase (c’est le cas ici et c’est fréquent ailleurs), ils semblent à la fois retarder la fin (en s’étirant) et la précipiter (en omettant les coupes).

Le conflit entre achèvement et inachèvement qui, selon Laurent Jenny, serait constitutif de toute phrase[75], se manifeste évidemment moins dans celles qui sont brèves, qui referment aussitôt qu’esquissés leurs horizons temporels. Mais la plupart du temps, c’est le contraire qui se produit, la tension ouvrante étant fort accusée. Cela par une syntaxe d’énumérations, d’anaphores et de rallonges déterminatives (adjectifs, compléments du nom, participiales, relatives), qui souvent s’emboîtent — voir par exemple les nombreuses occurrences de « voix » (3, 5, 7, 9, 10) suivies d’un complément qui commence par « d’entre », lui-même plusieurs fois dédoublé, etc. Il s’ensuit une prolifération répétitive et métaphorique, qui atténue progressivement le souvenir du thème initial de la phrase et qui, la suspendant et l’étirant dans une attente de sens non comblée, entretient une tension vers l’avenir. Mais cette attente, à cause de la perte du thème, et de son lien avec ceux des autres phrases, à cause d’un manque d’appui sur le passé donc, n’est plus guère une anticipation de la suite de l’histoire, mais plutôt une véritable protention « vide ». Il arrive aussi que l’absence d’un verbe principal ou la présence de longues rallonges dans le groupe conclusif rende difficile le mouvement de synthèse de la phrase. Certes, un autre élan rétentionnel est favorisé par la répétition, l’analogie et la rime, qui pourraient lutter contrer l’oubli engendré par la dérive thématique. Mais ces processus de retour perturbent une autre forme de mémoire, celle d’une suite des événements, d’une progression ordonnée de l’information. La phrase ici, en réalité, fait plus qu’engendrer dans la lecture des extases temporelles (on suppose que c’est là la caractéristique de la temporalisation du discours) ; elle entrave le « recouvrement[76] » de ces extases, l’empiétement qui ferait du présent le « remplissement » des « intentions d’attente[77] » du passé, et permettrait de rétablir la succession, le sens du temps constitué. Elle fait plutôt traverser l’inaccompli, l’étirement, les chevauchements et les vides d’un temps se faisant.

Conclusion : aliénation et pouvoirs de la fable

Ricoeur voyait déjà chez saint Augustin une indication selon laquelle c’est la narration qui pourrait offrir la meilleure réplique à l’énigme du temps. Augustin se sert de l’exemple d’un air que l’on chante pour résoudre la dernière difficulté que lui oppose le problème du temps ; il affirme ensuite que l’exemple peut être étendu à des unités plus vastes :

Je m’apprête à chanter un air que je ne connais pas. Avant de commencer, c’est mon attente qui se fixe sur l’ensemble de l’oeuvre ; mais dès que j’ai commencé, à mesure que les parties prélevées sur mon attente deviennent du passé, c’est ma mémoire qui se tend vers elles ; et ainsi les forces vives de mon activité se trouvent distendues entre deux pôles : la mémoire — en raison de ce qui est dèjà proféré — et l’attente — en raison de ce qui va l’être. Et cependant mon attention est là, présente, elle par qui transite le futur pour se faire passé. […] Et ce qui se produit pour l’ensemble de l’oeuvre s’accomplit pour chacune de ses parties, pour chacune de ses syllabes. Il en va de même pour une action plus ample, dont ce chant n’est sans doute qu’une faible parcelle, de même pour la vie humaine toute entière — dont les actes en constituent autant de parties ; de même pour toute la succession des générations humaines, dont toutes les vies humaines constituent les parties[78].

Temps et récit se veut un approfondissement de cette extrapolation du chant à tout l’empire narratif[79], que le texte des Confessions se contente de suggérer. Ricoeur laisse cependant de côté ce qui constitue chez Augustin la base de l’extrapolation, soit le plan des syllabes, du phrasé[80]. Or, entre ce « chant » (qui a été traité ici dans l’étude du rythme, de la temporalité discursive) et la narration, y a-t-il vraiment un simple passage homologue du plus petit au plus grand ? Pour répondre, il faut reprendre la question des échanges entre les différents plans de temporalité du texte, notamment entre le rythme, la redescription métaphorique et la refiguration narrative.

