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Religion et internet

Les études socio-anthropologiques qui analysent le lien entre religion et internet se sont multipliées ces dernières années (Duteil-Ogata et al., 2015). Dans la mesure où le web est devenu un lieu social central pour nos contemporains, les pratiques religieuses s’y sont développées comme n’importe quelle activité humaine. Dans ces espaces numériques, les perspectives pour un chercheur sont multiples. Dans une publication antérieure (Servais, 2013), j’ai identifié quatre approches principales des religions en ligne :

  1. Internet constitue d’abord une source de renseignements sur le religieux « classique ». Les tenants de ce regard étudient ainsi la présence sur le web des religions ou leur usage d’internet et de ses différentes ressources (Campbell, 2010). Il s’agit donc d’une analyse du religieux comme objet médiatisé ou comme acteur de médiatisation. On retrouve dans cet ensemble très hétérogène autant des enquêtes généralistes que des études de cas plus ciblées.

  2. Une autre vision, plus appliquée, consiste en l’étude de l’incorporation du religieux dans les logiciels, artefacts numériques ou autres dispositifs internet (Bainbridge, 2013). L’objectif de ces chercheurs est de mesurer en quoi l’ajout d’une dimension religieuse dans certains logiciels leur confère une nouvelle dimension ou entraîne une évolution de leur usage et de leur public.

  3. Une troisième voie consiste en l’étude de communautés religieuses virtuelles. Les chercheurs s’intéressent ici aux communautés en ligne, celles qui existent, s’organisent et agissent avant tout virtuellement, au sein de supports numériques (Campbell, 2005). Il peut s’agir de communautés particulières liées à des religions officielles, mais aussi de l’émergence de collectifs religieux nouveaux, ancrant leur activité essentiellement sur la toile.

  4. Une dernière catégorie d’études privilégie la logique du terrain, nécessite la longue durée, et utilise prudemment l’analogie pour tenter d’élargir quelque peu la portée des observations. Dans la veine de ce que l’on a appelé la religion analogique, ce petit groupe de chercheurs envisage les comportements vis-à-vis de la toile comme s’il s’agissait par analogie d’une religion. En d’autres termes, les pratiques virtuelles sont analogiquement rapportées à des pratiques religieuses (Wagner, 2012 ; Detweiler, 2010, Pärna, 2010). Cette approche considère donc les pratiques digitales, et plus typiquement la fréquentation des univers virtuels comme des postures quasi-religieuses. C’est-à-dire qu’analogiquement, elles répondent aux mêmes interrogations que les religions, les questions du sens ultime de l’existence : sens de la vie, sens de la mort, sens de la souffrance, sens de l’existence, etc. Cela revient alors à faire d’un univers virtuel une religion grâce aux réponses que celui-ci donne à ces questions fondamentales. La difficulté de cette dernière catégorie est de déterminer avec précision sa limitation.

Cérémonies « religieuses » en ligne ?

À cette fin, l’utilisation de pratiques typiques du religieux dans un cadre numérique a souvent joué une fonction exemplative pour asseoir la thèse d’une nature analogiquement religieuse de ces pratiques numériques. Le rituel est ainsi une thématique récurrente mobilisée pour marquer cette proximité fonctionnelle entre célébration en ligne et cérémonie religieuse. Dans cette catégorie, les cérémonies collectives ont clairement incarné le cas empirique par excellence. C’est ce que d’aucuns ont appelé des online rituals (Heidbrink, 2007), des cérémonies créées par les utilisateurs de logiciels de jeu en ligne et accomplies par ceux-ci au sein du jeu. Comme anthropologue, j’ai assisté à plusieurs de ces évènements dans Azeroth, les terres du jeu vidéo bien connu World of Warcraft. Il s’agit de célébrations que les joueurs ont élaborées entre eux, en dehors des règles propres au jeu, et auxquelles ils participent via leur avatar. Tantôt j’avais affaire à une cérémonie entre deux joueurs d’une même guilde, qu’ils qualifient eux-mêmes de « mariage » (Servais, 2015a), tantôt c’était une célébration collective en mémoire d’un joueur décédé (Servais, 2012), voire la simple commémoration par sa communauté du départ d’un de ses membres. Pour nombre de joueurs, certaines de ces activités revêtent implicitement un caractère différent, qu’on a souvent rapidement apparenté à des rituels « religieux ». Ce lien entre ritualité collective et nature religieuse de l’acte me semble souvent très hâtivement posé. D’autant que, dans bien des cas, les évidences empiriques pourraient incliner à plus de prudence. Certes le recours à l’analogie permet des rapprochements heuristiquement féconds pour le virtuel (Servais, 2013). Cependant, il faut impérativement veiller à en rester à ce statut hypothétique et conditionnel. Souvent, l’évidence est avant tout celle d’une célébration à finalité sociale, bien plus que celle d’une autre nature. Je dirais même que la plupart des protagonistes de ces cérémonies partagent cet objectif de sociabilité, là où d’autres finalités, spirituelles ou religieuses, font l’objet de divergences, voire de polémiques (Servais, 2012 ; Servais 2015b).

