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Toute l’ambition du poète Pierre Gringoire, au début de Notre-Dame de Paris, est dirigée vers la foule. Le roman de Victor Hugo se subdivise en onze livres ; dans les deux premiers, auxquels se borne la présente étude, le sympathique mais pusillanime jeune homme tient la vedette. Gringoire commence par une prouesse : il parvient à apaiser, temporairement, l’impatiente foule assemblée dans la grand-salle du Palais de Justice de Paris. Il se donne alors pour mission de la séduire et de la dompter par son art. L’échec est complet. Son orgueil blessé conduira le poète à fuir l’attroupement populaire qui, se dispersant, essaime aux quatre coins de la ville. Point d’issue ! Gringoire s’esquive, multiplie les détours… sans trouver le moyen d’échapper à cet adversaire formidable. Il finira englouti et assimilé par lui. C’est que la foule, dans l’élusive fluidité qui la caractérise chez Hugo[1], s’impose en tout endroit comme une entité polymorphe, discontinue, farouche, capricieuse, toute-puissante et débridée : une masse d’eau glissant entre les doigts de chacun, débordant partout.

Jacques Seebacher a remarqué que, dans ce roman ouvertement symbolique, « ce sont […] plus les rapports que les êtres qui sont porteurs de symboles[2] ». D’où l’intérêt d’étudier la relation entre ces deux personnages majeurs : l’un (le poète) et la multitude qui, chez Hugo, « n’est qu’une masse[3] » (un personnage collectif). Mais, pour prendre la pleine mesure des forces naturelles et culturelles qui déterminent le destin de Pierre Gringoire dans Notre-Dame de Paris, il faut au préalable définir précisément notre objet, la « foule », puis décrire la façon dont le texte hugolien instaure l’équivalence métaphorique (attendue) entre elle et l’eau. L’analyse ainsi conçue procurera des perspectives inédites sur la dynamique des foules dans ce roman historique dont elles sont le « sujet central[4] », et sur le traitement qu’elles réservent au pauvre Gringoire.

Foule-peuple

Les familiers de Notre-Dame de Paris auront peut-être déjà sursauté à lire le petit résumé des péripéties de Gringoire que nous venons d’offrir. Ceci, parce que nous ne marquons pas de différence essentielle entre deux ensembles en vérité distincts : « [l]a foule des bourgeois et des bourgeoises » s’acheminant « de toutes parts dès le matin[5] » vers le Palais de Justice pour assister au mystère que le poète a composé ne sera point, pour les besoins de notre enquête, différenciée du « menu peuple, en haillons et en oripeaux » faisant procession sur la place de Grève après avoir recruté « tout ce qu’il y avait à Paris de marauds, de voleurs oisifs, et de vagabonds disponibles[6] ». Nous incluons même dans l’analyse le groupe de truands de la Cour des Miracles, que Gringoire affronte « quand son escorte en guenilles le dépos[e] enfin au terme de sa course[7] ». Il n’est pas indifférent que Clopin Trouillefou, « roi de la Cour des Miracles[8] » devant qui Gringoire subira procès, ait été notablement présent parmi la masse de gens qui s’étaient entassés quelques heures plus tôt dans la grand-salle. Ni les classes ni les lieux ne sont clos ou étanches.

Bourgeois, menu peuple, bas peuple : même le sociologue le plus insouciant ne les amalgamerait pas. Nous les prenons en bloc, car ils ont pour habitus, dans les premiers livres de Notre-Dame de Paris, de s’agréger en grand nombre et d’ainsi former foule. C’est dire que notre enquête nous convie à oser une approche iconoclaste : sans faire catégoriquement l’impasse sur les connotations et subtilités propres à chacun des substantifs, nous ne distinguerons point dans l’analyse la foule du peuple. Certes rarement tout à fait interchangeables, ces deux termes sont employés à foison par l’auteur dans les passages qui retiennent notre attention ; ils sont souvent accompagnés ou substitués par des notions approchantes comme multitude ou cohue, de sorte que se forme un complexe réseau de synonymie affecté à dépeindre avec vivacité et expressivité les rassemblements d’individus[9].

