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Sanguinetti était catégorique. Il faut se méfier de l’imagination.

— V. Y. Mudimbe[1]

Du transnationalisme littéraire ?

En abordant la problématique du transnationalisme, le présent numéro « risque » la critique littéraire dans un domaine qu’on croyait jusque-là réservé aux sciences sociales. Le concept est en effet plus souvent employé dans l’étude des migrations et précisément en ce qui concerne les échanges interculturels, les activités économiques transfrontalières, les interactions diasporales et les réorganisations socioculturelles. Comme l’ont montré plusieurs spécialistes du domaine[2], le transnationalisme s’intéresse plus largement aux modes de vie des personnes ou groupes de personnes qui entretiennent des liens avec plusieurs endroits en même temps. En tant que sociologie des migrations, ce transnationalisme réfère à un ensemble d’idées, de pratiques et de projets en circulation entre des pôles géographiques différents et entre des sphères communautaires spécifiques. Il suit l’évolution d’une communauté allogène dans l’espace et le temps, et à travers des études statistiques et des notes descriptives, observe l’animation interne de cette communauté, fait la typologie de ses liens avec le pays d’origine et dresse un bilan comparatif avec d’autres groupes similaires. Autrement dit, le transnationalisme constitue un

process by which transmigrants, through their daily activities, force and sustain multi-stranded social, economic, and political relations that link together their societies of origin and settlement, and through which they create transnational social fields that cross national borders[3].

Sous ce rapport, le transnationalisme sociologique met en lumière une interconnexion sociale, économique et politique recréée, qui permet aux individus de cultiver des identités et des loyautés désormais multiples, de créer des produits culturels nouveaux et de projeter des adhésions civiques et politiques parallèles. En redessinant de nouveaux circuits migratoires et commerciaux à travers des rencontres périphériques et informelles, les rapports transnationaux interrogent autrement des notions plus ou moins rigides telles que l’identité, la nation, l’ethnie, la culture, la patrie, la mémoire, la conservation, etc. Par son étymologie même, le terme situe la compréhension de l’État-nation à l’intérieur des flux et des circulations qui façonnent les sociétés modernes. Toutefois, à la différence des théories actuelles de la globalisation, le transnationalisme ne sonne pas le glas de l’État-nation mais en signale la dilatation et la mutation autour des problématiques liées à l’intégration et à la citoyenneté.

On s’en doute, le transnationalisme littéraire ne sera pas un rigoureux recensement de populations immigrées et de distances parcourues. S’il réfère aussi aux notions de « territoire », de « lieu » et de « déplacement », il est surtout affaire de « projection » et de « représentation ».

Projection

Les littératures francophones africaines comme caribéennes sont dès leurs débuts confrontées à l’assignation d’un territoire. Elles désignent des territoires de la colonie, objets à la fois d’une fiction européenne « exotisante » et d’une critique métropolitaine ou « thématique » qui fixe les lois de leur nature et de leur lecture. La Métropole et la Colonie signifient d’abord une hiérarchie géographique qui institue à son tour une hiérarchie symbolique qui fixe les frontières du littéraire des deux côtés. Les littératures francophones africaines et caribéennes sont, dans la foulée, frappées d’une interdiction au déploiement imaginaire, d’un droit de sortie des frontières locales, d’une capacité de réversibilité du sens, c’est-à-dire de tous les agrégats du transnationalisme littéraire. Car celui-ci est d’abord un défi au périmètre défini : s’il donne à lire autrement le territoire déjà visité et lexicalisé, il pose aussi la possibilité du territoire jamais connu et pourtant « habité ».

Les apports des études postcoloniales démontrent clairement que le texte littéraire francophone n’indique pas un lieu clôturé, mais plutôt un décloisonnement de territoires physiques et humains. En cela, il restructure inlassablement des géo/graphies transnationales, comme l’illustrent plusieurs textes contemporains.

Sambo, un des narrateurs de Rose déluge d’Edem Awumey[4], doit accomplir une promesse faite à une vieille défunte :

Tante Rose est morte et je lui ai promis de ramener ses restes en Louisiane. Ce qu’elle nomme le pays des siens, qu’elle n’a jamais connu, bercail lointain qu’elle m’a souvent décrit dans un tableau aux motifs flous, floue et poreuse elle-même à force de n’exister que dans ses mirages.