La question de la mort dans les jeux vidéo a fait l’objet de plusieurs études. La plupart des chercheurs abordent cette problématique sous le même angle : la mort telle que conçue par les concepteurs du jeu (Grellier, 2005 ; Klastrup, 2006, 2007, 2008; Bacqué, 2011; Gibbs et al., 2012; Bainbridge, 2013, p. 239-263). Comment cette mort est-elle représentée ? Qu’est-ce que cela veut signifier ? Bref, quelle est la conception de la mort dans ces univers numériques ? La mort est ainsi analysée comme un produit, façonné par les programmeurs.

Les pratiques créatives des acteurs eux-mêmes n’ont pas attiré directement l’attention des chercheurs. Selon cette perspective, les joueurs sont considérés comme de simples consommateurs qui abordent la question de la mort en tant que participants dociles dans un monde préformaté. Cependant, les tenants des play studies, qui se focalisent sur les joueurs et sur leur usage des jeux, ont montré que les joueurs sont rarement des utilisateurs passifs. Souvent, ils créent leur propre logique ludique, attribuant au jeu des significations bien supérieures à celles prévues par les concepteurs du jeu (Berry, 2012 ; Barnabé, 2015). En outre, ils intègrent systématiquement des éléments personnels de leur vie dans les jeux, apportant ainsi une nouvelle dimension à l’expérience ludique. Dans la plupart des cas, les rites évoqués auparavant sont des événements qui rendent hommage à un ami virtuel qui est décédé dans le monde dit « réel » (Servais, 2012 ; Servais 2015b). Bref, la mort physique d’un être humain conduit à une cérémonie numérique. Toutefois, les styles varient considérablement : les funérailles peuvent avoir lieu dans un environnement naturel, comme à côté d’un lac, ou dans un édifice religieux. La cathédrale de Hurlevent, la capitale de la faction de l’Alliance, est probablement l’édifice le plus couramment utilisé, notamment car elle renvoie morphologiquement à des pré-constructions culturelles l’apparentant à un édifice religieux. Ces événements, quand ils sont publics, peuvent rassembler de quelques-uns à près d’une centaine d’avatars ; mais la majorité sont organisés par des groupes fermés et demeurent donc de petite taille.

Il est intéressant de constater que pour bon nombre de ces évènements, les qualificatifs de « religieux » ou de « spirituel » seront attribués par la plupart des chercheurs. Une large majorité considère comme religieux, ou analogiquement religieux, ce type de pratiques rituelles (voir notamment Helland, 2013). Mais il ressort de nos observations et entretiens sur les cérémonies en ligne dans des jeux vidéo que le rite dans ces évènements est une composante mineure de ce qui est célébré, c’est-à-dire que la part de ritualité, de gestes ou de paroles précis, symboliquement définis et partagés collectivement, est faible. Ainsi, pour les mariages, on dispose de nombreuses données qui nous ont permis de poser ce constat (Servais, 2015a). On a moins de sources détaillées pour les cérémonies funéraires. Parmi les multiples raisons qui permettraient de le comprendre, on peut noter d’abord le fait que ce type de cérémonie ne se prépare pas longtemps à l’avance puisque l’évènement est imprévu, au contraire d’un mariage ; ensuite, dans un moment triste, on ne garde pas nécessairement de traces, car l’esprit n’est pas à la fête, mais au recueillement. Culturellement, on prend des photos ou des vidéos des évènements dans les moments de vie jugés positifs, moins dans les instants de peine connotés en majorité négativement. Bref, documenter un tel phénomène est complexe et nécessite une attention sans conteste plus aiguisée, d’autant que, souvent, on dispose de bribes de données ou de masses d’informations autour et alentour de la cérémonie, mais sans que celle-ci soit évoquée directement.

