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Introduction

Dans cet article, nous cherchons à décrire la manière dont les enseignants se saisissent de l’enjeu « interculturel ». Autrement dit, comment ils traduisent dans leur quotidien la nécessité de prendre en compte, valoriser, intégrer les élèves issus de la migration. Introduites dans les systèmes éducatifs francophones dans les années 1970 (Dasen, 2002), les approches interculturelles ont traversé différents paradigmes et résonnent alors inégalement dans les pratiques enseignantes. Leur voie a évolué parallèlement aux aspirations sociétales promues au sein de l’école. Aujourd’hui, leurs objectifs s’entrecroisent, elles s’ancrent tant dans des perspectives compensatoires (Sleeter et Grant, 2009) que transformatrices (Gay, 2010). Elles concernent aussi bien les directions d’établissement (Bauer, 2017) que le travail enseignant (Mottet, 2021) ou la relation avec les familles (Ogay, 2019 ; Beauregard et Grenier, 2017). Les approches interculturelles revêtent alors un nouveau caractère complexe, au sens de Morin (2005), c’est-à-dire « un certain mélange d’ordre et de désordre » (p. 49), une « extrême quantité d’interactions et d’interférences » (p. 48), qui comprend également « des incertitudes, des indéterminations et des phénomènes aléatoires » (p. 49).

L’enseignant traduit les approches interculturelles en classe et, pour cette raison, son rôle est central. Cependant, nombreux sont les travaux ayant démontré le manque de préparation des enseignants (voir par exemple Steinbach, 2012) à enseigner dans des contextes culturellement hétérogènes, autrement dit dans des contextes qui leur sont peu familiers, notamment au regard de l’apparente homogénéité du corps enseignant (Ladson-Billings, 2011 ; Santoro, 2016 ; Bressler et Rotter, 2017).

En outre, les perceptions des enseignants quant aux enjeux interculturels sont également importantes. Par exemple, le rapport à la différence : égalitariste (Causey et al., 2000) ou critique (Heine, 2018), peut être à la source d’une posture pédagogique différente : l’une plus propice à une indifférenciation, ou une perception homogénéisante (Mottet, 2021) de la différence culturelle, l’autre plus propice à une compréhension des enjeux relatifs à l’appartenance des élèves à un groupe culturel minoritaire, et à la difficulté de vivre entre deux identités. Les perceptions des enseignants quant à l’appartenance culturelle d’un élève peuvent également avoir des effets sur l’explication de son échec ou de sa réussite (Akkari, 2007 ; Serir, 2017).

La compréhension de la problématique autour de la « prise en compte de la diversité culturelle dans les pratiques enseignantes » ne peut pas être détachée d’une analyse contextuelle. À cet égard, de nombreux travaux ont mis en évidence le caractère historique monoculturel, monolingue, et assimilationniste de l’école (Allemann-Ghionda, 1999, citée par Young et Helot, 2006 ; Akkari, 2007 ; Ogay et Edelmann, 2011). Si elle tend à s’ouvrir, à l’aide de projets innovants comme le développement de l’Éveil aux langues (de Pietro et Matthey, 2001) ou les partenariats avec les enseignants de langue et culture d’origine (Akkari et Radhouane, 2019), l’école véhicule une « norme sociale » (Ogay, 2017, p. 347) plus proche des groupes sociaux et culturels dominants d’une société donnée.

Enfin, les contenus d’enseignement ne représentent pas toujours, eux non plus, la diversité des élèves présents dans l’école (Sleeter, 2013 ; Gay, 2010), qui se trouvent alors en situation « d’invisibilisation » (Kohli, 2009).

Cet aperçu de quelques travaux sur les approches interculturelles montre les interactions, les interférences, mais aussi les incertitudes (Morin, 2005) qui caractérisent ce champ.

Problématique

Comprendre comment ces approches prennent vie dans un quotidien d’une classe est nécessaire pour 1) identifier les innovations pédagogiques relevant du « pragmatisme du praticien » (Maulini et al., 2012) et ainsi servir le développement et la diffusion des pratiques ; 2) comprendre les ressources sur lesquelles les enseignants s’appuient généralement ; et 3) identifier les obstacles relatifs à la prise en compte de la diversité et les lier aux enjeux actuels de la profession enseignante.

