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L’important travail féministe pour lequel on reconnaît aujourd’hui Jeanne Lapointe apparaît a posteriori comme le fruit d’une révolte originelle, profonde et féconde. On en observe le mûrissement à travers les trois grandes phases de son parcours critique. Si les années 1980-1990 ont vu fleurir sa perspective féministe, c’est pendant les décennies 1950-1960 qu’apparaît son premier germe à travers sa réflexion humaniste, et dans les années 1970 que survient son éclosion à la lumière de la psychanalyse. La verve revendicatrice de Jeanne Lapointe, marque distinctive des trois grands âges de son oeuvre, tire ses origines de son conflit avec toute forme de dogmatisme, plus particulièrement avec l’autorité cléricale, sous laquelle elle a reçu son éducation dans les années 1920-1930. Pendant la décennie 1950, à l’aube de ses quarante ans, la femme de lettres se place au centre des débats historiques qui marquent vraisemblablement l’étiolement de la tension entre le traditionalisme religieux et la modernité humaniste[1]. Dans plusieurs de ses prises de parole publiques, elle se fait alors le porte-étendard de la perspective moderne et devient, malgré sa grande humilité, un des éléments catalyseurs de la vie intellectuelle de cette époque charnière qui mènera à la Révolution tranquille. C’est pendant cette période décisive que les bases du parcours intellectuel de Lapointe se posent, prenant racine dans la définition même de ce qu’elle appelle, en 1955, « la morale de l’intelligence ». Pour elle, ce concept désigne l’estime à entretenir envers l’esprit humain, contre les mouvements de pensée qui tendent à l’humilier et à le dominer. Au coeur de cette définition, la constante valorisation de la liberté humaine – artistique, intellectuelle, sociale – fait de Lapointe l’une des grandes figures actives dans l’émergence de la modernité québécoise.

De la liberté artistique

La parole critique de Jeanne Lapointe traduit sa conception humaniste de la littérature et de la société, vision « fondée sur l’éminente dignité de l’être humain ; et de l’être humain complet avec sa raison, bien sûr, mais aussi avec son intuition et sa sensibilité, avec sa volonté, son imagination et ses sens[2]. » En lutte constante pour la valorisation de l’intelligence humaine, son discours traduit un désir de libération artistique similaire à celui qu’exprimaient les signataires de Refus global en 1948, accordant une place privilégiée à l’expérience intérieure, à une « psychologie du subconscient[3] » dans la littérature canadienne-française. Sa quête d’authenticité l’amène à confronter les idées en tension afin de procéder à un examen des valeurs dans les domaines de la création, de la critique et, plus subtilement, de la sociologie. Les deux débats qu’elle suscite dans les pages de Cité libre illustrent la dynamique même de la morale de l’intelligence à travers l’éthique du dialogue que préconise la jeune revue, qui se donne pour tâche d’« embrasser toute la réalité du problème de la culture et de notre avenir spirituel[4] ». À cet ambitieux projet citélibriste, Lapointe contribue avec vigueur, de 1954 à 1961, en joignant sa voix à celles de ces intellectuels aux expériences de vie et aux spécialités diverses que la revue veut rassembler afin d’alimenter une réflexion progressiste et fertile, « un dialogue qui ne doit jamais se terminer[5] ».

En octobre 1954, elle devient la deuxième femme et la première professeure universitaire à se commettre dans la dynamique citélibriste grâce à son article « Quelques apports positifs de notre littérature d’imagination[6] ». Point de départ de ses échanges avec le doyen de la Faculté des lettres de l’Université Laval, Félix-Antoine Savard, et avec le syndicaliste Pierre Gélinas, cette étude de la littérature canadienne-française valorise la perspective humaniste et une vision progressiste de l’art dont Lapointe observe l’émergence dans les oeuvres d’ici. Elle constate que les écrivains se donnent peu à peu la liberté de se distancier d’une quête religieuse ou nationaliste au profit d’une recherche spirituelle, et même de critiquer les institutions. Selon Lapointe, la littérature d’imagination succède, par son esthétique personnelle et sa façon authentique d’observer les êtres, à la littérature apologétique du pays préconisée par le clergé et dont Lapointe souhaite qu’on s’éloigne parce qu’elle la juge moralisatrice, trop prescriptive des points de vue idéologique et esthétique. En somme, l’analyse d’un corpus national par Lapointe aboutit au constat de son émancipation naissante depuis les années 1930. Aux dires de Gilles Marcotte, cette étude s’impose à ce moment comme « la vue d’ensemble la plus lucide et la plus complète que nous ayons du roman canadien-français[7] ».

