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Les expériences de mort imminente (EMI) font l’objet d’un regain d’intérêt depuis les premiers travaux de Raymond Moody (1975), qui ont ouvert la voie à de multiples réflexions sur le sujet. Elles attirent l’attention du grand public (Berghmans, 2022; Greyson, 2021; Evrard, 2022) et des scientifiques (Greyson, 2007; Sleutjes, 2014; Jourdan, 2021). Elles ont suscité la création de revues scientifiques, comme le Journal of Near-Death Studies publié depuis 1981, et l’émergence de dynamiques nouvelles de spécialisation pour certains chercheurs qui étudient maintenant ces phénomènes en tant qu’« expériences exceptionnelles[1] » (Rabeyron, 2020; Cardeña et al., 2015).

Mais les descriptions d’EMI ne sont pas si récentes. Chez les Grecs du 5e siècle, l’auteur Proclus raconte une vision du personnage de Cléonyme : ce dernier décrit comment son âme sort de son corps et s’élève, lui permettant d’avoir une vision du monde en dessous de lui (Festugière, 1970). Au 6e siècle, l’historien Grégoire de Tours rapporte des témoignages surprenants faisant état de la vision de lumière, de la description d’un monde au-delà de la mort et d’un retour à la vie. Le 19e siècle regorge d’ouvrages portant sur des expériences de sortie hors du corps (Riffard, 1990), publiés tant par les premiers chercheurs en science psychique que par des romanciers ou des poètes. À la fin du 19e siècle, le géologue Albert Heim (1892) fait état de récits de chutes d’alpinistes qui disent avoir vécu des sensations de flottement et de calme associées à une vision complète de leur existence[2]. Des débats fructueux sont nés à la suite de ces récits. C’est le psychologue et épistémologue français Victor Egger (1896) qui a proposé l’expression « expérience de la mort imminente », qui deviendra plus tard NDE (Near-Death Experience – Expérience proche de la mort) sous la plume de Moody (1975).

Depuis les années 2000 (Greyson, 2014), les publications scientifiques sur le sujet ont augmenté de manière exponentielle : études exploratoires, phénoménologie de l’expérience à partir de récits de cas, études transversales, revues de littérature. Des recherches ont été menées avec des patients ayant subi des arrêts cardiaques et des suivis de réanimation (Parnia, 2002; Greyson, 2003; Van Lommel, 2011; Rousseau, 2023). À cela s’ajoutent de nombreux travaux sur les implications des EMI sur le comportement (Ring, 1990; Greyson, 2010) ainsi que sur des dimensions plus larges de l’existence comme le rapport à autrui, à la religion ou à la spiritualité (Rommer, 2000; Greyson, 2006; Tassel-Matamua, 2018), ou encore sur les aspects neurologiques de la relation esprit-cerveau (Beauregard, 2009; Agrillo, 2011; Mobbs, 2011; Martiel, 2022). Ces travaux incitent à creuser la question du rapport entre le cerveau et la conscience (Parnia, 2007; Greyson, 2010; Schwartz, 2012) au niveau tant médical que philosophique, et permettent ainsi d’établir des ponts entre les aspects neurologiques du fonctionnement humain et des interrogations sur la nature et le fonctionnement de la conscience. De telles recherches, menées entre autres par Pim Van Lommel (2011), Trent-Von Haesler et Mario Beauregard (2013), suscitent de nouvelles hypothèses explicatives au sujet du fonctionnement de la conscience durant des périodes de coma ou des expériences de traumatisme mettant la vie en danger. Elles soulèvent également une question cruciale : se peut-il que la conscience ne résulte pas exclusivement de l’activité cérébrale? La possibilité de l’existence d’un esprit, ou d’une conscience non locale et non produite par le cerveau, a été évoquée de manière exploratoire par plusieurs auteurs (Parnia, 2007; Fenwick, 2012).

C’est la dimension spirituelle de l’EMI qui sera examinée dans cet article. En nous référant aux travaux de l’historien roumain Mircea Eliade, nous présenterons l’EMI comme une hiérophanie des temps modernes, c’est-à-dire comme une forme de manifestation du sacré. Nous nous abstiendrons de prendre position sur le débat quant à l’origine, la nature et l’explication des EMI au sens scientifique, et de nous prononcer sur la pertinence des autres hypothèses explicatives d’ordre physiologiques, psychologiques, pathologiques et spirituelles (Noyes, 2009; Tassel-Matamua, 2019; 2020).

