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Alors que nous pensions avoir tout lu sur Louis Riel, Max Hamon entreprend d’écrire un nouveau livre sur le chef métis. The Audacity of His Enterprise est une biographie elle-même audacieuse et non conventionnelle. En favorisant une approche historique transnationale qui touche à la fois à l’histoire autochtone, canadienne-française, canadienne-anglaise et américaine, l’historien nous propulse dans l’univers de Riel — qui est multiple puisque l’homme a beaucoup bougé dans sa vie et avait un réseau d’influence élargi. En analysant les divers mondes d’un des personnages les plus controversés de l’histoire canadienne, Hamon déconstruit petit à petit les idées reçues à l’égard de Riel et par la même occasion remet quelques pendules à l’heure. Nous nous libérons du personnage plus grand que nature, au prophète ou même à l’homme rongé par ses démons, comme l’ont souligné certains biographes ; dans ce livre nous sommes face à l’homme. L’analyse d’Hamon humanise Riel et s’éloigne des thèses qui trouvent Riel « trop ceci » ou « pas assez cela » du fait qu’il était métis.
Les lecteurs de ce livre trouveront la chronologie inhabituelle. En effet, Hamon ne termine pas son livre en 1885 avec l’épisode de Batoche (Saskatchewan) et la pendaison de Riel mais plutôt en 1875, afin d’accentuer la pensée audacieuse d’un leader qui avait pour ambition de créer un environnement politique nouveau ayant pour objectif la fusion des perspectives des différents acteurs de la société : les Premières Nations, les Métis, les Canadiens anglais et les Canadiens français. La périodisation choisie par l’auteur accentue l’agentivité de l’acteur principal du livre et les contextes formateurs de sa vie et de son cheminement intellectuel.
En s’appuyant sur un travail d’archive solide — plutôt que d’utiliser les cinq volumes publiés en 1985 des écrits de Riel —, Hamon analyse les archives originales des écrits de Riel afin d’y jeter un regard nouveau. Ce retour aux sources permet à l’auteur d’accentuer le parcours intellectuel de Riel plutôt que ses défauts et ses ratés (comme l’on fait d’autres biographes) et en s’appuyant sur les plus récents travaux en études métisses au sujet des multiples influences qui ont permis à Riel et à ses alliés de « façonner le Canada et créer l’État moderne » (p. 4). Selon l’auteur, « les écrits de Riel parlent de son propre sens de l’histoire en devenir » ; « la vie de Riel n’est pas une simple histoire de résistance. Il s’est intégré, ainsi que les Métis, dans les structures politiques. La perspective de ce livre est que sa rencontre avec le Canada a été dialogique plutôt que didactique, un dialogue impliquant de multiples perspectives et une négociation considérable » (p. 4). Ce livre présente deux arguments principaux : 1) « Louis Riel a participé à l’élaboration d’un nouvel environnement politique en Amérique du Nord britannique » (p. 5). Selon l’auteur, Riel et les Métis ont été beaucoup plus impliqués dans l’élaboration de l’État que les historiens ne l’ont reconnu (p. 5). 2) Riel a tenté d’intégrer les perspectives métisses (et plus largement autochtones) et les perspectives canadiennes (française et britannique) dans son projet (p. 5). Hamon met donc de l’avant la capacité qu’avait Riel de naviguer entre ces mondes, sa compréhension des enjeux mais aussi sa force intellectuelle qui lui a permis d’imaginer un Canada qui va au-delà de celui imaginé par les fondateurs du pays.
Selon Hamon, Riel avait l’art et la manière de « tisser ensemble différents contextes » et pour le démontrer l’auteur a structuré son livre selon les quatre grandes phases de la vie de Riel : la famille, l’éducation, la culture politique et le réseautage. Chaque grande phase (qui comprend plusieurs chapitres) est analysée de manière approfondie, ce qui permet une meilleure compréhension des multiples contextes, entre autres la centralité de la famille dans la gouvernance métisse et les années passées au collège des Sulpiciens à Montréal.
En s’appuyant sur les travaux de l’historienne Brenda Macdougall, Hamon s’efforce de replacer Riel dans le contexte plus large du wahkhotowin (concept cri / nehiyawewin) — c’est-à-dire un monde basé sur la relationalité entre communautés et avec la terre — et des réseautages de familles métisses afin d’ancrer le chef métis dans le territoire (la Rivière Rouge, où il a grandi) et les luttes menées par les Métis notamment son père, Jean-Louis Riel, avant même que Louis n’entre en politique. On y découvre une influence marquante et des tactiques comme les pétitions qui seront reprises plus tard lors des événements de 1869-1870. En fait, Hamon démontre que Jean-Louis Riel et Julie Lagimodière (la mère de Louis Riel) utilisaient dans leur quotidien les pratiques autochtones de libre arbitre (otipemisiwak) et du wahkohtowin pour lutter contre les multiples projets de colonisation à la Rivière Rouge.
On notera également l’importance de l’analyse des chapitres 4, 5 et 6 sur l’éducation. Alors que d’autres historiens / politologues voyaient dans l’éducation de Riel à Montréal un échec du fait qu’il n’avait pas terminé ses études pour devenir prêtre, ce qui illustre prétendument l’incompatibilité entre scolarisation et identité métisse, Hamon nous présente une tout autre expérience. En explorant les archives des Sulpiciens, il nous ouvre les portes du collège de Montréal, où le jeune Riel a reçu une éducation formelle de quatorze ans à vingt-et-un ans. Dans cette partie du livre, le curriculum et la pédagogie sulpicienne sont analysées. Riel, qui était un élève studieux, bon en latin et en anglais, a certes dû se conformer à la culture environnante mais il a aussi « été invité à réfléchir et à fournir des critiques transformatrices de l’éducation sulpicienne et de la civilisation occidentale » (p. 140). Pour Hamon, « en se rendant à Montréal, Riel est entré dans une zone de contact » … où « les généalogies de la dispersion se mêlaient à celles de l’immobilisme entre le Nord-Ouest et la métropole canadienne » (p. 140-141). Cet espace a grandement influencé Riel puisqu’il lui « a permis de jouer avec les idées de “civilisation”, même s’il a appris les menaces qu’elles représentaient également » (p. 140-141). C’est au séminaire que le jeune Riel apprend à faire parler les deux mondes dans lesquels il vit. Le défi sera de faire en sorte que ces deux mondes se comprennent. Les événements de 1869-1870 à la Rivière Rouge représenteront le test ultime. Cette éducation sulpicienne outille donc Riel pour démêler la complexité de la logique impériale selon laquelle le Canada revendiquait le Nord-Ouest. En outre, elle lui permet de monter une défense politique convaincante de la gouvernance métisse et de la territorialité autochtone dans le Nord-Ouest.
Le livre est très bien écrit et tient son lecteur en haleine. Il s’adresse à un public avisé, mais toute personne intéressée par l’histoire des Métis de l’Ouest et l’histoire canadienne devrait lire l’ouvrage. Riel passionne et continue de passionner. Le livre de Max Hamon s’ajoute aux autres biographies du chef Métis, toutefois si je devais en recommander une seule je choisirais celle-ci sans aucune hésitation.