RD, 12

En route pour sa mission, le neveu-narrateur entame une traversée de l’Amérique, du nord au sud, en partant de la petite ville québécoise de Hull. L’expédition est risquée et incertaine, car parti de son Lomé natal, au Togo, Sambo arrive au Québec avec de faux documents de voyage et notamment dans ses bagages « une boîte en bois contenant les cheveux et les ongles de Tante Rose » (RD, 12). L’objectif de ce voyage atypique ? Enterrer les restes de sa tante au mythique cimetière Saint-Louis de la Nouvelle-Orléans. Il est conscient qu’il entame une odyssée aux mille inconnues, qui sera ponctuée de rencontres en tous genres comme celle d’un obscur poète maudit ou celle de Louise, une Acadienne de l’Ontario en quête d’identité et d’amour.

L’Amérique est donc un horizon fantasmagorique qui transforme narrativement Rose déluge en une vaste variation sur la notion de « territoire ». Rose Lafayette apparaît comme celle qui « n’avait jamais possédé de terre » (RD, 13), celle qui « a passé sa vie à se chercher un pays » (RD, 21) ou à « s’inventer d’autres villes aux frontières plus larges que celles de Lomé parce qu’elle n’aimait pas se sentir à l’étroit » (RD, 13). Rose Lafayette est cependant la « patrie » du neveu-narrateur Sambo – « Ma patrie, c’est Rose Lafayette » (RD, 13) – c’est-à-dire son territoire émotionnel, là où s’expriment la profondeur des êtres, leurs misères et leurs grandeurs, leurs rêves les plus fous et leurs défaites les plus retentissantes, mais aussi leurs langages, leurs mirages et leurs messages.

Malgré leur proximité, Rose Lafayette demeure, aux yeux de son neveu, un « personnage » au sens « hamonien » du terme[5], c’est-à-dire un protagoniste singulier dont le portrait prend une consistance inouïe au moment de sa qualification. Décrire Rose Lafayette, c’est d’abord la circonscrire, la parcourir, la découvrir comme figure à part dans la société du roman. Rose ne s’anime aux yeux de son neveu qu’à travers l’image étalée d’un corps-territoire au relief accidenté, comme doté des attributs d’un univers physique réel. On parlera ainsi d’elle en termes de « terre », de « sillons », de « saisons », de « végétation », etc. Rose est un

corps fluet, arqué au fil des saisons de blues et d’épreuves, petite tête à moitié chauve, une brindille à la place du cou, des jambes de gamine anorexique et des pieds si petits aux traces à peine visibles sur le sol […] Les pieds absents de la terre avec le reste du corps fluet et sans consistance, visage de petite none rêveuse […] La folie faisant route dans les labyrinthes de sa tête dégarnie de poupée, creusant puits et galeries dans les couloirs de sa mémoire.

RD, 13 et 16

« [L]abyrinthes », « puits », « brindille », « galeries »… La physionomie de Rose découvre des contours géographiques avant de se donner à aimer comme « patrie ». Plus qu’une « pause descriptive[6] », le portrait de Rose Lafayette s’anime dans une architecture descriptive solidement intégrée aux circuits narratifs du roman. La vieille dame concentre, dans son apparence physique, l’histoire mystérieuse et mouvementée de tous les peuples du golfe de Guinée. Son neveu rappelle ces temps de la traite négrière et du commerce atlantique appris sur les bancs de l’école, ces bateaux aux étranges équipages et aux noms évocateurs – La Bretonne, Tonkinoise, Libertad, La Flammande – accostant nuitamment sur la côte de Lomé, ces adeptes du Vaudou qui tentent d’exorciser les furies de l’Océan, ces misérables concitoyens victimes de politiques insensés. Il rappelle surtout ces personnes âgées dont les silhouettes disent, chacune à leur manière, un pan de ces histoires. Et Rose Lafayette est de cette engeance. Son corps est d’abord un récit de vie. Il est formes, reliefs, couleurs, temps avant d’être chair, femme ou citoyenne. Il est une source d’observation intarissable de la complexité des relations humaines, des capacités de survie insondables tapies dans chaque être, et ce pouvoir de fascination de certains individus susceptible de les transformer en… « patrie ».

C’est sans doute pour toutes ces raisons que Sambo reste viscéralement attaché à sa vieille tante au point d’en être le complice amusé des « moments de délire » (RD, 124 et 193), l’aidant naturel qui en supportera tous les caprices, qui la transporte sur son dos, lui lave et lui masse les pieds, le neveu veilleur de ses derniers moments de vie, bref, Sambo est le missionnaire d’un dernier voeu étrange qui tiendrait à la fois de la « folie » (RD, 16) et de l’utopie.