Ethnographie d’une cérémonie d’hommage au défunt

Comme l’indiquent en détail différentes publications précédentes (Servais, 2012, 2013, 2015a, 2015 b ; Lagneaux et Servais, 2014), j’ai eu l’occasion de revenir sur l’ethnographie en ligne que j’ai menée entre 2010 et 2013 principalement, dans l’univers d’Azeroth du jeu World of Warcraft. Cette immersion m’a donné l’occasion, outre une longue période d’observation participante, de réaliser une centaine d’entretiens avec des participants, mais aussi de recueillir une multitude de données auprès de différents groupes de joueurs, guildes et autres modèles d’organisation. À partir de 2012, je me suis notamment intéressé aux cérémonies en jeu et cet intérêt a fait l’objet d’une subvention du Fonds de la Recherche Scientifique - FNRS. Dans ce cadre, j’ai mené une série d’entretiens plus pointus sur cette problématique et des observations avec des joueurs ayant un rôle d’animateur ou de moteur, répartis dans trois guildes avec des profils très différents.

Lors d’un entretien avec l’un de mes informateurs, Lenny, ce dernier me confiait un témoignage sur une cérémonie en mémoire d’un défunt de leur guilde.

C’était dans ma guilde. Un soir, j’arrive comme ça pour « botter les fesses à Nefarian[2] ». On rentre dans l’instance[3]. On est trois, et on voit qu’il n’y a personne qui arrive. Mais qu’est-ce que se passe ? Ben, il n’y a pas de raid ce soir. On a un décès dans la guilde […] C’est le joueur qui est mort en fait...[4] 

Il m’explique alors les circonstances du décès :

C’était quelqu’un dans ma guilde, là. Et en fait, apparemmentc’était un mec, il devait être asthmatique, et il était dans une discothèque et il y avait les machines à fumer, et il a fait une réaction aux fumigènes, en fait.

Puis Lenny de me raconter la suite :

Donc en fait après, il y a eu un petit évènement in-game qui a été organisé pour rendre hommage à ce personnage qui était un paladin. […]Lors de l’évènement c’était assez creepy [terrifiant], parce qu’ils ont ressorti le personnage [du défunt]. Il y en avait qui étaient en slash à pleurer à côté […] c’était bizarre quoi. Voilà, se dire, ils ont ressorti le personnage du mec qui est mort, et tout le monde qui pleure autour, c’est bizarre.

Dans cette narration de l’événement, je me suis alors intéressé aux modalités d’information : « - Et comment l’ont-ils appris ? » « - Je n’en sais rien, me répondit-il, […] Ce devait être son frère, ou quelqu’un de sa famille qui avait reconnecté le personnage. Ils devaient se partager peut-être les identifiants et les mots de passe, pour jouer à deux. Je ne sais pas comment cela s’est passé. »

La cérémonie a donc été organisée par la guilde. « Cela s’est déroulé dans Reflet de lune[5] […] ». Le collectif a choisi cette région d’Azeroth car « C’est une zone neutre, donc il y a à la fois des hordeux[6] et des allianceux qui pouvaient y aller […] Et aussi le fait que si on attaque, si on s’amuse à faire du PvP [mode joueurs contre joueurs], il y a des gardes élites qui apparaissent et qui défoncent tout le monde. ». En d’autres termes, le choix de l’endroit correspondait à des contingences de mise en sécurité des participants et d’accès au plus grand nombre. D’emblée, la dimension publique jouerait un rôle clé. Il s’agirait d’un événement à destination de tous les amis ou connaissances numériques du défunt. De fait, l’événement en lui-même a accueilli un nombre très important de joueurs. Sur la cérémonie en tant que telle, on dispose de peu de données. Ce qui a frappé les témoins, ce sont le contexte du décès et la personnalité du disparu, les objectifs du rassemblement, ses modalités d’organisation et le fait qu’il fut une réussite. On a très peu d’éléments sur la cérémonie à proprement parler si ce n’est les deux temps forts de la structure : une longue marche collective (Fig. 1) et un moment de recueillement sur les rives du lac (Fig. 2).