L’EMI, en tant qu’expérience exceptionnelle, serait perçue par certains individus comme la manifestation du sacré dans leur vie. Dans notre société moderne et consumériste, où le système capitaliste de production/consommation s’érige en maître, on constate une dynamique naissante de retour à une forme d’enchantement du monde (Lenoir, 2014), que l’on retrouve dans l’intérêt grandissant du public pour les questions relatives à la nature de la conscience, au but de la vie et à l’hypothèse de l’après-vie. L’étude des expériences exceptionnelles (Rabeyron, 2020) donne lieu à la mise en place d’une psychologie anomalistique naissante, qui justement prend pour objet ces anomalies, notamment les EMI (Berghmans, 2023). Toutes ces interrogations ne reflèteraient-elles pas une tentative de retrouver une forme de sacralisation, oubliée dans un monde profane et dénué de dynamiques spirituelles fortes, qui correspondrait plus aux attentes des humains du 21e siècle? C’est la question du sens des EMI qui sera soulevée ici, à la lumière d’une lecture sociale et symbolique. Après avoir présenté un cadrage conceptuel sur les EMI, en soulignant leur aspect transformationnel, c’est l’importance de la dimension sacrée de cette expérience qui sera développée. Une discussion sur les implications de cette manifestation du sacré dans notre société moderne et sur les limites de cette réflexion exploratoire clôturera notre démarche.

Aspects conceptuels des EMI et ébauches de théories explicatives

Les EMI sont devenues des sujets de conversation dans le monde médical et sont considérées comme des phénomènes « assez courants » en médecine d’urgence (Van Lommel, 2011), bien que l’on puisse observer une forte réticence à en parler de la part des patients en raison du manque d’acceptation et de soutien social et médical (Hoffman, 1995). Même si les recherches sur les EMI sont largement diffusées de nos jours, les mécanismes par lesquels elles se produisent, la nature de l’expérience et plus généralement son sens n’ont pas encore été élucidés (Agrillo, 2011; Fenwick, 2012). La recherche fait face à de vastes problèmes tant méthodologiques, épistémologiques qu’éthiques. L’explication des EMI constitue un défi majeur pour l’avenir de la recherche scientifique sur la compréhension de la conscience.

En ce qui concerne les descriptions de ces expériences, on se réfère fréquemment aux travaux de Moody (1975). Dans ses premières recherches, il a identifié et décrit quinze caractéristiques des EMI : l’ineffabilité de l’expérience (ce qui signifie que notre langage est insuffisant et non adapté pour exprimer ce type d’expérience), le fait de s’entendre déclarer mort, le sentiments de paix, le fait d’entendre des sons inhabituels, la vision d’un tunnel, la sensation d’être hors de son corps, le fait de percevoir un « être de lumière », la rencontre avec des êtres non physiques (souvent des proches décédés), une révision du sens et de la perception de la vie, la perception d’une frontière ou d’un point de non-retour, le fait de revenir à la vie, la frustration de raconter l’expérience à d’autres et le manque d’écoute, une appréciation différente, approfondie de la vie, l’élimination de la peur de la mort, et la corroboration des visions hors du corps. Depuis trente ans, la recherche en contexte occidental continue d’utiliser le prototype défini par Moody (Zingrone et Alvarado, 2009), mais celui-ci ne fait pas consensus, car toutes les caractéristiques ne se retrouvent pas dans toutes les EMI. En nous référant aux travaux de Tassel-Matamua (2020) et de Greyson (2014), nous présentons ici les explications fournies par les chercheurs au sujet des EMI en distinguant quatre groupes.