Et comment ! Recommander à son jeune neveu – qui n’a jamais quitté son Lomé natal – la gageure d’aller enterrer ses restes dans un vieux cimetière de la Nouvelle-Orléans est une injonction pour le moins inattendue émanant d’une authentique Sahélienne. Folie ? Utopie ? Transnationalisme ? Sans doute tout cela à la fois, car si Rose Lafayette a toujours mis les pieds sur la terre togolaise, son esprit et sa mémoire n’ont cessé de franchir l’Atlantique, se voyant naviguer sur le Mississipi et parcourir l’Amérique profonde, s’imaginant héritière des plantations du Sud, n’envisageant d’existence véritable que dans un transnationalisme qui déborde les frontières africaines dans les bayous louisianais. Jeune, Rose s’identifiait déjà comme « une fille des grands vents du Mississipi », « une fille du large » (RD, 13), aspirée par des « lumières lointaines » (RD, 121) et tendue vers l’horizon.

C’est donc naturellement qu’elle a « décidé de partir, de prendre le premier autocar pour la Nouvelle-Orléans. Elle avait décidé d’aller voir ça de près et elle avait eu de la chance, le premier chauffard de taxi-brousse lui avait assuré qu’il se rendait bien à la Nouvelle-Orléans » (RD, 125). Agitée, emballée, tout son être s’anime dans cette perspective. Rose est désormais parce que ailleurs, et même si cet ailleurs est virtuel, son présent togolais ne se réalise pleinement que dans une projection orléanaise. De son « humble demeure » à la « cour vide » décorée d’un unique « arbre à pain », Rose scrute patiemment le large, « soupçonnant le monde au-delà » (RD, 108) et le vivant de l’intérieur. Et comme le dit si justement Pierre Ouellet :

On dit d’une chose qui est qu’elle a lieu. L’existence est une forme de localisation : être est avoir lieu. Exister c’est prendre possession d’un territoire, occuper un lieu, un point de l’espace, une part de l’étendue[7].

De sa côte togolaise, Rose occupe pour ainsi dire l’espace louisianais, ne demeurant à Lomé qu’en habitant simultanément à la Nouvelle-Orléans. La Subsaharienne férue des contes cosmogoniques ressassés par les troubadours locaux dans les quartiers lugubres de Lomé se voit aussi vivre dans cette partie de l’Amérique du Nord, dont l’histoire ancienne et récente est systématiquement relatée (RD, 75-79). Elle s’y voit cueillir des fleurs du printemps, préparer l’arrivée de l’hiver en cordant du bois et danser au rythme du carnaval annuel du Mardi gras dans les rues célèbres de la Nouvelle-Orléans. De corps-territoire – comme celui de cette fille albinos nommée Maya[8] –, le personnage de Rose Lafayette devient le lieu d’un véritable franchissement transnational qui rejaillit sur l’ensemble de la signifiance romanesque.

Car comment exister ici et ailleurs à la fois ? Comment énoncer la multiplicité des lieux dans l’ordre textuel ? L’écriture transnationale institue-t-elle une bipolarité fondatrice du roman ? Rose déluge, pour ce qui le concerne, emploie deux stratégies : la narration enchâssée et la distance dialogique.

Une des particularités de ce roman est sa forme même : longueur très inégale des chapitres, double narration à la première personne (les récits alternés de Sambo et de Louise), ponctuation déviante avec la quasi-absence du point et de la majuscule, élection de la virgule comme pivot de la syntaxe énumérative, mais aussi, et surtout, occurrence des points de suspension comme frontières des segments textuels : tous les paragraphes du roman commencent et finissent par des points de suspension. Si l’on peut observer, à ce niveau, une organisation inusitée de l’espace romanesque qui lui confère une architecture particulière, il convient d’en signaler les effets énonciatifs qui, à leur tour, encodent de nouveaux réseaux de sens et de signification. Des séquences comme les suivantes sont récurrentes dans le roman :

[L]e cercle lumineux d’une lampe torche frappa le flanc de l’embarcation, découvrant le nom de la bête qui s’appelait Tonkinoise, déçu je fus parce que ce n’était pas le Butterfly

… et Louise dans la chambre aux murs immaculés me pousse sur le lit aux draps bleus que domine face à la porte le grand miroir.