Figure 1

Marche funéraire

Marche funéraire
Source : Archive de Lenny

-> See the list of figures

Figure 2

Moment de recueillement

Moment de recueillement
Source : Archive de Lenny

-> See the list of figures

Si l’on examine bien ce cas précis, le rituel se réduit donc à peu de choses. Quand j’interroge Lenny sur ses souvenirs, il me répond : « La seule chose dont je suis sûr, c’est que le moment où ses amis ont reconnecté son personnage sur sa monture dans le spot de lumière, c’était à la fin, alors que dans la vidéo en sa mémoire on voit cette scène au début. » Il se fait par contre un peu plus précis quant à la chronologie :

Je dirais donc que l’ordre était le suivant : 1. Marche partie du village de Reflet de lune ou Puits de lune ; 2. Rassemblement autour du PNJ « Gardien du bosquet » (fils de Cénarius) ; 3. Rassemblement autour du lac ; 4. Le personnage est invoqué en jeu, apparaît sur sa monture dans un rayon de lumière (début de la vidéo) au niveau de la zone de vol (les griffons). 

Aucune donnée sur d’éventuels détails de rituel ne lui revient à la mémoire. De même, la vidéo de l’événement ne détaille rien à cet égard. Le moment de la réapparition momentanée du personnage, qui est très symbolique, est le temps central de la cérémonie, son apogée en quelque sorte. Le coeur de ce qui se joue n’est en rien le rite, mais plutôt la célébration du souvenir et du lien qui unit le disparu et les personnes présentes par leurs avatars.

Avant d’être religieux ou spirituel, c’est d’abord un instant intime d’émotion personnelle pour chaque participant. Derrière son avatar, mais vécu en groupe, à distance physique et en proximité numérique, chacun éprouve le moment dans son corps. Si on examine bien les témoignages, il semble que l’élément central soit, de fait, la célébration collective de la mémoire du disparu par ses amis virtuels. Les référents explicitement religieux sont dès lors assez pauvres. La focalisation sur la chronologie large ou les éléments de contexte de cette cérémonie témoigne de la vacuité du rite en tant que tel, ou à tout le moins de sa nature minimaliste. Il y a bien un rite, mais il est sommaire et périphérique. À certains moments, on peut même s’interroger sur l’existence d’un rituel en tant que tel, tant la situation dépeinte est peu normée et peu soignée. L’important n’est de toute évidence pas le rite, mais ce qu’il permet au collectif ; à savoir se rassembler, célébrer, fêter, exprimer ses émotions et les partager avec d’autres dans un monde virtuel qui fait sens pour tous les joueurs présents.

Nous nous situons ici dans une réalité à l’opposé des théories du transfert rituel (Heidbrink, 2007). Dans le cas présent, cette perspective focaliserait sur le rite et amplifierait probablement sa nature et sa place. En effet, elle part de l’a priori que des deux côtés de l’écran, en ligne et hors ligne, on a fonctionnellement, voire ontologiquement, le même type de pratique. Selon ces tenants, un rite virtuel est un rite comme un autre, mais opéré dans un contexte particulier, celui d’un monde numérique. Cependant, on pourrait partir de la prémisse inverse. Au vu de nos données, ces pratiques funéraires seraient purement sociales et ne revêtiraient en rien une dimension religieuse, ni même aucune dimension spirituelle. Suivant cette optique, même ce qui est morphologiquement religieux n’en est pas nécessairement.

Quelle est l’intention des participants ?

Un dernier élément me semble devoir être mobilisé pour cette démonstration : la motivation des participants ou des organisateurs. En effet, la recherche s’est relativement peu penchée sur les raisons qui poussent ces joueurs à organiser de tels dispositifs. Or, dans la plupart des forums ou dans les entretiens, la dimension religieuse de ces cérémonies en ligne n’apparaît jamais.