Premièrement, il y a l’explication par les dimensions physiologique et anatomique, selon laquelle les EMI auraient une base biologique. L’hypothèse présentée est celle de l’anoxie cérébrale (diminution de l’oxygénation du cerveau entraînant des lésions cérébrales diffuses dont l’importance est fonction de la gravité et de la durée de l’anoxie) (Greyson et al., 2009). Toutefois, de nombreuses EMI se produisent en l’absence de modifications des niveaux d’oxygène et de dioxyde de carbone dans le cerveau (par exemple, des chutes). Les études menées auprès des survivants d’un arrêt cardiaque ne montrent pas toutes les mêmes résultats : certaines suggèrent une corrélation positive entre les niveaux de dioxyde de carbone et les récits d’EMI (Klemenc-Ketis et al., 2010), alors que d’autres indiquent que ceux qui signalent des EMI n’ont pas nécessairement des niveaux plus élevés de dioxyde de carbone dans le cerveau par rapport à ceux qui n’ont pas signalé d’EMI (Parnia et al., 2007). Des travaux ont suggéré que l’hypoxie et l’anoxie produisent des expériences comme des hallucinations effrayantes, différentes de celles généralement rapportées par les EMI comme la paix ou la joie. Van Lommel et ses collègues (2001) ont noté que si l’anoxie est un facteur nécessaire pour que survienne une EMI, l’incidence des EMI chez les patients ayant subi un arrêt cardiaque devrait être plus élevée, car l’anoxie est une caractéristique typique d’une telle condition médicale. D’autres travaux ont proposé des éléments explicatifs des EMI comme la libération de substances neurochimiques spécifiques lors de situations de stress extrêmes (endorphines, opioïdes endogènes, kétamine). L’effet des endorphines, connues pour réduire ou éliminer la douleur, ne correspond pas aux sensations, agréables ou non, dont témoignent les expérienceurs d’EMI (Kelly et al., 2007). Les opioïdes endogènes produisent un soulagement de la douleur pendant des heures, alors que l’effet extrême et le soulagement de la douleur qui accompagnent les EMI ne durent généralement que quelques instants, le temps de l’expérience elle-même. Quand celle-ci se termine, la douleur physique est ravivée (Fracasso et Friedman, 2011; Kelly et al., 2007). Jansen a proposé en 1997 qu’un agent endogène de type kétamine puisse exister et qu’il soit libéré lors de situations de stress extrêmes; il pourrait engager sélectivement les récepteurs NMDA[3] pour produire les caractéristiques transcendantales des sensations de décorporation et des rencontres avec d’autres personnes décédées. Jansen a cependant admis qu’il ne considère le rôle de la kétamine que comme hypothétique et Greyson (2009) a soutenu en outre que l’agent de type kétamine proposé, s’il existe dans le cerveau, n’a pas encore été localisé. Ces théories neurochimiques ne tiennent pas non plus compte de la totalité des caractéristiques se produisant lors des EMI, telles que la rencontre avec d’autres personnes décédées dont on ne sait pas qu’elles sont décédées (Kelly et al., 2007; Ohkado, 2013). Les résultats de certaines études relient des caractéristiques spécifiques des EMI, comme le sentiment de connexion à un être de lumière, à des éléments de l’anatomie cérébrale tels que le lobe temporal moyen droit (Beauregard, Courtemanche et Paquette, 2009). Bien que ces structures semblent jouer un certain rôle dans la mémoire, la question demeure de savoir si le souvenir rétrospectif de l’EMI est le même que l’expérience réelle, et si ces mêmes structures peuvent expliquer la totalité des caractéristiques de l’EMI, en particulier dans le cas d’un problème neurologique grave. L’administration insuffisante d’anesthésique a été aussi invoquée pour expliquer les sorties hors du corps, particulièrement les récits de patients ayant entendu des conversations entre le personnel chirurgical et pouvant décrire des procédures chirurgicales (Ghoneim et Block, 1992). Des recherches récentes ont révélé que l’activité cérébrale est complètement désactivée pendant l’anesthésie, ce qui rend les processus perceptifs habituels impossibles (White et Alkire, 2003). De nombreuses EMI se produisent en dehors des interventions chirurgicales et en l’absence d’anesthésie, comme dans les cas de noyade, d’accident de voiture et de suicide, et l’hypothèse d’une anesthésie insuffisante ne peut pas expliquer les nombreuses caractéristiques des EMI. Ce premier groupe d’explications offre des pistes intéressantes, mais ces dernières ne sont pas suffisantes pour expliquer les EMI dans leur globalité.