RD, 96

Tante Rose se lamentait aussi, « Mauvais signe, les ombres recouvrent la terre », Louise tremble, j’émerge hors des globes…

… la dernière nuit où je devais décider d’arrêter d’espérer le Butterfly dans le vieux port, la dernière nuit, le chat du voisin gémissait.

RD, 109

« L’haleine des démons, la sens-tu, Sambo ? » Et Tante Rose se remit à tousser, la poitrine se soulevant, s’affaissant tel un oiseau sur la fin, agonie…

… sommes-nous sur la fin, Louise ? Que restera-t-il de notre passion vive ? Nous voici couchés l’un contre l’autre, mon nez dans ta nuque.

RD, 110

La disposition des points de suspension inaugure une nouvelle façon de mettre en texte la suite et le sens narratifs. Elle n’est pas une simple fantaisie scripturale ni une manière prosaïque de parodier l’enjambement poétique, mais bien plus : une réinvention textuelle des passages typographiques et sémantiques. En joignant, dans le même paragraphe, deux bouts de phrases différentes référant à deux histoires différentes (celles de Sambo avec sa tante à Lomé puis avec son amante à Hull), les points de suspension intègrent et encadrent la continuité des vies ici et ailleurs. Sambo ne s’approprie les secrets de l’histoire de sa Tante Rose au Togo que dans la chaleur des étreintes avec Louise au Québec. Il ne prend la pleine mesure des souffrances de ses concitoyens que dans la longue attente d’un autocar pour la Louisiane. Entre les visions fuyantes de bateaux au large, l’expérience de chapitres amoureux aussi brefs qu’imprévisibles ou l’exorcisme de menaces maléfiques, le texte joue simultanément d’éloignements et de rapprochements, d’arrêts et de déplacements, de départs et d’attentes. Les points de suspension n’assument donc pas seulement une fonction graphique : ils sont l’outil pragmatique de mise en relation d’histoires géographiquement distantes. Autant leur position finale est une fausse clôture de la narration dans un espace donné, autant leur position initiale infirme le début classique d’une nouvelle narration. Employés dans cette configuration tout au long du roman, les points de suspension structurent, dessinent la véritable portée transnationale du roman. Derrière le défi de Rose Lafayette de faire enterrer ses restes à la Nouvelle-Orléans – prétexte narratif du roman –, les points de suspension apportent un supplément rhétorique : ils donnent à voir le récit comme un enjeu de composition et de langage.

Aussi, comment raconter « l’incertitude » ? Celle de l’issue de la relation amoureuse entre Sambo et Louise qui appartiennent à deux univers différents, celle de franchir les douanes américaines avec une boîte remplie de restes humains, celle de l’attente d’un autocar à l’arrivée hypothétique, celle de vivre – à Lomé comme à la Nouvelle-Orléans – dans des quartiers livrés à la furie des eaux, celle enfin de survivre dans un pays d’Afrique en proie à la dictature et au tribalisme ? L’incertitude du lieu vécu et connu, dans le moment même de sa dramatique expérience individuelle ou collective, appelle l’alternative d’un lieu « autre », attendu et espéré. Ce lieu « autre » ne peut, en attendant, prendre forme et consistance que dans le langage. Le désir et le pouvoir de projection des personnages vers un ailleurs meilleur demeurent donc une potentialité verbale, aux artifices multiples, mais toujours rigoureusement articulée au matériel romanesque. Les points de suspension sont une des composantes de ce matériel romanesque, tout comme la spatialisation des pages, la fétichisation de la virgule, l’exagération de la phrase énumérative et l’humanisation des éléments de la nature. La « lucidité » peut alors avoir ses « rives » (RD, 14), « l’Océan » des « dents » (RD, 37), la « Ville » des « orteils » (RD, 37), et la « terre » connaître tant d’occurrences dans le roman qu’elle en est peut-être l’hymne secret – « terre à vivre » (RD, 27), « terre emportée » (RD, 28), « terre déjà molle » (RD, 29), « ongles pleins de terre » (RD, 56), « terre de la scène » (RD, 92), « sorti de terre » (RD, 130), etc.