Au départ, en parcourant ces différentes données, mon impression était d’abord que ce sont des contingences très pragmatiques qui poussent les organisateurs à créer de telles cérémonies et d’autres joueurs à s’y impliquer. Comme le confiait très pragmatiquement Meia[7] :

Tout le monde ne joue pas online sur des serveurs francophones, moi par exemple je joue sur un serveur anglais à forte majorité danoise, et aussi vrai que j’adore certaines personnes de ma guilde avec qui j’ai régulièrement des communications via msn et même téléphonique, je n’aurais jamais les moyens d’aller au Danemark pour assister à des funérailles. Alors oui, des funérailles « virtuelles » ça n'est peut-être pas grand-chose, mais c’est parfois tout ce que l’on peut « offrir ». Au-delà du distingo mmorpg / irl[8] que ces gens font à mon avis, la distance ou le fait de ne connaître directement que le joueur et pas ses proches fait que c’est le seul hommage possible […]

Cette question de la méconnaissance de la famille du défunt est également régulièrement évoquée, car pour tous ces joueurs engagés dans des amitiés à distance, le développement de relations parfois très fortes n’implique pas nécessairement l’interconnexion de tous leurs réseaux de sociabilités proches. Erocdrah[9] signale bien ce décalage entre les deux réseaux de sociabilité du défunt :

Moi ce qui me répugne là c’est ceux qui annoncent que du fait que les amis sur WoW de la personne décédée n’étaient que « virtuels » ils n’avaient aucun droit pour lui rendre hommage. C’est bien gentil de dire d’aller à son enterrement IRL ou autre, mais d’une comme vous le dites si bien, on est complètement inconnu de la famille de la personne […]. J’ajouterais que ce n’est pas parce qu’on n’a connu ladite personne que sur un jeu qu’on ne peut pas avoir de liens avec elle. J’ai vécu ce cas il y a de ça deux ans, alors que je jouais sur Neverwinter Nights, sur un serveur de petite communauté certes. Mais la cérémonie s’est très bien passée et tous les joueurs présents étaient heureux de pouvoir rendre un dernier hommage à celui avec qui ils avaient passé tant de bon temps. 

Cependant, au-delà de la distance à la famille, ce type de cérémonies donne souvent l’occasion d’évoquer la nature des relations en ligne et des raisons de ce besoin de célébration collective d’un disparu qui ne nous est connu originellement que par sa voix, par une expérience partagée du jeu et par les pixels de son avatar. Le témoignage d’Andromalius[10] est éclairant sur ce point :

Je ne comprends pas ceux qui disent que de toute façon c’est virtuel. Les relations avec un joueur ne sont pas virtuelles. Elles existent, c’est comme de correspondre par lettres, ça n’a rien de virtuel, on s’adresse à une vraie personne. Ok, on ne l’a jamais vue. Ça n’empêche pas de pouvoir ressentir du respect et de l’amitié pour cette personne avec laquelle on a passé des heures et des heures de jeu. Et d’être touché par sa mort. J’ai connu le cas pendant la beta de Star Wars Galaxy où un testeur américain est mort dans un accident de voiture. Cette personne était très appréciée, et il a un monument à son nom dans le jeu : un drapeau sur Tatooine, à l’endroit où nous nous sommes connectés pour la première fois dans le jeu le premier jour de la beta. Les relations en ligne ne sont pas virtuelles, elles sont seulement en ligne. Les personnages par le biais desquels ces relations se nouent sont, eux, virtuels, mais pas les liens entre joueurs.

