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Introduction

Au cours des vingt dernières années, la littérature sur l’innovation dans les PME a accordé beaucoup d’attention à la place et au rôle des réseaux. De manière générale, on observe que c’est à l’intérieur de réseaux que les entreprises déploient les relations externes grâce auxquelles elles obtiennent les ressources et les capacités qui leur font en partie défaut et dont elles ont besoin pour mener à bien leurs projets d’innovation (Acs et Audretsch, 1988 ; Nooteboom, 1994 ; Eisenhardt et Schoonhoven, 1996 ; Becheikh, Landry et Amara, 2006 ; Wynarczyk, Piperopoulos et McAdam, 2013).

Dans ce corpus de recherche, les auteurs ont beaucoup étudié la relation entre réseaux et performance en innovation. Le constat le plus fréquent est en effet que cette relation est positive (Freel, 2000 ; Mancinelli et Mazzanti, 2009 ; Zeng, Xie et Tam, 2010 ; Lasagni, 2012 ; Pullen, De Weerd-Nederhof, Groen et Fisscher, 2012)[2]. Sur le plan de l’analyse, ces travaux partagent une caractéristique : ils sont centrés sur le dénombrement des relations externes des PME dans leurs activités d’innovation et sur l’identification de leurs partenaires. Sur la base de cette information qui permet de cerner la taille des réseaux et leur composition, l’analyse consiste à vérifier la présence d’une corrélation entre ces liens externes et la performance en innovation et, le cas échéant, d’en mesurer la « force ». On trouve également dans cette littérature des travaux qui poussent plus loin la caractérisation des liens en utilisant la typologie de Granovetter (1973) qui distingue les liens forts des liens faibles (Julien, Andriambeloson et Ramangalahy, 2004 ; Ceci et Iubatti, 2012 ; Gronum, Verreynne et Kastelle, 2012). Finalement, on y retrouve aussi les travaux de géographie économique. Ceux-ci partent de l’étude des relations entre les acteurs d’un milieu, montrent l’influence positive de ces dernières sur la performance des PME et celle, plus large, du territoire où elles sont localisées (Cooke et Wills, 1999 ; Doloreux, 2004).

Mis à part de rares exceptions (Massa et Testa, 2008), ces travaux partagent, souvent implicitement, une vision que les chercheurs spécialisés en analyse de réseaux, en général des sociologues, qualifieraient probablement de naïve : toutes les relations sont possibles et également probables. Le dirigeant de PME noue des liens avec les personnes et les organisations, dont il a besoin, pourvu que ces dernières existent, sont accessibles et disponibles. Sa capacité à réseauter est affectée par ses dispositions relationnelles personnelles pour ne pas dire son entregent. Or, rien n’est plus inexact.

Pour évoquer cette inexactitude et notamment le fait que toutes les relations n’ont pas la même probabilité d’exister et que les réseaux sont eux aussi structurés et hiérarchisés, Bidart, Degenne et Grossetti (2011) utilisent l’expression de « ségrégation douce ». En analyse de réseaux, cette observation est on ne peut plus fréquente et importante. Elle renvoie au principe d’homophilie, un concept central en analyse de réseaux et qui constitue le focus de notre article.

En s’appuyant sur des entretiens, la présente étude a pour objectif principal de valider le pouvoir heuristique du principe d’homophilie lorsqu’il est question des activités d’innovation des PME. Deux éléments ont retenu notre attention et constituent deux sous-objectifs : 1) comment l’homophilie permet de rendre compte de l’existence même des relations observées dans les activités d’innovation des PME de l’industrie des technologies propres et 2) quel rôle elle joue dans la capacité des relations à donner accès aux ressources, dont ces entreprises ont besoin pour innover. L’innovation est définie ici comme la mise en marché d’un produit, procédé ou service nouveau ou amélioré. En comparaison avec les innovations de technologie de produit et de procédé (TPP)[3] classiques, les innovations dans les technologies propres ont pour finalité de réduire les incidences négatives sur l’environnement ou peuvent être développées à partir de matériaux écologiques, recyclables ou recyclés (OCDE, 2010). Ces innovations découlent de la nécessité de prendre en compte la durabilité, soit les enjeux environnementaux (réchauffement de la planète) et sociaux (santé et sécurité des populations) en plus des impératifs économiques. Par conséquent, leur développement implique une approche systémique ainsi qu’une gestion intégrée et collaborative. Le risque d’échec aux niveaux technologique et commercial est élevé lorsque ces implications sont négligées (Hall et Kerr, 2003 ; Tidd, Bessant et Pavitt, 2006). Pour augmenter les chances de succès ou réduire les risques d’échec des technologies propres, les entreprises (Hall et Vredenburg, 2003), notamment les PME (Bos-Brouwers, 2009 ; Dangelico et Pujari, 2010), n’ont d’autres choix que de tisser des liens avec des acteurs externes à travers des réseaux de manière à se procurer tout ce dont elles ont besoin, mais également pour mieux gérer le risque en le partageant (Sarkis, Cordeiro et Brust, 2010 ; Yarahmadi et Higgins, 2012). C’est dans ce contexte que nous présentons une brève recension de la littérature sur l’analyse des réseaux et le concept d’homophilie. Ensuite, nous spécifions la méthodologie utilisée. Puis, nous analysons les principaux résultats obtenus et indiquons, en conclusion, les contributions et limites de notre étude de même que les avenues de recherche future.

1. Cadre théorique : l’analyse des réseaux et le principe d’homophilie

Si un des attraits de l’analyse des réseaux est de porter l’attention sur les relations davantage que sur les statuts, celles-ci ne sont pas pour autant totalement détachées de ce que sont les individus et les organisations qui entrent en relation (Bidart, 2008). Elles s’appuient et expriment des « préférences » et des « affinités » qui favorisent certains liens et font obstacle à d’autres. Dans ces relations, et notamment dans la mise en relation, interviennent donc un ensemble de facteurs sociaux (le genre, l’âge, l’origine sociale, le niveau de formation, le statut professionnel) et organisationnels (âge de l’organisation, sa taille, son secteur d’activité, etc.) classiques. Ces facteurs sont au fondement des préférences et des affinités et contribuent ainsi à la structuration des réseaux. En analyse de réseaux, cette observation fréquente et importante est synthétisée dans un concept central : le principe d’homophilie.

Le principe d’homophilie est le fait que, dans les réseaux, les personnes ou les organisations qui sont en relation ont tendance à partager un ensemble de caractéristiques sociales et organisationnelles (similarité et homogénéité sur des caractéristiques telles que l’âge, l’éducation, l’origine ethnique, le métier, le statut social, le secteur d’activité, etc.). Et les relations qui durent et sont donc jugées satisfaisantes de part et d’autre sont souvent celles où, justement, ces personnes ou ces organisations se ressemblent sans toutefois être identiques (Bidart, Degenne et Grossetti, 2011 ; Kadushin, 2012 ; McPherson, Smith-Lovin et Cook, 2001 ; Mark, 2003). Dans ce contexte, le corollaire du principe d’homophilie est que les relations entre des personnes ou des organisations trop dissemblables sont non seulement plus rares, mais également plus difficiles à faire exister et à faire durer. Et, partant de là, qu’elles sont moins productives pour les parties impliquées.

La littérature sur l’innovation en contexte de PME où on utilise la notion de réseaux est considérable. Sur Web of Science, une recherche bibliographique conduite le 9 mars 2016 à partir des mots-clés « innovation », « SME* » et « network* » pour la période 1995-2015 permet d’identifier 605 articles. Or, on constate avec surprise que le principe d’homophilie est à toute fin pratique absent de l’analyse : un seul article utilise le concept d’homophilie[4]. Cet « oubli », étonnant pour le sociologue, n’est pas sans conséquences.

Au plan scientifique, il conduit à négliger une des composantes fondamentales des réseaux ; c’est-à-dire leur détermination au moins partielle par les statuts et les dispositions de ceux et celles qu’impliquent les relations. En laissant de côté le principe d’homophilie, on devient « aveugle » au fait que l’efficacité des réseaux et leur influence sur la performance sont aussi tributaires de la probabilité « sociologique » que le lien existe et soit productif. Ensuite, au plan pratique, il conduit à mettre de l’avant – notamment grâce à des organismes d’intermédiation (Lee, Park, Yoon et Park, 2010) – des politiques et des programmes de soutien au réseautage qui, parce qu’ils font abstraction de ces facteurs de base, consistent simplement à répéter de manière floue et générale un argumentaire disant : « multiplier vos collaborations externes et diversifiez-les, ceci aura un effet positif sur votre performance en innovation ! ».