Mais Rose déluge n’est pas seulement un bel exemple de narration transnationale ; le roman relie aussi sa signifiance à ce qu’on pourrait appeler une distance dialogique. Loin de représenter un simple échange entre des interlocuteurs ou une discussion consensuelle, les dialogues y sont plutôt le lieu d’une distance communicationnelle voire d’une absence de sens. En voici deux extraits significatifs :

Il ne reste qu’à attendre le Butterfly pour fouler la Terre promise.
— Je suis certaine que tu as vu le Butterfly ancré dans le port !
— Il n’existe pas, le Butterfly. Tu le sais bien, tante…
— Tu mens. Ma soeur est rentrée d’Amérique et elle ne veut pas venir me voir…
— Personne n’est revenu.
— Tu mens, Sambo, je le sais.

RD, 31

Nous allions être occupés sur le Butterfly, aussi demandais-je à Ali Akbar de me servir un café corsé pour doper mes sens.
— Pas de lait avec, Ali Akbar.
— Tu as bonne mine.
— Oui. C’est pas un jour comme les autres.
— Oui ?
— Le Butterfly. Il est arrivé.
— Le Butterfly ? Qu’est-ce que c’est ?
— Un bateau. Américain. Il apporte la solution ultime à l’érosion de la côte et vient chercher ceux qui veulent partir là-bas. […]
— Je ne comprends rien à ton histoire, Sambo.

RD, 70-71

Il est question, tout au long du roman, de ce bateau intriguant[9], profondément ancré dans l’imaginaire des habitants de Lomé, qui a « hanté mon adolescence » (RD, 69), dit Sambo, et qui cristallise l’espoir de toute une communauté. Supposément venu des États-Unis, le Butterfly apporterait du matériel pour construire une digue qui protégerait définitivement la ville de l’érosion marine. Mais il est aussi une promesse de l’exode américain pour des milliers de gens qui, comme Rose Lafayette[10], veulent fuir la misère, les persécutions, les maladies et les intempéries. Cependant, si la mission du bateau revêt un caractère si grandiose, c’est qu’il tient davantage de la légende que de la réalité. « Mystérieux paquebot » (RD, 57) et peut-être « navire fantôme » (RD, 56), le Butterfly alimente les récits de reprise ou de prolongement des vies d’ici dans l’ailleurs. Il cristallise le rêve d’évasion des Loméens, incarne le mythe de l’Amérique, terre de liberté, et nourrit l’utopie du « grand départ » (RD, 46) de Rose Lafayette pour la Louisiane.

Le Butterfly est, par conséquent, davantage évoqué que vu, plus attendu que pris, souvent raconté mais jamais connu. Objet de longues séquences descriptives et narratives du roman, il constitue aussi la matière énigmatique des « séries dialogales[11] ». Les interlocuteurs semblent, en effet, soutenir une discussion pour le moins difficile : la certitude des uns concurrence le doute des autres, l’euphorie des uns se heurte à la circonspection des autres, l’espoir des uns contre la surprise des autres. Les dialogues autour du Butterfly frisent le dialogue de sourds, installant à la surface de leur énonciation une dichotomie significative qui rejoint la difficulté romanesque de conciliation de l’ici à l’ailleurs. Les verbes qui structurent ces dialogues – voir, exister, mentir, comprendre – connotent déjà l’écart entre le possible et le plausible, le perceptible et l’intelligible, le loisible et le crédible. La posture discursive des personnages dénote enfin un face à face marqué par l’opposition, l’incompréhension voire le soupçon. Rose Lafayette en arrive à douter sérieusement de son neveu Sambo, pendant que ce dernier paraît presque « étrange » à son ami boutiquier Ali Akbar. Sambo lui-même confirme et infirme la réalité ou non de l’accostage du navire au large de Lomé, selon les circonstances, le moment et le lieu de ses prises de paroles.

Quelle est alors la fonction des « séries dialogales » dans la projection transnationale, c’est-à-dire la réalisation du passage de la côte ouest-africaine aux bayous louisianais ? Répondre à cette question suppose de requalifier l’interlocution autour du Butterfly sur le mode de l’hypothétique, car Rose déluge est le roman de l’incertitude. Incertitude dans la composition, incertitude dans la définition de l’autorité narrative (Sambo et Louise se disputant l’espace narratif), incertitude dans l’accomplissement du voyage de Sambo au Canada (il lui faut un faux passeport), incertitude jusqu’au dernier acte de l’enterrement de Rose dans le cimetière louisianais : ses restes furent glissés dans « ces fissures qu’on pouvait observer derrière certaines tombes, à l’endroit où la verticale du sépulcre touche le sol » (RD, 205-206).