En tant que mouvement du sens, la temporalité discursive produit une métaphorisation dynamique, par la contamination sémique résultant des associations sonores ; elle relie en plus des unités de discours qui sont déjà des métaphores temporelles : ce faisant, elle multiplie les significations du temps, dans ce texte particulier où il est abondamment thématisé. Voilà pourquoi il me semble y avoir plus qu’une simple contradiction qui répète l’aporie de l’irreprésentabilité, dans la relation entre l’aveu de l’impuissance métaphorique (« nulle métaphore ne tient au temps ») et la formidable prolifération figurale qui lutte contre elle. Certes, se dit là encore l’impossibilité : une métaphore ne tient pas, on en fait une autre, elle ne tient toujours pas, on recommence, cela pourrait être infini. L’inscrutabilité ne s’en trouve-t-elle pas exaspérée ? Oui, sauf que la temporalité discursive contribue précisément à faire en sorte que, si « nulle métaphore ne tient… » toute seule, il en va différemment du déploiement de multiples métaphores dans la disposition du discours, car ce déploiement les enlace, les fait résonner les unes avec les autres, mêlant de la sorte dans l’unique chant de la signifiance plusieurs facettes discordantes de la pensée et de l’expérience du temps, sans pourtant leur apporter de résolution.

Par ailleurs, en tant qu’organisation « sensible » de la lecture, la temporalité discursive ne serait-elle pas l’un de ces moyens non narratifs par lequel le langage « au delà de l’épisodique, atteint le fondamental[81] » ? Dans Bela Jai, elle accuse les vides et des écarts entre les extases au détriment de leurs empiétements, si bien qu’elle dissout partiellement l’intrigue, perturbant la mémoire et l’attente narratives. Cette dilatation n’est pas uniquement redevable au rythme et à la progression textuelle, mais également à la mise en valeur de tensions aspectuelles par l’emploi massif de participes à la place de verbes conjugués. Ces derniers étant, de plus, presque toujours au présent, l’attention du lecteur est collée aux fissures expansives du moment présent, à l’imperceptible déplacement du passage, à toutes sortes d’aspects qui qualifient le temps. Si tout un système de métaphores, dans le texte de Cholodenko, réaffirme l’axiome selon lequel « le récit est le gardien du temps », leurs combinaisons et leur prolifération entravent la réalisation même de cet axiome dans le roman. Selon Ricoeur, la métaphore « vive » rend la référence « ambiguë » : ici, le réseau de métaphores du temps, prises dans leur déploiement temporel, rend plutôt, à un autre palier, la « configuration » et la « refiguration » ambiguës.

L’entrelacs des différents plans de temporalité de Bela Jai propose une réplique paradoxale à l’énigme du temps. Le texte de Cholodenko conserve la mémoire du paradigme d’ordre[82], notamment dans le recours à un narrateur omniscient, la création d’identités narratives, les métaphores selon lesquelles « la vie est un roman » et la victoire de la narration à la fin. Cette victoire fait paraître dérisoire tout refus du temps chronologique et mesuré, que ce soit celui de l’homme qui désire l’errance et méprise les histoires, et finit quand même par s’installer dans un appartement ; celui du pissatiel, qui veut une histoire « comme un visage[83] », sans parvenir à « gauchir la rectitude du ruban logique[84] » ; ou celui de Bela Jai même, qui, étirant son intrigue, n’empêche nullement que le texte « se précipite vers sa fin[85] ». Mais cette victoire est ambiguë : le texte s’achève sur le commencement à venir d’une histoire dont on ne lira jamais une ligne (à moins qu’on ne l’ait déjà fait, que ce soit Bela Jai même). Et le rythme, puis les représentations métaphoriques, avivent les apories du temps au point d’oblitérer cette logique narrative qui ne réapparaît qu’à la fin. La victoire est peut-être, autant que celle de la narration, celle d’une fuite répétée, emportant tous les personnages comme elle emporte cette femme qui, privée des « moyens de rétorsion de distorsion de la métaphore[86] », devient « simple fonction du temps, attribut du passage[87] ». Si bien qu’à l’exemple de ce qui se produit à la fin de l’ouvrage de Ricoeur, le temps paraît sortir « vainqueur de la lutte » avec l’intrigue : « il ne sera pas dit que l’éloge du récit aura sournoisement redonné vie à la prétention du sujet constituant à maîtriser le sens[88] ». Il ne sera pas dit, paraphraserait-on pour Bela Jai, que le triomphe de la narration aura cautionné les prétentions de Gaspadin Pissatiel à être le « maître de la longue logique de l’histoire » et, par ricochet, le maître du temps :