Ici, il faut toutefois signaler une exception. La recherche française, tant en gestion qu’en géographie économique a en effet développé et utilisé la notion de proximité afin d’intégrer les phénomènes de distance, de similitude et d’affinité dans l’analyse des relations entre les acteurs individuels, d’une part, et organisationnels, d’autre part.

Dans les travaux sur les PME, deux auteurs ont marqué cette approche. Mahé de Boislandelle (1996) puis Torrès (2003, 2007a, 2007b) ont mis de l’avant les proximités comme facteur central permettant de définir et de comprendre ce qu’est une PME. Mahé de Boislandelle (1996) aborde la question de la proximité à travers ce qu’il appelle l’effet de microcosme qu’il associe à la petite taille des PME. Il le définit « par le fait qu’un dirigeant de [petite entreprise] focalise généralement son attention sur l’immédiat dans le temps (le terme le plus rapproché, c’est-à-dire le court terme) et dans l’espace (le plus proche physiquement ou psychologiquement) » (Torrès, 2003, p. 125). De façon plus spécifique, l’effet de microcosme joue un rôle dans le choix que fait le dirigeant des personnes et des organisations avec lesquelles il collabore. Dans ce cas, l’effet laisse entrevoir qu’il privilégiera des personnes et des organisations qui sont « près de lui ». Dans le langage de l’analyse de réseaux et du principe d’homophilie, il retiendra des personnes et des organisations qui lui ressemblent. Pour Torrès (2007a) la proximité prend différentes formes – fonctionnelle, hiérarchique, spatiale, temporelle, etc. – et le mélange de ces différentes proximités permet non seulement d’exposer les spécificités du management des PME, mais également d’expliquer le comportement et les décisions de ceux et celles qui les dirigent. Torrès (2007b) parle alors du principe proxémique. On peut alors penser qu’une forme de proximité psychosociale est à l’oeuvre dans les décisions que prend le dirigeant quant aux relations qu’il noue avec des personnes et des organisations externes dans le cadre de projets d’innovation. Cette notion est semblable à celle d’homophilie bien que cette dernière soit davantage définie en termes sociologiques que la notion mise de l’avant par Torrès où semble plutôt prédominer une dimension psychologique.

L’idée d’un mélange des proximités a aussi retenu l’attention des géographes et des chercheurs français qui s’intéressaient à la tendance de l’agglomération des activités économiques ou à celle des activités d’innovation. Les numéros spéciaux de la Revue d’Économie Régionale et Urbaine (RERU) consacrés à l’étude de la proximité (RERU, 1993, 2008) témoignent bien de l’évolution de cette réflexion ainsi que du développement de ce que Torre a appelé la French school of proximity (2008, p. 330). Au risque de simplifier, nous retiendrons pour notre propos que selon l’économie des proximités « le maillage des proximités est susceptible de favoriser le développement de différentes collaborations entre les acteurs » (Emin et Sagot-Duvauroux, 2015, p. 4). Si l’approche met de l’avant le rôle clé de la proximité géographique, elle porte également attention, et de plus en plus, aux formes de proximités dites « socioéconomiques » : similitude culturelle et cognitive, appartenance aux mêmes réseaux sociaux. Pour Rallet et Torre (2004), par exemple, ces formes de proximité sont essentielles pour que les acteurs d’un même territoire collaborent plutôt que d’y être simplement agglomérés. Beaucoup d’efforts ont été consacrés à définir les différentes formes de proximité socioéconomique. De manière générale, elles visent toutes à identifier « les attributs qui rapprochent ou éloignent les acteurs » (Emin et Sagot-Duvauroux, 2015, p. 8). Que l’on parle de proximité cognitive, de proximité sociale, de proximité organisationnelle, de proximité institutionnelle, de proximité de ressources ou de proximité relationnelle (pour un suivi des définitions proposées, voir Emin et Sagot-Duvauroux, 2015), toutes ces notions au-delà de leurs différences renvoient à des « réalités » qui recoupent celles qui, dans l’analyse de réseaux, sont désignées par le principe d’homophilie.

On peut maintenant se demander si la French school of proximity a permis de régler les problèmes que nous avons associés à la non-utilisation du principe d’homophilie. Un regard rapide sur l’utilisation de la notion de proximité dans les travaux publiés en anglais et recensés dans Web of Science permet de répondre à cette question. Une recherche bibliographique à partir des mots-clés « innovation », « SME* », « network* » et « proximity » pour la période 1995-2015 permet d’identifier dix-huit articles, dont seulement six relèvent des sciences de la gestion à proprement parler. Parmi ces six articles, cinq abordent uniquement la question de la proximité géographique et un seul prend en considération une proximité socioéconomique. Dans les travaux publiés en langue anglaise, la notion de proximité est donc assez peu utilisée. Elle fait très majoritairement référence à la proximité géographique laissant ainsi de côté les proximités socioéconomiques ou, dit autrement, la dimension sociologique de la ressemblance. Pourtant, cette dimension est une composante essentielle du principe d’homophilie et de l’analyse des réseaux. En somme, les problèmes associés à la non-utilisation du principe d’homophilie ou de la notion analogue de proximité restent donc significatifs et relativement importants dans ce qui constitue le noyau dur de la littérature sur la place et le rôle des réseaux dans les activités d’innovation des PME.

Or, comme nous le verrons et comme le laissent entrevoir les travaux tout juste indiqués, il faut, pour bien comprendre les relations et leur efficacité, préalablement se demander qui peut être mis en relation et si cette relation a des chances de succès étant donné les caractéristiques sociales ou organisationnelles des personnes ou organisations mises en relation. Ce regard plus sociologique permet aussi d’éviter les conclusions et recommandations qui consistent à affirmer l’importance et la nécessité de multiplier les liens externes et de les diversifier sans tenir compte du fait que certains liens sont condamnés à ne pas exister ou à être improductifs en raison même des caractéristiques de ceux qu’on cherche à réunir. Pour rendre compte du pouvoir heuristique du principe d’homophilie lorsqu’il est question de la place et du rôle des réseaux dans les activités d’innovation des PME, nous avons utilisé une méthodologie de recherche qualitative qui facilitait la prise en lumière des ressemblances et des différences entre les personnes ainsi que les organisations impliquées.

2. Méthodologie

Les données utilisées dans le présent article ont été recueillies dans le cadre d’une étude réalisée pour le compte d’Écotech Québec (Écotech), une organisation d’intermédiation qui travaille à mettre en relation les quelque 1 000 organisations qui composent l’industrie des technologies propres du Québec afin d’en assurer le développement et renforcer sa capacité d’innovation. Cette étude (Trépanier, Aka et Vachon, 2016) poursuivait quatre objectifs principaux : 1) cerner les pratiques de collaboration externe des entreprises dans le cadre de leurs activités d’innovation, 2) identifier les motifs pour lesquels elles font appel à ces organisations externes, 3) évaluer leur niveau de satisfaction concernant la contribution de ces organisations et 4) comprendre les dynamiques de collaboration afin d’identifier les comportements et les pratiques susceptibles de soutenir des relations durables et productives. Ce sont les données qualitatives recueillies dans le cadre du quatrième objectif qui ont mis au jour le rôle de l’homophilie dans la mise en place et le succès des relations et qui sont utilisées dans le présent article.

2.1. Outils de cueillette et de traitement

Le premier volet de l’étude Écotech (Trépanier, Aka et Vachon, 2016) a consisté à réaliser un sondage auprès des entreprises qui forment la grappe des technologies propres afin de documenter leurs pratiques de collaboration externes en matière d’innovation. Les questions du sondage portaient donc plus spécifiquement sur la fréquence de ces relations ainsi que sur leur utilité (sur quoi elles portent). Entre les mois de juin et septembre 2015, 47 entreprises oeuvrant au sein de l’industrie ont complété un questionnaire administré grâce à Survey Monkey. Parce que les données du sondage portent davantage sur la mesure que sur la nature des relations dans lesquelles les personnes et les organisations sont impliquées, elles ne seront pas utilisées dans le présent article sauf pour apporter plus de lumière sur la représentativité de nos entretiens[5].

