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L’histoire est connue et commence en Grèce antique, alors que logos et muthos se confondaient en une seule voix dans la parole sacrée (hieros)[1]. Elle se poursuit jusqu’à ce qu’au siècle de Platon, où une méfiance philosophique provoque la séparation entre les légendes fabuleuses et la recherche de la sagesse, que ne sauraient détenir les poètes, ces êtres irresponsables et ne sachant d’où ils tiennent leurs discours et qui se voient pour cela évacués de la cité idéale. La philosophie n’a peut-être à cet égard d’autre origine que cette méfiance à l’égard du muthos, méfiance fascinée cependant, qui tient à distance le chant des sirènes narratives en même temps qu’elle semble sans cesse leur répondre, attachée au mât de la raison[2].
On retrouve facilement dans l’histoire ce préjugé fondateur de la discipline philosophique. Cherchant à réveiller le sens du vocable qui désigne l’« Être », Martin Heidegger commence par mettre les choses au clair : « Philosophiquement le premier pas à faire pour arriver à entendre le problème de l’Être, c’est déjà de ne pas μύθον τινα διηγεισθαi[3] », c’est-à-dire « ne pas se raconter une histoire ». Or, cette citation en grec, Heidegger la tient de Platon lui-même, du Sophiste[4] plus précisément, dans lequel le personnage de l’étranger se moque des conceptions de l’Être que nous appelons aujourd’hui « présocratiques » en les qualifiant de « fables[5] » ou de « contes[6] », selon les traductions. C’est dire que la méfiance envers le récit traverse ce l’on nomme la tradition philosophique, de Platon jusqu’à Heidegger, sous la forme d’un soupçon fondamental porté sur la narrativité, non seulement en vers, mais aussi en prose, puisque l’étranger que fait intervenir Platon dans le Sophiste se rit tout autant de Parménide que de Démocrite ou de Thalès de Millet, l’un proposant que l’Être soit un, l’autre qu’il soit double et le dernier qu’il soit quadruple. Qui croire et qui prendre pour maître de vérité ? Tous ces drôles, dit l’Étranger, « racontent des histoires comme à des enfants », sans aucun souci de prouver logiquement ou empiriquement ce qu’ils avancent. Ils bernent ceux qui les écoutent en les berçant de légendes qui flattent leurs préjugés et les confortent dans leur ignorance. Mais il faut bien voir que ce ne sont pas seulement ces histoires-là dont se moque l’Étranger, mais de toutes les histoires prises pour vérité. Sortir de l’enfance philosophique, ce serait ainsi prendre ses distances non pas avec telle ou telle histoire, mais avec le fait même de raconter. Cette ère du soupçon, version histoire de la philosophie, porte autant sur le fait de raconter (διηγεισθαι) que sur la fable racontée (μυθοn). Il s’ensuit que ce n’est pas la qualité de la fable qui doit être remise en question, mais la narrativité elle-même. Platon croit en ce sens bien faire lorsqu’il entreprend de raconter des histoires, mais sous le contrôle serré de l’allégorie et avec le sceau de la philosophie qui guide l’auditeur dans le maquis des significations, comme un bon pédagogue mène son élève au point désiré. Les histoires ne doivent être utilisées en philosophie que dans un but exotérique, pour se faire comprendre de l’enfant qui n’a pas encore migré dans la région supérieure de la raison. Philosopher, ce serait ainsi penser sans se raconter d’histoire. Vraiment ?
La question est évidemment plus complexe, car la narrativité, comme l’a souvent montré Paul Ricoeur[7], notamment à propos de l’histoire[8], cette autre discipline soupçonneuse, ne se limite pas au simple fait de raconter de la fiction. Il y a de la narrativité jusqu’à la limite de la pure syntaxe, pourrait-on dire. À partir du moment où les mots sont arrangés de façon à représenter un monde, parler de ce monde ne peut aller sans le présenter d’une certaine manière, sans lui donner une cohérence quelconque, c’est-à-dire en somme sans le raconter, ce dont ne se prive pas bien sûr la philosophie, ni l’histoire d’ailleurs[9].
