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Cet ouvrage ambitieux analyse le phénomène des adaptations québécoises des pièces shakespeariennes à la lumière des théories féministes, queer, bakhtiniennes et postcoloniales, et tente de les mettre dans le contexte sociopolitique évoluant du Québec. Originaire de la Nouvelle-Écosse, Drouin est une jeune spécialiste de Shakespeare qui a fait ses études doctorales à l’Université McGill avant de commencer sa carrière professorale aux États-Unis. Néo-Montréalaise bilingue et souverainiste, elle voit dans ces adaptations des preuves irréfutables de la différence entre le Canada anglophone et la nation québécoise. Voulant faire le pont entre les fameuses deux solitudes, elle explique l’histoire du Québec depuis la Conquête à ses lecteurs anglophones, présente le nouveau théâtre québécois et sa langue joualisée, analyse l’homophobie du discours nationaliste, souligne l’impact du féminisme et du mouvement gai, et compare le multiculturalisme canadien à l’interculturalisme québécois.

Dans son introduction, Drouin parle des nombreuses traductions, adaptations et mises en scène des pièces shakespeariennes au Québec depuis les années soixante et du rapport différent que le Québec a avec « le grand Will ». Il n’est pas étonnant que Shakespeare, symbole de l’autorité culturelle et linguistique au Canada anglophone, ne soit pas toujours traité avec révérence par les dramaturges québécois, qui n’hésitent pas à réécrire ses pièces pour en faire des allégories nationales ou des spectacles carnavalesques.

Le premier chapitre aborde la question de la pertinence des théories postcoloniales dans le contexte québécois et décrit le traitement de l’oeuvre shakespearienne dans d’autres pays (l’Australie, la Nouvelle-Zélande, l’Écosse, la Catalogne) qui ont décolonisé leurs cultures coloniales. Ensuite, l’auteure passe en revue l’histoire du Québec depuis la Conquête, soulignant les différents discours nationalistes qui invoquent souvent le viol et l’homosexualité – le Québec violé par le colonisateur et puis trahi par les fédéralistes efféminés. Ici, elle signale le travail important de Robert Schwartzwald, qui a inventé l’expression « fear of federasty » (peur de la fédérastie) pour caractériser ce discours homophobe. Parlant des mouvements féministe et queer dans la province, Drouin remarque que leurs revendications ont souvent été subordonnées au projet nationaliste. Dans le second chapitre, l’auteure fait preuve de son expertise dans une discussion claire et impressionnante des théories de l’adaptation shakespearienne. Après avoir considéré une longue liste de définitions et de catégories possibles, elle conclut qu’une adaptation québécoise doit être une pièce composée par un auteur né ou résidant au Québec, qui réécrit de manière significative tout en retenant la référence au texte shakespearien (p. 67).

Dans les quatre chapitres suivants, Drouin propose de lire plusieurs adaptations dont les discours politiques subversifs participent aux grands débats du jour : la Révolution tranquille, la crise d’Octobre, les deux campagnes référendaires, l’essor du féminisme et l’émergence du SIDA. Elle commence par une lecture de Hamlet, prince du Québec (1968) de Robert Gurik, pièce ensuite adaptée en anglais par Marc Gélinas. Drouin explique à ses lecteurs non québécois comment Gurik se sert de cette tragédie historique pour parler du Québec qui, comme Hamlet, hésite devant l’action nécessaire pour se libérer. Elle analyse le discours nationaliste, anticlérical, néomarxiste et anti-impérialiste de Gurik et fait des commentaires sur les changements que Gélinas a apportés à l’adaptation pour son public ontarien. Avant d’étudier les « tradaptations » (traductions, adaptations) de Michel Garneau, Drouin explique à ses lecteurs anglophones « la querelle du joual » et le nationalisme culturel et linguistique, avec des références à Michèle Lalonde (Deffence et illustration de la langue quebecquoyse) et à Annie Brisset (Sociologie de la traduction). Selon Drouin, Garneau se sert de Shakespeare pour parler de la Conquête de 1759, de la rébellion des Patriotes en 1837-1838, des crises de la conscription en 1917 et en 1944 et de la crise d’Octobre en 1970. Sa traduction de Macbeth (1978) valorise le français québécois et présente le meurtre du roi comme l’équivalent de la Conquête. Garneau critique la complicité du clergé catholique et accentue le besoin de libérer le pays du tyran. Dans sa version de La tempête (1989), Garneau retourne au thème de l’usurpation par un tyran. Le chapitre cinq présente le théâtre parodique et carnavalesque de Jean-Pierre Ronfard. Lear, montée en 1977 peu après la victoire du Parti québécois, et les six pièces de Vie et mort du Roi Boiteux, créées en 1981-1982 après la défaite du premier référendum, tournent en ridicule la nation corrompue et grotesque, qui sera sauvée et régénérée par des femmes fortes qui libéreront la nation du patriarcat et établiront une société démocratique, égalitaire et pluriethnique. Dans sa lecture, Drouin souligne la subversion des rôles sexuels (gender roles) et la performativité du genre dans l’oeuvre théâtrale de Ronfard, sujets qui reflètent les débats contemporains sur la libération sexuelle, le féminisme et l’homosexualité.

Le sixième chapitre examine diverses pièces qui participent à ce que Drouin appelle l’explosion des adaptations shakespeariennes depuis les années 1990 : au moins vingt-sept pièces par des femmes, des queer et des autochtones. Elle commence par quelques remarques sur À propos de Roméo et Juliette (1989) de Pierre-Yves Lemieux, qui transforme Mercutio en homosexuel et fait des allusions à l’épidémie du SIDA. Ensuite, Drouin étudie quelques adaptations où la promesse d’une réécriture féministe n’est pas tenue. Elle est aussi déçue par Les Reines (1991) de Normand Chaurette, qui imagine la vie en coulisse de cinq femmes des pièces historiques de Shakespeare, personnages qui se conforment aux stéréotypes misogynes. Dans William S (1991) d’Antonine Maillet, Drouin voit une critique de la misogynie des pièces shakespeariennes, et dans Hamlet-le-Malécite (2004) d’Yves Sioui Durand et Jean-Frédéric Messier, elle applaudit la représentation des problèmes sociaux des autochtones. Par contre, elle juge que les trente-huit monologues de 38 (A, E, I, O, U) (1996), inspirés par différentes pièces shakespeariennes et compilés par Yvan Bienvenue, et Henry. Octobre, 1970 (2002) de Madd Harold et Anthony Kokx ne font pas assez de place aux femmes, aux gais, aux autochtones et aux immigrants.

La conclusion explique la priorité donnée à la question nationale et le manque de pièces par des dramaturges féministes, gais, ethniques ou autochtones dans le corpus des adaptations shakespeariennes en contrastant le multiculturalisme canadien (qui valorise la différence et le multilinguisme) et l’interculturalisme québécois (qui privilégie la collectivité et la culture civique commune). Si Drouin avait fait preuve d’une connaissance des études théâtrales québécoises aussi profonde que son expertise dans les études shakespeariennes et son engagement avec les discours sociopolitiques (nationaliste, néomarxiste, postcolonial, féministe et queer), ce livre aurait mieux satisfait le lectorat franco-québécois. Malgré tout, Shakespeare in Quebec fait une contribution importante aux études québécoises.