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Durant les années 1930, Montréal est confronté à une grave crise du logement. Pour documenter le problème et tenter de le résoudre, la Ville met sur pied en 1934 la Commission du logement salubre. Jusqu’ici, les historiens et historiennes ont accordé une grande attention au dénouement de cette crise, soit la mise sous tutelle de la Ville en 1940, et se sont peu interrogés sur les manières dont l’administration montréalaise avait cherché à y répondre, que ce soit en aidant sa population croissante, en améliorant les habitations sur son territoire ou en favorisant le développement économique afin d’augmenter ses revenus. Décrivant la Ville de Montréal comme incapable de gérer la crise économique qui la frappe, les études portant sur cette période sont généralement très critiques envers l’administration montréalaise. Par exemple, Terry Copp dépeint une municipalité à court de solutions et propose un récit menant inévitablement à la tutelle, par laquelle débute son étude. Il consacre les pages suivantes à démontrer l’incapacité de l’administration publique à gérer adéquatement ses finances[1]. De même, dans sa contribution à l’ouvrage Histoire de Montréal et de sa région, Sylvie Taschereau suggère que la Ville ne parvient jamais réellement à reprendre le contrôle de la situation et qu’elle n’est guère proactive[2]. À l’aide de nombreux exemples, de la distribution des chèques à la gestion des hordes de chômeurs venus chercher du travail dans la ville, Taschereau nous montre une administration montréalaise toujours en retard d’un coup. Ces études, bien qu’elles prennent soin de souligner l’action municipale, présentent une Ville qui attend que la situation soit devenue intenable avant de mettre en place des solutions tangibles.

Cette interprétation, répandue dans l’historiographie, s’explique notamment par le fait que les résultats des solutions apportées à la situation économique, dont la crise du logement étudiée dans cet article, se font attendre jusque tard dans la décennie, voire même après la Seconde Guerre mondiale. Rompant avec cette historiographie, nous avançons ici que la Ville a su prendre les choses en main entre autres par l’inspection active et continue des logements insalubres et la planification de la rénovation à grande échelle de quartiers entiers. Dans le sillage d’une historiographie qui considère Montréal comme une entité politico-administrative active dont le développement n’émane pas uniquement de facteurs externes, nous montrerons comment l’administration municipale travaille à développer son territoire et, surtout, à améliorer la qualité des logements qui y sont construits pendant la crise économique des années 1930.

Quelques travaux ont montré que l’administration montréalaise des années 1930 fait preuve de dynamisme dans son développement interne. Pour Michèle Dagenais, malgré les difficultés économiques, les élites locales encouragent la croissance du gouvernement municipal et de sa capacité à gérer le territoire et la population[3]. Elle rappelle que Montréal se retrouve dans la difficile situation de devoir assumer la plus grande part des dépenses sociales liées à la crise tout en étant aux prises avec une chute de ses revenus, une partie des contribuables peinant de plus en plus à payer leurs taxes[4]. Jean-Pierre Collin, pour sa part, a mis en lumière les réformes fiscales qui se mettent en branle à Montréal durant cette décennie[5]. Ces réformes s’accompagnent d’une augmentation importante des dépenses ; l’administration municipale se perçoit désormais comme prestataire de services, cherchant à répondre aux besoins criants de la population et à développer une vision cohérente de la ville[6]. En en ce qui a trait à la gestion des habitations, Luc Carey a montré que Montréal intervenait depuis longtemps déjà[7]. Retraçant l’histoire de la disparition des maisons en fond de cour, il met en évidence l’intervention accrue de la Ville dans la vie des Montréalais depuis le tournant du 20e siècle. Selon lui, la réglementation municipale a toujours eu comme objectif d’augmenter la capacité publique de gérer l’activité dans les cours arrière des maisons. La Ville souhaitait étendre sa capacité d’action et ces maisons en fond de cour lui donnaient une occasion en or de le faire. En s’attaquant à des questions de salubrité et d’hygiène publique, la Ville parvient à entrer dans les terrains privés pour intervenir. Ces habitations devinrent un objet permettant aux autorités municipales d’augmenter leur contrôle sur cet espace[8]. Par l’ajout de règlements touchant la distance minimale à respecter entre toute construction et l’extrémité d’un lot, par exemple, Montréal pouvait interdire les logements en fond de cour sous prétexte d’assainir l’espace[9].

Ces études récentes contredisent les anciennes interprétations selon lesquelles l’administration municipale est dépassée par les événements et incapable d’agir. Cet article s’inscrit dans cette tendance et montre que c’est par la Commission du logement salubre, mise en place tôt dans la décennie, que la Ville de Montréal entre en action et vise à régler les problèmes majeurs. La Ville cherche notamment à augmenter ses revenus en encourageant la relance de l’industrie de la construction résidentielle et acquiert, dans cette optique, des compétences en recherche d’information auprès des autres villes, en collecte des données sur la qualité du cadre bâti de son territoire et en planification du développement municipal[10]. Ces initiatives montrent que la Ville est active dans les domaines qu’elle peut ou qu’elle désire influencer, ce qui en fait une actrice de premier plan dans cette période de crise. Comme ces historiens et historiennes, nous croyons que Montréal, au cours des années 1930, développe des méthodes de gestion novatrices sur différents aspects de la vie urbaine et qu’elle y parvient grâce à ses ressources internes ; elle ne se fait pas simplement forcer la main par les événements.

Dans cet article, nous étudions comment la planification de l’action publique concernant les taudis prend forme dans le contexte plus large d’une discussion sur la fiscalité municipale. Partant, j’entends démontrer que la Ville de Montréal travaille à tracer une frontière entre l’insalubrité et la salubrité afin de savoir sur quoi intervenir, comment le faire et, surtout, quels seront les revenus associés à ces actions. C’est notamment à travers le travail de définition du concept de taudis que la Ville et d’autres acteurs municipaux élaborent des solutions pour juguler les crises locative et économique. Nous verrons combien la notion de taudis et les diverses définitions mises de l’avant par ces acteurs soulèvent des questions sociales, politiques et économiques de taille.