Dans un deuxième temps, afin d’approfondir et « contextualiser » le portrait des patterns de collaboration préparé à partir du sondage, nous avons réalisé des entretiens semi- dirigés portant sur le processus d’innovation et, plus spécifiquement, sur la place et le rôle qu’y jouent les organisations externes. Parmi ses membres, Écotech a contacté des dirigeants d’entreprises afin de valider leur intérêt à parler de leurs collaborations en matière d’innovation. La sélection des firmes participantes a été faite conjointement par Écotech et les chercheurs. Elle a privilégié la constitution d’un « sous-ensemble » qui soit diversifié (taille, secteur d’activité, âge, présence sur les marchés d’exportation, nombre de liens externes, activités de RD, taux d’innovation, localisation, orientation stratégique, etc.) et de ce point de vue, représentatif des différents profils d’entreprises qui caractérisent l’industrie. Seize entreprises ont ainsi été rencontrées. Nous nous sommes entretenus avec le dirigeant et parfois avec des membres de l’équipe de direction. Parce qu’en contexte de PME, le dirigeant et son entreprise ne font souvent qu’un (Plane et Torrès, 1998 ; Julien et Marchesnay, 1996) et qu’il a une implication directe dans le processus d’innovation (Rothwell et Dodgson, 1991), celui-ci était un informateur compétent pour présenter le récit détaillé de son projet d’innovation et des relations nouées avec différents partenaires.

Le schéma d’entretien utilisé amenait le dirigeant à poser un regard approfondi et précis sur un projet d’innovation spécifique en centrant son attention sur les relations avec les partenaires externes. Ainsi, à partir d’un projet récent et représentatif de ce que l’entreprise fait habituellement, le dirigeant a parlé en détail de la manière, dont se sont déroulées les relations avec ses partenaires à cette occasion : présentation du projet, identification et sélection des partenaires, déroulement de la collaboration, qualité et durée de la relation, identification des impacts, apprentissages et facteurs de succès/échec. Dans tous les cas, la narration du projet s’est accompagnée de réflexions plus générales sur la collaboration avec les différents types de partenaires (les gouvernements, les universités, les collèges, etc.). Tous les entretiens se sont déroulés au siège de l’entreprise et ont duré en moyenne 90 minutes. Les dirigeants rencontrés se sont montrés ouverts, intéressés par le sujet abordé et, par conséquent, généreux. L’information qualitative recueillie nous a permis de préciser comment se mettent en place et se déroulent les interactions au sein de l’écosystème d’innovation des technologies propres.

Puisque nous nous intéressons à la place et au rôle de l’homophilie dans la mise en place des relations et leur efficacité (donner accès aux ressources, dont ces entreprises ont besoin pour innover), notre analyse s’appuie donc sur ces données qualitatives qui, pour l’essentiel, prennent la forme d’histoires. Ce type particulier de traitement et de présentation de données de recherche, fort utile dans les analyses de processus (Miles et Huberman, 2003 ; Thiétart, 2007) et fréquemment utilisé dans les études sur la production d’innovations (Van de Ven, Angle et Poole, 2000 ; Weisberg, 2003), est tout à fait opportun compte tenu de nos objectifs.

En entretien, chaque dirigeant rencontré a raconté de brèves séries de relations externes qui, dans le cadre du projet qu’il présentait, lui ont permis ou non d’établir une collaboration et d’accéder aux ressources, dont il avait besoin. Chacune de ces courtes séries est vue comme une séquence de mobilisation de ressources externes (Grossetti et Barthe, 2008). On peut alors documenter finement quelles sont les personnes et les organisations avec qui le dirigeant cherche à créer des liens, mais également cerner leur rôle dans le projet raconté ainsi que le déroulement de la relation en tant que telle. Le compte rendu de chacune de ces séquences de mobilisation de ressources externes est le matériau brut qui sert à construire les histoires de collaborations qui sont présentées dans la section 4.

Les comptes rendus des seize entretiens ont été traités avec l’aide du logiciel d’analyse qualitative NVivo. Ce logiciel a permis de procéder de façon structurée, systématique et partagée au codage du contenu de chacune des séquences de mobilisation de ressources externes. Le processus de codage a consisté à déterminer des extraits significatifs et à les catégoriser dans des unités d’analyse ayant trait à des pratiques et situations de collaboration : partenaires impliqués, orientation du partenaire (économique, environnementale, sociale), place et efficacité (succès, échec, incertain) de la séquence de mobilisation, mode d’accès au partenaire (Internet, colloques, associations professionnelles, amis, famille, connaissances professionnelles), types de ressources mobilisées (idées, informations, apprentissage, financement, certification, équipements, technologie). Pour assurer la fiabilité du codage, un protocole reprenant les pratiques et situations susmentionnées a été utilisé indépendamment à deux reprises par les deux chercheurs (stabilité et reproductibilité du codage) puis ces derniers ont discuté et comparé les résultats afin de trouver un accord. Le taux d’accord était d’environ 90 %, ce qui est au-dessus du taux de 80 % que Thiétart (2007) considère relativement bon.

Les séquences de mobilisation de ressources externes qui présentaient les mêmes caractéristiques ont été regroupées pour construire une histoire de collaborations. Cette manière de faire reprend les principaux éléments de la « narrative inquiry » (Connelly et Clandinin, 1990 ; Overcash, 2003 ; Dodge, Ospina et Foldy, 2005 ; Riley et Hawe, 2005 ; Gertsen et Søderberg, 2011 ; Kim, 2016) et met l’accent sur la dimension processuelle de l’innovation en contexte de PME (Edwards, Delbridge et Munday, 2005) de même que sur l’importance des liens qui unissent entre eux les événements rapportés. Elle favorise aussi une synthèse cohérente et sensée de l’information issue de 25 heures d’entretien.

Les pratiques de collaboration ont donc été reconstituées en construisant une « histoire de collaborations » à partir des propos qui ont été tenus par les dirigeants des PME. Chaque histoire est une construction des chercheurs à partir d’une diversité de pratiques et de situations (les séquences de mobilisation de ressources externes) décrites par les seize entrepreneur(e)s et identifiées dans les comptes rendus. Dans ce sens, il ne s’agit pas de l’histoire des collaborations d’une entreprise en particulier, mais plutôt de celle de toutes les entreprises où nous avons observé les comportements et les situations qui sont présentées. Au sens strict, chaque histoire n’est donc pas le compte rendu d’un entretien, mais plutôt une construction qui utilise plusieurs comptes rendus où les répondants rapportent des pratiques et des situations semblables. L’histoire racontée est en quelque sorte un idéal-type[6] qui regroupe dans un récit cohérent les éléments fondamentaux et distinctifs de la diversité des pratiques et des situations semblables que l’on retrouve dans les seize PME rencontrées. Pour minimiser le risque que les histoires de collaborations soient fortement marquées par les perceptions et présupposés des deux chercheurs, nous avons recouru à un protocole semblable à celui utilisé pour le codage des comptes rendus. Chacun a construit des histoires de collaborations qui ont ensuite été comparées afin de trouver un accord sur la version qui présentait le plus fidèlement les courtes séquences de mobilisation de ressources externes racontées par les dirigeants.

Dans la section qui suit, nous présenterons les seize PME qui nous ont accueillis. Il s’agit de cerner dans quelles entreprises travaillent nos répondants et en quoi ce « sous-ensemble » est typique de l’industrie au sein de laquelle elles évoluent. Ces informations contribuent donc à mieux juger de la représentativité et du potentiel de généralisation des histoires de collaborations.

2.2. Profil des PME de l’industrie des technologies propres et de leurs collaborations

Comme le montre le tableau 1, notre échantillon contient de jeunes entreprises et des entreprises nettement plus matures. En moyenne, elles ont treize ans d’âge et comptent 29 employés. Ainsi, notre échantillon est majoritairement composé d’entreprises qui n’en sont plus au stade de la très petite entreprise ou de l’inventeur solitaire. Par ailleurs, on les retrouve dans tous les secteurs d’activité qui composent l’industrie des technologies propres et, ce faisant, il est peu probable que les comportements observés soient attribuables à des patterns spécifiques à l’un d’entre eux. Les entreprises rencontrées sont fortement innovantes. Elles sont toutes actives en RD. Toutes celles pour qui il a été possible d’établir leur taux d’innovation ont déclaré que la totalité de leurs ventes des deux dernières années était attribuable à des produits/services/procédés nouveaux ou améliorés. Finalement, on constate que la majorité d’entre elles (les deux tiers) sont présentes sur les marchés d’exportation.

Tableau 1

Profil des seize PME rencontrées lors des entretiens

Profil des seize PME rencontrées lors des entretiens

* Secteurs d’activité de l’industrie des technologies propres au Québec : air, chimie verte, eau, écomobilité, efficacité énergétique, énergie renouvelable, matières résiduelles, sols et eaux souterraines, autres. Source : http://www.ecotechquebec.com/technologies-propres/secteurs/.