Il va sans dire qu’un tel parti pris est inconciliable avec les conclusions auxquelles parvient l’étude linguistique de Notre-Dame de Paris proposée par Yvette Parent : « [L]e mot “foule”, dont les occurrences sont presque aussi nombreuses, n’est jamais synonyme de “peuple”[10] », affirme-t-elle. À quoi nous opposons que synonymie n’est pas, loin s’en faut, identité[11]. Il faut concéder que, puisqu’il va à l’encontre de la tradition critique dont est entourée l’oeuvre de Victor Hugo, notre objectif d’étudier l’interaction entre Gringoire et la foule (fût-elle populaire ou non) requiert une caution méthodologique dont l’exposé rapide procurera un double bénéfice. D’une part, il précisera les limites de notre enquête sur la foule dans Notre-Dame de Paris ; d’autre part, il permettra de mieux en situer l’apport, eu égard aux nombreux et importants travaux que la critique hugolienne a consacrés à la question du peuple.

L’analyse du discours social de l’époque révèle qu’un partage relativement net s’observe entre ces deux notions connexes que nous voulons étudier ensemble : « [L]a foule est sinistre, connotée négativement, animée d’une joie cruelle ; le peuple, quant à lui, est docile (voire pieux), connoté positivement, sensible aux valeurs humaines et à la justice[12] », résume Maxime Prévost. Illustré précisément à partir de l’exemple de Notre-Dame de Paris, le contraste des connotations attachées à chacun des termes constitue, selon ce spécialiste, l’un des lieux communs du discours : « Cette division terminologique est d’une telle constance dans les lettres du premier XIXe siècle qu’on peut parler de stéréotype, c’est-à-dire de prêt à penser[13]. » Hugo avait lui-même éloquemment mis l’accent sur la nuance dans le poème « Dicté après Juillet 1830 » : « Hier, vous n’étiez qu’une foule, / Vous êtes un Peuple aujourd’hui[14]. » Il n’est pas illégitime, par conséquent, d’envisager la paire sémantique peuple-foule comme une unité biface : « [L]a foule est le revers négatif du peuple[15] », conviendrons-nous. D’ailleurs, tout le roman de Hugo invite à penser les deux termes conjointement.

S’ils peuvent désigner des réalités passablement différentes d’un chapitre à l’autre, l’un et l’autre mot employés sur une même page ou dans un même passage (une scène ou une description, par exemple) recouvrent très souvent la même réalité. Ils sont alors utilisés comme synonymes. Deux phrases tirées d’une des premières pages du roman suffiront à illustrer le phénomène :

La place du Palais, encombrée de peuple, offrait aux curieux des fenêtres l’aspect d’une mer, dans laquelle cinq ou six rues, comme autant d’embouchures de fleuves, dégorgeaient à chaque instant de nouveaux flots de têtes. Les ondes de cette foule, sans cesse grossies, se heurtaient aux angles des maisons qui s’avançaient çà et là, comme autant de promontoires, dans le bassin irrégulier de la place[16].

Tantôt peuple, tantôt foule, l’ensemble d’individus ici présenté se caractérise bien davantage par la métaphore aquatique que par la série de sèmes coutumièrement rattachés à l’un ou l’autre mot. Amplement filée, la métaphore surdétermine le sens. Les connotations et stéréotypes sont, qu’on nous passe le jeu de mots, engloutis : présents mais en profondeur seulement, latents, inertes. Dans de tels cas, il faut parler de synonymie des termes puisque l’écart de signification entre foule et peuple n’est pas activé. Irréductible, il demeure potentiellement opérant, certes. Néanmoins son action se borne à la suggestion.

Ce qui est vrai de l’incipit du roman ne vaut pas pour tout Notre-Dame de Paris. L’éloquente démonstration menée par Maxime Prévost s’appuie sur l’analyse d’une scène du chapitre VI du huitième livre[17]. Si dans ces pages qui surviennent aux trois quarts du roman la dichotomie sémantique entre foule et peuple « ne s’avère pas parfaitement systématique[18] », elle est tout de même suffisamment exprimée pour qu’on puisse s’accorder avec l’énoncé suivant : « dans Notre-Dame de Paris, les rassemblements humains, phénomènes généralement inquiétants, produisent la foule. Pour que cette foule devienne peuple, il faut attendre que revienne le calme[19]. » Toutefois, il en va autrement dans les deux premiers livres du roman, qui sont ceux retenant notre attention. Rédigés en tout premier, avant d’importants remaniements de scénario[20], et complétés deux mois avant le début de la rédaction du livre VIII[21], ils racontent les démêlés de Gringoire avec la foule. Hugo n’y oppose pas les valeurs accolées à la foule et au peuple, au contraire de ce qu’il fera plus loin dans son roman et de nouveau trente ans plus tard dans Les Misérables[22]. Quand survient le mot foule dans les extraits que nous citerons, il peut désigner aussi bien une masse énorme de gens de diverses extractions sociales qu’un groupe d’une ou deux douzaines de personnes issues du même cercle, ou même un simple attroupement d’individus. Le paradigme oppositionnel qui nous intéresse est plus mathématique, moins sociopolitique ; il situe la multitude, le nombre, vis-à-vis de l’individu, qu’elle marginalise[23].