Les « séries dialogales » vocalisent, en quelque sorte, l’incertitude narrative du projet transnational. Elles n’affirment pas une impossibilité absolue, mais s’interrogent sur ses conditions de réalisation. Elles ne confirment pas une tyrannie de la réalité, mais autorisent le rêve en exprimant une contradiction fructueuse. Car l’océan Atlantique ne sépare pas seulement deux continents après les avoir douloureusement reliés dans le passé pendant l’esclavage, il est aussi le lit et la promesse d’une rencontre humaine possible, quoique hypothéquée par des logiques géostratégiques, mais immédiatement et puissamment réalisable dans et par l’interaction verbale. L’écriture transnationale ne saurait alors se lire en dehors des lois, des formes et des tours de la représentation littéraire.

Représentation

En matière de transnationalisme littéraire, la notion de « représentation » réfère à un ensemble de procédés narratifs et énonciatifs qui permettent au texte de déborder les frontières nationales, de les modifier ou de leur assigner de nouvelles vertus signifiantes. Volonté de briser les cadres communautaires consacrés, projet de défaire les limites d’un territoire fétichisé, résolution de se confronter à l’inconnu, à l’Autre, au discours de et sur l’Ailleurs, déconstruction des « récits reçus » sur l’être et l’existence, mises en relation singulières du local et du global, la représentation littéraire du transnationalisme donne lieu à des interprétations et des méthodes critiques variées, comme l’illustrent les différentes études réunies dans ce numéro.

Xavier Garnier rappelle opportunément que les conditions de réalisation d’une « littérature-monde » décomplexée de « l’ailleurs » se négocient aussi en langue(s) nationale(s) africaine(s). Si le français est la langue par laquelle différents écrivains francophones s’octroient résolument une place dans la « littérature-monde », qu’en est-il des langues africaines ? Le bambara peut-il porter cette vocation ? Quelle accessibilité littéraire et fédératrice du bulu, du swahili ou du peul ? Garnier relève les obstacles et les pièges « géopolitiques » d’une telle entreprise, pouvant aller du soupçon de repli ethnique à la fragilité institutionnelle, en passant par l’absence de soutien des États et les limites de l’exportabilité de ces littératures. Pourtant, l’émergence et le développement des littératures transnationales en langues africaines restent, selon l’auteur, la meilleure garantie de leur participation à la littérature universelle par le biais de la traduction et de l’enseignement.

Adama Coulibaly oriente sa réflexion sous l’angle de la « migrance littéraire » pour montrer que les auteurs dits de la « migritude » apportent une autre « reconfiguration discursive, esthétique et épistémologique » qui aménage une nouvelle forme d’ethnoscopie littéraire. En s’appuyant sur les travaux d’Arjun Appadurai, l’auteur souligne que les romanciers africains migrants inventent de nouveaux paysages littéraires pour habiter autrement les pays d’accueil, mais aussi pour produire des régimes textuels particuliers qui peuvent passer du binaire au nocturne en passant par l’excessif et le cyclique.

Axée sur une analyse minutieuse de L’Étoile noire de la Martiniquaise Michelle Maillet, la contribution de Nadège Veldwachter ouvre la littérature antillaise à l’archive de la Deuxième Guerre mondiale. Quelles sont les déclinaisons transatlantiques de l’Holocauste ? Comment les motifs de la souffrance et de la dépossession, nés de la persécution et de la déportation, relient-ils les Caraïbes, l’Europe et l’Afrique dans une traversée romanesque de la douleur ? Abordant la déportation des Noirs par les Nazis, le roman intègre le récit de l’esclavage (slavery narrative) dans celui de l’Holocauste sous une forme transgénérique et réussit à diversifier le discours principalement européen et masculin sur les camps de concentration. Veldwachter poursuit sa réflexion sur une « histoire caribéenne multidirectionnelle » qui déborde l’espace insulaire en se mélangeant à d’autres histoires, notamment européennes, américaines et africaines.