Nous montrons d’abord comment la réflexion sur les taudis s’articule autour d’une distinction entre l’analyse du bâti et l’analyse de la façon d’habiter. Cette distinction place en opposition l’administration municipale et les milieux d’affaires qui ne conçoivent pas le problème de la même façon, bien qu’ils posent un diagnostic semblable : les taudis doivent être éliminés et remplacés par des habitations salubres et de plus grande valeur. Nous abordons ensuite les liens entre fiscalité municipale et lutte contre les taudis. En effet, tout au long de la décennie, les propriétaires-contribuables exigent une meilleure répartition du fardeau fiscal entre les propriétaires, les locataires et les autres usagers des services publics montréalais et une réflexion sur la pertinence de poursuivre l’offre de secours directs. Nous verrons que la fiscalité joue un rôle prépondérant dans la façon dont la Ville proposera de s’attaquer aux logements vétustes.

Les sources utilisées ici proviennent des Archives de la Ville de Montréal. Trois fonds ont été davantage mis à contribution afin de faire émerger les fondements et les moyens de l’intervention municipale sur les taudis. La principale source de documentation sur la question est le fonds de la Commission du logement salubre. Ce fonds couvre les activités de l’organisation de 1934 à 1940. Les plans de lutte contre les taudis y sont conservés, tout comme le projet proposé par Eugène Doucet qui sera analysé plus loin. Ce dernier se retrouve en plusieurs versions qui permettent de constater les ajustements que l’auteur et la Commission y apportent au fil de la décennie. Les articles de journaux cités dans cette étude proviennent également de ce fonds. L’objectif de cette recherche étant avant tout de comprendre comment la Ville réfléchit à la question de la salubrité des logements et non de dresser un portrait de ceux-ci, l’utilisation des articles journalistiques recensés par le secrétaire de Commission, Gérald Robert, et soumis aux élus qui y siègent, semble essentielle. Le fonds du Comité consultatif de l’habitation à loyer modique créé en 1952 contient quant à lui des rapports sur la situation du logement datant de la première moitié du 20e siècle et des instruments d’analyse utilisés par les inspecteurs municipaux. Enfin, le fonds du service de santé donne accès aux procès-verbaux de la Commission du logement salubre et aux rapports annuels de la division de la salubrité, qui mettent en lumière les éléments auxquels la Ville accorde le plus d’attention.

Ces trois fonds d’archives offrent avant tout des informations administratives et statistiques. Les documents consultés, lorsqu’ils sont produits par la Ville de Montréal et non simplement recueillis par elle, abordent très peu l’aspect « humain » et les conditions de vie des familles habitant des logements insalubres. Il va sans dire qu’il s’agirait d’une ressource incomplète pour faire l’histoire de l’insalubrité des logements montréalais. Mais dans le cas qui nous occupe, c’est précisément le regard administratif posé par la Ville qui nous intéresse. Les sources utilisées dans cet article permettent une meilleure compréhension de la machine administrative montréalaise en ce qui a trait à la collecte et l’analyse de données et à la planification et la mise en marche de plans de sortie de crise économique et locative. Finalement, ces fonds permettent de jeter un éclaraige nouveau sur une période certes difficile pour l’administration municipale montréalaise, mais qui témoigne de ses efforts de planification du développement urbanistique, économique et fiscal de la ville.

Évaluer l’habitat ou l’habitant ?

Au début des années 1980, Marc Choko a montré l’ampleur de la crise du logement qui frappe Montréal au cours des années 1930[11]. Son étude, qui porte surtout sur la quantité de logements disponibles, insiste sur l’afflux de nouveaux habitants dans la ville, attirés par la perspective d’un travail ou de secours directs[12], aggravant de ce fait une crise locative déjà aiguë. En effet, entre 1933 et 1941, le taux d’inoccupation des logements chute de 6,98 % à 0,81 %[13].

C’est dans ce contexte que le Conseil municipal crée, le 14 mai 1934, la Commission du logement salubre, composée à la fois de conseillers municipaux et d’hommes d’affaires montréalais. Cette commission a pour mandat :

a) d’étudier les problèmes affectant les maisons d’habitations [sic] dans la Cité de Montréal, la démolition des maisons d’habitations et logements insalubres, désuets ou dépourvus de valeur économique et leur remplacement par des constructions modernes ;

b) de mettre à exécution, en vue de remédier au chômage et d’abolir les allocations de secours, tout projet relatif aux maisons d’habitations, à la démolition des logements insalubres, à la construction d’habitations salubres et modernes[14].

La Commission jouit d’une certaine autonomie dans sa gestion quotidienne mais demeure soumise aux décisions du Conseil en ce qui a trait aux dépenses majeures qu’elle devra effectuer pour mener à bien son mandat.

Avant d’entamer la rénovation des quartiers vétustes, il faut d’abord s’entendre sur l’objet de l’intervention municipale. La recherche d’une définition consensuelle du taudis achoppe sur la question de savoir s’il faut évaluer l’état physique de l’habitation ou plutôt le nombre d’occupants et leurs conditions de vie ? C’est à travers ces deux façons de concevoir l’insalubrité que sera discutée la question des taudis au sein de l’administration montréalaise. C’est également autour de cette opposition que certaines associations articuleront leurs propositions et leurs critiques à l’adresse du gouvernement municipal. En effet, si, du côté de la Ville, la méthode principale d’évaluation d’un logement pose sur les habitations un regard technique, par lequel les lacunes peuvent facilement être décelées, les milieux d’affaires ont plutôt à l’oeil la situation socioéconomique des ménages qui y vivent.