En l’occurrence ce sera Pierre Gringoire, face à qui se dresseront presque indifféremment la foule, le peuple, la cohue, les bourgeois, la populace, le groupe, la légion, et d’autres encore, tous employés comme synonymes, avec bien entendu les connotations étymologiques et romantiques propres à chaque ensemble. Or tous prennent un aspect liquide qu’il faut examiner de plus près.

Eaux de la foule

La première chose qui soit présentée, dans Notre-Dame de Paris, est un vaste rassemblement de personnes entassées dans la grand-salle, un 6 janvier de la fin du Moyen-Âge, pour les célébrations concomitantes du jour des Rois et de la Fête des Fous. L’occasion est double : on assistera à une pièce de théâtre et à une élection ; chacune permet au lecteur de faire connaissance avec l’un des principaux personnages du roman. La pièce, circonstance liturgique oblige, est un sujet religieux dont la composition a été confiée à Pierre Gringoire. Le pendant à cette représentation solennelle et officielle est la carnavalesque élection de Quasimodo comme pape des fous. Voyons comment se développe la métaphore aquatique dans la suite du passage cité plus haut :

Au centre de la haute façade gothique du Palais, le grand escalier, sans relâche remonté et descendu par un double courant qui, après s’être brisé sous le perron intermédiaire, s’épandait à larges vagues sur ses deux pentes latérales, le grand escalier, dis-je, ruisselait incessamment dans la place comme une cascade dans un lac. Les cris, les rires, le trépignement de ces mille pieds faisaient un grand bruit et une grande clameur. De temps en temps cette clameur et ce bruit redoublaient, le courant qui poussait toute cette foule vers le grand escalier rebroussait, se troublait, tourbillonnait. C’était une bourrade d’un archer ou le cheval d’un sergent de la prévôté qui ruait pour rétablir l’ordre ; admirable tradition que la prévôté a léguée à la connétablie, la connétablie à la maréchaussée, et la maréchaussée à notre gendarmerie de Paris[24].

En plus des désignations explicites faisant du peuple une mer, des flux de personnes des fleuves, ou des têtes des crêtes de vague, et présentant tout mouvement collectif comme un courant ou une onde, etc., on peut relever les verbes s’épandre, ruisseler, se troubler, tourbillonner. L’ensemble de ces choix lexicaux contribue évidemment à étayer la dimension « océanique » ou « fluviale », disons « liquide », du phénomène décrit – association d’idées qui de tout temps a prévalu, semble-t-il[25]. On ne se surprendra pas de trouver chez Cicéron ou Virgile[26] des antécédents de la liquidité des foules hugoliennes. À quoi est due la pérennité de cette image ? Possiblement à des analogies expérientielles ou conceptuelles, et très certainement aussi à l’effet d’entraînement propre à l’imaginaire social[27]. Une fois entrée dans le répertoire topique d’usage, l’alliance mentale de deux entités distinctes se fige au point de sembler naturelle, régulière, et même nécessaire, si bien qu’elle peut longtemps perdurer, faisant système dans l’ordre du « dicible[28] ». Or ce qui mérite de retenir l’attention, dans le long extrait ci-avant, c’est que l’effet d’entraînement en soi s’y trouve présenté et qu’il paraît être, chose plus remarquable encore, le moyen par lequel on parvient à bien maîtriser un objet aussi vaste, dynamique et obtus qu’une foule-océan.