Deuxièmement, des explications de type psychologique sont proposées (Rabeyron, 2020). Elles mettent l’accent sur le fait que les EMI pourraient être une conséquence de mécanismes de défense ou d’un conditionnement culturel. L’EMI pourrait être perçue comme un mécanisme d’adaptation : dans de nombreuses cultures occidentales, la menace de mort imminente conduirait un individu à construire des sentiments, sensations, perceptions et images agréables pour faire face à une expérience chargée d’anxiété, liée à l’incertitude associée à la mort. Toutefois, on sait que les personnes expérimentant une EMI ne sont pas toutes conscientes de l’imminence de leur mort, car l’origine de l’expérience se produit parfois de manière très soudaine (accident de voiture, agression physique inattendue). Les EMI peuvent aussi être pénibles, ce qui indique que le rôle positif joué par un mécanisme de défense ne s’applique pas de manière systématique. Une autre hypothèse avancée est celle du « conditionnement culturel » (Rabeyron, 2020). Ainsi, les représentations religieuses et spirituelles de ce qui se passe au moment de la mort et dans un au-delà souhaité seraient en partie psychologiquement construites sur la base des croyances, représentations et systèmes de valeurs de la personne et pourraient expliquer certaines caractéristiques des EMI. Les personnes de religion chrétienne, par exemple, auraient des représentations culturelles chrétiennes (peintures, sculptures) et des croyances (le paradis, l’enfer, le divin, etc.) qui façonneraient leurs perceptions inconscientes et qui les amèneraient à reconstruire de telles images au moment de la mort. Ces images seraient différentes de celles associées à d’autres repères religieux. On observe cependant que les EMI des individus ayant des croyances religieuses spécifiques ne présentent pas toujours des caractéristiques cohérentes avec leurs croyances. Quant aux sujets « laïques » (Tassell-Matamua, 2018), ils font état dans leurs récits d’EMI de représentations de types mystiques ou neutres par rapport à la religion (lumière blanche, amour inconditionnée). Enfin, les enfants ont aussi signalé des EMI avec des caractéristiques qui pourraient être considérées comme fondées sur la religion ou la spiritualité (Morse, 1994). Cependant, si les EMI sont le résultat d’un tel conditionnement, une augmentation des rapports d’EMI aurait dû se produire après 1975, lorsque les expériences ont été popularisées par le livre de Moody, Life After Life et les publications d’autres auteurs sur le même sujet. Pourtant les chercheurs n’ont trouvé aucune différence significative dans les rapports d’EMI avant et après 1975 (Athappilly et al., 2006). De même, le conditionnement culturel devrait faire en sorte que la phénoménologie des EMI soit congruente avec le contexte culturel des EMI, mais une telle congruence n’a pas encore été démontrée. Des études interculturelles sur les EMI apporteraient des éléments supplémentaires à cette réflexion.

Troisièmement, des explications psychopathologiques sont aussi avancées, même si la recherche n’a pas encore établi de liens fiables entre les EMI et un problème de santé mentale (Tassel-Matamura, 2013). Les EMI sont ainsi présentées soit comme une conséquence, soit comme un facteur prédisposant à la psychopathologie. La dépersonnalisation/dissociation, connue sous le nom de trouble de dépersonnalisation/déréalisation selon le DSM-5, pourrait expliquer certaines caractéristiques des EMI. En 2000, Greyson a découvert que les symptômes dissociatifs étaient plus fréquents chez les expérienceurs d’EMI que chez les personnes qui avaient frôlé la mort sans EMI. Bien que les symptômes de dépersonnalisation/dissociation puissent inclure une anesthésie sensorielle, une réponse affective limitée, ces symptômes contrastent fortement avec l’affect et l’autonomie améliorée dont les récits d’EMI font généralement état. Ces symptômes de dépersonnalisation/dissociation peuvent être liés à des problèmes de santé mentale dans certains cas, mais il est peu probable qu’ils soient dans tous les cas des facteurs de causalité dans la survenue d’une EMI. Des affirmations spéculatives selon lesquelles les caractéristiques des EMI seraient de nature hallucinatoire ont également été mentionnées, mais elles ont été réfutées. Dans une étude de Greyson et Liester en 2004, 80 % des participants ayant vécu une EMI ont dit entendre des « voix internes » après l’EMI et 97 % ont signalé des attitudes positives envers les expériences auditives, ce qui contraste avec les attitudes négatives envers les hallucinations auditives que l’on trouve généralement dans les populations psychiatriques. De plus, bien que la majorité des EMI se manifestent en l’absence de substances psychoactives et médicinales, des recherches montrent qu’en comparaison avec les hallucinations fragmentaires et souvent dénuées de sens induites par les drogues, les caractéristiques des EMI sont complexes et douées de signification d’ordre personnel (Bates et Stanley, 1985). De plus, les individus qui ont, à des occasions distinctes, vécu à la fois des hallucinations et une EMI décrivent les expériences et les images associées comme étant assez différentes (Sartori et al., 2006).

