Article body

Les ouvrages adoptant la perspective des études hémisphériques de l’Amérique en langue française ne sont pas légion – contrairement à ceux publiés dans le monde anglophone, où cette perspective s’est déployée de manière soutenue et assez systématique depuis quelques décennies déjà, en s’appuyant notamment sur deux associations scientifiques d’envergure, soit l’International Association of Inter-American Studies et l’International American Studies Association. L’ouvrage que dirige Cécile Vidal est donc remarquable d’abord à cet égard, puisqu’il engage une vision comparatiste qui embrasse l’ensemble des sociétés américaines dans la voie d’une vision synthétique des Amériques conçues dans leur unité hémisphérique. Résultat d’un travail s’étalant sur une quinzaine d’années d’initiatives de recherche diverses regroupant des américanistes d’Europe et d’Amérique, réunis en décembre 2017 lors d’un colloque international tenu à l’École des hautes études en sciences sociales (Paris), l’ouvrage présente dans une série d’analyses thématiques le développement sociohistorique des sociétés américaines depuis leurs origines, en mettant l’accent sur la capacité à éclairer de vastes domaines de connaissance traités en fonction de leur conjonction au sein de contextes divers et souvent contrastés, mais qui permettent néanmoins de saisir des dynamiques communes à l’oeuvre en leur sein. Ainsi, les thématiques « migrations et mobilités », « travail », « marchés », « territoires et propriété », « famille(s) », « religion », « droit et justice » et « ordre social » sont abordées en chapitres formant le corps du livre, en fonction d’un ensemble composite qui permet de déceler la cohérence d’ensemble traversant l’évolution des Amériques, particulièrement pendant la période coloniale s’étendant de la fin du 15e à la fin du 18e siècle. Cette délimitation de l’essor du « Nouveau Monde » saisit la signification d’un mouvement historique postérieur aux sociétés précolombiennes et antérieur à la formation des sociétés nationales qui vont s’affranchir, pendant ce que l’on pourrait appeler « le long 19e siècle », du joug colonial qui pesait sur elles.

C’est dans ce creuset que s’est forgée une origine commune mettant en scène et en rapport en particulier les sociétés et cultures européennes, autochtones et africaines, selon une dynamique d’ensemble permettant de justifier cette appellation de « Nouveau Monde », sous l’angle plus spécifique de ce que Cécile Vidal intitule, dans son introduction générale à l’ouvrage, reprenant le titre d’un ouvrage de Colin Calloway de 1998, « des nouveaux mondes pour tous » (p. 13). C’est dans ce cadre en effet que « Les sociétés qui naquirent, souvent dans la violence, de la rencontre entre Amérindiens, Européens et Africains aux Amériques peuvent être qualifiées de “nouvelles” » (p. 17), du fait de leur étrangeté respective de départ, de leur obligation d’invention liée au nouveau contexte, ainsi que de la situation forçant « chacun des groupes en contact à se transformer » (p. 18). En qualifiant le processus à l’oeuvre de « créolisation » et d’« acculturation », Vidal aurait pu rendre hommage au concept de transculturation proposé par l’anthropologue cubain Fernando Ortiz dès les années 1940 pour caractériser l’originalité du développement des sociétés américaines. Ce concept aurait pu avantageusement chapeauter l’ouvrage, tant sont nombreuses les occurrences des transformations catégoriques relevant de cette dynamique de transculturation relevées par les analyses thématiques. Car, même au travers de cette analytique de « situation coloniale », empruntée en partie à Georges Balandier (dans ses études sur l’Afrique), l’ouvrage ne veut pas perdre de vue la spécificité de la perspective hémisphérique sur les Amériques, où les modalités de « conquête » des sociétés autochtones ou d’esclavage à l’égard des populations africaines interfèrent avec des visions impériales qui inscrivent des registres de détermination de relations sociales plus « provinciaux » que strictement « coloniaux », ouvrant ainsi la porte à des aménagements hybrides caractérisant la formation de ces nouveaux contextes de développement – bien souvent asymétriques dans leurs réalisations.