** % des ventes des deux dernières années, attribuable à des produits/services/procédés nouveaux ou améliorés.

*** Nombre de liens externes répertoriés dans le projet d’innovation raconté par le répondant en entrevue.

-> See the list of tables

Dans l’ensemble, les seize entreprises rencontrées collaborent de manière significative : dans le projet d’innovation qu’il a relaté lors de l’entretien, chaque répondant a identifié vingt liens externes en moyenne. La densité de la collaboration est donc relativement élevée et cette importance accordée aux relations externes rejoint les comportements observés dans les enquêtes sur des PME semblables ailleurs dans le monde (Lasagni, 2012).

Par ailleurs, les pratiques de collaboration des entreprises interviewées rejoignent celles de toute l’industrie. La comparaison des histoires de collaborations avec les patterns de collaborations dégagés par l’analyse des données du sondage (Trépanier, Aka et Vachon, 2016, p. 13-38) montre les mêmes préférences pour certaines organisations, la même propension relativement élevée à travailler avec un partenaire localisé à l’extérieur de sa propre région et une appréciation presque identique de l’efficacité des relations avec tel ou tel collaborateur. Partant de là, les histoires exposées à la section suivante ne sont ni des anecdotes ni des idiosyncrasies, puisqu’elles présentent des situations observées dans les seize PME.

3. Présentation et analyse des résultats

Dans les sections qui suivent, en reprenant les principaux éléments des relations qui nous ont été rapportées par les dirigeants, nous présentons les séquences de mobilisation de ressources externes en les illustrant dans de brèves histoires de collaborations (en italique) suivies de nos analyses et de notre conclusion qui, par ailleurs, permet de faire la transition avec l’histoire suivante. Les trois histoires de collaborations montrent avec qui se nouent les relations et comment le principe d’homophilie aide à mieux comprendre leur succès ou leur échec.

3.1. Les relations qui fonctionnent bien : qui se ressemble s’assemble

Les institutions de recherche, je n’y suis presque jamais allé. Je n’ai pas de formation universitaire. Je n’y vais pas parce que je ne les intéresserai pas. J’ai eu quelques expériences difficiles avec des chercheurs, des universitaires, qui se sont greffés à des projets que j’avais et qui sont arrivés avec des connaissances théoriques qu’ils veulent t’imposer alors que, toi, tu sais par expérience qu’elles fonctionnent plus ou moins en pratique. Tu les insultes en disant que leur truc ne fonctionne pas. La science énonce des lois et en tant que scientifiques, ils sont les titulaires de lois universelles non négociables. Pour leur prouver qu’ils ont tort, il faudrait y consacrer du temps et de l’argent que tu n’as pas. C’est presque peine perdue. Ils ont de la misère à interagir avec nous, les personnes du monde de la pratique. Moi j’ai été éduqué dans un univers de « patenteux industriels » ; je pense et je travaille comme ça et c’est très différent de ce qui se fait dans un labo universitaire. Parce que nous ne sommes pas sur la même longueur d’onde, nous avons tellement de difficulté à travailler ensemble qu’en général, je n’obtiens pas l’aide dont j’ai besoin.

Ce type de problème, je le rencontre aussi avec des institutions financières et des fournisseurs. Chacun appartient à un monde particulier et personne ne voit le projet dans son entier et de la même manière. Les fournisseurs ne veulent pas participer à un projet, mais plutôt te vendre quelque chose à escompte. Les partenaires financiers veulent vendre et ne veulent pas consacrer du temps et des ressources au développement du produit. Ils sont prêts à vendre quelque chose qui connaîtra des problèmes par la suite et sur lequel il faudra intervenir chez le client parce que le développement n’était pas tout à fait terminé. Je ne vois pas les choses comme ça : pour moi, c’est essentiel que le produit soit technologiquement solide et complet. Des partenaires financiers tu ne parles pas de technique avec eux ; ils ne comprennent rien, ne sont pas intéressés par la technique et pour cette raison, ils ne sont pas intéressants.

À l’opposé, je travaille souvent en RD avec un ami pour développer quelque chose ou réfléchir à une solution à un problème qui m’est soumis. C’est un Ph.D. en chimie qui travaille à son compte et développe des équipements. C’est un scientifique, mais ce n’est pas un chercheur universitaire. Il a les deux mains dans la pratique, mais, en plus, il est meilleur que moi au plan théorique. C’est un ami et il me donne ses idées. En échange, j’utilise et j’achète ses équipements.

J’ai confiance en lui, en ce qu’il sait et à la manière dont il concrétise ses connaissances. Construire cette confiance, ça prend du temps. Surtout entre des personnes qui ne sont pas exactement pareilles. Nous n’avons pas le même niveau d’instruction, mais nous sommes tous les deux des « chercheurs de solutions à des problèmes concrets ». Deux gars qui ont du plaisir à trouver et développer une solution qui a échappé à d’autres. En plus, nous partageons d’autres points de vue sur l’industrie du développement durable comme l’absence de volonté des gouvernements qui, par exemple, refusent de s’impliquer en réglementant de manière à privilégier le respect de l’environnement et favoriser l’utilisation de solutions écologiques qui existent déjà !

Dans cette histoire de collaborations, ce qui fonctionne ce sont les relations entre des personnes qui se ressemblent et qui, plus précisément, partagent la culture de « patenteux » du répondant. Plus précisément, il s’agit d’une culture de l’innovation privilégiant la recherche de solutions concrètes applicables à court terme plutôt que la mise à jour de mécanismes fondamentaux, dont l’application concrète nécessite un important et long travail d’approfondissement et d’adaptation. Plus les partenaires sont éloignés socialement (métiers différents, visions de l’innovation différentes, pratiques de l’innovation différentes, mondes professionnels différents, valeurs différentes, formations différentes, etc.) moins grandes sont les chances qu’une collaboration se mette en place et s’avère fructueuse.

Évidemment, ces observations ne sont pas nouvelles. Plusieurs auteurs s’intéressant aux relations université-entreprise ont identifié ces facteurs comme des inhibiteurs de mise en relation et de collaboration fructueuses (pour un bilan de ces travaux, voir Perkmann et al., 2013 ; Ankrah et Al-Tabbaa, 2015). Dans la majorité de ces travaux toutefois, les dissemblances ou les ressemblances sociologiques, tant au niveau individuel qu’organisationnel, ne sont pas « mesurées » en tant que telles. C’est plutôt leur influence qui est cernée au moyen de questions d’opinions posées aux chercheurs (Berman, 2008 ; Galán-Muros et Plewa, 2016) ou aux entrepreneurs (Hemmert, Bstieler et Okamuro, 2014). Ce n’est pas tant l’homophilie qui est conceptualisée et prise en compte dans l’analyse des relations et des réseaux, mais plutôt les perceptions des acteurs. Ce faisant, l’analyse de réseaux donne rarement son plein potentiel étant donné qu’un de ses principaux outils théoriques est à tout le moins sous-utilisé. Par exemple, en faisant abstraction de l’homophilie et du phénomène d’exclusion qui caractérise les réseaux, on en arrivera à imputer l’absence de relation et d’accès aux ressources à une connaissance inadéquate de l’autre (Muscio et Pozzali, 2013), à une communication déficiente ou à un déficit de confiance (Plewa, Korff, Baaken et Macpherson, 2013). Pourtant, la prise en compte des différences sociologiques montrerait plutôt que c’est l’appartenance des acteurs à des groupes sociaux mutuellement exclusifs qui rend difficile ou impossible tant la relation que l’accès aux ressources (Bijker, Hugues et Pinch, 2012). Dit autrement, la prise en compte du concept d’homophilie permet d’expliquer des « déficits » qui sont le plus souvent présentés comme de simples inhibiteurs pouvant être « corrigés » par des interventions telles des activités sociales ou de réseautage, des formations en communication, etc.

Parce qu’ils prennent en considération de manière plus approfondie, systématique et intégrée les caractéristiques sociologiques des personnes et des organisations, nos résultats rejoignent les observations et les conclusions de Massa et Testa (2008). Les caractéristiques sociales des individus sont liées à des dispositions spécifiques qui sont elles-mêmes différentes et qui ont un impact négatif sur les relations. Dans le langage de l’école des proximités, on dirait de l’histoire rapportée que l’absence de proximité socioéconomique (cognitive, organisationnelle et institutionnelle) avec les laboratoires universitaires, les fournisseurs et les institutions financières expliquent l’échec des relations avec ces organisations (Bouba-Olga et Grossetti, 2008 ; Emin et Sagot-Duvauroux, 2015). À l’inverse, la présence des mêmes proximités est étroitement liée au succès de la collaboration avec « un ami Ph.D. en chimie ».