Posons les choses clairement. Le premier chapitre de Notre-Dame de Paris au complet concourt à faire de la foule une force naturelle hors de contrôle, à tous égards comparable à une mer déchaînée ou à un puissant fleuve en crue ; l’assimilation de l’une à l’autre s’atteste partout et sans cesse. Cependant, les deux dernières phrases de cet extrait-là illustrent comment, dans ce roman des foules, on peut dompter la multitude ou, à tout le moins, la mouvoir, la conduire. Voilà pourquoi nous proposons de les relire. De la prévôté à la gendarmerie, en passant par la connétablie et la maréchaussée : séquence de legs rattachés l’un à l’autre qui reproduit, à l’échelle des autorités parisiennes, la façon dont on parvient, d’une instance connexe à l’autre, à communiquer une information, un mouvement ou ce que Hugo nomme ici même avec beaucoup d’à-propos une « tradition » – littéraire ou militaire, peu importe. La chaîne des relais fonctionne de la même manière qu’une onde, c’est-à-dire par entraînement des unités voisines ; chaque atome déplacé pousse l’atome voisin dans la même direction, et le voisin pousse le suivant, et ainsi de suite. C’est bien comme cela qu’on meut ou qu’on mate une foule dans Notre-Dame de Paris. Une bourrade d’un archer ou une ruade d’une monture de sergent contiennent la foule et, ce faisant, lui imposent une ondulation. Remarquons le phrasé choisi par Hugo pour clore le paragraphe : les termes sont répétés, scandés tel un canon ou mieux encore une comptine d’enfant. Amusante péroraison qui s’en trouve pour ainsi dire « peuplée » de voix. Les mots, prononcés et redoublés comme s’ils étaient entonnés par plusieurs bouches, y font entendre la rumeur et le pullulement – de même que le déferlement de l’information dans l’espace et dans le temps.

Deux choses sont à noter au sujet de cette transmission. Premièrement, elle n’a rien de très subtil ou de délicat. Bourrades, ruades : on ne fait pas dans la dentelle. Deuxièmement, elle est hiérarchique. Du prévôt au connétable, au maréchal, au gendarme… l’entraînement vient d’en haut et s’étend vers le bas, conformément à tout exercice de l’autorité. Cela s’observe de nouveau quelques chapitres plus loin. À l’instar du sergent monté sur son cheval qui sait repousser les masses afin de « rétablir l’ordre », Quasimodo le bossu arrive à mettre fin à une « procession grotesque » quand, tout juste descendu de son brancard papal, il « imprim[e] d’immenses oscillations à la foule avec un geste ou un regard[29] ». C’est que ce pape des fous, effroyable créature, sait susciter autour de lui « un cercle de terreur et de respect[30] », grâce auquel il en impose à la foule.

Le bec à l’eau de Gringoire

Voilà précisément ce que ne saura pas réussir Pierre Gringoire, malgré un début prometteur. Reportons-nous dans la grand-salle afin de prendre le pouls de la foule au moment où elle fera connaissance avec lui :

En ce moment midi sonna.

« Ha !… » dit toute la foule d’une seule voix. Les écoliers se turent. Puis il se fit un grand remue-ménage, un grand mouvement de pieds et de têtes, une grande détonation générale de toux et de mouchoirs ; chacun s’arrangea, se posta, se haussa, se groupa ; puis un grand silence ; tous les cous restèrent tendus, toutes les bouches ouvertes, tous les regards tournés vers la table de marbre. Rien n’y parut. […T]ous les yeux se tournèrent vers l’estrade réservée aux envoyés flamands. La porte restait fermée, et l’estrade vide. Cette foule attendait depuis le matin trois choses : midi, l’ambassade de Flandre, le mystère. Midi seul était arrivé à l’heure[31].

Il faut garder en tête que cette foule est un public s’étant déplacé pour assister à un spectacle dont Gringoire est l’auteur. « Une tempête, qui ne faisait encore que gronder, flottait à la surface de cette foule[32] » : c’est dans cette atmosphère orageuse qu’entre en scène notre héros. Sa première action est avisée, elle consiste à céder au bon vouloir de la foule agitée :

– Tout de suite la moralité ! répétait la foule. Sur-le-champ ! tout de suite ! […]

– Commencez tout de suite, reprit l’autre [Gringoire]. Satisfaites le populaire. Je me charge d’apaiser M. le bailli, qui apaisera M. le cardinal[33].

On voit que Gringoire compte faire fonctionner la chaîne de communication à rebrousse-poil : du bas vers le haut. Ceci, par la douceur ; non par l’autorité. Tout le contraire de la terreur qu’inspirent Quasimodo ou le sergent à cheval. Nous ne saurons pas si ses supérieurs recevront sa demande. Qu’à cela ne tienne, l’essentiel pour nous et pour Gringoire est qu’il applique cette aménité dans son traitement de la multitude. Il lui cède, et la satisfaction du public ne tarde pas à se manifester :

– Noël ! Noël ! » cria le peuple.