À la Ville, la vision centrée sur l’intégrité physique des bâtiments traduit entre autres l’influence, durant les années 1930, des ingénieurs sanitaires sur la division de la salubrité[15]. Ceux-ci tendent à analyser la structure du bâti plutôt que d’intervenir sur la réalité vécue de leurs occupants. Bien que la division de la salubrité s’attarde aux impacts sur la santé du fait de vivre dans un taudis, sa façon d’analyser le logement reste fondamentalement mathématique et priorise l’aspect physique. Ainsi, son analyse s’intéresse davantage au rapport entre le nombre d’occupants et le nombre de pièces, au nombre de fenêtres par rapport à la surface et ainsi de suite. En outre, la compilation de données impose une approche mathématique, voire désincarnée, de la réalité vécue dans les taudis et leurs quartiers. À l’opposé, des groupes comme la Chambre de commerce de Montréal et la Ligue du progrès civique se focalisent sur les problèmes sociaux rencontrés dans les taudis et les dépenses qui y sont associées[16]. Celles-ci, dans leur étude conjointe intitulée A Report on Housing and Slum Clearance for Montreal, publiée en 1935, posent un regard très critique sur les taudis montréalais en explorant ce milieu sous tous ses angles : utilisation par les occupants, coût pour le propriétaire, coût pour la ville, impact sur la réputation d’un quartier, sur la santé publique, sur la circulation, et sur les infrastructures.

Tout au long de la décennie, les membres de la Commission réfléchissent à la façon d’intervenir sur les taudis. Tandis que certains cherchent à planifier une intervention de grande ampleur dans laquelle le gouvernement municipal investirait des sommes considérables, d’autres considèrent que l’entreprise privée serait tout à fait apte à gérer la situation. Ces derniers minimisent la présence des taudis à Montréal. Leur argumentation, toutefois, laisse perplexe. Ils se réfèrent à une version européenne des taudis afin de mettre en avant son absence à Montréal, puis ramènent immédiatement le débat sur la question de l’état physique des logements. Ainsi, selon l’échevin Winchester Henry Biggar, président de la Commission métropolitaine de Montréal, « le problème de Montréal n’est pas celui des taudis au sens européen du mot ; c’est d’avoir des maisons non pas impropres à l’habitation, mais démodées, surannées[17] ». Selon lui, 40 à 50 pour cent des 6 000 maisons examinées par la Ville étaient en état de « grande désuétude, mais étaient cependant en règle avec les exigences minimums de l’hygiène ». Selon Biggar, un logement devient un taudis lorsque « l’habitation baisse de plus en plus, et les gens avec elle[18] ». Le caractère flou de cette définition illustre l’absence de consensus sur la signification de certains termes au sein de l’appareil municipal tout en montrant la place prépondérante que prend l’état structurel du bâtiment dans la définition du taudis.

Pour Aimé Cousineau, membre de la Commission et ingénieur sanitaire à la division de la salubrité, le terme taudis tel qu’il est employé en Europe et aux États-Unis s’applique lorsque « 2, 3, 4 et même 5 familles habitent dans une seule maison munie souvent d’une seule chambre de toilettes, logis sans ventilation ni soleil, etc.[19] ». Cette définition restrictive axée sur le nombre d’habitants par logement limite le nombre d’habitations en cause. En effet, selon Cousineau, cette réalité est pratiquement absente à Montréal[20]. Son affirmation est corroborée par les données du recensement de 1931 qui indiquent qu’à Montréal, sur 149 347 appartements et plain-pied habités, il n’y a que 8 859 ménages de plus de deux familles[21]. Dans ce contexte, la Commission se doit de trouver une autre définition afin d’atteindre les objectifs d’élimination ou de rénovation des logements vétustes. Nous verrons dans la dernière partie de cet article que des considérations fiscales incitent le gouvernement municipal à vouloir démolir puis reconstruire ces logements, d’où l’empressement de certains membres de la Commission à trouver une définition plus restreinte du taudis pour éviter les coûts associés à la démolition d’un grand nombre de logements insalubres tout en espérant tirer des revenus des habitations appelées à les remplacer. C’est pourquoi la Commission demande à Cousineau de fournir un rapport statistique de l’état des logements montréalais. Lors de la rencontre suivante, il énonce trois critères pour qualifier un logis de taudis : le surpeuplement, la vétusté et la détérioration[22].

Les outils utilisés par la Ville pour étudier et gérer les habitations montréalaises confirment cette tendance à évaluer le bâti plutôt que les modes d’habitation. La brochure Extraits des lois et règlements sanitaires relatifs à l’habitation en général, produite par la division de la salubrité, permet de savoir ce que la Ville considère comme un logement insalubre. Ces normes minimales dictées par des lois et règlements provinciaux concernent presque uniquement la structure du logement. On y trouve par exemple la notion d’éclairage naturel — une attention particulière est portée aux pièces sans fenêtre. Une pièce doit avoir une fenestration représentant au moins 10 % de la surface du plancher ; une tabatière (fenêtre inclinée) ouvrant sur un puits de moins de six pieds de profondeur peut suffire, bien qu’il soit interdit d’en avoir plus d’une par logement[23]. L’utilisation d’une cave comme lieu d’habitation est proscrite[24]. Par ces critères précis, la division de la salubrité facilite le travail d’inspection et simplifie la planification organisationnelle et budgétaire des mesures correctives que la Ville doit proposer. Elle ignore toutefois les façons d’habiter ces logements, l’entassement des habitants, entre autres.