Ces trois objectifs résonnent particulièrement dans notre contexte de recherche (canton de Genève, Suisse) caractérisé par une grande diversité. En effet, quatre élèves sur dix sont de nationalité étrangère (OFS, 2020). Toutefois, la diversité du canton est également influencée par le contexte national, lui aussi particulièrement hétérogène puisque composé de quatre régions linguistiques et culturelles différentes, une forte internationalisation des migrations et enfin une diversité sociale importante. Dans ce contexte, les enseignants sont tenus d’agir dans une logique d’intégration, de lutte contre les inégalités et de valorisation de la diversité culturelle. Tout d’abord, c’est la loi scolaire qui leur impose une relative prise en compte de l’hétérogénéité sociale et culturelle. En effet, l’article 10 de la Loi sur l’instruction publique (LIP, 2016) prévoit la correction des inégalités ainsi que la formation des élèves à une conscience de leur « appartenance au monde qui [les] entoure, en éveillant en [eux] le respect d’autrui, la tolérance à la différence, l’esprit de solidarité et de coopération et l’attachement aux valeurs du développement durable » (République et canton de Genève, 2021). Si les enjeux identitaires ou culturels semblent être évoqués dans cette loi, il est possible que, dans la pratique, ce soient les dimensions sociales les plus investies lors de la mise en oeuvre des politiques éducatives.

Par ailleurs, cette loi semble être traduite dans la formation des enseignants par la présence de la dimension « interculturelle » dans le référentiel de compétences la structurant qui stipule que la diversité est une composante essentielle du métier et qu’il est nécessaire d’apprendre à la comprendre et la gérer ; pour ce faire, une « sensibilisation » à l’interculturel est notamment recommandée (Institut Universitaire de Formation des Enseignants, 2020, p. 9).

Ainsi, cet article se donne pour objectif de mettre à jour les pratiques déclarées par les enseignants en matière de prise en compte de l’altérité dans un contexte éducatif très hétérogène, c’est-à-dire qu’en analysant la pratique enseignante, notre étude se distingue des travaux centrés sur les dimensions théoriques ou politiques des approches interculturelles. Les pratiques y font évidemment écho, mais sont liées à la retraduction d’enjeux institutionnels, théoriques et politiques. L’analyse permet alors de comprendre le réel du praticien, en tension entre injonctions, idéalisme et réalités scolaires.

Cadre théorique

Afin de mettre les pratiques enseignantes en perspective, et de comprendre la manière dont elles s’inscrivent dans le champ des approches interculturelles, nous avons choisi de mobiliser la typologie des approches de l’éducation multiculturelle de Sleeter et Grant (2009). Ces auteurs ont identifié les paradigmes politiques dans lesquelles ces stratégies s’insèrent et ont ainsi développé un cadre permettant l’analyse des pratiques déclarées par les enseignants. En outre, cette typologie ne se veut pas prescriptive, nous la considérons comme une ressource pour lire l’ordinaire, le mettre en tension et faire émerger ses ressources ou ses problématiques (figure 1).

Figure 1

Cinq approches de l’éducation multiculturelle

Cinq approches de l’éducation multiculturelle
Inspiré de Sleeter et Grant (2009)

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Enseigner l’exceptionnel et le culturellement différent

Dans cette première approche, l’élève différent est caractérisé par ses manques et les pratiques mises en oeuvre vont chercher à compenser sa déficience afin qu’il puisse entrer dans un cadre scolaire (mais aussi plus tard social et économique) préétabli et non remis en cause. La standardisation, la mesure des résultats, la compensation de la déficience ou encore l’assimilation sont des termes clés de cette approche. Lorsque les dimensions culturelles y sont prises en compte, elles ne font qu’office de transition pour permettre à l’élève d’entrer au mieux dans la norme scolaire. Dans la pratique, cette approche se traduit par une mise en oeuvre de dispositifs permettant à l’élève d’accéder aux contenus du curriculum standard (Sleeter & Grant, 2009).

Relations humaines

La seconde approche, intitulée « Relations humaines », vise le renforcement des relations harmonieuses entre les individus et la réduction des discriminations. Elle vise à former les élèves à agir dans des dynamiques intergroupes et intersubjectives (Sleeter & Grant, 2009). Pour ce faire, ils vont avoir accès à des informations concernant les autres groupes culturels, être invités à travailler en groupe hétérogène, à se former par le service, etc. (Sleeter & Grant, 2009). Si cette approche semble intéressante sur le plan des relations interculturelles, les auteurs critiquent son manque de considération à l’égard de l’analyse des origines des inégalités ou des discriminations. Ils interrogent également le manque de regard critique porté sur la neutralité de l’institution scolaire (Sleeter & Grant, 2009).