Ce type d’intervention est régulier tant sur les forums que dans les entretiens. La première idée récurrente est que ce type de cérémonie témoigne de l’émergence d’un nouveau mode de lien social fort, les liens numériques, à côté des liens classiques, familles, amis, collègues. On voit émerger ainsi ces liaisons numériques, pour reprendre l’expression de Casilli (Casilli, 2010), mais qui va bien au-delà du friending (Casilli, 2010, p. 270-277), ces relations finalement assez limitées entre personnes impliquées en ligne. Dans le présent cas, il ressort de ces témoignages que le concept de camaraderie, voire celui d’amitié, au sens classique du terme, peut être utilisé pour qualifier ce type de relations. On n’est plus uniquement dans des relations fonctionnelles ou de détente. Le jeu devient un véritable espace de rencontre débouchant assez ordinairement, comme dans la vie hors ligne, sur des relations affinitaires fortes avec certains. Dinglewood[11] est très clair dans son témoignage : 

Penser qu’un lieu de rencontre entre des gens au travers d’avatars n’est qu’un jeu est au mieux faire preuve de naïveté, ou encore un mauvais prétexte pour se comporter n’importe comment. C’est comme prétendre que le JDR [Jeu de rôle] n’est qu’un jeu. Le JDR est un jeu, mais ce n’est pas qu’un jeu. Le MMORPG n’est qu’un jeu ? Je ne crois pas. Il est certes un jeu, il peut être vu comme n’étant que comme un jeu, mais il est plus que cela : il est un lieu de rencontre. Réduire le MMORPG à un simple jeu, c’est faire abstraction de son aspect « massivement multi-joueurs ». Si on ne veut qu’un jeu, on sort sa console et on joue tout seul devant son ordinateur, contre son ordinateur. Pour ma part, une bonne partie de mes parties consiste justement à rencontrer des gens. Des sympas, des moins sympas, mais je ne vais pas évoluer dans ce cadre en faisant semblant d’ignorer qu’il y a d’autres gens autour de moi. Et pour ma part, je me comporte dans le jeu comme je me comporte dans la vie courante, en respectant courtoisie et savoir-vivre parce que c’est grâce à cela qu’une communauté ne dégénère pas. À partir du moment où on accepte de jouer avec d’autres gens, il y a forcément un tissu social, des relations sociales qui s’organisent, plus ou moins bien selon les conditions du monde […]

Dans le paysage relationnel qu’offrent les jeux vidéo en ligne, les funérailles constituent un moment singulier qui témoigne avant tout de cette nature particulière du lien social construit en ligne. Ce dépassement de la liste d’amis établie par affinité ou par intérêt conjoint se marque, au-delà des mots par l’émotion ressentie dans son corps physique au moment de la célébration. Plusieurs témoignages évoquent explicitement cette question des sentiments éprouvés dans ces circonstances. Mais cette expérience de l’émotion à distance du disparu ne s’expérimente pas seulement pour des défunts intimes. Plusieurs cas mentionnent un bouleversement intérieur sans qu’il y ait une relation intense avec le disparu. Le discours de Jito illustre à merveille ce propos[12] :

[…] Je connaissais à peine M. le croisant seulement au hasard de groupes ou de réunions de chefs de guildes (à cette époque on pouvait parler de véritable « communauté ») [...] je ne l’avais pas en friend-list ni rien. À la base je ne voulais pas vraiment m’y rendre ayant eu la même réaction que toi « c’est du cirque » ... mais connaissant de façon beaucoup plus proche des personnes le connaissant plus directement et étant GM [Maître de Guilde] j’y suis allé pour faire « présence » à la base. Et là je ne saurais l’expliquer, l’on m’aurait dit avant que j’aurais éprouvé cela devant un écran je ne l’aurais pas cru, j’ai véritablement été submergé par l’émotion, j’en ai pleuré et de ce que j’en sais beaucoup de participants ont eu la même réaction. A posteriori j’ai toujours les larmes aux yeux quand je revois la vidéo de la cérémonie ... pourquoi ? je n’en sais rien encore une fois ... peut-être pour la même raison pour laquelle l’on est triste ou qu’on pleure à un mariage IRL même lorsque l’on connaissait pas vraiment la personne, voire pas du tout (parents éloignés, etc... ). On prend conscience simplement qu’y a des gens derrière les « tas de pixels ».