Si ces normes sur la structure des bâtiments facilitent la prise de mesures, elles permettent également à la Ville d’imposer sa présence dans la vie des Montréalais. Les inspections jouent en effet un rôle primordial tant dans la gestion de la salubrité que dans la mise en oeuvre du pouvoir municipal. Pour Nikolas Rose et Thomas Osborne, l’administration municipale se doit de créer des connaissances sur son territoire afin de comprendre la ville et lui donner du sens[25]. Ainsi, les municipalités créent des méthodes de recensement, d’analyse et de diffusion des informations glanées par des inspecteurs afin de montrer et de comprendre la vie urbaine. Les fiches sanitaires que doivent remplir les inspecteurs, standardisées et divisées par quadrilatère, sont utilisées par les ingénieurs sanitaires de la Ville de Montréal et jouent ce rôle d’outil de création de savoirs. Leur analyse permet de mettre en lumière les aspects du cadre bâti que la Ville souhaitait connaître, évaluer et, dans les cas les plus graves, éliminer. On remarque un intérêt marqué à la fois pour l’environnement extérieur (les écuries, les tavernes et les usines situées dans le même pâté de maisons) et pour l’environnement intérieur : les caves habitées, les chambres noires, les pièces insuffisamment éclairées, les magasins où l’on vit, les logements sans baignoire, ceux jugés malpropres et ceux dont le toit n’est pas égoutté convenablement[26].

Il s’agit d’un travail de longue haleine pour la division, qui procède à ces inspections depuis le début des années 1920[27]. Ses rapports annuels nous permettent de voir à quoi s’attaque réellement la Ville et, de cette façon, de mieux percevoir ce qu’elle considère comme une nuisance à corriger rapidement. Partant, nous pouvons mieux saisir ce qui, dans l’esprit des acteurs politiques montréalais, fait traverser à un logement la frontière entre salubrité et insalubrité. De la multitude de données compilées par les enquêteurs dans les casiers sanitaires, trois seulement sont reprises dans les rapports annuels déposés au Conseil municipal : les caves habitées, les chambres noires et les « logements jugés insalubres[28] ». Ces rapports montrent l’évolution du nombre de chambres noires, font le suivi de leur condamnation et rapportent le nombre d’avis de non-conformité émis en lien avec ces pièces. On y note le nombre de pièces corrigées à la suite des inspections. Ces interventions municipales semblent porter fruit puisque le rapport annuel de 1933 dénombre 372 chambres noires occupées[29] contre seulement 58 en 1940[30]. Pour les inspecteurs, le problème des chambres noires semble être laissé de côté après 1935 alors que l’on atteint un sommet dans le nombre de chambres placardées (876) et corrigées (292)[31]. Par la suite, la division de la salubrité cesse complètement d’intervenir pour bloquer l’accès ou corriger ces pièces problématiques, bien qu’on distribue tout de même en moyenne 47 avis de non-conformité par année jusqu’à la fin de la décennie[32]. Il apparaît donc clairement que, pour la Ville de Montréal, l’insalubrité d’un logement est mesurable et s’interprète à travers des outils statistiques standardisés, tels les casiers sanitaires, grâce auxquels il est possible d’identifier clairement les objets d’intervention nécessaires. Cette approche de la question des taudis permet à l’administration municipale de chiffrer plus précisément les besoins et les coûts qui seront associés à leur démolition et à leur remplacement.

Cette manière d’analyser et de corriger le « bâti » contraste fortement avec la vision qu’expriment les milieux d’affaires et les propriétaires- contribuables de la métropole dans leur Report on Housing and Slum Clearance for Montreal[33]. Cette étude, produite par le Board of Trade et la Civic Improvement League, propose une analyse socioéconomique des taudis montréalais. Leur argument central : les taudis coûtent trop cher aux « payeurs de taxes ». La Ville ferait des économies importantes et récurrentes en rénovant les quartiers vétustes. Ce souci des contribuables révèle deux objectifs des propriétaires-contribuables mis en avant tout au long de la décennie et étroitement liés aux réflexions sur les taudis : une répartition « plus juste » du fardeau fiscal et la réduction de la dette.

Dans leur étude, les auteurs offrent une vue d’ensemble de la situation du logement à Montréal à l’aide des statistiques locatives et d’un portrait socioéconomique des résidents. D’entrée de jeu, ils soulignent que le problème est économique : la présence de taudis entraîne une baisse de la valeur de l’immobilier aux alentours[34]. Ils réaffirment que Montréal a un nombre de logements insalubres inférieurs à celui des autres grandes villes du monde, mais que les taudis montréalais « sont éparpillés dans plus de douze quartiers où leur présence fait grand tort à la valeur des immeubles avoisinants[35] ». La question des coûts associés à ces parties de la ville est étudiée longuement. On explique, citant une étude menée à Cleveland, qu’il en coûte davantage à une municipalité de laisser les habitants des taudis se débrouiller seuls que de prendre en main la gestion de ces résidences[36]. On y constate également l’enjeu du manque flagrant de logements de plus de quatre pièces à des prix accessibles aux petits salariés[37]. C’est ce problème qui expliquerait la présence de familles entassées dans une seule pièce, le point de départ de l’ensemble des maux qui les accablent[38]. Selon les auteurs, offrir à la classe ouvrière des logements à plus faible coût réduirait les problèmes de santé tels que la malnutrition, la tuberculose et les hospitalisations[39]. Il y aurait un effet concret sur les finances municipales puisque les quartiers de taudis entraînent une augmentation des dépenses en fait d’hôpitaux, de policiers, de prisons, de soins de santé mentale, de services sociaux et de prévention des incendies[40].

