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À la fin du 19e siècle, Francis Parkman écrivait que « La politique espagnole anéantissait l’Indien, la civilisation anglaise le dédaignait ou lui faisait sentir son mépris, la France seule savait l’accueillir, et s’en faire aimer ». Malgré cette formule devenue cliché, le Canada et le Québec, tout comme n’importe quelle autre société nord-américaine, n’échappent pas à la réévaluation de l’héritage et du souvenir populaire de leur histoire coloniale, surtout dans le sillage de la Commission de vérité et réconciliation. Depuis le début des années 1990 avec les études de Richard White, entre autres, le renouvellement de l’historiographie autochtone réexamine aujourd’hui les relations entre Autochtones et Allochtones. Les cas des Renards et des Natchez, pour ne nommer que deux nations, pèsent particulièrement dans le débat contredisant les paroles de Parkman au sujet de la Nouvelle-France. Voilà donc tout l’intérêt de ce livre, produit d’un mémoire de master à l’Université Paris-Sorbonne, qui vient jeter de nouvelles lumières sur les « guerres des Renards ».
L’ouvrage contient huit chapitres thématiques, répartis en trois sections, le tout précédé d’une préface de François-Joseph Ruggiu. Quatorze figures et quatre cartes illustrent le contenu. L’auteur innove en abordant le conflit en dehors de son seul cadre colonial, se tournant également vers sa gestion métropolitaine. Au-delà des mouvements et actions militaires, la guerre des Renards sert également à Loffreda de prétexte pour examiner la consolidation du territoire par l’information circulant à l’intérieur de la colonie, mais aussi entre la vallée du Saint-Laurent, la Louisiane et Versailles. Sa recherche se fonde sur une masse de correspondance officielle, de dépêches internes au Canada, etc., comportant en tout presque 600 documents et des « milliers de folios » (p. 39) qui, ensemble, dressent un portrait des « arcanes de l’action impériale » (p. 41).
Rappelons que les Renards, parfois appelés Outagamis par les Français, sont aujourd’hui connus comme les Mesquakies. Une série d’expéditions militaires a lieu dans l’ouest des Pays d’en haut entre 1712 et 1738 pour soumettre cette nation à la volonté impériale française. S’étirant donc sur un quart de siècle, ce conflit a un effet dévastateur sur sa population, qui passe de 2 000 individus à quelques centaines tout au plus. Au-delà des événements du 18e siècle, Loffreda prend également le temps de situer les origines géographiques des Renards, leurs premières rencontres avec les Français et l’évolution de leurs relations au 17e siècle. Il rappelle du même coup que les Renards étaient déjà en déclin avant le début de la période ciblée par cette étude. Comptant entre 12 à 15 000 individus en 1665, ils ne sont plus que 5 000 à peine dès 1667 (p. 55).
Parmi les nombreuses questions abordées dans ce livre, l’une des plus importantes est certainement d’évaluer si la guerre contre les Renards constitue, oui ou non, un génocide. C’est une question que l’auteur ne prend pas à la légère, prenant d’abord soin de retracer l’origine et l’adoption du terme dans l’historiographie, soulignant les travaux de Dale Miquelon, Joseph Peyser, David Edmunds, Richard White et enfin de Gilles Havard et Cécile Vidal. Loffreda prend le temps d’examiner la définition du mot et rappelle que « La notion de génocide ne fait pour le moins pas l’unanimité parmi les spécialistes du sujet, issus de multiples champs de recherche (droit, sociologie, histoire, philosophie). Au sein même de la discipline historique, il n’y a pas de consensus autour de ce concept particulièrement complexe » (p. 116). La question est délicate, certes, mais elle vaut la peine d’être examinée, particulièrement avec le soin qu’y apporte Loffreda. L’auteur prend la peine de compiler les appels à l’« extermination » dans les sources. À partir de ceux-ci, il évalue le vocabulaire et son contexte. Une lecture au premier degré risque de mal interpréter des mots dont le sens et le contexte ont évolué. Sa position se résume ainsi : « Je ne pense pas que les guerres des Renards s’inscrivent dans une politique génocidaire, bien que plusieurs aspects du conflit puissent s’en approcher, telle l’ampleur des pertes au regard de la population de référence, les catégories de victimes (femmes, enfants) et le langage utilisé. … Quoi qu’il en soit c’est bien à une extermination qu’ont été confrontés les Renards, et il n’y a, sur ce point, aucun doute ni nuance à apporter » (p. 117). Qu’on soit d’accord ou non avec les conclusions de Loffreda sur la question de l’existence d’un génocide des Renards, à l’avenir, nul chercheur ne pourra ignorer les points qu’il soulève.
Le livre n’est pas sans failles, toutefois. D’un côté, l’approche thématique du livre permet de cerner un sujet à la fois (les actions militaires, les biographies des principaux personnages, la question terminologique du génocide, les rouages de la correspondance impériale, etc.). Mais de l’autre, la chronologie partiellement répétée pour chaque thème devient lourde, surtout à la lumière d’une chronologie incluse à la fin du livre. Peut-être aurait-il été préférable d’inverser et d’intégrer les thèmes au fil d’un récit chronologique ?
Alors qu’on risque de méprendre les guerres des Renards pour un long conflit opposant simplement des Européens et des Autochtones, Loffreda rappelle et illustre les alliances et enjeux qui nourrissent cette guerre. Un cycle de vengeance oppose les Renards et leurs alliés contre leurs adversaires, les Outaouais, les Ojibwés, les Sénécas et les Sioux (p. 61). Il rappelle également que la position des Renards est fragilisée par les factions pro- et anti-françaises, opposant principalement les vieux membres de la nation aux jeunes. Enfin, l’auteur illustre que, paradoxalement, malgré le dénouement de ces guerres, la politique française consiste d’abord et avant tout à chercher et à imposer la paix. En somme, ce livre s’insère parmi les incontournables pour bien cerner la complexité et le contexte des violences coloniales commises contre les Renards.