Quatrièmement, il est nécessaire de mentionner les explications non matérialistes des EMI appelées « transcendantes » (Kelly et al., 2007) ou « dualistes » (Rivas et al., 2016). Les partisans de ces modèles explicatifs n’adhèrent pas à l’hypothèse matérialiste et scientifique qui règne présentement au sein de la science occidentale. Ils remettent en question les théories voulant que tous les phénomènes soient le produit d’actions et d’interactions matérielles, y compris le fait que l’expérience consciente soit le produit de l’activité cérébrale. Ils développent plutôt une hypothèse philosophique idéaliste selon laquelle la conscience est primaire et indépendante du cerveau, qui serait son organe de manifestation. Cette hypothèse ouvre la porte au dualisme, qui consiste à mettre en avant l’idée que l’expérience consciente et le cerveau sont essentiellement séparés, bien qu’étroitement associés au cours de l’existence physique. Lorsqu’une association est trouvée entre un aspect de l’activité cérébrale et une expérience consciente, les matérialistes supposent que le cerveau a causé l’expérience, alors que les dualistes supposent que la relation entre le cerveau et l’expérience est corrélationnelle plutôt que causale, c’est-à-dire que l’expérience est associée mais non causée par le cerveau. Selon l’hypothèse de la conscience non locale, le cerveau ne serait qu’un organe permettant à la conscience de se manifester, cette dernière résidant dans des arrière-mondes de nature métaphysique auxquels réfèrent la plupart des religions et des spiritualités qui se sont développées au cours de l’histoire de l’humanité. La majorité des personnes ayant vécu des EMI sont catégoriques sur le fait que pendant l’expérience (EMI), elles fonctionnaient indépendamment de leur corps physique, observant le monde matériel et observant et interagissant avec des environnements et des entités trans-matérielles (êtres de lumière, défunts). Souvent, la perception visuelle pendant l’EMI permet à la personne d’avoir accès à des informations que des sources normales ne permettraient pas d’obtenir et qui s’avèrent exactes par la suite (Holden, 2017). Afin de tester ce modèle, la principale stratégie empirique utilisée jusqu’à présent a pris la forme d’études en milieu hospitalier dans lesquelles les chercheurs ont tenté de « capturer » la perception véridique dans des conditions contrôlées (Holden, 2017). Ces études n’ont pour l’instant pas donné de résultats. Une autre stratégie a été la collecte de cas de perception véridique vérifiés par des tiers crédibles. Rivas et ses collègues (2016) ont répertorié plus de cent cas de ce type et ont plaidé pour leur valeur probante. Quelle que soit la validité du support empirique de ce modèle, sa compréhension est importante pour apprécier les transformations personnelles que suscitent les EMI en ce qui concerne la spiritualité et la religion. Aussi fermement que certains chercheurs puissent adhérer au matérialisme philosophique, les expérienceurs d’EMI eux-mêmes semblent prendre leur distance à l’égard des positions matérialistes qu’ils auraient pu avoir avant leur EMI. Les cas les plus remarquables à cet égard sont peut-être ceux des médecins qui ont vécu une EMI et qui témoignent de ce changement fondamental dans leur perspective philosophique (Cicoria et Cicoria, 2017; Liester et al., 2013). L’hypothèse non matérialiste est certes très séduisante et entre en résonance avec l’enseignement des courants new agiste et spirituel sur la survivance de la conscience après la mort. Mais, dans une optique scientifique rigoureuse, elle reste à ce jour une hypothèse au même titre que les hypothèses matérialistes; c’est une hypothèse explicative difficilement testable, mais elle ne doit pas être évincée pour autant. C’est pourquoi il est impératif de continuer à développer la recherche dans ce domaine en analysant les témoignages des expérienceurs d’EMI et en utilisant des méthodes d’investigation plus fines, comme les entretiens micro-phénoménologiques, pour mieux comprendre les sensations, perceptions et émotions associées à ce type d’expérience.

En résumé, il existe un grand nombre de modèles explicatifs des EMI. Beaucoup d’entre eux ont un soutien empirique limité. Bien qu’il soit possible que des mécanismes physiologiques, psychologiques et pathologiques jouent un rôle dans certaines EMI, les compréhensions actuelles de la physiologie et de la psychologie ne permettent pas d’expliquer la totalité des caractéristiques des EMI. Les EMI sont clairement des phénomènes complexes, qui questionnent le fonctionnement du rapport entre le corps et l’esprit au moment de la mort et qui ne peuvent être réduits à des facteurs biologiques ou psychologiques. Enfin, précisons que « le rapport à la mort n’est pas nécessaire pour avoir expérimenté une EMI » (Gabbard et Twemlow, 1991, cité par Evrard, 2022), bien que plusieurs chercheurs aient confirmé que la perception d’être proche de la mort est le déterminant essentiel de l’EMI classique. L’EMI (ou différents types d’EMI) pourrait se situer sur un continuum d’états modifiés de conscience, allant d’expériences de danger pouvant entrainer la mort, jusqu’à des expériences d’EMI profonde; ce qui incite à redéfinir le concept d’EMI dans lequel différents états modifiés de conscience se retrouvent. La dynamique de recherche sur les EMI est en plein essor et il est nécessaire de faire intervenir d’autres pistes explicatives, en gardant un esprit critique et en essayant de mieux comprendre le témoignage des personnes ayant vécu ces expériences.