Peu après la publication du Report, la Commission métropolitaine de Montréal mandate son département de recherche et d’urbanisme pour qu’il produise une étude sur les logements ouvriers de Montréal et de Verdun[41]. En janvier 1937, Réal Bélanger et d’autres membres de la Commission métropolitaine de Montréal publient une première version de leur enquête sous le titre 1376 logements de Montréal et Verdun. Tout comme les enquêteurs de la division de la salubrité du service de santé, l’équipe derrière cette recherche travaille avec un système de fiches de logements à remplir. On y recueille des informations extrêmement variées : le type de chauffage, les points d’accès au logement (cour arrière, porte avant, escalier intérieur ou extérieur), l’état des dépendances (hangars, remises, caves), la présence d’eau chaude, le nombre de cabinets d’aisance, la densité en termes de nombre d’individus par pièce, etc.[42].

Cependant, au contraire des casiers sanitaires et des autres outils utilisés par la Ville de Montréal, le questionnaire de cette enquête va bien au-delà de la simple inspection physique des bâtiments et des façons de les habiter. En effet, une grande place est faite dans le rapport au coût mensuel des logements visités et au revenu des membres de chaque ménage[43]. On note par exemple que, des 1 376 logements visités, 1 203 coûtent moins de 16 dollars par mois[44]. Il est intéressant de constater le désir de la Ville d’obtenir cette information puisqu’elle sera directement liée aux diverses tentatives de solutions à la crise locative.

Malgré cette cueillette de données plus variées, la finalité reste la même : une analyse articulée autour de considérations physiques. En conclusion de leur enquête, les auteurs présentent trois types de logements inspectés et proposent trois catégories d’intervention :

En premier lieu, des logements dont la structure est encore saine et solide, et dont on peut entreprendre la restauration. Ensuite, des logements passablement délabrés, mais dont il est difficile d’interdire l’occupation à cause de l’insuffisance actuelle d’autres logis. Enfin, des logements si vieux et si dégradés qu’il n’y a pas autre chose à faire que de les démolir et de loger ailleurs leurs occupants[45].

Les auteurs suggèrent de faire porter l’attention municipale sur les deux dernières catégories. On propose de demander au service de santé d’inspecter plus avant ces immeubles et d’en ordonner l’évacuation au besoin[46]. Quant à la première catégorie de logements, les auteurs espèrent convaincre Conseil municipal de l’importance de les restaurer. Le rapport d’enquête souligne d’ailleurs que Toronto a déjà rénové des logements présentant de telles conditions en adoptant une ordonnance de restauration.

C’est donc autour de l’axe « analyse de l’habitation/analyse du mode d’habitation » et du rapport coûts/bénéfices de la rénovation urbaine que s’articuleront l’ensemble des débats entourant l’intervention municipale sur les taudis. Toute cette réflexion contribue à tracer la frontière entre salubrité et insalubrité et pousse Montréal à concevoir des plans de reconstruction des logements et des quartiers insalubres et à réviser la réglementation. De plus cette activité administrative nous montre un gouvernement municipal qui étudie et planifie la revitalisation. Même si ces études et réflexions ne produiront pas de résultats concrets durant la décennie étudiée ici, elles permettent tout de même de constater que la Ville est activement engagée dans la recherche de solutions, loin de la ville uniquement en réaction décrite par l’historiographie. Par l’utilisation des casiers sanitaires pour inspecter les habitations montréalaises, la création d’une commission entièrement consacrée aux logements insalubres et l’implication active des inspecteurs et ingénieurs de la division de la salubrité, il est indéniable que la Ville s’active, dans les limites de ses compétences, pour comprendre et, éventuellement, améliorer la qualité des logements dans les quartiers qu’elle considère vétustes. Pour atteindre ce but, il était essentiel pour l’administration municipale de distinguer un logement salubre d’un logement insalubre. Cette frontière sémantique se devait d’être établie pour parvenir à proposer des plans de rénovation urbaine et de sortie de crise économique qui s’attaqueraient aux bons logements, au bon moment et au juste coût.

En 1934, la Commission du logement salubre étudie trois plans soumis au Comité du logement salubre, lequel avait précédé la Commission. Le Comité avait fait appel à Séraphin Ouimet[47], James Armstrong[48] et Eugène Doucet[49] pour analyser la situation et avait commencé à analyser leurs propositions avant d’être remplacé par la Commission. Ces projets visent à rénover, reconstruire ou éliminer les logements jugés insalubres. La Commission a le mandat de choisir et d’améliorer le projet qui pourra le mieux satisfaire les autres paliers de gouvernement et les amener à investir eux aussi dans la rénovation des quartiers vétustes. Nous portons notre attention uniquement sur le plan retenu en fin de compte : celui d’Eugène Doucet, imprimeur et membre citoyen de la Commission.

Alors que les deux projets rejetés se contentent de proposer l’élimination des taudis, celui d’Eugène Doucet préconise une rénovation urbaine à grande échelle. Articulé autour de considérations économiques, il vise la relance de la construction résidentielle comme solution à la fois à la crise de l’emploi et à celle du logement qui frappent la ville.

Intitulé Projet pour la démolition des taudis et leur remplacement par des maisons salubres comme remède au chômage et l’abolition du secours direct, ce plan consiste à démolir 25 000 unités jugées insalubres par les inspecteurs municipaux et à construire environ 20 000 nouvelles habitations pour loger des familles ouvrières. D’entrée de jeu, Doucet rappelle que la majorité des chômeurs proviennent de l’industrie de la construction, qu’ils sont spécialisés et que le chômage les afflige depuis déjà quatre ans[50]. Il soutient qu’ils préfèrent exercer leur métier que de recevoir des allocations et que son projet leur permettra de retrouver un emploi.