Ce fut un battement de mains assourdissant […].

Cependant le personnage inconnu [Gringoire] qui avait si magiquement changé la tempête en bonace, comme dit notre vieux et cher Corneille, était modestement rentré dans la pénombre […][34].

Devant la menace populaire, il suffit de consentir à l’inclination primale des gens, d’obéir au mouvement collectif. Approche originale dans ce roman, et fructueuse.

Toutefois ce premier succès – momentané d’ailleurs – porte le poète à ambitionner une réussite plus complète et, surtout, plus recherchée. Il voudra que son mystère soit apprécié du public, goûté par lui tel un mets raffiné :

Gringoire jouissait de sentir, de voir, de palper pour ainsi dire une assemblée entière, de marauds il est vrai, mais qu’importe, stupéfiée, pétrifiée et comme asphyxiée devant les incommensurables tirades qui surgissaient à chaque instant de toutes les parties de son épithalame[35].

Rapidement, ce feu d’artifice de subtilités spirituelles se perd dans l’immensité de la salle. L’attention de l’assemblée se tournera vers le concours de grimaces devant mener au couronnement de Quasimodo. Gringoire est vaincu : « Avec quelle amertume il voyait s’écrouler pièce à pièce tout son échafaudage de gloire et de poésie ! […] Éternel flux et reflux de la faveur populaire ! […T]oute résistance était inutile. Il n’y avait plus qu’à se laisser aller au torrent[36]. » Pourtant, le poète regimbe devant ce courant invincible. Plutôt que de s’y laisser aller, il tente d’y échapper : « Dans l’amertume de sa mésaventure dramatique, tout ce qui lui rappelait la fête du jour l’aigrissait[37] », lit-on au début du deuxième livre. Or, il la rencontre à tous les coins de rue : « Maudite fête ! s’écria-t-il, me poursuivras-tu partout[38] ? » Gringoire songe alors à en finir pour de bon : « Puis il regarda la Seine à ses pieds, et une horrible tentation le prit : / “Oh ! dit-il, que volontiers je me noierais, si l’eau n’était pas si froide[39] !” » Y plonger, ce serait s’abandonner enfin au courant. Gringoire opte donc pour « une résolution désespérée[40] » bien différente (il s’agit néanmoins, nous le verrons, d’un expédient tout à fait équivalent). Sa décision consiste à se rendre place de Grève afin de « s’enfoncer hardiment au coeur de la fête[41] ».

En somme, l’animosité qu’entretient le poète envers la multitude après l’échec de son art se retourne sans cesse contre lui. Tous les efforts déployés par Gringoire pour s’épargner de faire face à la cohue le rejettent à elle, et ce, par l’entremise d’une résistance biface, extraordinairement opiniâtre et acharnée :

Lorsque Pierre Gringoire arriva sur la place de Grève, il était transi. Il avait pris par le Pont-aux-Meuniers pour éviter la cohue du Pont-au-Change […] ; mais les roues de tous les moulins de l’évêque l’avaient éclaboussé au passage, et sa souquenille était trempée. Il lui semblait en outre que la chute de sa pièce le rendait plus frileux encore. Aussi se hâta-t-il de s’approcher du feu de joie qui brûlait magnifiquement au milieu de la place. Mais une foule considérable faisait cercle à l’entour.

– Damnés Parisiens ! se dit-il à lui-même, car Gringoire en vrai poète dramatique était sujet aux monologues, les voilà qui m’obstruent le feu[42] !

Tout se passe comme si les eaux parisiennes, quelles qu’elles soient, et la foule parisienne, quelle qu’elle soit, s’étaient mises de concert à conspirer contre lui, l’une valant finalement pour l’autre et vice-versa.

