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Entre les romantiques et Baudelaire passe une ligne de fracture qui rompt les liens de la poésie avec son récepteur. Parole immédiate et communiante jusque-là, cette poésie ne serait plus celle de Baudelaire, plus enclin à rapprocher le poème du tableau. Baudelaire accuse ainsi une double distance, par rapport au monde, qu’il représente par l’image, et par rapport au lecteur, qui devient l’inconnu passant. La modernité aurait plutôt misé sur la médiation du poème, sur sa capacité à s’abstraire, à adopter une distance critique, à abolir l’auteur, et se tournerait ainsi vers la virtualité propre au médium, qu’il soit couleur, son ou mot, afin, entre autres, de favoriser les échanges et les correspondances diverses. On a pu reconnaître depuis que ce report de la parole au profit du matériau poétique est en lien avec la perte des Dieux, qui lui est concomitante. La parole divine n’étant plus là pour relier les fidèles, la poésie perd le fondement qui lui permettait d’entretenir autour d’elle une communauté de lecteurs. Les voix intérieures, ou l’inspiration, les contemplations et la légende qui permettaient à Hugo encore d’asseoir l’autorité de sa parole, sur la base d’une foi commune, ne sont plus admises par la modernité et leur disparition précarise le discours poétique[1], jusqu’à l’isoler presque complètement[2].

Bonnefoy est un de ceux qui ont le mieux perçu cette fracture de la poésie moderne. Même s’il assume et valorise cette autonomie conquise par la poésie, au prix de la perte des anciennes croyances, Bonnefoy persiste à concevoir l’espoir d’un échange rétabli en pleine lucidité, malgré tout[3]. Ce retour de la parole serait contemporain de l’oeuvre de Bonnefoy, en réaction au leurre surréaliste, et marquerait ainsi une période moderne, depuis Baudelaire jusqu’à notre époque. Or cette histoire de la parole semble encore imparfaite, car elle ne tient pas compte de certaines formes poétiques propres à la modernité qui, avant Bonnefoy, tendent à conserver dans la turbulence des changements cette qualité d’échange que détient — toujours, malgré tout — le poème. Le verset, par exemple, apparu dès le début du XXe siècle et profitant depuis dans la production poétique d’un élargissement qu’on a encore mal évalué, apparaît comme un procédé exemplaire d’une poésie moderne qui se tiendrait toujours dans un procès d’échange, et qui se donnerait comme parole vive. Le verset conserve intacte la croyance au récepteur, Dieu, individu, ou même élément du monde et de la nature. Il ne nie pas que le message poétique soit maintenant soumis à la médiation, mais au contraire affiche cette importance de la surface de la page en l’intégrant au sens même du texte, en dépassant la limite de la mémoire et en montrant la nécessité pour son inscription d’un support médiatique, stèle, tablette, éventail ou porte.

Depuis la « crise de vers » annoncée par Mallarmé en 1886, le vers français a cherché à renouveler ses formes : dispersion sur une tablature ou au sein du calligramme, pleine exploitation des possibilités du vers-librisme, adoption d’un vers plus bref comme en présente le haïku, métissage des formes fixes et des formes libres, etc. Mais toujours parmi ces innovations demeure le sceau du vers, d’une écriture qui continue malgré ses inflexions à découper le blanc et à sculpter la ligne. Outre la prose, qui sert de repoussoir au vers, seul le verset apparaît comme un non-vers ; seul le verset participe pleinement de la poésie, sans pour autant s’énoncer comme un vers. Or quand vient le temps de le définir, on ne peut que s’en remettre à des termes vagues. Ainsi de la longueur, concept bien imparfait pour définir le verset, qui passe pour être une période d’une certaine étendue, qui dépasse celle fixée par la métrique, mais qui peut aussi, Claudel l’a montré abondamment, se restreindre à seulement quelques syllabes. Certes le verset doit être long, mais il peut aussi être court, sinon très court, ce qui invite à considérer également la longueur dans la macrostructure du poème. En effet, le verset semble devoir s’inscrire dans le long poème, touchant ainsi plus aisément à une thématique religieuse, ou spirituelle, comme à celles du voyage de fondation, de l’interrogation philosophique ; en un mot, le verset devient, pendant la modernité et depuis Claudel, un véhicule privilégié de l’épique. Née en France en 1555 avec la traduction de la Bible par Robert Estienne, la forme du verset ne désignait alors qu’un découpage en paragraphes qui combine unité de sens et unité de forme ; le verset coranique, originel quant à lui, désigne en priorité une unité thématique, en tant que révélation miraculeuse. Depuis, la poésie moderne a modifié profondément ces thématiques, mais a surtout considéré le verset, d’abord, comme une forme. Mais dans le même temps, c’est l’irrégularité de cette forme qui la retient. Non compté, non rimé, le verset semble offrir à l’énonciation une liberté que ne préfigure pas l’austérité des thématiques. Cherchant un autre rythme, pratiquant « l’impair » que commandait Verlaine, poussant le souffle jusqu’à sa limite, le verset tente par plusieurs moyens de toucher une parole primitive, ce qui pourrait expliquer son impact dans les poésies francophones, celles où la quête d’identité prime, comme chez Césaire, Senghor, Miron ou Glissant. Non seulement le poète qui écrit du verset est souvent en voyage, en Orient notamment, mais il apparaît également que le verset se situe lui-même en exil : hors des cadres, hors des formes, au-delà de la capacité respiratoire de l’humain, poussant ainsi son exploration vers l’inconnu. La poésie moderne aurait peut-être trouvé, avec le verset, un symbole de sa quête d’absolu, de son dérèglement, mais aussi de son ambiguïté.