Extraordinaire est l’interminable, inévitable logique de leur histoire, comme maîtrisée et menée infailliblement de bout en bout par un écrivain d’histoires, faiseurs d’histoires d’habitude et de profession, tenant du pouvoir de bout en bout, de la logique inévitable de l’histoire[89].

Ainsi, l’entrelacs des divers plans de temporalité construit une réponse équivoque au mystère du temps — où l’ironie le dispute au lyrisme. Or, dans cette réplique, la temporalisation du rythme et le temps représenté de l’intrigue ne sont pas homologues. C’est avec peine qu’on passe du phrasé qui dynamite la mémoire de la progression, à une « action plus ample » rapportée à des « identités narratives », dont la journée racontée, peu ouverte sur quelque passé ou avenir, semble bien davantage dessiner la vacuité que la « cohésion d’une vie[90] ». L’histoire (d’une vie) et l’histoire des histoires (l’histoire tout court), dont se gargarisent le narrateur ou Gaspadin Pissatiel, sont bien plus ici mentionnées que configurées. Elles semblent impossibles dans un texte où la temporalité discursive nous plonge dans la microscopique mutation du présent éclaté. Les personnages paraissent vivre, dans leur morne existence fictive, une difficulté semblable à celle qu’éprouve le lecteur face au flux discursif de Bela Jai : leur vie ne se configure pas en un cours unifié et orienté, elle a l’air d’une « suite tressautante d’éléments sécables ». Fernand Dumont affirme que le temps des hommes d’aujourd’hui est « réduit en parcelles infimes[91] » : dans une civilisation menacée de « perte de mémoire », les sujets seraient coupés de la tradition et se replieraient dans le privé, ne pouvant plus se situer « dans le temps de l’histoire collective[92] », notamment à cause d’une culture qui consacre « la pérennité de l’éphémère[93] ». On pourrait voir dans la manière singulière dont Bela Jai dit et pense le temps une réplique à une telle situation. La « vie » des personnages de ce roman est bien peu romanesque. L’« histoire », ressassée dans la phrase comme une abstraction, pèse sur eux à la mesure de ce qu’ils en sont aliénés : il ne reste d’elle que « la longue logique » d’un mouvement inéluctable et répétitif. Mais au-delà de la représentation du temps que donnent l’intrigue et les métaphores de la « longue logique de l’histoire » et de la « suite d’éléments sécables », il nous faut prêter l’oreille au mouvement de l’ensemble des métaphores dans leur disposition, dans le rythme, comme entendre les contaminations de sens qui en résultent. À travers ce mouvement, Bela Jai pense et dit autrement le temps, donne une entente particulière du passage — qualitative, aspectuelle, et non seulement répétitive ; c’est aussi là qu’il plonge l’homme, la femme et le pissatiel. En mettant au jour une démesure, voire un clivage entre la signifiance d’un temps aspectuel, qualitatif, complexe, qui s’éprouve au présent, et la « longue logique de l’histoire » qui s’émiette ou ne se lit qu’à rebours, Bela Jai semble jeter le soupçon sur les capacités de la narration elle-même, « Fable mère de toute fausseté[94] », à humaniser le temps[95]. Mais il n’annonce là aucune « fin de l’art de raconter », car paradoxalement, il répète aussi qu’on ne peut échapper à la narration, qu’on n’a peut-être pas envie d’y échapper, s’il nous faut, comme Gaspadin Pissatiel, « commencer quand la naissance se fait[96] ».