Études d’un groupe unique

Cette troisième approche propose d’analyser les groupes culturels en les distinguant les uns des autres, et ce, afin de développer une compréhension complète de leur histoire, leurs problématiques et des oppressions qu’ils subissent ou ont subies. Les auteurs mettent toutefois en garde contre les risques de simplification et d’essentialisme liés à ces études.

Éducation multiculturelle

Cette approche repose sur différents idéaux : une société dans laquelle chacun peut vivre en revendiquant l’appartenance culturelle de son choix et l’égalité des opportunités scolaires. Elle propose une transformation des curricula afin de les rendre « multiculturels », c’est-à-dire qu’ils incluent les perspectives des différents groupes composant la société, qu’ils transmettent une connaissance que les auteurs appellent « transformative » (c’est-à-dire qui permette de remettre en cause les cadres de pensée dominants) et enfin qui permettent aux élèves de lier leurs connaissances et expériences personnelles avec les savoirs présents dans le cadre scolaire.

Éducation multiculturelle axée sur la justice sociale

Enfin, la cinquième approche est ancrée dans le prisme de la justice sociale et se confronte aux inégalités structurelles de la société. Son objectif est de développer l’équité, la justice ainsi que la solidarité. Elle requiert une posture active inscrite dans une logique « de [la] lutte et de l’action […] » (Aronowitz et Giroux, 1985 cités par Sleeter et Grant, 2009, p. 198). En ce sens, l’éducation devrait rendre les élèves acteurs du monde démocratique, leur donner les capacités d’analyser les inégalités du monde dans lequel ils vivent et les préparer à être des acteurs du changement.

Méthodologie

Dans cet article, nous visons l’analyse des pratiques enseignantes relatives à la prise en compte de la diversité culturelle. Le concept de pratique enseignante renvoie ici à « une activité professionnelle située, orientée par des fins, des buts, des normes, celle d’un groupe professionnel, traduisant les savoirs, les procédés, et les compétences – en actes – d’une personne en situation professionnelle » (Altet, 2003, p. 37).

En plus des pratiques déclarées, c’est également le « travail empêché » (Clot, 2002 cité par Lantheaume, 2007; Maulini, 2010) des enseignants que nous allons analyser, c’est-à-dire le travail « qu’ils aimeraient faire mais que des contraintes ou des directives contraires viennent annihiler » (Maulini, 2010, p. 1). Ce concept de travail empêché rejoint renvoie aux dimensions « contraintes et choisies » de la pratique enseignante (Altet, 2003, p. 37) qui sont alors révélatrices des tensions du métier.

Voici les deux questions de recherche orientant notre travail et reprenant les questionnements relatifs à la pratique enseignante en contexte de diversité culturelle évoqués précédemment :

  1. Quelles sont les pratiques que les enseignantes du canton de Genève mettent en oeuvre dans leurs classes afin de répondre à l’impératif de prise en compte de la diversité culturelle ?

  2. À quels obstacles sont-elles confrontées lorsqu’elles cherchent à opérationnaliser cet impératif ?

Récoltes des données et analyse

Les données mobilisées dans cet article proviennent d’une recherche précédente (Radhouane, 2019). Dans le cadre de cette étude, quatorze enseignantes du primaire genevois ont été interrogées lors d’entretiens semi-directifs ; tous ont été retranscrits intégralement. Des informations concernant les profils des enseignantes sont disponibles en fin de section, dans le tableau 1.

Tableau 1

Information concernant les participantes

Information concernant les participantes

N.B. Les enseignantes dans les cases blanches sont issues de la migration. La distinction entre les deux groupes n’est pas analysée dans cet article.

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L’analyse a suivi un processus en trois temps : 1) la « condensation des données » durant laquelle nous avons élaboré nos premières catégories et codes ; 2) la « présentation des données » ; et (3) la « formulation et vérification des conclusions » (Miles et Huberman, 1991, 1994, cités par Mukamurera et al., 2006, p. 112). Tout comme Mukamurera et al. (2006) le suggèrent, cette logique ternaire ne doit pas être considérée comme un processus linéaire, les allers-retours entre les différentes étapes de l’analyse ayant été constants et nécessaires.