Par ailleurs, le rôle de l’homophilie se fait également sentir lors de la recherche et du recrutement d’éventuels collaborateurs. C’est le sujet de notre seconde histoire de collaboration.

3.2. Chercher et recruter une personne ou une organisation semblable

J’ai fondé l’entreprise alors que j’étais étudiant en maîtrise. À l’époque, tous mes partenaires appartenaient à ce milieu. Mes collaborations scientifiques et technologiques impliquaient des professeurs rattachés au laboratoire où je réalisais mon mémoire. C’était la même chose pour mes partenaires financiers : j’ai été incubé par l’université et accompagné par le personnel de l’incubateur dans toutes les démarches qui ont conduit au lancement de l’entreprise. Pour moi, le choix était évident : nous étions proches physiquement (mêmes labos, même université) et culturellement (même langue, mêmes valeurs, même compréhension de l’innovation, bagage semblable de connaissances et d’expériences, etc.). Tout ça facilitait la collaboration et je me voyais mal travailler avec des gens ou des organisations, dont j’aurais de la misère à saisir les comportements et comprendre les décisions. Dans l’ensemble, mes collaborations se sont bien passées. D’ailleurs, je travaille toujours avec certaines des personnes avec qui je collaborais à l’époque.

Quelques années plus tard, j’ai complété mon doctorat dans une autre université et j’ai temporairement quitté l’entreprise avant d’y revenir après avoir, entre autres, travaillé quelques années dans une grande firme.

Comme l’entreprise se diversifiait à l’extérieur de mon domaine d’expertise, j’ai dû trouver de nouveaux collaborateurs. C’est dans les banques de données bibliographiques que j’ai trouvé les deux chercheurs universitaires avec lesquels nous collaborons maintenant. Les deux avaient publié plusieurs articles sur des sujets qui nous intéressaient et s’avéraient importants pour la conception et le développement de nos nouveaux produits. Le premier est rattaché à une université montréalaise [ici, MTL] et le second à une université américaine [ici, USA. Au plan scientifique, MTL est une grande pointure tandis qu’USA est un chercheur de bon calibre qui a un accès privilégié à un site expérimental très bien adapté à nos projets.

MTL est un chercheur prolifique, mais qui a plusieurs expériences de projets conjoints avec des entreprises. C’est aussi un entrepreneur qui a créé sa propre entreprise à partir d’un de ses nombreux brevets. Il est suffisamment proche de la réalité de l’entreprise pour être en mesure de bien travailler avec nous. Par ailleurs, le niveau élevé de ses contributions scientifiques et l’ampleur des ressources humaines (techniciens, chercheurs, étudiants), financières (subventions, contrats) et matérielles (laboratoires, équipements, terrains d’expérimentation, etc.), dont il dispose en faisaient pour nous un collaborateur fantastique. Quand je l’ai rencontré pour parler d’une éventuelle collaboration, il a rapidement constaté que notre niveau scientifique était bon et qu’étant donné le niveau de formation et les expériences de travail de notre équipe, il pourrait échanger avec nous et que, en plus, il trouverait chez nous un lieu de travail et de formation intéressant et accessible pour ses étudiants, un accès à des données originales ainsi qu’un lieu privilégié pour la commercialisation de ses brevets. Même si lui était de calibre mondial et que notre statut était plus modeste, nous étions suffisamment semblables pour être en mesure de s’entendre et être utiles l’un à l’autre !

Avec USA, c’était un peu différent : nous ne pouvions pas recruter un chercheur d’aussi grande réputation que MTL. Comme ce dont nous avions besoin n’existait pas au Québec ou au Canada, nous devions aller aux États-Unis, mais cet éloignement avait l’inconvénient de ne pas permettre à notre éventuel partenaire de profiter facilement et régulièrement de notre personnel et de nos installations. Sans cette compensation, il fallait recruter quelqu’un, dont le statut était assez semblable au nôtre. De son côté, ses publications, son financement, ses équipements et son site expérimental confirmaient sa crédibilité et ses aptitudes tandis que du nôtre les réalisations de l’entreprise, nos expériences passées et la qualité scientifique de notre personnel apportaient des preuves comparables.

Dans cette histoire, les partenaires externes partagent plusieurs caractéristiques avec l’entrepreneur qui les implique dans ses projets d’innovation. Comme ceux-ci, l’entrepreneur est titulaire d’un doctorat et tous connaissent les aléas de la recherche ainsi que ses contraintes et ses opportunités lorsqu’elle se fait en milieu universitaire : règles de méthode, importance des données, mécanismes et règles de financement, importance de publier dans des revues scientifiques, calendrier des activités dans le milieu académique, etc. Tous les partenaires connaissent aussi les contraintes et les opportunités des projets université-entreprise : nouvelles idées, possibilités de brevets, calendrier difficile à gérer étant donné les contraintes propres à chacun, coûts élevés liés à l’utilisation des laboratoires, négociations concernant la propriété intellectuelle, désir de diffusion des uns et volonté des autres d’assurer la confidentialité quant aux caractéristiques originales d’un nouveau produit, etc. Dans le cas de MTL, la localisation commune à Montréal ajoute et contribue à la ressemblance/proximité des partenaires. Elle facilite les échanges et permet d’utiliser plus fréquemment ce que l’autre peut offrir : laboratoires, connaissances, savoir-faire, lieux de stages, accès à des techniciens et des chercheurs, accès à des postes pour les diplômés du laboratoire de MTL et, réciproquement, pour la PME, un accès à des employés hautement qualifiés et en partie formés aux pratiques de l’entreprise, etc. En somme, dans ces collaborations, tous les partenaires ne sont pas identiques et ces différences sont source d’innovation. Toutefois, ils sont suffisamment semblables pour être en mesure de bien collaborer. Ici, on observe ce qu’on appelle « homophilie » dans le langage de l’analyse des réseaux (Bidart, Degenne et Grossetti, 2011 ; Kadushin, 2012) et « proximité » dans le langage de l’économie des proximités (Emin et Sagot-Duvauroux, 2015).

Ceci dit, avec qui la PME entre-t-elle en relation ? Avec une autre organisation, une autre personne, une personne et une organisation ? Avec qui faut-il être « compatible » ? C’est là l’objet de notre troisième histoire.

3.3. Les relations se nouent avec des personnes… pas avec des organisations

Avec l’Université X, nous avons maintenant une bonne collaboration parce que ce chercheur a une formation dans l’industrie. Avant d’être professeur, il a travaillé dans le secteur privé. Il comprend et prend en compte nos besoins, nos objectifs et nos contraintes. Dans les travaux que nous réalisons avec lui, il y a un aspect recherche que nous acceptons et respectons. C’est une bonne collaboration.

Nous accueillons aussi des stagiaires des différentes universités québécoises. Nous savons par expérience que les stages qui fonctionnent bien impliquent des candidats avec un background de technicien ou qui ont une grande familiarité avec le milieu industriel. Nous cherchons des étudiants qui nous ressemblent plutôt que des étudiants qui ont des dossiers académiques étincelants. Les candidats qui ont un « passé » industriel sont fonctionnels plus rapidement et leurs travaux sont plus pertinents pour nous. L’individu nous importe plus que son université.

Aujourd’hui, je vous le dis honnêtement, j’hésite à accueillir un stagiaire dans le cadre d’un programme […] parce que, là encore, c’est l’université qui mène le projet et ce sont des projets qui deviennent universitaires plutôt qu’industriels. Le projet est défini à l’université, en fonction des paramètres universitaires, et ensuite on le propose ici. Donc, en étant conçu à l’université, le projet devient théorique et vise surtout l’avancement de la science, pas l’avancement technologique. Pour nous, ce qui nous intéresse c’est l’avancement de la technologie. Si, en plus, le projet conduit à l’avancement de la science, c’est encore meilleur, mais, pour nous, ce n’est ni essentiel ni prioritaire. Si le projet est uniquement orienté vers l’avancement des connaissances, ça ne nous amène pas à des résultats que nous pouvons utiliser de façon efficace. Et en plus, il nous faut y investir du temps et de l’argent.

Donc, notre expérience avec des étudiants de maîtrise n’a pas été un grand succès. Quand on a du succès, c’est parce qu’on travaille avec un chercheur et un étudiant, qu’il soit de niveau maîtrise, doctorat ou post-doctoral, qui comprennent mieux les besoins de l’industrie parce qu’ils ont un vécu industriel. Sans cette expérience préalable, c’est beaucoup plus difficile. Et même lorsque cette expérience industrielle est là, ce n’est pas nécessairement facile. Par exemple, un projet de doctorat c’est plus difficile parce qu’il faut faire avancer la science. C’est difficile de marier ce projet-là avec un projet à court terme d’un an, six mois… maximum deux ans… Un projet de doctorat de trois ou quatre ans, c’est très long dans notre cadre industriel. La gestion du temps est tellement différente qu’il est difficile d’arrimer les deux milieux.