Ce dossier voudrait donc, à partir de quelques exemples, montrer ce double jeu de la pensée et du récit en examinant à l’oeuvre la pensée se racontant, ou encore le récit pris en flagrant délit philosophique. Pour ce faire, deux manières de lire les entrecroisements entre littérature et philosophie ont été tentées : d’abord, la manière panoramique, qui prend la question sur le fond d’une histoire de la philosophie à réinventer, comme le proposent Bruno Clément, Éric Méchoulan et Rémy Gagnon ; ensuite, la manière singulière, qui pose la question à partir d’une lecture d’un cas spécifique, qu’il s’agisse d’un théoricien, comme le fait Nathalie Watteyne en lisant l’oeuvre de Paul Ricoeur, ou de Platon lui-même, comme l’entreprend Benoît Castelnérac, ou encore d’auteurs plus « littéraires », tels que Herman Melville, dont André Duhamel part à la recherche de la philosophie implicite inscrite dans Moby-Dick, ou enfin de Joseph Joubert, dont Étienne Beaulieu déploie les causes et les conséquences du refus de se prêter au jeu narratif.
Bruno Clément se prend en effet à imaginer que toutes les disciplines de ce que l’on appelle les « sciences humaines » procèdent en réalité du narratif, quand bien même elles seraient structurées sur un déni du récit. Repousser le récit aurait pour conséquence de retomber aussitôt dans le récit, car « seul le récit permet de s’affranchir du récit[10] ». Méditant à voix haute sur une sorte d’archéologie narrative du discours théorique, Clément éclaire de façon oblique les soubassements narratifs de l’argumentaire en rappelant de célèbres exemples de « philosophes » opérant grâce à la fable :
Nietzsche bien sûr, dont c’est la manière habituelle (Le gai savoir explique sous forme narrative ce qu’il en est de la logique, de la connaissance, etc.) ; mais aussi Rousseau (dont le discours sur l’origine de l’inégalité raconte bel et bien une histoire et dont l’essai sur l’origine des langues part également d’une hypothèse narrative) ; mais encore Marthe Robert, dont l’essai sur le roman repose entièrement sur la thèse d’une origine elle-même romanesque. D’une façon générale, tout grand ouvrage théorique, qu’il soit de sciences politiques (Marx), de psychanalyse (Freud), de sociologie, d’histoire de l’art, ou de théorie littéraire (Bakhtine, Barthes) passe nécessairement une partie de son temps à se situer dans une histoire qu’il prend en marche et dont il entreprend de modifier sensiblement le cours[11].
La pensée n’échapperait ainsi au récit, selon l’hypothèse de Clément, que par le moyen du récit : penser serait alors d’emblée un acte narratif, une manière de donner de la signification au monde par la concaténation minimale du langage. Passant en revue l’histoire de la philosophie selon un pas latéral (la marche de l’écrevisse, aurait dit Blanchot), Éric Méchoulan montre, lui, à partir de sa poétique dansée du « pas de côté », que « les idées ne sont pas séparables des récits, sinon par un utile artifice de la pensée — mais toute histoire n’est-elle pas justement une affaire de commencement, un phantasme de tout faire redémarrer de nouveau ? » Méchoulan propose en conséquence plusieurs commencements de la philosophie (Parménide, Platon, Aristote, Rousseau, Lucrèce) qui deviennent autant de récits d’origine de la philosophie qui ne se contredisent pas tant qu’ils relancent la chronologie et l’anachronie de l’histoire des idées sur un plan narratif plus global. Rémy Gagnon, quant à lui, remontant jusqu’à l’épopée de Gilgamesh et passant par Sophocle, Heidegger et de nombreux moments importants de l’histoire de la philosophie occidentale, se demande si,
dans cette perspective, il est encore possible de relire la narrativité philosophique occidentale à la lumière de ce qui a été perdu, oublié, désappris : l’impensable qui mène à l’effacement, à la mise au ban de l’épreuve séculaire de l’ambigüité et de l’inquiétude humaine[12] ?
Gagnon cherche ainsi à montrer de quelle manière la philosophie, même en thématisant la complexité narrative du réel, biffe en réalité toute narrativité en cherchant à l’indexer sur une raison se prétendant sans histoire.