Pour cet article, c’est la catégorie des pratiques pédagogiques qui est principalement exploitée. Pour l’analyser, nous avons codé différents extraits d’entretien en suivant l’organisation présentée ci-dessous (tableau 2) :

Tableau 2

Catégories et codes mobilisés dans l’article

Catégories et codes mobilisés dans l’article

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Ces catégories sont mobilisées à des fins descriptives. Notre étude s’inscrivant dans une logique heuristique (Dupin de Saint-André et al., 2010), mais également compréhensive (Charmillot et Dayer, 2007), les catégories sont relativement neutres. La description qu’elles permettent sera ensuite analysée à travers notre cadre théorique.

Limites

Cette recherche comporte différentes limites qu’il est important d’évoquer ici. Premièrement, notre échantillon est essentiellement composé d’enseignantes en début de carrière, ce qui peut avoir un effet sur la description des pratiques et notamment du travail empêché. Deuxièmement, le recrutement des volontaires a été effectué sur la base du volontariat ; ce qui peut avoir des effets sur la propension des participantes à avoir un intérêt personnel pour les enjeux relatifs à la diversité culturelle. Cela peut éventuellement renforcer le biais de « désirabilité sociale » (Allaire, 1998, cité par Dupin de Saint-André et al., 2010 p. 166), incitant la personne interrogée à produire des réponses qu’elle pense « adéquates » (p. 166) afin de donner à voir une image positive de soi et ici de ses pratiques.

Résultats

Notre étude s’inscrit dans une logique heuristique (Dupin de Saint-André et al., 2010), c’est-à-dire qu’elle vise à décrire les pratiques enseignantes. Notre premier objectif est de connaitre et comprendre les pratiques mises en oeuvre dans les classes pour répondre à l’impératif de prise en compte de la diversité. Le second porte sur les obstacles ou les empêchements relatifs à cet impératif. Cette recherche ne vise pas à juger les pratiques ou mesurer leurs effets sur les élèves.

Notre présentation des résultats est organisée en trois axes : 1) les pratiques ajoutées au quotidien de la classe ; 2) les pratiques intégrées – en d’autres mots, des pratiques dont la transversalité permet de ne pas ajouter du temps d’enseignement spécifiquement dédié aux enjeux de diversité culturelle ; et (3) les pratiques empêchées.

Pratiques ajoutées

Ce premier « type » de pratiques relève de l’ajout à une planification des enseignements déjà effectuée. Ainsi, de manière planifiée, spontanée ou en réaction à une situation vécue par les élèves, les enseignantes vont mettre en oeuvre une pratique visant à prendre en compte la diversité culturelle.

L’éveil aux langues (de Pietro et Matthey, 2001) est la référence des enseignantes en matière de pratique « ajoutée ». Il leur permet d’apporter une dimension interlinguistique et interculturelle aux différentes disciplines scolaires. De manière spontanée, elles vont prendre un temps supplémentaire pour demander aux élèves de traduire certains mots dans leur langue. Parfois, les activités sont moins spontanées et plus planifiées. Par exemple, lors des anniversaires, les élèves sont invités à chanter « joyeux anniversaire » dans différentes langues. D’autres enseignantes organisent une activité sur les « bonjours » qu’elles demandent aux élèves de traduire dans leur langue.

Ces pratiques ajoutées au quotidien de la classe peuvent participer au renforcement du sentiment d’efficacité personnelle des élèves (self-efficacy, voir Bandura, 2003), notamment en valorisant leurs compétences linguistiques et culturelles. Elles permettent également de consolider des compétences métalinguistiques, soit la capacité à réfléchir sur la langue (de Pietro et Matthey, 2001). Ces pratiques ont également pour effet de former les élèves à l’appréhension de la diversité à travers la démonstration de la pluralité linguistique du contexte dans lequel ils évoluent, tout en participant à lutter contre la hiérarchisation des langues. Elles peuvent ainsi relever de l’approche « Relations humaines » (Sleeter et Grant, 2009) puisqu’elles favorisent les interactions interculturelles et la compréhension intergroupes. En outre, elles ne semblent pas aborder les enjeux systémiques liés à la diversité culturelle.