Ça, c’est un peu comme des contraintes structurelles. Mais dans certains cas, avec certaines personnes, ça peut être plus facile. Je connais, par exemple, deux entreprises qui ont été fondées par des chercheurs universitaires et, dans leur cas, les relations avec le milieu universitaire sont un succès. Eux, ils ont énormément utilisé des étudiants de maîtrise et de doctorat parce que le fondateur est aussi professeur à l’université. Ses étudiants de maîtrise il pouvait lui-même les choisir en fonction de leur capacité à travailler en milieu industriel et ensuite les orienter vers des projets de recherche allant dans une direction qui serait utile à son entreprise. Chez nous, il n’y a pas un chercheur ou professeur d’université dans notre staff, donc c’est plus compliqué.

Ici, l’histoire de collaborations montre que les relations qui fonctionnent bien impliquent des individus plutôt que des organisations. Ainsi, si les différences que le dirigeant de PME perçoit, par exemple, entre sa PME et les universités sont autant de facteurs qui réduisent la probabilité d’une collaboration et que celle-ci soit productive, il n’est pas rare qu’il souligne la relation productive que son entreprise entretient avec le professeur X ou avec un étudiant Y et qu’il attribue ce succès à la similarité des caractéristiques personnelles de X ou de Y avec les siennes (formation semblable, expériences de travail communes, habitude de la collaboration entre PME et laboratoire universitaire, valeurs communes comme le développement durable). En fait, l’homophilie individuelle est plus facile à obtenir que l’homophilie organisationnelle (Kadushin, 2012).

4. Discussion

Dans ces histoires de collaborations, il s’avère utile pour identifier les caractéristiques des relations qui fonctionnent bien, de prendre en considération le principe d’homophilie. Les affinités et les ressemblances relevant de l’appartenance à un groupe ou une catégorie sociale sont en effet partout présentes dans la narration des collaborations, et ce tant au niveau des individus que des organisations. Dans la majorité des cas, elles apparaissent essentielles à la compréhension de l’existence, du déroulement ou des effets des relations.

Ainsi, à propos des raisons expliquant leur préférence pour les CCTT (centre collégial de transfert de technologie) et les laboratoires gouvernementaux, les seize dirigeants indiquent qu’elles ont le plus souvent à voir avec une proximité organisationnelle, et culturelle qu’ils jugent plus grande qu’avec d’autres organisations. Cette proximité se voit, par exemple, à travers l’importance que ces organisations accordent à l’amélioration de l’existant (plutôt qu’à l’innovation radicale) ainsi qu’à l’innovation de procédés, la place faite aux ingénieurs et aux techniciens (plutôt qu’uniquement aux « chercheurs »), une pression moins grande quant à la diffusion des résultats, une meilleure compréhension et prise en compte des enjeux commerciaux de l’innovation, etc. Une étude réalisée en 2004 sur les relations entre les CCTT et les PME québécoises arrivait aux mêmes conclusions (Trépanier, Ippersiel, Martineau et Szczepanik, 2004).

Par ailleurs, les difficultés relevées par les répondants à propos des relations avec les universités sont, pour l’essentiel, des obstacles « classiques » qui dénotent souvent des affinités relativement faibles. On peut citer, à ce propos, la durée et le coût élevé des projets, la volonté des universités de conserver la propriété intellectuelle, la difficulté à « démêler » qui est propriétaire de quoi, l’incapacité des universités à adapter leur gestion administrative aux besoins et aux caractéristiques spécifiques des PME, la préférence d’une majorité de chercheurs universitaires pour l’innovation radicale et une certaine condescendance à l’égard de l’innovation incrémentale (Corsten 1987 ; Meyer-Krahmer et Schmoch, 1998 ; Mora-Valentin, Montoro-Sanchez et Guerras-Martin, 2004 ; Bruneel, D’Este et Salter, 2010 ; Hughes 2011 ; Hülsbeck, Lehmann et Starnecker, 2011 ; Muscio et Pozzali, 2013 ; Van der Sijde, 2012). On peut regrouper ces obstacles en parlant de différences culturelles importantes entre les deux types d’organisations (Lee, 2000 ; Harryson, Kliknaite et Dudkowski, 2008).

Plus généralement, les points de vue exprimés par les seize dirigeants rencontrés sont directement liés à une vision entrepreneuriale de l’innovation et de ce qui constitue un environnement favorable à son développement. En effet, comme les entrepreneurs italiens interrogés par Massa et Testa (2008) dans leur étude du non-alignement des perspectives des différents acteurs de l’innovation (PME, universitaires et agents gouvernementaux), nos seize répondants considèrent que tout changement commercialisé est une innovation et que le degré de nouveauté du changement en question importe peu. L’innovation est pour eux un « phénomène total » impliquant toutes les dimensions et tous les membres de leur organisation plutôt que seulement le personnel scientifique et technique. Pour eux, un environnement favorable à l’innovation est un milieu peu réglementé et peu bureaucratisé où l’entrepreneur noue les relations qu’il juge profitables en regard de sa propre vision stratégique d’un projet d’innovation. Pour l’entrepreneur, ces échanges sont caractérisés par une certaine improvisation et un coût relativement faible en comparaison de ce qui lui en coûterait s’il procédait seul. En somme, il souhaite pouvoir ajuster ses relations et ses collaborations à sa situation particulière (technologique, financière, commerciale, organisationnelle, etc.). Ses besoins et ses attentes eu égard aux organismes de soutien sont très fortement marqués par cette perspective. Il attend souvent de son collaborateur qu’il la partage ou qu’il en soit suffisamment près pour être en mesure de s’y adapter.

Or, la perspective des autres acteurs de l’innovation est souvent fort différente et l’arrimage devient alors difficile. Par exemple, comme le montrent les propos des universitaires interrogés par Massa et Testa (2008), leur point de vue sur les mêmes questions est très différent de celui des entrepreneurs. Ils voient souvent l’innovation comme un phénomène essentiellement technologique résultant d’une démarche calquée sur celle qui prévaut dans le monde scientifique. Pour eux, l’innovation est radicale et le degré de nouveauté est nécessairement élevé. Dans le cas spécifique des technologies propres, ce point de vue est d’autant plus fréquent que pour plusieurs intervenants ou analystes les innovations durables doivent effectivement être « radicales » afin d’entraîner une réduction significative des incidences environnementales négatives (Green, McMeekin et Irwin, 1994 ; Hall et Kerr, 2003 ; Hart et Milstein, 1999 ; OCDE, 2010). Dans ce contexte, ceux qui sont impliqués dans le soutien aux PME « imaginent » donc que l’environnement idéal pour la PME innovante est un laboratoire dirigé par des chercheurs et à l’intérieur duquel des universitaires et des chercheurs appartenant à une ou plusieurs PME travaillent conjointement à des projets d’innovations radicales, dont les échéances sont à long terme (Massa et Testa, 2008).

Lorsqu’ils parlent des universités et de leur implication dans leurs projets d’innovation, nos seize dirigeants font explicitement référence à plusieurs des éléments qui composent cette vision « académique » et « scientifique » de l’innovation. La grande majorité d’entre eux ont souligné que l’intérêt des chercheurs universitaires pour la « nouveauté radicale » et les dimensions essentiellement scientifiques, techniques et « fondamentales » de l’innovation était essentiel pour le progrès des connaissances et la formation de personnel hautement qualifié. Mais, ils sont aussi unanimes à indiquer que cette vision de l’innovation est, pour eux, trop partielle et, par conséquent, inadéquate lorsque vient le temps de mettre en place des relations université-PME permettant d’appuyer efficacement l’innovation dans leurs entreprises. Ici, les affinités entre les deux types d’organisation sont faibles et les ressemblances peu importantes. Et, de fait, les relations sont perçues comme difficiles par les dirigeants interrogés.

Par ailleurs, ce problème de dissemblance ou d’écart culturel est loin de concerner uniquement les universités. Dans les entretiens, les dirigeants ont indiqué rencontrer ce même type de difficultés avec les institutions financières et les fonds de capital de risque. Ainsi, pour les PME de notre échantillon, les relations avec les fonds de capital de risque sont souvent minées par une volonté perçue chez ceux-ci de prendre le contrôle des destinées de l’entreprise. De la part des fonds de capital de risque, mais aussi de la part des institutions financières, les seize dirigeants rencontrés perçoivent une volonté de « détournement » du projet en fonction de paramètres strictement financiers.