Le comique burlesque se poursuit au chapitre 5 du Livre II, légitimement intitulé « Suite des inconvénients ». L’extrait, qu’il vaut mieux citer au long, succède à l’entrée en scène du capitaine Phoebus accompagné de son « escouade » de « quinze ou seize archers[43] » ; on trouve donc Gringoire de nouveau en présence d’une foule. Nulle surprise, l’eau s’en mêle :

Gringoire, tout étourdi de sa chute [il vient d’être culbuté par Quasimodo], était resté sur le pavé devant la bonne Vierge du coin de la rue. Peu à peu, il reprit ses sens ; il fut d’abord quelques minutes flottant dans une espèce de rêverie à demi somnolente qui n’était pas sans douceur […]. Cet état dura peu. Une assez vive impression de froid à la partie de son corps qui se trouvait en contact avec le pavé le réveilla tout à coup, et fit revenir son esprit à la surface. « D’où me vient donc cette fraîcheur ? » se dit-il brusquement. Il s’aperçut alors qu’il était un peu dans le milieu du ruisseau.

[…] Puis soudain, revenant encore une fois à la réalité : « Ah çà ! je gèle ! » s’écria-t-il.

La place, en effet, devenait de moins en moins tenable. Chaque molécule de l’eau du ruisseau enlevait une molécule de calorique rayonnant aux reins de Gringoire, et l’équilibre entre la température de son corps et la température du ruisseau commençait à s’établir d’une rude façon[44].

Au terme de ces quelques péripéties et déconvenues où, chaque fois, la multitude antagoniste est placée sous le signe de l’eau (le plus souvent celle du fleuve), il devient clair que Gringoire a un compte à régler avec elle. Or, le langage, la culture et les logiques du « populaire », comme dit Gringoire, sont dans ce roman si bien mis à l’avant-plan que l’image du poète déchu, lamentablement vautré dans le ruisseau, nous inspire une expression proverbiale attestée de longue date : « [T]enir quelqu’un le bec dans l’eau, à l’eau » (« [l]e laisser toujours dans l’attente de quelque chose qu’on lui fait espérer[45] »). Recensée dans l’édition de 1835 du Dictionnaire de l’Académie et depuis sa toute première édition, en 1687, avec certes de légères variantes (en l’eau, à l’eau, dans l’eau), la locution remonte au moins à la Renaissance finissante[46] ; sous ses diverses formes[47], elle évoque l’infortune, la frustration de ne pas obtenir ce qu’on espère. En ce sens, le parcours de Gringoire devient marqué d’un renversement ironique. Jusqu’à ce qu’il entre en scène et ordonne à sa troupe d’acteurs : « Satisfaites le populaire », la foule parisienne était tenue le bec à l’eau. Elle demeurait en attente du mystère annoncé. Elle obtient satisfaction grâce à l’intervention de Gringoire, mais presque aussitôt elle retombe dans la déception, une déception différente sans doute, parce qu’elle n’arrive pas à goûter le spectacle. Dès ce moment, le rapport de forces s’inverse. La foule qui a laissé le poète espérer un succès complet lui oppose une continuelle fin de non-recevoir, s’acharnant au passage à l’éclabousser de toutes ses eaux, jusqu’à ce qu’il y tombe pleinement. À elle désormais de le tenir le bec dans l’eau, au figuré comme au propre.

S’abandonner au flux

Le dernier long extrait que nous avons cité montre Gringoire étendu au milieu du ruisseau, subissant la rudesse d’innombrables gouttelettes qui, au contact, lui arrachent son énergie. Une foule à laquelle il tenterait de résister n’aurait pas un effet différent, on peut l’affirmer à ce stade-ci de notre lecture. Cette expérience est décisive : ce n’est qu’après avoir senti les molécules de l’eau parisienne éroder une à une son énergie que Gringoire se résout enfin à suivre le flux.

D’abord faut-il se relever si l’on veut marcher. Mais avant même que le poète en ait l’occasion, un nouvel « essaim[48] » d’individus l’assaille :

Un groupe d’enfants, de ces petits sauvages va-nu-pieds qui ont de tout temps battu le pavé de Paris sous le nom éternel de gamins, et qui, lorsque nous étions enfants aussi, nous ont jeté des pierres à tous le soir au sortir de classe, […] accourait vers le carrefour où gisait Gringoire, avec des rires et des cris qui paraissaient se soucier fort peu du sommeil des voisins. […]

Le moment était critique. Il allait être pris […], il fit un effort surnaturel, un effort de faux monnayeur qu’on va bouillir et qui tâche de s’échapper. Il se leva debout […] et s’enfuit[49].

Peut-on à bon droit appeler « foule » cette menace dérisoire ? La scène prête à rire en vertu de la « peur panique[50] » communiquée au poète par cet inoffensif groupe de garnements, tapageurs mais sans méchanceté.