Pour demeurer lucide, la critique telle que conçue par Lapointe doit elle aussi être libérée de l’idéologie et pouvoir oser un regard humaniste sur le mode d’expression de la subjectivité des écrivains : « La critique, “littérature au second degré”, a tout autant de liberté pour juger de l’oeuvre que l’écrivain doit en avoir pour l’écrire ; mais la critique, ni personne, n’a de consignes à donner pour les oeuvres à naître[8]. » Elle rompt donc avec la critique comme guide du bien, qui devrait orienter les écrivains vers les valeurs fondamentales que sont, selon Félix-Antoine Savard, « sentiments naturels, culte de la famille [et] philosophie traditionnelle[9] ». Elle rompt aussi avec la critique comme guide du vrai qui, telle que la conçoit Pierre Gélinas, devrait tracer un portrait réaliste des mouvements sociaux. La critique, selon Lapointe, n’est même plus du tout un guide pour les artistes, mais bien un lieu d’analyse et de réflexion à partir des oeuvres. Elle valorise le texte littéraire et son esthétique, analyse le drame intérieur des personnages comme le miroir de la collectivité. C’est une étude des sensibilités mue elle-même par une sensibilité critique à l’affût des mutations de son époque. La morale de l’intelligence, qui veut valoriser les nuances de la réflexion humaine et mettre fin au dogmatisme de la pensée, est au coeur de ces définitions de la littérature et de la critique.

De la liberté intellectuelle

Ces débats littéraires qu’alimente Jeanne Lapointe pendant les années 1950 servent une démarche de libération qui dépasse la sphère artistique en soulevant des enjeux à la fois idéologiques, institutionnels et pédagogiques. En effet, les portraits de la littérature canadienne-française tracés par Lapointe dans ces échanges s’achèvent par une charge contre le conservatisme ambiant, accusant le nationalisme et ses tenants cléricaux d’entretenir à dessein l’obscurantisme sociétal. Cette rhétorique correspond à la « méthode bien caractéristique [de Cité libre] d’aborder la réalité par le biais d’un procès intenté aux valeurs en cours[10] ». Fond et forme se consolident en interdépendance dans ces procès de valeurs, puisque défense et dénonciation des idées constituent aussi pour Lapointe des actes d’émancipation de la parole elle-même.

En novembre 1955, Jeanne Lapointe se commet à titre d’intellectuelle lorsqu’elle publie dans Le Devoir un article au ton pamphlétaire, « Pour une morale de l’intelligence[11] », qui est un appel au changement appliqué en priorité à l’éducation. L’évidente similitude entre ce titre et celui de l’ouvrage de Simone de Beauvoir, Pour une morale de l’ambiguïté (1947), constitue un clin d’oeil intertextuel à la réflexion menée par la philosophe existentialiste, selon qui le sens des actions, toujours à conquérir, est profondément lié aux antinomies. Chez Lapointe, la contestation sert moins l’ambiguïté existentielle qu’une prise de conscience nécessaire à l’action libératrice. Elle réclame

quelque méditation méthodique sur les vertus de l’intelligence […] toute une médecine préventive contre une bonne part des marasmes psychiques qui se manifestent autour de nous. [Elle souligne que] nous nous sommes souvent et beaucoup analysés : il est urgent de définir et de rejoindre nos raisons d’être et d’espérer[12].

Elle livre ce diagnostic collectif au rythme des formules choc pour que se produise un heurt dans les mentalités, pour que la conscience commune sorte de l’« inertie intellectuelle, ces maladies et ces vices profonds de l’esprit [qui] nous conduisent aussi sûrement à l’anéantissement[13] ». Lapointe exige le respect de l’être humain dans sa faculté de réfléchir et d’agir de façon autonome, à l’aune de la culture et non plus dans la peur entretenue. Elle appelle à une vitalité culturelle nouvelle qu’elle souhaite enrichie du dialogue comme expérience d’authenticité et de générosité.

Sous cette verve et cette exigence appliquée à l’intelligence, apparaît l’humanisme profondément révolté qui sous-tend la critique, mais aussi l’enseignement et l’ensemble des engagements de Jeanne Lapointe à partir des années 1950, jusqu’à la fin de sa vie. Son refus de la prescription idéologique en littérature et en critique s’applique également à sa parole de femme et de professeure universitaire dont les carcans sociologiques, historiques et institutionnels demeurent bien ancrés. À cet égard, il est surprenant de voir Lapointe tenter de réfréner, à peine un an avant la publication du premier débat citélibriste, sa propension personnelle à s’« exprimer trop librement comme elle [se] sen[t] malheureusement toujours portée à le faire en présence d’une mentalité qui [lui] paraît conformiste ou craintive[14]. » Loin d’être « malheureuse », cette expression libre de la révolte chez Lapointe est saluée en 1955 par Pierre-Elliot Trudeau, cofondateur de Cité libre, comme une initiative progressiste et pionnière : « Merci encore une fois de l’appui que tu nous donnes, que tu oses[15] nous donner (car tu es le premier professeur d’Université qui ait osé signer un article dans Cité libre ; ça prenait une femme !)[16]. » Ce courage d’oser, qui constituera la clé de sa liberté de parole, s’assortit d’une démarche empreinte de la fierté et de la franchise qui lui permettront de réitérer sa liberté institutionnelle tout au long de sa vie, et tout particulièrement en cette époque de Grande Noirceur. Juste avant de publier son article de 1954, Lapointe ose justement rappeler au doyen sa propre indépendance intellectuelle :