Dans le cadre de son projet échelonné sur plus de trois ans, Doucet compte donner du travail à 10 000 ouvriers à raison de huit heures par jour et de 300 jours par année. À ces 10 000 nouveaux emplois s’ajouteraient 15 000 autres dans les diverses fabriques et manufactures liées aux industries de la construction et du transport. Le projet permettrait par la même occasion d’embellir Montréal en éliminant les nuisances que représentent les taudis et d’aménager des espaces verts, élevant « le niveau moral de toute la population en améliorant ses conditions de vie[51] ». À cela s’ajoutent de nombreux autres avantages pour les petits propriétaires, qui pourraient rénover leurs logements à peu de frais, et, surtout, pour les contribuables, qui verraient enfin disparaître les lourdes charges financières imposées par les allocations de secours directs. Selon Doucet, l’investissement public dans la construction domiciliaire visant à remplacer les taudis permettrait aux ouvriers de dépenser davantage dans des produits et services, remettant ainsi en marche la « roue du progrès[52] », relançant la création d’emplois et mettant fin à la crise économique.

Finalement, Doucet soutient que son projet se finance par lui-même. Il ne requiert qu’une mise de fonds initiale des gouvernements, puisque les propriétaires rembourseront les dépenses encourues par la démolition et la reconstruction[53]. Initialement déposé en 1933, le plan Doucet est soumis de nouveau au Conseil municipal en 1938 après quelques séances d’études par la Commission du logement salubre. Il répond aux revendications des propriétaires-contribuables en proposant une solution articulée autour d’une augmentation des revenus municipaux et de la fin des secours directs. Toutefois, en 1938, le projet achoppe à Québec. Au début de l’année, le gouvernement du Québec avait annoncé un investissement de 5,5 M $ pour que Montréal puisse finalement lancer la démolition et le remplacement des logements vétustes[54]. La Commission du logement salubre devait cependant proposer un projet de modification à la charte de la Cité de Montréal afin de permettre à celle-ci de garantir des prêts et de créer une société régissant la démolition et la construction des logements. Malheureusement, ce projet de loi n’est pas adopté par l’Assemblée législative ; celle-ci promet d’agir si le gouvernement fédéral contribue également[55].

D’une crise à l’autre : gestion des taudis et finances publiques

L’intérêt marqué des élus et des membres de la Commission du logement salubre pour la question des taudis est motivé par le désir de contenir l’augmentation des dépenses municipales. En effet, la petite bourgeoisie montréalaise est largement opposée à l’offre de secours directs, et la construction de nouveaux logements doit permettre de mettre fin à ce système[56]. L’objectif ? Une meilleure répartition du fardeau fiscal entre les différents usagers des services municipaux, qu’ils soient contribuables ou non[57]. La question de l’équilibre budgétaire occupe également une grande place dans l’esprit des élites économiques et politiques de la ville. Selon Paul-André Linteau, la situation précaire des finances municipales s’explique par une trop faible taxation de la propriété pour une ville de la taille de Montréal[58]. Malgré cela, en 1938, la Ligue des propriétaires demande un changement à l’imposition municipale pour arrimer celle-ci à la valeur locative, plutôt qu’à l’évaluation foncière[59]. Un immeuble comprenant des taudis serait donc moins taxé, avantageant les propriétaires — qui n’ont aucun intérêt à rénover ces logements — au détriment des conditions de vie des locataires.

Percevant bien les enjeux fiscaux liés aux taudis, Eugène Doucet tente de répondre aux inquiétudes des propriétaires-contribuables. En effet, le préambule de son plan met l’accent sur la perte de valeur économique qu’occasionnent les taudis[60]. La reconstruction des quartiers concernés permettrait d’augmenter la valeur des immeubles et, par le fait même, la contribution de leurs propriétaires au trésor municipal. Doucet chiffre l’augmentation globale de l’évaluation municipale à 25 millions de dollars, montant non négligeable qui apporterait au fisc 350 000 dollars d’argent neuf annuellement[61]. La Commission ajoute, dans le document qu’elle soumet au Conseil municipal, la baisse anticipée des dépenses à la suite de la destruction des taudis et de la revitalisation des quartiers ouvriers, lesquels coûtent une fortune en frais de surveillance, d’interventions policières, etc. L’initiative municipale en matière de salubrité des logements réduirait ainsi les dépenses tout en augmentant les revenus. S’ajoutent également des prévisions d’augmentation du nombre de bâtiments abritant des logements. Le plan Doucet vise à démolir 25 000 unités de logements pour n’en construire par la suite que 20 000[62]. Selon la Commission, cette réduction du nombre d’habitations dans les quartiers rénovés encouragerait la construction privée, en raison d’une augmentation de la demande. Ainsi, aux logements reconstruits évalués à la hausse s’ajouteraient des constructions neuves qui permettraient à la Ville de tirer des revenus de taxe foncière supplémentaires.

Dans toutes ces discussions, les locataires semblent compter pour peu de chose. Les journaux, qui font grand cas des conditions de vie déplorables dans les taudis, n’accordent guère d’attention aux revendications en faveur du droit à un logement modique de qualité. Nancy B. Bouchier et Ken Cruikshank ont constaté le même phénomène à Hamilton, en Ontario. Selon eux, les citoyens démunis recueillent une certaine sympathie de la part du public, mais « ils n’avaient pas les ressources économiques, juridiques ou politiques nécessaires pour combattre ceux qui considéraient leur communauté comme une tache esthétique et morale[63] ». Dans le cas montréalais, les propriétaires-contribuables voient, tout comme à Hamilton, les taudis et leur environnement comme une dépense publique grevant inutilement le budget municipal. Au cours des années 1930, les taudis deviennent un objet à administrer d’abord dans un objectif de rationalisation budgétaire. Les résidents de ces logements insalubres ne font pas le poids par rapport aux économies substantielles qui résulteraient de l’élimination de leurs logements et de leur transformation en habitations de plus grande valeur.