Nathalie Watteyne appuie à sa façon cette hypothèse et trace le parcours de l’oeuvre de Paul Ricoeur en en montrant la grande cohérence. Comme elle le souligne, il n’y a pas de ruptures profondes dans cette oeuvre de la conciliation :
De la philosophie de la volonté en 1950 à la pensée sur l’agir, dans les derniers ouvrages, tous les livres de Paul Ricoeur s’emploient à montrer que ce sont les signes de la culture qui transforment le hasard de la naissance en destin de la personne. Aussi le moi narcissique fait-il place au soi réflexif par le détour des signes et la médiation de la lecture[13].
Les concepts philosophiques issus de la tradition herméneutique permettent à Ricoeur de proposer des manières de lire tenant compte autant du temps cosmique que du temps humain, celui du récit d’une vie qui se raconte, mais aussi celui du lecteur qui tient en mains les livres dans lesquels le temps se reconfigure.
Trouver une manière de conjuguer des problèmes esthétiques, poétiques et personnels est aussi l’ambition du philosophe Roland Barthes qui découvre, dans La chambre claire, une structure policière capable de soutenir et de répondre, formellement à tout le moins, aux obsessions qui le tiennent : beaucoup plus qu’une enquête de type historia remontant aux origines grecques du terme (Hérodote), c’est plutôt la mélancolie du scrutateur des signes qui intéresse Sophie Létourneau. Son analyse montre avec justesse que le « raisonnement présenté par La chambre claire se confond avec l’histoire et l’enquête. […] Plus qu’une simple histoire, on lit le rapport d’une pensée, ce qui l’a stimulée, les méthodes empruntées »[14].
Benoît Castelnérac cherche à montrer de son côté que la philosophie platonicienne, loin d’être une utopie anhistorique comme l’on voulu quantité de lecteurs de La République, s’inscrirait au contraire dans l’histoire à la lumière de la Lettre VII de Platon, à forte teneur « autobiographique » (avant la lettre) :
Une entreprise interprétative comme la nôtre pourrait cependant montrer comment cette distinction entre la spéculation philosophique et le récit au « je » opère de façon claire, réfléchie, et positive dans la Lettre VII comme ailleurs dans les oeuvres de Platon. La lettre montre à plusieurs endroits que la distinction prudente entre un projet philosophique et son inscription dans l’histoire suscite elle-même une réflexion sur la pratique de la philosophie et de l’écriture[15].
D’où il s’ensuit que l’opposition entre muthos et logos n’est pas aussi tranchée que l’on veut bien le croire :
En ce sens, bien loin de s’opposer, comme l’ont voulu par-dessus tout la philosophie en général et l’interprétation de Platon en particulier au xxe siècle, le muthos et le logos se tempèrent l’un l’autre. Ou, plus précisément, enchâssés l’un dans l’autre de façon dynamique, leurs rapports, constants, rendent possible une éthique et une politique conformes à un projet philosophique qui, dans ces conditions seulement, se révèlera attentif à la projection des idées sur la trame narrative de la biographie[16].
La dimension biographie de la Lettre VII relance ainsi la trame philosophique du projet platonicien.
Suivant aussi la logique de la lecture d’une oeuvre singulière, André Duhamel s’attaque au cas célèbre mais néanmoins méconnu du récit de Herman Melville, Moby-Dick. Il s’agirait dans ce récit d’une authentique quête philosophique par le moyen du narratif :
En effet, la teneur de l’ouvrage témoigne d’un croisement audacieux entre littérature et philosophie, et se présente comme une littérature spéculative, proche de certaines oeuvres des premiers romantiques allemands. La fiction de Melville dans Moby-Dick est une prose réflexive, où les événements racontés sont souvent idéationnels et possèdent une charge symbolique importante[17].
C’est ainsi que l’on peut passer, selon un jeu de mot facétieux, de « l’allégorie de la caverne à l’allégorie de la baleine ».