Parmi les pratiques ajoutées se trouvent des pratiques dites « spontanées et en réaction » à une situation vécue par les élèves. L’une des enseignantes rencontrées nous a décrit la manière dont les élèves musulmans ont été heurtés par des propos tenus dans la presse à la suite des attentats de 2015 en France. Une autre a, quant à elle, évoqué le trouble des élèves face aux propos du président Trump. Les deux enseignantes ont alors mené des discussions visant à remettre en cause les préjugés ou à rassurer les élèves. L’une d’elles explique que malgré la sensibilité des sujets, différentes valeurs sur lesquelles repose sa pratique (tolérance, ouverture, respect) lui permettent de se prononcer sur des enjeux liés au respect d’autrui et aux interactions interculturelles. Ces pratiques spontanées et surtout en réaction montrent que certaines enseignantes s’engagent sur des terrains « vifs » ou « sensibles » et s’inscrivent ainsi dans des logiques d’éducation multiculturelle ou d’éducation multiculturelle pour la justice sociale (Sleeter et Grant, 2009). En effet, elles préparent les élèves à la compréhension du monde, à ses inégalités et leur permettent de lier des expériences personnelles avec les contenus enseignés et ici discutés à l’école.

Enfin, les dernières formes de pratiques « ajoutées » analysées au travers de nos entretiens relèvent du champ de l’éducation multiculturelle telle que définie par Sleeter et Grant (2009) :

Mais maintenant que j’y pense. Ouais ! Ma première année, je leur avais laissé faire euh… un exposé, mais sur ce qu’ils voulaient, et il y en a qui voulaient faire sur leur pays, non sur euh… […] Ils ont parlé, ils ont même amené des spécialités, des habits typiques.

Marina

Marina prévoit de laisser un temps aux élèves pour présenter le sujet de leur choix. L’orientation prise leur permet de valoriser en classe, leurs origines, leurs langues et d’autres aspects culturels dont ils ont envie de parler. Une autre enseignante a développé une leçon de géographie dans laquelle les élèves devaient s’interroger sur la présence d’un aéroport à Genève. Pour ce faire, elle a lié géographie, organisation de l’espace local et des sujets comme la migration et les origines des élèves. Dans cette activité, les élèves se retrouvent dans une situation dans laquelle leur réflexion implique une compréhension de l’espace, mais aussi de leur propre place dans cet espace.

Enfin, la troisième activité que nous présentons ici est celle d’Erika, qui a été planifiée et ajoutée à sa pratique en réaction à une situation vécue par des élèves :

[…] c’est pour ça qu’on a commencé à compter, parce que j’ai entendu un enfant dire quelque chose sur les arabes et euh, je leur ai demandé comment on écrivait le 1, le 2, le 3. Et je leur ai dit : « Qui c’est qui a inventé ça ? », « Ben c’est nous », « Ben non ». Après, je leur ai dit : « Vous savez comment nous on comptait avant et j’ai commencé à faire des traits. Ils font : « quoi !! », « oui ! Qui a inventé ces chiffres qui font que maintenant on a des ordinateurs ? Et ben les arabes ». Et du coup, ça les a remis en valeur. Donc les arabes de la classe étaient « Ooh ! » fiers [inaudible].

Erika

Ces activités ajoutées, parfois en réaction à des situations vécues par les élèves, permettent le plus souvent de valoriser l’altérité culturelle et ainsi rejoignent les objectifs visant à préparer les élèves à vivre dans un monde diversifié : « Se situer à la fois comme individu et comme membre de différents groupes » ou « Reconnaitre l’altérité et développer le respect mutuel dans la communauté scolaire » (Extraits du plan d’études romand, CIIP, 2011). Au regard des descriptions des enseignantes, plusieurs des pratiques ajoutées sont spontanées (ex. : « comment dit-on dans ta langue … ? »), faisant écho à ce que Lantheaume appelle « l’intelligence pratique » (2007, p. 71) qui permet aux enseignantes de traduire les injonctions en pratiques réelles, et ce, au bénéfice des élèves. Ce bénéfice est de deux ordres : il leur permet d’appréhender la différence et également d’être valorisés en tant qu’individus porteurs d’une identité singulière.

Pour conclure, il est essentiel d’aborder les risques que comportent certaines pratiques ajoutées. En se centrant sur des dimensions listées et figées de la culture, elles peuvent participer à essentialiser les identités des élèves. L’exposé présenté précédemment (par Marina) ou les goûters interculturels présents dans quelques entretiens sont à la fois source de relations harmonieuses entre les groupes culturels, une invitation à s’ouvrir à la différence et une occasion de rencontrer des parents ; mais ils comportent également un risque d’essentialisme, c’est-à-dire de réduction de la culture à des traits figés.