Le plan Doucet reconnaît l’importance de soutenir les propriétaires dans l’amélioration physique de leurs unités locatives. Il consiste essentiellement à permettre aux propriétaires de taudis de rénover à coût moindre et d’obtenir des revenus de location beaucoup plus élevés. En soulignant l’importance de ce plan de rénovation des quartiers vétustes pour la relance économique, les membres de la Commission rappellent que « dès que les ouvriers, retournant à leurs occupations normales, obtiendront du travail, ils se sentiront encouragés, reprendront confiance en eux-mêmes et pourront subvenir aux besoins de leurs familles sans le secours de l’État[64] ». La baisse des dépenses publiques est l’avantage que choisissent de promouvoir principalement les membres de la Commission.

L’importance de l’industrie de la construction pour la vitalité économique de Montréal et la remise au travail de nombreux chômeurs sont clairement mises en avant par les propriétaires-contribuables. L’objectif est de mieux gérer la qualité du parc locatif montréalais en revitalisant des quartiers vétustes et en organisant leur développement futur, que ce soit en ce qui a trait aux espaces verts, à la taille des rues ou à l’espacement des maisons. En promouvant tout au long de la décennie l’importance économique de la construction domiciliaire, en revendiquant le paiement des loyers des chômeurs par la Ville et en encourageant la reconstruction aux frais de la Commission du logement salubre des habitations délabrées, les riches propriétaires, principalement les membres des chambres de commerce et de la Ligue du progrès civique, planifient le développement de Montréal selon leurs ambitions. Prenant conscience de leur importance dans ces projets de rénovation, les petits propriétaires se joignent à eux en réclamant une plus grande influence pour les propriétaires, ce qu’ils obtiendront lors de la refonte de la charte de la Cité de Montréal[65].

La revendication d’une répartition plus juste du fardeau fiscal se fait également sentir par la mise en place de nouvelles taxes. En effet, dès 1935, le gouvernement provincial permet à la Montréal d’instaurer une taxe de vente et, pour éviter un exode des familles vers la banlieue, l’autorise à la prélever dans 11 municipalités environnantes[66]. En requérant la participation financière de l’ensemble des utilisateurs de ses différents services, l’administration municipale espère parvenir à mieux gérer les projets d’aménagement de son territoire tout en préservant l’équilibre budgétaire. Cette diversité dans la taxation fait également en sorte que Montréal ne tire plus de la taxe foncière que 52 % de ses revenus, contre 76 % pour l’ensemble des villes canadiennes[67]. Pour Jean-Pierre Collin, cette diversification constitue une singularité montréalaise au niveau mondial : en Amérique du Nord, seuls New York et La Nouvelle-Orléans instaurent également une taxe de vente avant 1940[68]. La mise en place de ces nouvelles sources de revenus renforce notre position voulant que les années 1930 ne furent pas qu’une décennie de réactions à l’emporte-pièce au sein de l’administration municipale. Malgré les difficultés indéniables que doit affronter la Ville, celle-ci parvient à innover à certains niveaux dans sa recherche de solutions à la crise économique. Dans une opération où s’entremêlent gestion de la salubrité des logements et recherche d’une plus grande équité fiscale, Montréal met en place de nombreuses instances et méthodes de gestion qui lui permettent d’espérer répondre d’un seul coup aux besoins de logement des uns et aux revendications fiscales des autres.

Malgré ces efforts, en 1940, la Ville de Montréal est mise sous tutelle. Les pressions exercées par les milieux financiers montréalais convainquent le gouvernement provincial d’intervenir pour tenter de redresser les finances municipales[69]. La Commission municipale du Québec aura dorénavant droit de regard sur les décisions prises par la Ville. Cette situation profite principalement aux milieux d’affaires et aux propriétaires, unis derrière leur statut de contribuables, qui parviendront à faire adopter une nouvelle charte la même année qui leur donnera une plus grande influence sur la gouvernance montréalaise et son développement économique[70]. Cette nouvelle charte comporte de nombreuses dispositions qui favorisent certaines catégories d’électeurs en plus d’appliquer ou de modifier certaines mesures fiscales qui achèvent de donner à l’administration municipale les outils nécessaires pour contrôler l’augmentation des dépenses publiques et faciliter la gestion des enjeux liés aux taudis et au chômage.

La modification à la charte transforme complètement la composition du Conseil municipal en imposant la présence de 99 conseillers divisés en trois classes distinctes et élus par trois groupes d’électeurs. Les 33 conseillers de la classe A sont élus par les citoyens propriétaires seulement, ceux de la classe B par l’ensemble des électeurs, qu’ils soient propriétaires ou locataires, tandis que ceux de la classe C sont choisis par les conseils d’administration de différentes associations civiques, pour la plupart proches des milieux d’affaires. Le mode de sélection des conseillers de cette troisième catégorie est simple : chaque conseil d’administration désigne qui le représentera au sein du Conseil municipal. Ces organismes sont le Montreal Board of Trade, la Chambre de commerce du district de Montréal, la Chambre de commerce des jeunes du district de Montréal, le Montreal Junior Board of Trade, l’Institution royale pour l’avancement des sciences, l’Université de Montréal, la Canadian Manufacturers Association (Montreal Branch), l’Association des marchands détaillants du Canada (section de la province de Québec, bureau de Montréal), la Ligue du progrès civique, le Comité des citoyens de Montréal, la Ligue des propriétaires de Montréal, le Conseil central des syndicats catholiques nationaux de Montréal et le Conseil des métiers et du travail de Montréal[71]. Chacun de ces organismes choisit trois conseillers, sauf les deux premiers qui en choisissent deux, et les troisième et quatrième qui n’en choisissent qu’un seul.

Comme le souligne Paul-André Linteau, les propriétaires sont grandement avantagés par cette réforme puisque, s’ils ne forment que 10 % de la population montréalaise, leurs représentants sont largement majoritaires au Conseil municipal[72]. En effet, 9 des 13 organisations votantes sont des associations liées aux milieux patronaux et du monde des affaires, contre deux syndicales et deux éducatives. Ainsi, des 33 conseillers de classe C, 21 sont choisis par les propriétaires, ce qui porte à 54 le nombre de conseillers représentant directement cette classe de citoyens seulement.