L’hypothèse de l’EMI comme une hiérophanie transformatrice

Les expériences d’EMI peuvent s’avérer transformatrices à plusieurs niveaux (personnel, religieux, spirituel et sociétal) et conduire à des changements de valeur et de vie semblables à ceux rapportés après un éveil spirituel ou mystique, comme une auto-transformation ou un dépassement de soi (Greyson 2006).

EMI et transformation : l’ouverture à la spiritualité

Les EMI peuvent entraîner une remise en question du rôle de l’individu dans l’existence et de son but dans la vie, une transformation de sa vision du monde et du rapport à autrui, et une orientation vers les dimensions spirituelles et religieuses de l’expérience humaine. Ce potentiel de transformation se manifeste chez de nombreux sujets (Greyson, 2010) et un grand nombre d’études proposent des modèles pour expliquer ces changements (Tassel-Matamua, 2017, 2020; Berghmans, 2023) ainsi que des échelles spécifiques comme le Life change questionnaire de Kenneth Ring, (Ring et Rosing, 1990). Parmi les changements post-EMI qui ont été observés, un certain nombre sont considérés comme directement ou indirectement liés au domaine de la spiritualité et de la religion (Berghmans, 2022). Les termes « spiritualité » et « religiosité » sont utilisés comme synonymes dans de nombreuses études (Koenig, 2012), alors que d’autres chercheurs font une distinction nette entre ces deux termes. La notion de spiritualité revêt un sens intrinsèque, autonome et subjectif. Elle fait référence à un rapport à la transcendance et au sacré, à une connexion avec un pouvoir ou une dimension indéterminée, qualifiée de divine, à l’aspect transformationnel, à la recherche de sens et à l’importance de la croyance. La religion, même si elle partage plusieurs de ces caractéristiques, demande l’adhésion à une institution sociale, impliquant souvent une forme d’autorité doctrinale et traditionnelle, ainsi qu’une relation de pouvoir et un message religieux précis et idéologique (Rosmarin, 2020). Dans cet article, nous retenons le terme « spiritualité », qui nous parait plus large, pour englober la diversité des témoignages rencontrés chez les expérienceurs d’EMI.

Les changements post-EMI liés à des dimensions spirituelles font état d’une croyance en une vie après la mort et d’une continuité de la conscience, d’une diminution voire une disparition de la peur de la mort dans la plupart des cas (Tassel-Matamua, 2020), d’une appréciation plus forte de la vie en général et de son sens, d’une compassion plus grande pour autrui avec un désir d’aide et de partage, d’une quête de connaissance spirituelle (Tassel-Matamura, 2017; Musgrave, 1997) et d’une inscription dans des formes de ritualité de type prière, méditation, qui stimulent une connexion avec une dimension transcendante (Noyes et al., 2009; Tassel-Matamura, 2020). Certains travaux soulignent une plus grande orientation vers cette dimension spirituelle à la différence de la religiosité (Tassell-Matamua, Steadman, 2017), qui est jugée comme « trop petite » par rapport à l’étendue plus large du domaine spirituel (Tassel-Matamura, 2020). Plusieurs questions se posent néanmoins quant à l’origine de cette orientation vers le domaine spirituel. Est-ce l’EMI proprement dite qui accentue ce rapprochement? Est-ce le traumatisme associé au fait d’avoir frôlé la mort? Est-ce que d’autres expériences exceptionnelles ou états modifiés de conscience comme des OBE (Out of Body Experience), des expériences chamaniques (Winkelman, 2002), médiumniques (Beichel, 2014) ou des expériences de perception de revenants (Elsaesser, 2021) peuvent aussi renforcer la dimension spirituelle? En fait, il existe une constellation d’expériences atypiques, qualifiées d’exceptionnelles (Rabeyron, 2020), qui commencent à être étudiées très sérieusement par les chercheurs (Cardeña et al., 2014; Kelly, 2007). Ces dynamiques spirituelles areligieuses mettent en évidence le sentiment de se sentir connecté à des dimensions qualifiées de transcendantes.

