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Pierre Savard aurait sans doute aimé ce volume de Mélanges publié à sa mémoire. Vingt communications dites savantes, autant de témoignages, habilement répartis, avec une bibliographie complète, compilée et présentée substantiellement par Marc Lebel. Les communications occupent 70 % des 420 pages de texte.

Par quoi Savard aurait-il commencé sa lecture ? J’imagine qu’il aurait d’abord voulu se retrouver dans sa bonne ville de Québec et qu’il se serait plongé dans le texte de Ronald Rudin ; se lisant d’une traite, il décrit et analyse avec finesse les célébrations « grandioses » du 23 mai 1878 qui ont entouré la translation des restes de Mgr de Laval. Sur la même époque, Savard aurait ensuite dévoré l’article qui me paraît le plus novateur du recueil, celui de Jean-François Bélisle, qui trace un parallèle saisissant entre Garcia Moreno, le très catholique président de l’Équateur (1861-1875), et les ultramontains canadiens-français, dont son cher Tardivel. Solidement documenté, y compris aux sources en espagnol, ce texte ouvre des perspectives comparatistes qu’affectionnerait bien le Gérard Bouchard de Genèse des nations.

De là, notre héros goûterait sans doute un voyage en Italie et ici, il serait gâté. Matteo Sanfilippo et Luca Codignola l’y guideraient eux-mêmes, en lui rappelant ses propres voyages et les voyageurs du xixe siècle qu’il a si volontiers décrits. Puis, Jean-Claude Dubé, tout pétri d’érudition humaniste, lui présenterait le voyage d’Italie d’un noble dauphinois, Florisel de Claveson (1575-1610), qui fit en 1608-1609 un pèlerinage à Lorette, l’ayant conduit à travers toute la péninsule. L’auteur de Jules-Paul Tardivel, la France et les États-Unis pourrait ensuite méditer avec Yvan Lamonde sur la politique canadienne de Rome et du Vatican entre 1830 et 1930 et se lamenter avec lui des positions pro-irlandaises du Saint-Siège. Il n’est pas jusqu’à l’article de Jean Roy, sur l’abandon du pèlerinage de la Tour des Martyrs de Saint-Célestin, dans le diocèse de Nicolet, dans les années 1950, qui ne lui rappellerait que cette ferveur pour les reliques était bien venue de Rome ; avec Mgr Albertus Martin, c’est le Centre marial canadien qui prit le dessus. Et puisque nous sommes au chapitre des voyages, Savard aurait sûrement apprécié l’article de Pierre Guillaume, sur la mission qu’Arthur de Gobineau mena à Terre-Neuve en 1859, faisant également escale à Sydney et à Halifax, en Nouvelle-Écosse. Ses descriptions (Voyage à Terre-Neuve, 1860) reflètent parfaitement les idées qu’il exprimait cinq ans plus tôt dans son Essai sur l’inégalité des races humaines. Mais qu’aurait pensé ce bon Savard du texte de son collègue Dimitri Kitsikis, sur le système de la synallélie, qui nous conduit du monde grec à l’empire byzantin et de Constantin au gouvernement Simitis (2000) ? Il aurait sans doute esquissé un large sourire face à ma mine déconfite par un survol si acrobatique...

C’était là un premier aspect du recueil — en fait la seconde partie — qui nous a fait faire un beau voyage. La première partie nous ramène au Canada et nous interroge sur l’identité, un thème récurrent ces temps-ci, puisqu’il a fait l’objet du congrès 2002 de l’IHAF (Identités et mémoire). Cette partie aussi est bien riche et aurait sûrement plu à Savard. Elle s’ouvre sur deux communications des plus suggestives, qui traitent du rapport avec l’espace, celui de l’Ouest, mythe territorial que Christian Morissonneau suit depuis Cartier et Champlain, avec cette conclusion que, dès avant 1867, « la forme territoriale avait précédé le pays », et celui de l’Abitibi, pays de frontière, par la regrettée Odette Vincent, qui parle d’hybridité culturelle et fait bien ressortir « un Québec aux multiples identités ». On passe ensuite à de grands ensembles : l’identité européenne, avec Yves-Henri Nouailhat, puis l’identité canadienne, où l’on verra Michael D. Behiels faire du père Georges-Henri Lévesque, non plus le père de la Révolution tranquille, mais bien « le père de l’intégration lucide du Québec dans la Confédération » (avec ceux de Rudin et de Leitch, le texte de Behiels est l’un des trois en anglais). Là encore, Pierre Savard aurait souri, connaissant bien les thèses de son collègue, dont il aurait néanmoins apprécié la rigueur et la solide documentation. De là à conclure comme lui...