Au-delà de ces modifications majeures, la mise sous tutelle et la nouvelle charte de la Cité de Montréal visent un objectif beaucoup plus ambitieux : réduire la dette et diversifier les revenus de la Ville[73]. Cette volonté répond directement à l’explosion des dépenses en secours directs, critiquée par les propriétaires, et rejoint les objectifs des plans de rénovation des taudis qui visaient également à mettre fin à ces programmes de soutien aux chômeurs. La possibilité d’instaurer et de consolider de nombreuses taxes est donc incluse dans cette modification. Sont ainsi mises en place des taxes sur la possession de postes de radios et de téléphones et même sur les voitures des particuliers[74]. La particularité de cette dernière taxe est que Montréal est autorisé à l’appliquer à l’ensemble des municipalités auxquelles son service d’aqueduc distribue de l’eau. Le prélèvement se fera au titre d’une taxe d’eau spéciale, même si, dans les faits, on la calcule plutôt sur les voitures. Cette apparente incongruité s’explique sans doute par la volonté d’en simplifier la gestion puisque les contribuables potentiels sont déjà connus via leur compte de taxe d’eau et que le lien contribuable-municipalité est déjà bien établi. Ces nouvelles taxes doivent permettre à la Ville de Montréal de garder ses finances à flots.

L’adoption rapide de ces nouvelles formes de taxation suggère deux choses. D’abord, la crise des finances publiques est au coeur des problèmes identifiés par les élites économiques montréalaises, ce qui laisse à penser que les interventions sur les taudis, proposées depuis des années, avaient surtout comme objectif d’augmenter la valeur des habitations montréalaises afin de renflouer les coffres de la Ville. Or, les plans de lutte contre les taudis ne se concrétiseront pas durant les années 1930. La réforme de la fiscalité municipale permet donc d’atteindre autrement l’objectif de réduction de la dette publique, après une décennie de conflits menés en parallèle au développement d’une réflexion municipale sur l’insalubrité des habitations. Deuxièmement, les propriétaires souhaitaient depuis longtemps diminuer leur fardeau fiscal en diversifiant les sources de revenus de la Ville. Cette victoire des propriétaires témoigne de leur influence renforcée dans les sphères du pouvoir. Après tout, comme le rappelle Jean-Pierre Collin, les modifications à la fiscalité d’un gouvernement sont toujours le reflet des tensions locales entre différents groupes de pression[75].

Il est facile de déceler l’influence des pressions exercées par les propriétaires dans ces réformes. En effet, l’instauration de taxes visant des produits et services consommés par plusieurs classes de la société est au coeur des nouvelles ponctions fiscales. Alors que les propriétaires se plaignaient depuis de nombreuses années d’être les seuls à contribuer au trésor public municipal par la taxe foncière, les nouveaux revenus proviennent de l’ensemble de la société montréalaise. Rééquilibrer la contribution au financement de la Ville était devenu le principal objectif des milieux d’affaires, qui considéraient que Montréal était mal dirigée au niveau politique et que les politiciens des années 1930 n’administraient pas les finances adéquatement[76]. Par l’entremise des différentes associations qui les représentent dans les interventions sur les taudis, ils ont mis la pression sur l’appareil municipal pour qu’il atteigne l’équilibre budgétaire.

En 1940, le contrôle du Conseil municipal passe presque entièrement entre les mains des propriétaires fonciers pendant que diminue leur participation sur le plan fiscal. Leurs demandes ont été entendues à l’échelon provincial et leur discours sur l’inefficacité de l’administration municipale tout au long des années 1930 a permis cette redistribution du fardeau fiscal longuement revendiquée.

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Les faits analysés dans cet article permettent de nuancer le récit que l’historiographie a fait de la gestion montréalaise de la crise économique des années 1930. Plutôt que de simplement recenser les difficultés qu’éprouve Montréal à subvenir aux besoins de sa population, cette enquête montre une administration municipale qui travaille à produire des connaissances, propose et analyse des projets et prépare un développement de la métropole passant par une relance de l’économie. L’étude des réflexions sur la gestion du cadre bâti est essentielle et vient compléter l’historiographie existante pour deux raisons. D’abord, elle montre que Montréal est proactif dans sa gestion des taudis, tant pour la gestion financière que pour l’inspection des logements vétustes. La Ville agit avec force sur les logements, en imposant des correctifs et en inspectant fréquemment les habitations montréalaises, de même que sur les finances publiques, en proposant des plans de relance de grande envergure, tel le plan Doucet, et en imposant de nouvelles formes de taxation. Ensuite, bien que les plans qu’elle étudie n’auraient réglé que partiellement la crise locative, ces grands projets fournissent les bases de la réflexion municipale future sur la qualité des habitations, sur la participation gouvernementale à la revitalisation des quartiers et sur les gains fonciers qu’amène la salubrité des logements. En examinant le développement du discours administratif sur les taudis, sur les problèmes qu’ils causent et sur les solutions pour les remplacer par des logements salubres, nous avons également mis en lumière la volonté du gouvernement municipal d’augmenter sa capacité d’intervenir dans le domaine du logement et de planifier le développement urbain. Ces réflexions permettent à la Ville de préciser ce qu’est pour elle un taudis, délimitant ainsi la frontière entre salubrité et insalubrité au sein de l’administration municipale. Si les circonstances politiques et économiques ne permettent pas de lancer concrètement les projets de revitalisation au cours de la décennie 1930, l’évolution de la vision urbanistique municipale se fera cependant sentir dans les décennies suivantes par la mise en place de plusieurs grands chantiers de revitalisation des quartiers vétustes.