Pratiques intégrées

Lorsque nous qualifions une pratique « d’intégrée » c’est qu’elle ne représente pas un surplus en matière de temps d’enseignement. À ce titre, elle s’insère dans la pratique enseignante quotidienne. La différenciation pédagogique apparait être la clé de l’intégration des approches interculturelles dans le quotidien des enseignantes. En leur offrant la possibilité « d’imprimer à [leur] action pédagogique une orientation souple et multiforme » (Forget, 2018, p. 32), la différenciation est une manière de prendre en compte la diversité des élèves, de leur parcours de vie, de leur rapport aux langues et à leur identité.

Le premier aspect qui amène les enseignantes à différencier un enseignement est relatif aux enjeux linguistiques. Les élèves allophones sont généralement les premiers visés par des mesures de différenciation.

Donc, moi j’essaie aussi de m’adapter pour que lui, il puisse s’intégrer et qu’il comprenne le fonctionnement de classe. […] Comme je trouve que ça influence, c’est aussi moi qui dois réfléchir à comment je vais faire pour que lui, il comprenne mieux et que du coup il va peut-être mieux s’intégrer.

Emilie

En outre, les élèves réfugiés représentent pour les enseignantes un défi très important. En plus des enjeux linguistiques, le témoignage de Sarah décrit la manière dont ses attentes ne peuvent pas être similaires à celles des élèves ayant toujours été scolarisés dans le canton de Genève. Le témoignage de Chloé s’y ajoute pour montrer l’importance de l’adaptation des attentes pour des élèves au profil spécifique (dans son cas, un élève n’ayant jamais été scolarisé).

Parce que là avec les élèves qui viennent du foyer [hébergement d’urgence pour personne requérante d’asile ou réfugiée], on est obligés : ils arrivent, ils sont allophones, très souvent ils ont été déscolarisés […] donc forcément on peut pas leur demander les mêmes choses qu’aux autres. Après ça c’est un peu l’extrême, parce que c’est des enfants qui ont vécu des choses encore autres

Sarah

Ça peut être aussi assez violent parce qu’on est assis huit heures par jour. On essaie de varier mais, ça peut être assez/ Disons que/ Par exemple, lui, il a énormément besoin de jouer, de bouger

Chloé

Effectivement, de nombreux travaux ont montré les spécificités des élèves réfugiés qui intègrent de nouvelles écoles en ayant eu une scolarité interrompue et parfois inexistante ou en ayant été scolarisés dans des contextes éducatifs très différents de celui auquel ils doivent s’adapter (Lemaire, 2011 ; Clavé-Mercier et Schiff, 2018 ; Popov et Sturesson, 2015). Par ailleurs, ces élèves ont pu vivre des évènements traumatiques (Lunneblad, 2017 ; Papazian-Zohrabian, et al., 2018), ce à quoi semble faire référence Sarah. La différenciation pédagogique est ici l’outil mobilisé pour faciliter l’intégration des élèves et leur transition d’un système éducatif à un autre ou encore pour leur permettre d’entrer dans le monde scolaire et dans les apprentissages.

D’autres situations amènent les enseignantes à intégrer leur prise en compte de la diversité à leur enseignement et mettre en oeuvre différentes pratiques relevant plus ou moins de la différenciation pédagogique. Erika nous explique qu’elle clarifie au maximum les consignes de devoirs à faire à la maison pour qu’ils ne puissent pas être source de malentendu entre les parents et les enfants. Une consigne claire lui permet de s’assurer que le trio d’acteurs (parents, enfants, enseignant) pouvant être impliqués dans la réalisation des devoirs est sur la même longueur d’onde. Nola tient un discours auprès des élèves les incitant à parler leur langue maternelle à la maison afin de renforcer leurs compétences en langue française. Nola semble ici s’appuyer sur la théorie de l’interdépendance linguistique (Cummins, 1979) mettant en évidence les liens entre les langues et faisant lumière sur les compétences sous-jacentes aux langues qui leur permettent de se renforcer entre elles. Cette théorie a notamment permis de remettre en cause les présupposés négatifs à propos des effets du bilinguisme.