Étienne Beaulieu, enfin, explicite le trajet surprenant de l’écrivain et philosophe Joseph Joubert, qui, à l’époque révolutionnaire et impériale de la France, a fait de son refus de raconter un argument historique et ontologique renouvelant ainsi à sa manière le platonisme moderne :
À l’aube de la modernité littéraire, l’oeuvre étrange de Joseph Joubert s’invente au croisement de la philosophie et de la littérature, refusant de raconter, mais racontant ce refus de manière fragmentaire dans un but d’édification philosophique, empruntant à sa façon le chemin platonicien d’abandon de la fable[18].
La racine du fait narratif est ainsi enfouie beaucoup plus creux que ne le laissent croire les récits philosophiques d’affranchissement du narratif (dont il faudrait dresser un inventaire exhaustif, si la chose était possible). Mais affirmer cela, c’est du même coup affirmer l’inverse, à savoir que la racine philosophique est elle aussi très profondément enfoncée dans le terreau narratif et que le récit ne fait pas que raconter, il fait mieux : il pense en racontant.
Appendices
Notes biographiques
Sarah Rocheville est professeure adjointe de littérature française et de création littéraire à l’Université de Sherbrooke. Elle s’intéresse aux notions de voix et de filiation dans la littérature française de l’extrême contemporain. Elle est l’auteure de Vingt-et-une études de voix. Autour de Louis-René des Forêts (Montréal, VLB, 2009). Cofondatrice et membre du comité de rédaction des cahiers littéraires Contre-jour, elle a fait paraître des nouvelles dans différentes revues québécoises et françaises.
Essayiste, prosateur et professeur agrégé à l’Université du Manitoba (Canada), Étienne Beaulieu a fait paraître, en plus d’une cinquantaine d’essais et d’articles publiés dans différentes revues en Allemagne, en France, en Pologne et au Québec, un ouvrage portant sur La fatigue romanesque de Joseph Joubert (1754-1824) (Québec, Presses de l’Université Laval, 2008) et un essai sur le cinéma québécois : Sang et lumière. La communauté du sacré dans le cinéma québécois (Québec, L’instant même, 2007). Il est par ailleurs cofondateur des cahiers littéraires Contre-jour.
Notes
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[1]
Voir Clémence Ramnoux, De la légende à la sagesse, Paris, Klincksieck, 1983.
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[2]
Voir Jean-Pierre Vernant, Mythe et pensée chez les Grecs, Paris, François Maspéro, 1965.
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[3]
Martin Heidegger, Être et Temps, 1986, p. 29.
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[4]
Platon, Sophiste, dans Sophiste, Politique, Philèbe, Timée, Critias, texte traduit et notes par Émile Chambry, 1969, 242c.
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[5]
Id.
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[6]
Platon, Sophiste. Oeuvres complètes, texte traduit par Léon Robin, 1950, t. 2, 242c.
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[7]
Voir Paul Ricoeur, Temps et récit, Paris, Éditions du Seuil, 3 vol., 1983-1984-1985.
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[8]
Voir Paul Ricoeur, Histoire et vérité, Paris, Éditions du Seuil, 1955.
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[9]
Par exemple Michel de Certeau, Écrire l’histoire, Paris, Gallimard, 1975.
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[10]
Voir infra l’article de Bruno Clément, p. 17.
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[11]
Ibid., p. 21, note 12.
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[12]
Voir infra l’article de Rémy Gagnon, p. 47.
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[13]
Voir infra l’article de Nathalie Watteyne, p. 66.
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[14]
Voir infra l’article de Sophie Létourneau, p. 74-75.
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[15]
Voir infra l’article de Benoît Castelnérac, p. 85.
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[16]
Ibid., p. 85.
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[17]
Voir infra l’article d’André Duhamel, p. 97-98.
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[18]
Voir infra l’article d’Étienne Beaulieu, p. 111.
Références
- Heidegger, Martin, Être et Temps, texte traduit par François Vezin, Paris, Gallimard, 1986.
- Platon, Sophiste. Oeuvres complètes, texte traduit et notes par Léon Robin avec la collaboration de M.-J. Moreau, Paris, Gallimard (Bibliothèque de la Pléiade), 1950, t. 2, p. 27-126.
- Platon, Sophiste, dans Sophiste, Politique, Philèbe, Timée, Critias, texte traduit et notes par Émile Chambry, Paris, Garnier-Flammarion, 1969, p. 5-145.