Marie-Pierre Bouchard étudie La Fabrique de cérémonies de Kossi Efoui sous l’angle d’un hypothétique retour au pays natal. Dans une oscillation permanente entre lieu et non-lieu, passé et présent, réalité et spectacle, mémoire individuelle et histoire officielle, la narration explore des lieux inusités ou subvertis comme l’ex-URSS, Paris ou l’« ex-Togo ». L’espace désigné est un espace tourmenté, harcelé ou transformé par la colonisation, la guerre froide, des indépendances conflictuelles et diverses formes d’intégrismes. Les peuples de l’« ex-Togo » sont, par exemple, inlassablement soumis à un discours idéologique importé et abêtissant qui concurrence la mémoire et l’espace collectifs. Cela se traduit par un obscurcissement des cadres spatio-temporels, qui affecte le statut générique du roman pour tenir à la fois du dialogue théâtral, de l’exposition cinématographique et du rapport journalistique.

De son côté, El Hadji Malick Ndiaye dévoile les « oublis » de la mémoire officielle française sur la participation des troupes coloniales à la Libération, en examinant la résurrection d’un tirailleur africain dans Le Terroriste noir de Tierno Monénembo. Au-delà de son épopée courageuse, ses hantises personnelles et les obstacles franchis, l’histoire propre d’Addi Bâ replace le roman dans une « résistance mémorielle » légitime et urgente aux yeux de l’auteur. Son respect de la parole donnée, son sens de la dignité comme sa fidélité aux engagements pris tout au long de sa carrière militaire en France trouvent leurs racines profondes dans les valeurs reçues durant son enfance guinéenne. Ndiaye en déduit que les différents lieux reconfigurés dans le roman forment un chronotope de l’expérience personnelle du tirailleur africain.

Emmanuel Mbégane Ndour reste sur la même lancée d’exploration des pratiques littéraires des écrivains africains « au cas par cas », en se penchant sur un roman fondateur de l’écrivaine camerounaise Léonora Miano : La Saison de l’ombre. Si les assemblées des peuples autochtones Mulongo, Maloba et Nyambe méditent sur leur avenir culturel, la pacification des relations interclaniques ou leur sort face à un État corrompu, elles constituent aussi des moments de réflexion sur l’état du monde, le sens de l’humain et une communauté de destin avec l’Autre et l’Ailleurs. Tout l’enjeu de la narration se résume ici à la quête d’une parole performative et exorciste qui rebâtira les « identités déchirées » et inventera une nouvelle « géographie solidaire et multipolaire ». La Saison de l’ombre n’est alors plus une fresque sur le tribalisme en Afrique mais bien une « épopée poétique ».

De son côté, Antje Ziethen tente de circonscrire les « paradigmes du transnational » dans l’oeuvre romanesque de l’écrivaine haïtienne Marie-Célie Agnant, et notamment dans La Dot de Sara et Le Livre d’Emma. Si la morphologie même des îles des Caraïbes indique la séparation, la distanciation et la segmentation, elle suggère en même temps une « insularité dilatée » grâce à la médiation marine qui, à la fois, les joint, les rapproche et les relie à un ailleurs lointain. L’oeuvre de Marie-Célie Agnant étend cette dualité à une « échelle rhizomorphique » en donnant à lire Montréal comme territoire apprivoisé de cet ailleurs lointain. Les pérégrinations des personnages comme leur expérience complexe de l’altérité ainsi que leur rapport incertain au sol s’énoncent désormais dans un incessant va-et-vient entre Haïti et le Québec, déjouant dans la foulée les stéréotypes, nuançant les appartenances et révélant les possibles d’un monde métissé.

Enfin, pour approfondir la réflexion autour du transnationalisme littéraire, je donne la parole à deux écrivains africains appartenant à deux générations différentes et aux itinéraires personnels particuliers : la Sénégalaise Ken Bugul, icône de la littérature féminine africaine et longtemps « migrante de l’intérieur » du continent, et Edem Awumey, jeune romancier togolais qui a souvent vécu en Occident et maintenant devenu « néoquébécois ». Les propos de ces deux auteurs dévoilent non seulement la permanence d’un « spectre de l’ailleurs » qui nourrit inlassablement l’écriture de tout écrivain africain pour des raisons à la fois historiques, sociales et institutionnelles, mais aussi les volontés auctoriales de circonscrire ce spectre par la création verbale, de l’exorciser dans des langages littéraires singuliers, de souligner avec gravité – parfois avec amusement – la part fondatrice de l’ici dans cet ailleurs. Et si Ken Bugul est convaincue que « la création a toujours ses lieux », Edem Awumey pense, de son côté, que « toute littérature est par définition “transnationale”… en particulier la nôtre ».