Pour comprendre, il faut retracer le parcours de Gringoire dans les deux premiers livres de Notre-Dame de Paris. Ses mésaventures comportent un certain nombre d’arrêts marqués par un sentiment d’impuissance face à la multitude persécutrice. Récapitulons : les masses assemblées dans la grand-salle, l’attroupement de la place de Grève, la quinzaine d’archers de Phoebus, et maintenant cette modeste nuée d’enfants… S’esquisse une régression. À chaque station, la taille du contingent diminue, mais non la crainte qu’il inspire. On dirait même que celle-ci s’accroît en proportion inverse. Agoraphobie aiguë ? hallucination post-traumatique ? bientôt trois individus suffiront à former une « légion[51] » aux yeux du poète en proie à une fantasmagorie paranoïaque.

En effet, à peine relevé du ruisseau, Gringoire se perd, « cherchant fuite et passage à travers tous les méandres du vieux pavé des Halles[52] », et il aboutit dans une étroite allée où la persistance de la métaphore maritime prend son sens : un nouvel agrégat de gens l’y attend. Composé tout au plus d’« un misérable cul-de-jatte », d’« un perclus, à la fois boiteux et manchot » et d’« un petit aveugle […] ramant dans l’espace autour de lui avec un bâton[53] », ce simple triumvirat a tôt fait de se multiplier dans l’esprit du poète persécuté :

Il se mit à courir. L’aveugle courut. Le boiteux courut. Le cul-de-jatte courut.

Et puis, à mesure qu’il s’enfonçait dans la rue, culs-de-jatte, aveugles, boiteux, pullulaient autour de lui, et des manchots, et des borgnes, et des lépreux avec leurs plaies, […] vautrés dans la fange comme des limaces après la pluie.

[…]

L’idée lui vint d’essayer de retourner sur ses pas. Mais il était trop tard. Toute cette légion s’était refermée derrière lui, et ses trois mendiants le tenaient. Il continua donc, poussé à la fois par ce flot irrésistible, par la peur et par un vertige qui lui faisait de tout cela une sorte de rêve horrible.

Enfin, il atteignit l’extrémité de la rue. Elle débouchait sur une place immense, où mille lumières éparses vacillaient dans le brouillard confus de la nuit. Gringoire s’y jeta […][54].

Cette place immense, c’est celle de la Cour des Miracles : « [É]gout d’où s’échappait chaque matin, et revenait croupir chaque nuit ce ruisseau de vices, de mendicité et de vagabondage toujours débordé dans les rues des capitales[55]. » Gringoire, corps étranger, s’y dissoudra au prix de son identité dans le chapitre intitulé « La cruche cassée[56] ». Devenu truand à la faveur d’un cérémonial d’intronisation composite et improvisé, sorte de baptême carnavalesque dont les formes empruntent au mariage et au bizutage, le poète déconfit dut trouver (il nous est permis de le croire bien qu’aucune mention n’en soit faite) quelque consolation dans le fait que cette cruche baptismale ne contenait pas d’eau. Fin de ses mésaventures de poète : la page est tournée, un nouveau livre de son existence de papier s’entame alors, lequel lui conférera, comme il lui sied davantage, un rôle de second plan.

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Paul Zumthor a vu en Pierre Gringoire « l’homme qui ne prenait pas les mots au sérieux, l’anti-poète, l’anti-Hugo[57] » ; on concédera que ce drôle a le don de « transform[er] en bouffonnerie le grand air de la quête chevaleresque[58] », comme l’écrit Jacques Seebacher, et qu’il « traverse Notre-Dame de Paris à la manière du personnage d’un conte voltairien[59] », selon Myriam Roman. N’empêche, au terme des deux premiers livres, difficile de l’imaginer autrement qu’en poète malheureux car incompris. Si Gringoire est plus grotesque et plus risible, surtout moins radical que ses confrères nés sous la Monarchie de Juillet et souffrant de la « malédiction littéraire[60] », il reste certes tout aussi attaché qu’eux au sérieux effet des mots. Le texte de Hugo est, nous semble-t-il, on ne peut plus clair sur ce point : « notre poète avait trop de bon sens et une souquenille trop râpée pour ne pas attacher un prix particulier à ce que mainte allusion de son prologue […] fût recueillie par une oreille éminentissime[61]. » Son vrai péché, c’est moins l’éclectisme ou l’opportunisme d’un Victor Cousin lâchement prêt à dire une chose et son contraire[62], évidant du même coup ses mots de leur portée, que son inaptitude à les adresser, ces mots, directement au peuple, c’est-à-dire à la foule pour la faire réagir. La leçon des deux premiers livres de Notre-Dame de Paris pourrait bien être surtout celle-ci : il faut bousculer son public si l’on veut le mouvoir, c’est-à-dire l’émouvoir.