Cette capacité à inférer l’humanité au-delà des représentations numériques, de faire preuve d’empathie au-delà de la distance physique ou sociale, est probablement le coeur même de ce qui se joue dans des funérailles virtuelles. Moment anthropologiquement partagé par excellence, la mort offre ce temps d’introspection personnelle sur la base de l’atteinte d’un autre. C’est aussi cette possibilité de manifester la perpétuation de la communauté des proches. Comme le dit Lyta[13] :

Les funérailles c’est, selon moi, surtout quelque chose pour ceux qui restent. Le mort, il s’en fout un peu. Évidemment, de son vivant, il a quelques préférences (incinéré, enterré, enterré où ?) mais une fois mort le mort s’en fiche réellement. Le fait que les proches du mort respectent ses dernières volontés, en revanche, c’est assez important pour eux (et pas pour le mort) : c’est plus facile de dire « adieu » à quelqu’un si on se dit que ce qu’il voulait pour la fin a été respecté.

C’est pourquoi aussi, il y a souvent un débat assez vif sur cette question de la publicité d’une telle pratique. Ainsi, Meia note : « J’avoue en revanche ne pas voir l’utilité d’en faire un évènement "public" surtout dans un jeu aussi cloisonné communautairement que Wow. » Par « cloisonné communautairement », celle-ci renvoie au rôle central des collectifs de pratique et d’appartenance que sont les guildes de joueurs. La dimension communautaire des funérailles est souvent affirmée par le rôle central qu’y joue la guilde du défunt dans la préparation, la mise en oeuvre du moment d’hommage.

Gecko va dans le même sens lorsqu’il parle de ces évènements[14] :

Que des gens qui ne se connaissaient que par le biais d’un jeu fassent ce genre de geste ce n’est pas dérangeant. […] C’est si cela devient une sorte d’event massif que ça devient malsain. Si ça dépasse le cadre du petit comité d’amis et si des types qui ne connaissaient même pas la personne décédée se ramènent juste pour participer à une sorte d’event IG, là c’est malsain. Un type meurt dans la vraie vie et d’autres types en font un prétexte à parodie dans ce qui n’est qu’un jeu. Bref, comité restreint composé de gens qui ont leurs raisons d’être là ok, mais sinon c’est malsain et irrespectueux.

Cette dimension de l’authenticité est récurrente dans les motivations exprimées par les protagonistes. Comme le dit Hawkmoon[15] :

[…] c’était quelque chose auquel nous avons participé par respect pour le joueur derrière le personnage, qui était apprécié pour sa gentillesse son implication et son humanité. Tous les gens qui ont côtoyé [le défunt] sur daoc[16] orca je pense, ont été heureux de pouvoir assister à cette cérémonie faute de pouvoir le faire IRL. Ce qui nous a surpris, c’est le monde présent pour l’évènement et le respect témoigné. Ça a été aussi un très grand soutien à sa famille qui a pu ainsi voir combien le défunt était apprécié.

Et Wiké[17] de surenchérir : « Ce genre de cérémonie associe les personnes plus que les avatars, ce n’est pas un évènement roleplay. » Si ces cérémonies ne sont pas des jeux de rôle, les motivations religieuses ne sont, elles non plus, jamais invoquées. Jito[18] confie sans détour : « Ce n’était pas des reproductions d’enterrements [...] un hommage c’est un hommage c’est tout. Je ne vois pas pourquoi vous allez chercher des histoires de RolePlay, de religion ou je ne sais quoi. » Il est relativement évident pour la plupart des joueurs qui s’expriment sur cette problématique que la dimension religieuse est absente, ou à tout le moins périphérique. Comme le dit explicitement Kerunix[19] :

Les funérailles, les hommages à un mort, c’est culturel, c’est social. Et il y a certaines cultures, ou religion, ou société, qui trouvent cela malsain de se réunir autour d’un cadavre pour pleurer. Moi le premier. Et finalement, on va à l’enterrement, parce que ça serait franchement très mal vu de ne pas y aller... C’est la tradition, et on n’y échappe pas. (Même pas moi). Ça fait 28 ans que je ne crois pas en Dieu (ni en aucune forme de religion). Et des funérailles avec le cortège, l’église, le curé, le cimetière, les gens qui récitent des trucs que t’as jamais lus de ta vie, qui se lèvent, s’assoient, se taisent, font des signes mystiques au-dessus d’un cadavre emboité et, surtout, se rendent tristes mutuellement en pleurant tous en coeur, ... je trouve ça très très très malsain et extrêmement désagréable à vivre... non pas à cause du/des morts, mais à cause des vivants autour.