Dans ce contexte où le degré d’homophilie est relativement faible, l’écart culturel entre des acteurs de l’innovation que l’on souhaite, par ailleurs, voir nouer des liens n’a rien d’étonnant. Il n’est pas étonnant non plus que les dirigeants rencontrés expriment des réserves quant à la pertinence de recourir aux services des universités, des fonds de capital de risque ou des institutions financières. Dans les séquences de mobilisation de ressources externes qu’ils ont racontées, on constate en effet que ces partenaires potentiels ont souvent de la difficulté à prendre en compte le caractère systémique et pluridimensionnel de l’innovation (Tidd, Bessant et Pavitt, 2006). Trop souvent la vision qu’une organisation externe a d’un projet d’innovation est partielle et les pratiques qu’elle met en oeuvre ne prennent donc en considération qu’une seule ou quelques-unes des dimensions de l’innovation (scientifique, technologique, financière, commerciale, etc.). Par exemple, alors qu’avec les chercheurs universitaires les dimensions commerciales et administratives sont délaissées au profit des volets technologiques, l’entrepreneur est confronté à la situation inverse avec les financiers où la technologie disparaît au profit de l’administratif et du commercial. Comme on peut le constater, le principe d’homophilie (ou encore les proximités) a un impact managérial significatif puisqu’il vient, au moins en partie, conditionner l’accès des PME aux ressources et capacités externes, dont elles ont besoin dans le cadre de leurs projets d’innovation (Grossetti et Bès, 2001).

Toujours au plan pratique, ces observations mènent à penser que, d’un côté comme de l’autre, la mise en place de collaborations fructueuses entre les organisations passe minimalement par une meilleure compréhension et une plus grande prise en compte, d’une part, de ce qu’est et de ce que veut le partenaire et, d’autre part, du caractère multidimensionnel et systémique de l’innovation. Les collaborations fructueuses sont toujours le résultat de compromis entre les membres de communautés différentes qui apprennent, au gré de leurs relations, à respecter le monde auquel chacun appartient (Ankrah et Al-Tabbaa, 2015 ; Perkmann et al., 2013 ; Bijker, Hughes et Pinch, 2012). Toutefois, le principe d’homophilie et l’analyse des réseaux montrent également qu’il ne s’agit pas là d’une panacée. En effet, « apprendre à se connaître », présuppose la rencontre des partenaires et leur capacité à passer outre ou au-dessus des caractéristiques sociologiques qui les différencient tant au niveau individuel qu’organisationnel. On l’a dit, les réseaux sont à la fois des outils d’inclusion et d’exclusion. Sur cette deuxième dimension, les interventions qui permettent aux individus et organisations de mieux se connaître ont une portée limitée quant au renversement ou au colmatage des différences qui opposent plus qu’elles n’unissent le chercheur de pointe dans une université prestigieuse au « patenteux/bricoleur » qui « innove » dans sa petite entreprise à faible technicité.

Partant des observations qui précèdent, on ne s’étonnera pas outre mesure que la ressemblance des organisations soit plus difficile et plus rare que celle des individus. Dans les entretiens, tous les dirigeants de PME ont, par exemple, insisté sur le fait que les relations régulières et productives avec les milieux universitaires impliquent non pas les universités en tant qu’organisations, mais plutôt des individus, des chercheurs, des étudiants ou des stagiaires avec qui ils ont des affinités en ce qui a trait à l’innovation. Les travaux récents d’Emin et Sagot-Duvauroux (2015) sur le rôle des proximités dans l’émergence de dynamiques coopératives nous semblent aller dans le même sens.

En principe, l’homophilie peut s’appliquer non seulement aux personnes, mais également aux organisations. Si deux personnes peuvent partager des caractéristiques, on peut dans certains cas dire la même chose de deux organisations (Kadushin, 2012, p. 18-20). Par exemple, dans nos entretiens, les dirigeants de PME ont, à maintes reprises, souligné qu’ils se sentaient plus près des CCTT que des universités. Les raisons de cette proximité sont nombreuses et, comme on l’a vu plus haut, se résument à une vision et des pratiques de l’innovation plus semblables à celles de la PME.

Toutefois, pour aucune des organisations auxquelles se sont référés nos seize répondants, le principe d’homophilie ne semble s’appliquer « globalement » et « généralement » ; c’est-à-dire à toute une catégorie d’institutions. Qu’il s’agisse des fournisseurs, des consultants, des centres de recherche ou des institutions financières, les différences quant aux objectifs et aux manières de faire sont suffisamment importantes pour que les seize répondants insistent plutôt sur le fait qu’une PME, en tant qu’organisation, est très différente des organisations externes avec lesquelles elle collabore dans ses projets d’innovation. Cette différence est le plus souvent exprimée dans la formule « nous appartenons à des mondes différents ». Néanmoins, à l’intérieur de chacun de ces mondes, l’entrepreneur réussira à identifier une personne ou un regroupement, dont les caractéristiques spécifiques indiquent des ressemblances avec les siennes ou celles de son entreprise. Dit autrement, on peut trouver, au sein d’une institution avec laquelle on a globalement peu d’affinités, un « sous-ensemble », dont les caractéristiques (formation, expériences, visions, valeurs, pratiques, etc.) sont suffisamment semblables aux siennes pour être en mesure d’initier et faire durer une relation productive.

Toutes nos histoires de collaboration illustrent le pouvoir explicatif du principe d’homophilie pour rendre compte du succès ou de l’échec d’une collaboration et, partant de là, en comprendre les effets. L’homophilie, principalement au niveau individuel, va de pair avec les relations qui fonctionnent tandis que son absence est liée à leur échec. Partant de là, les histoires de collaborations permettent de préciser certains ingrédients qui favorisent les relations productives et induisent, au moins en partie, les effets positifs sur la performance :

  • les relations de longue date, les amitiés (Mora-Valentin, Montoro-Sanchez et Guerras-Martin, 2004 ; Bruneel, D’Este et Salter, 2010) : « nous avons travaillé ensemble chez X pendant dix ans, nous nous sommes côtoyés pendant cinq ans alors qu’il était chez Y et moi chez Z, j’ai étudié avec A, j’ai travaillé dans le laboratoire de B » ;

  • les activités conjointes antérieures (Muscio et Pozzali, 2013) : « des projets passés m’ont montré qu’avec lui, le fit [accord] est bon ; nous travaillons bien ensemble » ;

  • les formations similaires : « nous avons tous les deux étudié en génie, nous avons fait notre maîtrise ensemble, nous avons tous les deux un doctorat » ;

  • les expériences de travail similaires : « nous avons tous les deux travaillé dans le pharmaceutique, le professeur X a travaillé en entreprise, j’ai travaillé en recherche fondamentale dans un laboratoire gouvernemental, nous avons tous les deux des expériences de collaboration université-entreprise » ;

  • une vision similaire de l’innovation (Mora-Valentin, 2002 ; Bruneel, D’Este et Salter, 2010) : « c’est un chercheur qui a travaillé en entreprise, c’est un prof qui collabore depuis longtemps avec des entreprises, c’est un chercheur qui est capable de travailler sur autre chose qu’une percée radicale » ;

  • les savoirs scientifiques-technologiques et des savoir-faire au moins en partie similaires… et des réalisations pour faire la preuve de leur maîtrise :

    • « c’est un chercheur reconnu dans son domaine d’expertise et je pouvais voir une ressemblance entre son travail et le nôtre, il m’a proposé de travailler avec une de ses doctorantes sur notre projet » ;

    • « il a publié dans de bonnes revues et j’ai vu le sérieux de ses articles, nos réalisations et ma capacité de discuter avec lui montraient que nous étions sérieux » ;

    • « les réalisations passées de notre entreprise et ce qu’on me disait de son laboratoire prouvaient les aptitudes de chacun et montraient qu’on pourrait s’entendre ».

En somme, on peut retenir des histoires présentées que les relations qui fonctionnent s’appuient sur la mise en relation de personnes qui sont suffisamment semblables pour être en mesure de travailler ensemble, mais suffisamment différentes pour s’apporter réciproquement quelque chose, ce qui est fondamental dans un contexte d’innovation.

Conclusion

Dans l’ensemble, les histoires de collaborations mettent en évidence l’importance que prend la similarité ou, dans le langage de la théorie des réseaux, l’homophilie dans la mise en place de collaborations fructueuses. Les pratiques de collaboration que les seize répondants ont décrites de manière positive et auxquelles ils accolent l’étiquette de « succès » ont en commun d’impliquer des personnes partenaires qui partagent des caractéristiques communes avec le personnel de l’entreprise, entre autres avec le personnel qui se consacre à l’innovation.