L’une des forces de ce numéro est précisément de permettre d’historiciser (et donc de problématiser) le verset. Par exemple, nous avons voulu revoir l’héritage religieux du verset avant même de le décréter comme nul : le verset de Lamennais est-il seulement la marque d’une inspiration sacrée, ou n’est-il pas également une forme poétique (Guilhem Labouret) ? Les premiers poètes prosateurs, héritiers du même Lamennais, lui empruntent-ils cet élargissement du message poétique (Carla Van den Bergh) ? Le verset de Péguy, par exemple, aussi religieux soit-il, et aussi prosaïque, ne participe-t-il pas également de la « crise » du grand vers qu’est l’alexandrin (Romain Vaissermann) ? Un poète comme Grosjean, même s’il glorifie un « dieu négatif », contribue-t-il à sa manière à poursuivre le verset religieux (Jean-François Bourgeault) ? Ces questions mériteraient encore de nouveaux développements et une expansion de leur portée ; de les voir ici posées permet néanmoins de revoir la forme de sacré qu’emporte le verset, par-delà, sûrement, un cloisonnement hâtif. Un autre exemple de ces cloisonnements que les articles ici réunis veulent interroger serait de ne considérer qu’un verset fragmenté, qu’on a nommé « métrique », sans voir que la forme du verset était suffisamment autonome pour se diffuser dans d’autres formes, la prose notamment. Luc Bonenfant pose une question de ce genre lorsqu’il veut, de façon très originale, voir dans la prose de Loranger une « approche » du verset, comme les circonvolutions produites par le désir de toucher une mesure idéale de la poésie. Michèle Aquien, pour sa part, montre le rôle qu’a joué le théâtre dans l’élaboration du verset claudélien, ce qui nous rappelle la prétention hâtive à considérer le verset comme purement poétique, et le rôle que jouent le souffle et le jeu dans son origine. Alors que Ildikó Szilagyi positionne le verset « entre le vers et la prose », montrant son irrégularité comme les différents degrés d’un jeu pleinement poétique, Antonio Rodriguez choisit par une autre voie de « proséifier » le verset, et découvre dans la longue période l’opportunité de développer un programme narratif déceptif, autre retour d’un « banni » dans la poésie contemporaine[4]. J’ai moi-même tenté d’inscrire le verset dans le procès plus global d’une quête d’une origine de la parole, comme une « ouverture » sur la poésie sans cesse renouvelée. Enfin, le témoignage de Benoît Conort, malgré son titre qui semble mettre en doute l’existence même du verset (doute que partage Michèle Aquien, qui termine son article en affirmant que « l’on peut parler de verset claudélien », ce qui n’était certes pas une évidence, malgré ce que l’on croit généralement), trouve dans ce doute lui-même, et les questions qu’il implique, l’assurance que « verset il y a » : qu’un créateur défende si hardiment que le verset n’est pas métrique démontre bien que, pour le poète, celui-ci ne saurait être morcelé ni représenter un simple agglomérat de divers vers ou de diverses syllabes ; entendons le poète qui sait, malgré ses doutes et sans pouvoir peut-être le démontrer par une équation, quand il y a verset, quand la mesure (et la démesure) d’une période touchent un point sensible de la diction et de la page et qu’on achève, à ce moment, ce qu’il convient d’appeler verset. Donner une place au verset, sur la longue trame de l’histoire, parmi les autres formes et les autres genres, sur l’espace localisé d’une page et dans la trame d’un souffle particulier : voilà ce que tentent de faire les articles qui suivent, qui ne sont peut-être que les premiers repérages d’un territoire encore peu exploré.