EMI : une forme de hiérophanie

Nous présentons ici l’EMI comme une hiérophanie des temps modernes, c’est-à-dire une forme de manifestation du sacré dans l’existence. C’est l’historien des religions Mircea Eliade (1949) qui, le premier, utilisa le terme de « hiérophanie[4] » (du grec, hiéros, signifiant « sacré, saint » et phainein, qui rend compte de la dynamique du « rendre visible », et du « faire connaître ») pour décrire une forme de manifestation du sacré dans le monde profane. Il montre comment les religions se développent à partir du récit d’un évènement de nature magique, surnaturel et transcendant. Pour Eliade (1957), le sacré est ce qui n’est pas profane, c’est-à-dire ce qui ne fait pas partie intégrante des objets qui peuplent le monde naturel et matériel qui nous entoure et qui constitue notre quotidien. Les éléments sacrés se situent hors du monde normal et peuvent être des objets physiques de dévotion, de culte, mais également des objets psychiques, comme des expériences de vie ou des moments d’exception tels que des expériences paroxystiques ou des états non ordinaires de conscience. Le sacré met en évidence la croyance des humains en un principe supérieur et transcendant le monde matériel, qui réside dans un ou des mondes non intelligibles que la métaphysique et les traditions spirituelles et religieuses tentent d’étudier sous différents angles (historiques, anthropologiques, psychologique et théologiques). Pour Eliade, le sacré fait naître l’homme religieux (homo religiosus), une notion qui pourrait être étendue à l’homme spirituel. C’est par une prise de conscience de la manifestation du sacré dans le monde matériel que s’organisent les comportements religieux et spirituels, qui peuvent se manifester sous différentes formes comme le rite. Le sacré peut se vivre de différentes manières selon les individus qui l’expérimentent et s’exprimer sous des formes variées.

Pour l’anthropologie contemporaine, le sacré est un ensemble d’expériences observées dans les sociétés archaïques et traditionnelles, mais également dans les autres cultures qui leur ont succédé, à savoir notre culture moderne, qui peut dans certains cas être empreinte de sacralité. Dans les sociétés primitives, le sacré faisait partie du quotidien de la vie, à la différence des sociétés modernes dans lesquelles il existe moins d’espace-temps sacré et où ce dernier tend à disparaître. Il peut être considéré comme une catégorie universelle de toute conscience humaine (Tarot, 2008) face à sa condition de mortel. Il se manifeste comme une réalité d’un autre ordre que les réalités « naturelles » (Eliade, 1957).

La hiérophanie décrit l’irruption du sacré dans le monde des humains, le monde matériel. Eliade décrivait la hiérophanie comme une dynamique en mouvement du haut vers le bas, rendant compte de la manifestation du divin ou du transcendant dans le monde allant en direction des humains, mais aussi du bas vers le haut, c’est-à-dire des humains vers le transcendant, en élevant leur conscience et leur intuition dans un mouvement immanent de recherche du sacré. De ce fait, la hiérophanie n’est pas seulement une manifestation extérieure du sacré, mais aussi une forme de révélation intérieure permettant l’ouverture d’un espace sacré en soi, c’est-à-dire une ouverture de la conscience vers la dimension spirituelle et la reconnaissance que cette dimension est présente dans le monde. C’est l’accès à une réalité différente, qui transcende les aspects matériels.

Caractéristiques de l’EMI comme hiérophanie

L’EMI est encore mal comprise et différents angles de recherche se confrontent pour tenter de l’appréhender dans sa nature et son fonctionnement. Greyson (1983) a proposé une échelle de détection des EMI dans laquelle les caractéristiques suivantes apparaissent : un sentiment de paix ressenti, une décorporation, la perception d’une lumière brillante, une perception altérée du temps, la perception d’un environnement non terrestre, un sentiment de joie ressenti, d’harmonie et d’unité, de frontière entre le monde terrestre et autre chose, une accentuation des sens, une compréhension différente de la réalité, la perception d’une présence, des pensées accélérées, la rencontre avec des entités non humaines, des perceptions extrasensorielles, une revue de vie, des visions prémonitoires. Bien sûr, toutes ces dimensions ne se retrouvent pas dans toutes les EMI. Chaque expérience est personnelle et fait état de certaines de ces caractéristiques. Van Lommel (2011) a lui aussi tenté de mettre en évidence un certain nombre de dimensions ou de critères qui caractérisent une EMI, en fonction de leur fréquence. Il distingue : le ressenti d’émotions positives (56 %), la conscience d’être mort (50 %), la rencontre avec des personnes décédées (32 %), le déplacement dans un tunnel (31 %), l’observation de paysages magnifiques et paradisiaques (29 %), l’expérience de sortie hors du corps (24 %), la perception d’une lumière intense (23 %) et une revue de vie (13 %).