[J’ai] le droit, en dehors de la Faculté et en matière d’opinion, de m’exprimer plus librement. Je tenais à vous soumettre l’article en question parce que vous étiez l’un des écrivains dont je parlais un peu longuement, et non pas parce que les professeurs de la Faculté ont l’obligation de soumettre tout ce qu’ils écrivent au Doyen de la Faculté[17].

Démonstration de la grande liberté d’expression qu’elle disait plus tôt vouloir contenir, cette lettre témoigne aussi de l’importance que Lapointe accorde à l’autonomie professionnelle comme reconnaissance de l’intelligence humaine. La professeure travaille à maintenir cette liberté intellectuelle pour elle-même, mais surtout pour toutes les institutions d’enseignement. De la même façon qu’elle le fait pour la littérature, elle appelle au changement de paradigme pédagogique, réclamant pour maîtres et élèves la reconnaissance de leurs sensibilités individuelles dans les processus de formation et d’apprentissage. Elle rejette du même geste l’éducation traditionnellement prise en charge par le clergé et l’accuse de tuer chez la jeunesse

une attitude personnelle de vie, ou simplement quelque préoccupation spirituelle, éthique ou métaphysique. […] Un certain dogmatisme dans toutes les matières de l’enseignement ne nuit-il pas aussi à la vitalité même de l’esprit, à ses pouvoirs de création et d’invention[18] ?

Ces charges ébranlent Savard, qui résiste sans grande conviction à l’évolution idéologique dont s’assortit l’arrivée d’une génération de professeurs laïques à l’Université Laval, tels que Luc Lacourcière et Jeanne Lapointe (1940), Jean-Charles Falardeau (1943) et Fernand Dumont (1955). Le doyen exprime vraisemblablement la désolation grandissante de certains membres du clergé, dont l’idéal pédagogique est explicitement en déclin : « [M]a chère Jeanne, vous avez agrandi le champ de mes inquiétudes. Je pense à nos étudiants ; je prévois les répercussions si préjudiciables à notre Faculté que vos propos ne manqueront pas d’avoir[19]. »

Les propos de Lapointe auront en effet des répercussions concrètes, non seulement sur la Faculté universitaire, mais aussi sur l’ensemble du système d’éducation québécois. En 1958, elle soutient devant la Commission du programme de la Faculté des arts de l’Université Laval un mémoire intitulé « Humanisme et humanités », dont plusieurs recommandations trouveront des échos dans le Rapport Parent, qu’elle cosignera dans les années 1960 :

Nombreuses sont les situations, dans l’enseignement, où l’état religieux, bien loin de conférer une compétence, constitue plutôt un handicap. […] Il me semble qu’un collège où environ la moitié du personnel serait religieux et l’autre moitié laïque offrirait à ses élèves une atmosphère assez favorable à un épanouissement équilibré[20].

Cette réflexion humaniste aux parfums anticléricaux devient un enjeu central dans le processus de laïcisation du système d’éducation québécois après les années 1960 et même dans l’advenue – du moins dans l’ambition – d’une morale de l’intelligence dans l’enseignement des disciplines. L’influence de la vision novatrice de Jeanne Lapointe sur l’avènement du Québec moderne est aujourd’hui indéniable, tel que le confirme Guy Rocher :

Sans son apport, le Rapport Parent n’aurait eu ni le contenu, ni la qualité, ni la densité qui ont contribué à l’influence qu’il a exercée dès sa parution et jusqu’à ce jour. […] [Je veux témoigner] de l’ascendant humain qu’elle a exercé au sein de la Commission […] par sa lucidité, son esprit pénétrant, sa très grande honnêteté intellectuelle, son sens profond de la justice et la force de son engagement social[21].