La souplesse ainsi que la multiplicité des formes (Forget, 2018) des actions mises en oeuvre par les enseignantes relevant de la différenciation pédagogique témoignent d’une « diversification de [son] l’enseignement en fonction des besoins identifiés chez les élèves » (Forget, 2018, p. 32), ce qui présuppose alors que l’intégration des approches interculturelles dans le quotidien des enseignantes est la connaissance du profil et des besoins des enfants. « L’intelligence pratique » (Lantheaume, 2007, p. 71) ainsi que des dispositifs d’évaluations formatives (Forget, 2018) peuvent alors être des ressources pour adapter au mieux l’enseignement, l’apprentissage et le rapport à l’école des élèves.

En outre, si la différenciation pédagogique peut se situer à différents niveaux (contenus, processus, production, structures (Forget, 2018)), nous constatons qu’en matière de travail enseignant, ce sont plus souvent les processus – autrement dit les « conditions proposées à l’élèves pour s’approprier les savoirs et savoir-faire en jeu » (Forget, 2018, p. 38) – qui sont adaptés en contexte de diversité. Les contenus ne sont eux différenciés que lorsque la situation relève de l’exceptionnel (les élèves ne parlent pas du tout la langue de scolarisation ou n’ont jamais été scolarisés).

Les enseignantes rencontrées semblent s’inscrire dans deux courants identifiés par Sleeter et Grant (2009). Premièrement, en faisant référence à une logique d’éducation compensatoire (compenser les manques linguistiques), elles s’inscrivent dans le courant « Enseigner l’exceptionnel et le culturellement différent ». Deuxièmement, leur différenciation s’enracine dans une reconnaissance des inégalités de départ (ou une connaissance des facteurs pouvant créer des inégalités) et dans une logique de réussite – pour tous –, puis d’émancipation, ce qui les inscrit notamment dans le courant de « l’Éducation multiculturelle pour la justice sociale ». À cet égard, leur différenciation semble être une action pédagogique « socialement engagée » (Gremion et al., 2013, p. 64).

Enfin, les propos d’Emilie mettent en lumière la difficulté d’articuler l’égalité et les processus de différenciation pédagogique :

Parfois j’ai l’impression que : soit je leur donne trop d’attention et j’en oublie les autres, soit faut vraiment être là, leur dire les sons, tout, tout, tout, et sinon quand je m’occupe pas d’eux, voilà… Ils font rien quoi. Enfin, ils font, mais ça va être quoi ? Je leur fais des coloriages magiques avec des mots et tout ça. Voilà

Emilie

Si la différenciation pédagogique est la pratique la plus répandue, elle reste tout de même une source d’interrogation pour les praticiennes. La posture d’Émilie témoigne de la nécessité de croiser les champs disciplinaires en sciences de l’éducation, dès la formation initiale des enseignants.

Pratiques empêchées

Les pratiques empêchées font référence au concept de « travail empêché » (Clot, 2002, cité par Lantheaume, 2007 ; Maulini, 2010), autrement dit, le travail que les enseignantes souhaiteraient accomplir, mais que des éléments externes viennent perturber et empêcher (Maulini, 2010).

Les enseignantes aimeraient pouvoir ajouter à leurs pratiques plus de références aux enjeux relatifs à la diversité culturelle, mais pour plusieurs d’entre elles, le poids des programmes scolaires constitue un facteur d’empêchement important :

Mais en tout cas, le programme de [mon degré] permet pas de pouvoir faire énormément de choses en dehors qui intègrent toutes les cultures

Marina

Et quand on a planifié l’année, je me suis dit : « Mais pourquoi les élèves finissent à 16h ? » S’ils finissaient à 18h, je veux bien que ça soit […] Voilà, donc déjà, je comprends mieux, les enseignants qui se font un peu sauter les heures de rythmique [motricité en musique], mais du coup l’EOLE [éveil aux langues], j’ai vraiment de la peine à le placer. C’est parce que j’y tiens que j’en fais de temps en temps […]

Erika

Manquer de ressource (sauf en ce qui concerne la diversité linguistique pour lequel le matériel pédagogique existe), avoir peur de mal faire ou ne pas savoir comment valoriser la diversité autrement qu’en passant par les langues des élèves sont des obstacles relevés par les enseignantes. Encore une fois, l’accompagnement et la formation semblent nécessaires au regard de la tension que le travail empêché crée chez les professionnelles. Une formation leur permettant, d’une part, de répondre au surplus apparent que sont les approches interculturelles, mais également de prendre confiance en leurs ressources pédagogiques ou personnelles serait alors utile à la prise en compte de la diversité en classe. L’enseignement culturellement pertinent ou sensible (Ladson-Billings, 1995 ; Gay, 2010) pourrait être, dans ce cas, une ressource intéressante. En effet, cette théorie ne vise pas à ajouter des approches interculturelles, mais à les intégrer dans toutes les dimensions de l’enseignement (les contenus, les interactions, les évaluations …).