Ainsi, lorsque François-Joseph Ruggiu et António de Almeida Mendes analysent la thématique « migrations et mobilités », ils ne peuvent manquer de souligner que le contrôle des migrations inter et intracontinentales introduit des bouleversements majeurs dans la constitution graduelle de sociétés nouvelles, où c’est le brassage des populations européennes, autochtones et africaines, en particulier, qui définit l’ordre des choses. Un « processus d’enracinement, souvent appelé créolisation » (p. 73), se mêle aux logiques impériales, aux résistances de toutes sortes et aux flux multiples qui alimentent un intense mouvement de ce que l’on pourrait appeler une transfiguration des Amériques, à l’oeuvre pour tous les participants. Cécile Vidal analyse de son côté comment le travail, en tant qu’activité dominante au sein de ces sociétés, répartit les segments de populations européennes, autochtones et africaines selon des aires bien distinctes (commerce, services domestiques, travail forcé) qui se distribuent selon les contextes, métropolitains et locaux, et les cadres législatifs imposés, en établissant une « séparation symbolique » (p. 102) au sein de rapports de proximité sociale introduisant malgré tout des relations mixtes de créolisation et de métissage insérées dans des rapports hiérarchiques persistants. En analysant la thématique des marchés, dont l’importance se mesure bien entendu à la nature même de l’entreprise de colonisation menée par l’Europe, Manuel Covo souligne ainsi pour sa part « une fonction essentielle que remplissent alors les marchés : la mise en contact et la coexistence de communautés humaines variées » (p. 117) ; au-delà des échanges de marchandises, il souligne comment celles-ci se transforment alors en « éléments de transaction interculturelle » (p. 123).

La question « territoire et propriété », déterminante aussi dans ce contexte, est abordée par Cláudia Damasceno Fonseca et Federica Morelli, selon les affrontements directs entre Européens et Autochtones auxquels elle a donné lieu – avec des conséquences parfois surprenantes de désignations « politico-culturelles » créant littéralement des identités (araucanes, chichimèques ou creeks se rapportant au départ à des limites territoriales plus qu’ethniques, p. 167). François-Joseph Ruggiu et Vincent Cousseau se penchent quant à eux sur la question de la famille, pour constater là aussi que, bien que dominant, le modèle européen se heurte à des conditions locales très différentes et subit des modifications parfois substantielles dans la manière par laquelle se structurent les relations filiales, dans des circonstances par exemple où les femmes se trouvent à exercer un rôle plus fort là où les « chefs de famille » traditionnels sont mobilisés par des activités qui les éloignent de leur foyer (p. 195). La thématique des religions est quant à elle développée par Charlotte de Castelnau-L’Estoile et Aliocha Maldavsky dans un chapitre où elles relèvent que, en « adoptant le langage, les concepts et les valeurs du christianisme, Amérindiens et Africains le mélangèrent avec des traits de leurs propres cultures », alors que les « Européens d’Amérique transformèrent aussi le christianisme venu d’Europe et en développèrent une version plus exacerbée qui s’accordait aux défis du territoire » (p. 215). Dans la thématique « droit et justice », Marie Houllemare, Aude Argouse et Dominique Rogers montrent comment la « spécificité du droit en Amérique résidait dans la définition et la délimitation de groupes statutaires au sein des populations en contact », établissant par là « des hiérarchies sociales favorables aux colons qui rendaient légitimes des situations d’infériorité pour les Amérindiens, les Africains et les Afro-créoles » (p. 245, 259). L’étude de la thématique de l’ordre social, enfin, présentée par Cécile Vidal et Jean-Frédéric Schaub, montre comment ces nouvelles sociétés multiethniques engendrent des dynamiques de racialisation, mais également de violence, de négociation et d’intégration, de résistance et de contestation – et jusqu’au moment de la libération du joug colonial, dans la création des nouvelles républiques où un « principe d’égalité devant la loi » (p. 289) émerge et fait son chemin, graduellement seulement, au sein de ces nouvelles sociétés.

En conclusion de l’ouvrage, Pedro Cardim veut mettre en avant cette « perspective comparée et interactive » permettant de prendre comme un tout ces sociétés coloniales des Amériques, en insistant sur la spécificité suivante dans un constat général : « Contrairement à ce qui s’est passé en Afrique ou en Asie, la colonisation européenne en Amérique, par la mise en contact de différentes populations, a produit une créolisation de ces zones au fil du temps » (p. 295), créolisation qui à ses yeux « ne signifiait ni la déculturation, ni l’européanisation : elle procédait par sélection et destruction, mais aussi par brassage, appropriation et création de nouvelles configurations » (p. 301). Cela dit assez l’intérêt que suscite cet ouvrage, et les attentes que créent de telles perspectives sur l’étude de nos sociétés sur le plan hémisphérique – car ces analyses restreintes au contexte colonial invitent bien entendu à envisager dans leurs suites comment les contextes nationaux, puis internationaux (avec en particulier l’omniprésence états-unienne), ont pu eux aussi remodeler le Nouveau Monde selon des parcours sociaux et historiques… transculturels.