Vient alors un trio de communications sur ce qu’on pourrait appeler des identités particulières : un article de Martin Pâquet sur l’Oeuvre protectrice des immigrants catholiques (1912-1930), un beau dossier documentaire malheureusement gâté, à mon avis, par l’expression « marquage identitaire », qui fait plus penser à du bétail qu’à des immigrants — il s’agit, en fait, de prendre les noms des immigrants catholiques à leur arrivée au port ; un article de Stéphane-D. Perreault sur la formation des communautés sourdes à Montréal, où est souligné le rôle déterminant des institutions scolaires, et un article rafraîchissant de Marie-Claude Thifault, qui décrit l’espace asilaire de Saint-Jean-de-Dieu, à Montréal, au début du xxe siècle, sur un air de fêtes, de jardins et de sociabilité. Quelques pages qui font réfléchir, mais où on ne voit pas ce que vient faire le mot « féminin » dans le titre, puisqu’on imagine que la même réalité devait également s’appliquer aux hommes...

Enfin, les textes suivants traitent des minorités, ce qui aurait sûrement plu à Savard. Michel Bock, qui prépare un doctorat sur la place des minorités françaises chez Lionel Groulx, en présente le volet franco-américain tel qu’on peut le percevoir dans L’Action française (1917-1928) : c’est une étude solide et bien documentée. Pour sa part, Gillian I. Leitch décrit les pétitions des Irlandais catholiques de Montréal pour obtenir une église bien à eux (1817-1847). Elle cite dans son titre le début d’une pétition de 1826 : « the Irish Roman Catholics of Montreal in Body Assembled », mais ne semble pas avoir remarqué le début de cette autre pétition, de 1841, qu’elle cite également : « the Roman Catholic inhabitants of the city of Montreal speaking the English language ». À la lumière de l’article d’Yvan Lamonde, il faudrait souligner que l’identité ethnique ici étudiée n’est pas tout à fait la même... À peu près rien, donc, sur l’Ontario français, si ce n’est une notule de Caroline Andrew sur un projet de recherche et une brève réflexion d’André Lapierre sur les toponymes, présentés comme des repères identitaires. Une rétrospective de Gilles Gallichan sur la reconstitution des débats parlementaires au Québec vient clore ce volet « identitaire ».

Après s’être régalé de ces vingt communications, Pierre Savard aurait poussé la curiosité jusqu’à lire la vingtaine d’éloges qu’Hubert Watelet a rassemblés en son honneur. Examinons pour notre part le colloque dans son ensemble. Dans sa présentation, substantielle et méthodique, Pierre Lanthier, son organisateur, tente bien d’en montrer la cohérence. Il est vrai que la question identitaire le traverse et oriente la réflexion du lecteur. (J’aurais pour ma part délaissé le titre Constructions identitaires..., qui reprend celui d’une publication du CÉLAT, en 1992. Pour ce qui est de l’autre membre du titre, pratiques sociales, disons que l’amateur d’histoire sociale restera singulièrement sur son appétit...). Une conclusion du colloque, qui en aurait ramassé les acquis, aurait été utile. Ici, l’allocution de clôture constitue plutôt le vingtième hommage à Savard : rendu là, on est un peu las d’en lire...

Comme on est un peu las du trop grand nombre de fautes, souvent élémentaires, de fait, de syntaxe, d’orthographe, qui émaillent le texte. Pour n’en citer que trois, on situe Rerum novarum en 1881, on mentionne un ouvrage de Voisine publié en... 1916 et un article de Lamonde est cité comme suit : p. 249-247 (et je passe sur une douzaine de noms mal orthographiés). Ce n’est pas parce qu’on est universitaire que le travail d’édition n’est pas nécessaire...

Mais sûrement que Savard aurait sauté le paragraphe qui précède. Il aurait préféré que je termine par cette belle phrase de Pierre Lanthier, qu’on a reprise en conclusion de la quatrième de couverture : « Puissent tous les articles issus de cette rencontre perpétuer le souvenir de Pierre Savard, l’homme et le scientifique, le professeur et l’éternel voyageur, celui qui, partout où il se trouvait, éveillait sympathie et enthousiasme. »