Enfin, la posture des enseignantes vis-à-vis des enjeux de diversité peut agir tantôt comme un obstacle tantôt comme une ressource. Pour Lara, il faut faire attention à ne pas « faire des pataquès » (ne pas trop en faire) pour éviter que des « ligues se créent », autrement dit pour ne pas renforcer un certain communautarisme. À l’inverse, pour quelques enseignantes, le fait d’être passionnées par les enjeux de diversité peut être une ressource importante.

Discussion et conclusion

Nos résultats présentés et mis en perspective théorique dans les parties précédentes nous permettent d’identifier trois axes importants concernant l’état et le développement des approches interculturelles dans les pratiques enseignantes ordinaires.

Premièrement, les enjeux d’égalité et de réussite scolaire sont au coeur de la réflexion des enseignantes lorsque nous abordons les questions de diversité culturelle. En effet, les pratiques sont toutes teintées par une véritable préoccupation professionnelle résolument ancrée dans le principe d’éducabilité (Meirieu, 2008) et une recherche d’égalité. Différentes approches de l’éducation multiculturelle leur permettent de viser cet objectif : « Enseigner l’exceptionnel et le culturellement différent » qui leur permet de compenser les lacunes, de mobiliser la culture pour faire entrer des élèves dans l’école ; « L’éducation multiculturelle pour la justice sociale » qui leur permet d’ajuster, de différencier certaines pratiques ou même l’organisation de l’école pour permettre à tous les élèves d’atteindre leurs objectifs.

Deuxièmement, les approches interculturelles semblent avoir trouvé leur place dans le quotidien des praticiennes. Or, de nombreux travaux ont montré le manque de sensibilité des enseignants à propos des enjeux interculturels (Blaisdell, 2005 ; Hachfeld et al., 2011). Notre étude met quant à elle en évidence la volonté des enseignantes de prendre en compte et de valoriser les identités culturelles des élèves. Par ailleurs, l’indifférence aux différences remarquées et critiquées dans de nombreux systèmes éducatifs (voir par exemple : Payet, 2000 ; Estivalèzes, 2009 ; Bastenier, 2015) est ici à nuancer puisque certaines enseignantes prennent en charge des problématiques lourdes dans lesquelles les identités et les appartenances des élèves revêtent une importance forte. Certes, il s’agit d’une minorité d’enseignantes au sein d’un échantillon réduit, mais cela donne à voir un changement dans les perspectives du corps enseignant concernant les injustices vécues par les élèves : celles-ci ne peuvent plus être traitées par l’égalité uniquement, mais bien par la lutte directe contre des discriminations spécifiques. Les appréhensions critiques des inégalités semblent entrer dans la sphère scolaire. Toutefois, ces perspectives ne sont pas majoritaires. Nos résultats montrent une surreprésentation des perspectives interculturelles faisant écho à l’approche « Relations humaines » n’interrogeant pas les inégalités que peuvent vivre les personnes issues de la migration ou de groupes minoritaires.

Troisièmement, les pratiques empêchées confirment la littérature mettant en évidence le manque de formation des enseignants en matière de prise en compte de la diversité culturelle. En effet, la préparation des enseignants leur permettrait d’une part de connaitre les différentes ressources pédagogiques disponibles pour prendre en compte et valoriser la diversité des élèves et d’autre part de se préparer à intégrer les approches interculturelles (transversales) aux dimensions didactiques. Renforcer les approches intégrées, notamment en se basant sur la logique de l’enseignement culturellement pertinent (Ladson-Billings, 1995; Gay, 2010), permettrait de pallier les différents obstacles tels que le manque de temps ou la surcharge curriculaire évoqués par les enseignantes.

En outre, rendre plus visible la nécessité de cette intégration des approches interculturelles dans toute la pratique enseignante devrait reposer sur une politique plus claire et plus engagée en faveur de la réduction des inégalités et des injustices, notamment liées aux appartenances des individus. Les formulations telles que présentées précédemment font écho à la sensibilité, mais pas à l’engagement ou à la perspective critique des professionnels.