On notera que douze de ces caractéristiques, soit la décorporation, la perception d’une lumière brillante, une perception altérée du temps, la perception d’un environnement non terrestre et paradisiaque, le sentiment de frontière entre le monde terrestre et un au-delà, la perception d’une présence, la rencontre avec des entités non humaines, des perceptions extrasensorielles, une revue de vie, des visions prémonitoires, le déplacement dans un tunnel et la revue de vie, se réfèrent à une dimension du sacré, telle que définie ici. Les récits des personnes ayant vécu des expériences d’EMI viennent donc appuyer l’hypothèse de l’EMI comme manifestation du sacré, et donc comme la manifestation d’une hiérophanie des temps modernes. Bien sûr, une étude plus rigoureuse serait nécessaire pour identifier les liens entre ces douze dimensions de l’expérience et ce qui caractérise la dimension du sacré.

Discussion

Dans cet article, nous nous abstenons de prendre position sur la nature de l’EMI. En nous référant aux descriptions des expériences d’EMI et aux caractéristiques des EMI mis en évidence par de nombreux chercheurs, nous constatons qu’il arrive dans certains cas que l’EMI (comme peut-être d’autres expériences exceptionnelles ou certains états modifiés de conscience) soit associée à la manifestation du sacré dans la réalité matérielle qui nous entoure. Dans les tribus primitives, on remarque souvent que le sacré apparait dans des expériences de connexion avec des dimensions transcendantes, comme le contact avec les ancêtres, avec des esprits, avec des animaux totem, ou des expériences psychiques de transformation qui créent une connexion avec une forme de sacralité que l’on retrouve dans des expériences spirituelles ou religieuses (Winkelman, 1989). Au sein de la modernité, qui laisse peu de place à la manifestation d’expériences spirituelles, les EMI pourraient être vues comme la manifestation subjective d’une sacralité et comme une connexion à des dimensions spirituelles qui surgissent au sein de notre réalité quotidienne et matérielle par l’entremise d’expériences hautement symboliques et parfois douloureuses qui reconnectent l’individu à des dimensions plus profondes de son existence, qualifiées de numineuses[5]. La dimension sacrée se manifeste comme quelque chose de totalement différent du profane. Plusieurs des récits d’EMI décrivent une réalité qui n’appartient pas à notre monde, un espace-temps sacré qui devient accessible à l’individu qui en fait l’expérience.

Dans les récits d’EMI, il est souvent question d’un seuil à franchir pour revenir de cette expérience. Ce seuil réfère de façon symbolique à la notion de passage entre deux mondes. Le monde profane est ainsi transcendé avec une image d’ouverture d’une enceinte sacré, dans le monde matériel, au même titre que la communication avec les dieux qui était possible dans les civilisations primitives, dans lesquelles un pont vers le haut existait par où les dieux pouvaient descendre sur la terre et par lequel l’homme pouvait monter au ciel (Eliade, 1957). Lors d’une EMI, un espace sacré s’ouvre dans la vie des personnes, ce qui a pour effet de détacher un territoire du milieu profane et de le rendre différent, sacralisé. L’homme moderne a désacralisé son monde en faveur d’une réalité profane et d’une existence profane (Eliade, 1957). Dans les sociétés modernes, il est de plus en plus difficile de retrouver une dimension existentielle spirituelle ou religieuse. Les expériences exceptionnelles comme les EMI pourraient offrir un accès à cette dynamique de sacralisation dans un monde moderne caractérisé par une pensée reposant sur un excès de matérialité.

La démarche présentée ici met en évidence les aspects transformationnels des expériences d’EMI et l’importance de la dimension sacrée de ces expériences. Cette démarche est limitée, d’une part, par le fait que nous n’utilisons que la grille de lecture de Mircea Eliade. Il conviendrait de la comparer à d’autres formes de manifestations du sacré étudiées par divers auteurs. D’autre part, il serait intéressant d’établir un lien plus précis entre les dimensions de l’expérience ressentie par les expérimentateurs d’EMI qui mettent en lumière des caractéristiques de nature spirituelle, à l’aide d’échelles mesurant des formes de spiritualité.