Précurseure de ce moment clé dans l’histoire de l’éducation au Québec, Lapointe met à profit la morale de l’intelligence dans son propre enseignement pendant les années 1950, témoignant de la liberté critique et pédagogique qu’elle se donne déjà. Membre de la frange laïque du corps professoral de l’Université Laval, elle forme des universitaires, mais étend parallèlement son enseignement à de plus larges auditoires, de 1952 à 1955, grâce à une collaboration régulière à Radio-Collège, une émission d’éducation populaire diffusée sur les ondes AM de Radio-Canada. À titre de professeure de lettres, Lapointe contribue ainsi à la démocratisation du savoir en proposant une série de conférences littéraires intitulées « L’écrivain et son style ». Ces chroniques radiophoniques accordent toute la place à l’analyse psychologique – parfois même déjà psychanalytique – des textes, et à sa définition du « style » comme la manifestation de la sensibilité artistique de l’auteur. Bien reconnaissable, ce regard humaniste sur la littérature constitue l’illustration et la mise en application didactique de la morale de l’intelligence dont elle énonce les jalons théoriques dans les pages de Cité libre et du Devoir pendant la même période.

La révolution éducative dont rêve Lapointe est surtout mise à l’épreuve, bien avant le Rapport Parent, dans ses cours de littérature à l’Université Laval. Son approche universaliste l’amène à former le jugement critique des universitaires en valorisant une approche sensible des textes et en rejetant l’interprétation religieuse ou nationaliste, tout comme elle le fait dans sa propre pratique de la critique. Le descriptif de son cours intitulé « Les critiques contemporaines », qu’elle donne pendant l’année scolaire 1954-1955, souligne le clivage qu’elle observe entre tradition et modernité littéraires, tout en dévoilant le parti qu’elle choisit d’embrasser : « La critique classifiante […] et la critique purement esthétique sont en régression. Tendances nouvelles vers la subjectivité ; intérêt […] pour la part d’irrationnel dans les oeuvres […] ; critique psychanalytique, critique sociologique […] ; dimensions littéraires nouvelles (le temps intérieur)[22]. » La multidisciplinarité conviée dans cette description de contenu ouvre encore une fois la porte à une étude de la subjectivité, à une plus grande liberté de création et d’interprétation. La cohérence entre pensée, émotivité et pratique demeure sans faille chez Jeanne Lapointe, dont la morale de l’intelligence constitue la ligne directrice indéfectiblement gardée.

De la liberté sociale

Entre la valorisation de la morale de l’intelligence et son arrimage à la perspective féministe, il ne reste qu’un pas que Lapointe ne franchira véritablement qu’après avoir fait l’expérience de la Commission royale d’enquête sur la situation de la femme au Canada (Rapport Bird, 1967-1970). Pourtant, ses propos humanistes des années 1950 sur la liberté artistique et intellectuelle, soutenus par sa révolte contre le dogmatisme en toutes choses, parlent en filigrane de sa difficile expérience de femme dans ce monde conservateur. Détruire les barrières sexistes pour accéder aux études supérieures et combattre les mentalités pour légitimer sa parole dans l’espace public constitue la réalité des pionnières comme Lapointe qui se sont élevées pour faire reconnaître la moitié occultée de l’humanité. Même si, pendant cette décennie, Lapointe reste encore « froide sur toutes ces balivernes de féministes[23] », elle poursuit du moins un idéal de justice sociale qui veut mettre fin à l’aliénation des groupes opprimés, en commençant par les femmes. Dans quelques-unes de ses prises de parole de l’époque, toujours exceptionnelles dans des milieux masculins, transparaît un engagement social qui dépasse les sphères artistique et intellectuelle pour traduire un féminisme naissant, timide et nuancé de concessions. Lorsqu’elle est invitée à s’exprimer chez les Dominicains sur l’art de la prédication en 1956, elle invite les religieux à éliminer « le mépris subconscient qu’on a des femmes[24] » et à leur réserver un traitement intellectuel égal dans leurs discours. Deux ans plus tard, elle émet un avertissement semblable dans son mémoire « Humanisme et humanités » : « Il y aurait ainsi à étudier soigneusement quelle notion […] se font de la femme la plupart des religieux enseignants, et quelle attitude plus ou moins faussée ils sont parfois susceptibles de transmettre à des jeunes gens[25]. » Sa parole poursuit donc une oeuvre de déconstruction des discours de domination, consciemment ou inconsciemment intégrés dans l’espace social, pour faire advenir l’égalité et la liberté. La morale de l’intelligence appliquée à la littérature, à la critique littéraire, à l’éducation et à la société fait ressortir l’évidence de leur interdépendance ainsi que la force de changement qu’aurait leur cohésion. Lapointe n’établit pas un plan d’action, mais les années 1950 marquent tout de même le point de départ de son parcours de battante, celle qui « était de toutes les réformes et voulait ouvrir les fenêtres pour laisser entrer l’air frais[26] ». Jusqu’à la fin des années 1980, sa démarche d’assainissement sera soutenue par la même sensibilité à l’autre et le même jugement critique, par la même éthique du dialogue et la même rhétorique de la dénonciation ; par la même morale de l’intelligence.