Dinglewood[20] va dans la même direction quand il refuse explicitement tout « cérémonial » tout en revendiquant une célébration :

[…] je trouve cela formidable de rendre un ultime hommage en jeu à l’un de nos camarades car justement notre interaction se faisait en jeu, par contre je trouve « malsain » de faire un cérémonial qui au final n’est plus que de l’hypocrisie mais devient un jeu dans le jeu ; ici on célèbre la mort en quelque sorte. Je m’explique, se réunir tous dans un endroit du jeu, un petit discours à côté du personnage ça me choque pas. Mais voir des gens défiler les uns après les autres devant un tas de pixel ou organiser un rituel, ça ce n’est plus rendre hommage au joueur mais profiter de sa mort pour « un plus ».

Cette distinction émique faite par l’interviewé entre cérémonial et cérémonie est très révélatrice du point de vue dominant que j’ai rencontré sur ce terrain. De fait, même si elle peut sembler un peu abrupte, cette dichotomie est caractéristique d’une distinction récurrente chez ces joueurs. Ce qui est rejeté par les protagonistes, c’est une ritualité méticuleuse qui, en quelque sorte, mimerait la religion dans ses dimensions les plus systématiques et rituelles. Bref, parler de rituel en ce sens, et dans ce contexte, semblerait travestir les mots de mes interlocuteurs, là où ce genre d’événement est présenté par ceux-ci avant tout comme une aventure humaine, une célébration collective de nature sociale. Les termes les plus utilisés sont d’ailleurs très révélateurs de cette distinction. De manière quasi généralisée, c’est le mot hommage qui est utilisé pour référer à ces célébrations communautaires. Comme le déclare Hutch[21] : « Moi je trouve que ce sont les funérailles qui sont déplacées. C’est peut-être chipoter mais je trouve qu’il y a une grosse différence entre "enterrer" un perso[nnage] et simplement rendre hommage. » Le lexique de l’hommage ou de la mémoire est la véritable dominante des motivations des participants. Comme me le racontait Xandra[22] : « une cérémonie funéraire est faite pour rendre hommage, par une simple présence, à l’idée de ce qu’était la personne ». Cette idée d’une centration de la motivation sur la personne disparue et sur le lien qui unissait chaque participant à celle-ci est l’objectif central des rassemblements funéraires dans des jeux comme World of Warcraft.

Des rituels avant tout sociaux

De ces multiples données, il ressort au moins trois conclusions assez claires. Tout d’abord, et comme nous venons de le voir, il est difficile de qualifier unilatéralement ce type de cérémonie de « religieuse » tant les témoignages des organisateurs et des participants s’y opposent. Ce sont sans conteste les relations humaines et dès lors la nature sociale des cérémonies funéraires dans World of Warcraft qui doivent être retenues comme dimension centrale de ce genre d’engagement.

Ensuite, on ne peut attribuer à titre principal le qualificatif de rituel à ces célébrations où l’attention des participants semble avant tout mise sur la cérémonie c’est-à-dire la manifestation collective, et non le cérémonial, la gestualité, ou le rite. En d’autres mots, comptent avant tout la présence des avatars et ce qu’elle symbolise pour le défunt et pour les participants. À l’exception de quelques signes ou mises en scène symboliques, le rituel est très pauvre et n’est jamais évoqué en détail par les témoins. Ce constat est d’ailleurs applicable à d’autres cérémonies étudiées (Servais, 2015a).

Enfin, il ne me semble pas abusif de considérer, au vu de tous les éléments rassemblés, que ce type de cérémonies funéraires est, dès lors, un excellent révélateur des sociabilités en ligne au sein de collectifs virtuels. Dans le présent cas, il est évident que l’on dépasse le statut de purement ludique dans ce type de célébrations. L’étude des cérémonies communautaires dans des jeux vidéo en ligne démontre un attachement émotionnel et affectif fort des joueurs engagés dans ces univers. Par ailleurs, ces pratiques témoignent des transformations du rapport au corps, virtualisé, dans l’expression du deuil et de l’hommage. Et plus largement, ce déploiement de célébrations funéraires dans un espace numérique atteste d’un tournant de la prise en charge de la mort dans nos sociétés de haute modernité.