Parmi ces similitudes, les plus importantes sont une même vision de l’innovation (notamment son intensité et sa durabilité), des expériences antérieures de collaboration science-industrie, un niveau et un domaine de formation semblables et des expériences de travail dans le milieu du partenaire. Partant de là, l’identification et le recrutement d’un partenaire sociologiquement compatible exercent une influence déterminante sur l’amorçage et le déroulement de la collaboration de même que sur ses résultats et ses effets sur la performance en innovation. Une collaboration impliquant, d’une part, un chercheur de haut calibre, professeur dans une grande université et, d’autre part, un entrepreneur a plus de chance d’exister et d’avoir des retombées positives si le second est lui-même un scientifique accompli et dirige une PME de haute technologie qui détient plusieurs brevets, participe régulièrement aux conférences scientifiques internationales et publie des résultats de recherche dans de « bonnes » revues. À l’inverse, les chances sont minces que ce même chercheur développe une association fructueuse avec un technicien qui développe, en dehors des circuits scientifiques, des produits technologiques dans sa PME traditionnelle. Et le fait de se croiser dans des activités de maillage (Kaufmann et Tödtling, 2001) ou encore de pouvoir compter sur des programmes gouvernementaux de soutien à la collaboration université-entreprise (Bruneel, D’Este et Salter, 2010 ; Jung et Andrew, 2014) n’aura pas d’effets significatifs sur la collaboration.

Aussi, des observations générales semblables à celles de Zeng, Xie et Tam (2010) lorsqu’ils affirment « […], these findings confirm that the vertical and horizontal cooperation with customers, suppliers and other firms plays a more distinct role in the innovation process of SMEs than horizontal cooperation with research institutions, universities or colleges, and government agencies » nous semblent poser problème parce que leur analyse des réseaux demeure trop superficielle. Elles laissent croire que toutes les relations sont possibles et qu’une fois les types d’organisation avec lesquelles les relations sont les plus fructueuses identifiés, il ne reste plus qu’à nouer de tels liens.

Nos données montrent autre chose. D’abord, toutes les organisations ne sont pas compatibles. Les différences culturelles et organisationnelles sont souvent considérables et nuisent aux relations. De plus, à l’intérieur même d’un type d’organisation, par exemple, les universités ou les PME, les positions sont différenciées et hiérarchisées. En matière de relations avec une PME qui cherche des ressources externes dans le cadre d’un projet d’innovation, une université de recherche de renommée internationale n’est pas équivalente à une université régionale moins active en recherche de pointe. De la même manière, une PME de biotechnologie où on retrouve dix chercheurs titulaires de doctorat avec plusieurs publications à leur actif, n’est pas identique à une autre qui fait de l’innovation à partir de connaissances et de technologies existantes dans un secteur plus traditionnel. Dans tous ces cas, les réseaux diffèrent et, comme le montrent les travaux sociologiques (Bidart, Degenne et Grossetti, 2011 ; Kadushin, 2012), ils sont quasi imperméables l’un à l’autre. Les réseaux pratiquent simultanément l’inclusion (de ceux qui sont sociologiquement semblables) et l’exclusion (de ceux qui sont sociologiquement éloignés).

De plus, dans toutes les histoires rapportées, la collaboration se construit et se déroule davantage au niveau de l’individu (Grossetti et Bès, 2001). L’homophilie y est d’abord le fait de ressemblances individuelles et elle semble beaucoup plus difficile à conquérir au plan organisationnel. Ainsi, si pour nos répondants, il est, par exemple, tout à fait possible de trouver un financier, dont les caractéristiques sociales soient suffisamment près de ce qu’est l’innovation dans la PME pour permettre une collaboration fructueuse, la même affirmation semble plus difficile à faire pour le milieu du capital de risque pris dans son ensemble ou même pour une société spécifique. À ce niveau, ce sont les caractéristiques et les modes de fonctionnement du milieu ou de l’organisation qui expliquent la difficulté à nouer des relations jugées fructueuses.

Finalement, nos histoires de collaboration laissent aussi penser que, dans une certaine mesure, les préoccupations identiques pour des questions environnementales et sociales renforcent l’homophilie et la collaboration en matière de technologie propre. C’est ce qui ressort du propos d’un de nos dirigeants : « En plus, nous partageons d’autres points de vue sur l’industrie du développement durable comme l’absence de volonté des gouvernements qui, par exemple, refusent de s’impliquer en réglementant de manière à privilégier le respect de l’environnement et favoriser l’utilisation de solutions écologiques qui existent déjà ! ». Bien que ce discours n’ait pas été explicitement tenu par tous les répondants, il nous fait néanmoins croire que le principe d’homophilie peut être valable et mérite d’être exploré en ce qui concerne les questions de durabilité. En effet, les personnes qui partagent non seulement des caractéristiques telles que le respect de l’environnement et la promotion de solutions durables, mais également une position relativement marginale dans leur univers de référence, semblent collaborer plus facilement.

Au plan théorique, la prise en compte du concept d’homophilie ou de la notion de proximité favorise donc une compréhension plus approfondie, plus réaliste et pragmatique des réseaux et des relations qui s’y déploient. L’explication des conditions de possibilité et des impacts des relations devient alors moins floue. Partant de là, la contribution théorique qu’apportent nos résultats est d’attirer l’attention sur les conséquences négatives d’une utilisation partielle, en sciences de la gestion et en particulier dans les travaux portant sur l’innovation dans les PME, de la recherche sociologique portant sur les réseaux. L’oubli de la notion d’homophilie, un principe pourtant central et classique, constitue un obstacle important à la compréhension de la mise en place des relations et de l’accès qu’elles donnent ou non aux ressources externes, dont la PME a besoin. À cet égard, une piste intéressante et évidente pour de futures recherches consisterait certainement à « relire et approfondir » la littérature sociologique sur les réseaux pour ensuite simplement prendre en compte le principe d’homophilie dans les outils de cueillette et d’analyse de données servant à étudier les réseaux des entreprises et des entrepreneurs.

Au plan managérial, les « conclusions » similaires à celles de Zeng, Xie et Tam (2010) et qui découlent souvent d’analyses faisant abstraction du concept d’homophilie incitent les dirigeants de PME innovantes ainsi que les organismes d’intermédiation à privilégier, « globalement », certaines catégories d’organisations. Implicitement, elles laissent à penser qu’il suffit de « prendre contact » pour initier des collaborations qui seront fructueuses en raison de la seule appartenance d’une organisation à la bonne catégorie d’institutions. Or, et c’est là la contribution managériale qu’apportent nos résultats, tout ceci nous semble suggérer des comportements qui seront souvent des échecs pour la simple et bonne raison que les personnes et organisations que l’on cherchera à mettre en relation seront « sociologiquement » peu ou pas du tout compatibles. Pour faire exister des relations fructueuses, il faut accorder un soin minutieux à établir des contacts avec des personnes et des organisations qui nous ressemblent (sans pour autant être « identiques »).

Enfin, bien que ces résultats et conclusions permettent de questionner la justesse des modèles le plus souvent utilisés en sciences de la gestion pour analyser la mise en place et les impacts des réseaux dans les activités d’innovation des PME, les comportements rapportés et les caractéristiques des acteurs qui leur sont associées ne peuvent pas être généralisés à l’ensemble des PME. Notre échantillon, à la fois petit, sectoriel et non aléatoire ne le permet pas. De manière plus spécifique, notre étude présente aussi des limites qui peuvent être identifiées à deux niveaux. Premièrement, les données ont été recueillies auprès des dirigeants de PME et ont négligé le point de vue des partenaires externes. Des entretiens avec les collaborateurs auraient permis d’enrichir les histoires de collaborations tout en favorisant une triangulation des propos tenus par les dirigeants. Ici, le recours à des sources documentaires publiques a permis de valider les propos des dirigeants. Deuxièmement, chaque histoire de collaborations est une construction des chercheurs à partir d’une diversité de pratiques et de situations décrites par les seize entrepreneurs. Cette manière de faire comporte des biais potentiels puisque le chercheur risque de construire une histoire à partir de ses propres perceptions ou présupposés. Pour minimiser ces biais, les chercheurs ont préparé chacun de leur côté des histoires de collaborations puis comparé leurs résultats afin de trouver un accord sur la version qui reprenait le mieux les séquences de mobilisation de ressources externes racontées par les dirigeants.