À défaut de s’y prendre comme il sied, on fera bien de s’amalgamer à la multitude pour suivre son mouvement. Sur ce point, le poète Gringoire rejoint parfaitement le poète des Feuilles d’automne de 1831. Pierre Citron a en effet remarqué la récurrence, au sein de ce recueil publié la même année que Notre-Dame de Paris, du motif du poète passif qui, dans Paris, « se laisse porter – en fait ou en pensée – par un courant[63] » : celui du peuple-foule qui « incessamment s’écoule » et dont « le flot toujours s’élève[64] ».

Immaîtrisable pour Gringoire quand Quasimodo la mate ou la meut en un clin d’oeil, la foule des Parisiens que met en scène Hugo romancier est houle. Véritable actant du récit, elle détient, en ce qui concerne Gringoire, la fonction de le laisser le bec à l’eau, littéralement et figurativement. Plus nous avançons dans l’histoire de Gringoire, plus les foules avec qui il se démène sont menues, singulières, voire loufoques ; mais la peur qu’elles suscitent en lui croît à mesure. C’est peut-être que pour lui une foule, quelle qu’elle soit, contient les précédentes. Infime ou énorme, elle réactive le souvenir et la puissance des autres ; elle vaut pour toutes. Et, à chaque nouvelle rencontre, elle inflige une blessure (d’orgueil) de plus.

Le cumul atteste la prévalence dans ce roman, dès qu’il s’agit de foules, d’un régime que nous qualifierions de « synecdochique ». C’est grâce à cela que trois individus peuvent effectivement représenter une légion entière et de ce fait même engendrer l’image, vue par Gringoire affolé, d’une armée décuplée, innombrable. La synecdoque invite à prendre la partie pour le tout, de sorte que trois peuvent valoir pour tous. Comment ? Par effets de contiguïté et d’entraînement. Le mouvement déclenché par l’un ou l’autre individu, et à plus forte raison par trois d’entre eux, entraîne la déferlante, car il suppose celui, corollaire et conséquent, des autres atomes de la foule.

Ainsi se dessine la relation qu’entretient Gringoire avec la foule. Hugo écrit curieusement « ses trois mendiants le tenaient[65] ». Comment peuvent-ils être les siens, à lui, s’ils le tiennent, lui ? Le paradoxe ne se dissipe pas si on le prend à l’envers. Comment peuvent-ils le tenir s’ils sont à lui ? Le phrasé hugolien travaille à faire sentir la réciprocité de l’unité et du nombre[66]. Déjà plus tout à fait individué, Gringoire aliène son identité dans celle de la masse des truands, dernière incarnation grotesque et gaie des exubérantes célébrations populaires qu’il cherche à fuir depuis qu’il s’est mis à tomber « [d]e Charybde en Scylla[67] », titre du chapitre dans lequel naît son sentiment de persécution.

Charybde et Scylla sont deux monstres marins de la mythologie grecque. À l’époque de Hugo, le Dictionnaire de l’Académie explique rationnellement : « (On prononce Carybde.) Nom que les anciens donnaient à un gouffre situé dans le détroit de Sicile, vis-à-vis d’un écueil appelé Scylla[68]. » L’expression signifie couramment de nos jours « aller de mal en pis ». Elle évoquait en 1835 une alternative où le danger se vaut, voire s’aggrave : « En voulant éviter un mal, tomber dans un autre[69]. » Dédaignant les eaux de la Seine, Gringoire se jette à celles de la place de Grève ; terrorisé par une foule fantasmée, il est conduit dans « cette redoutable cour des Miracles », siège d’une foule authentique qui l’absorbe. On lit : « Hommes, femmes, bêtes, âge, sexe, santé, maladie, tout semblait être en commun parmi ce peuple ; tout allait ensemble, mêlé, confondu, superposé ; chacun y participait de tout[70]. » Gringoire aussi est de cette eau.