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Pendant la Révolution tranquille, le déploiement d’un nationalisme territorial et revendicateur centré sur l’État québécois s’accompagne de la mise en place de politiques interventionnistes, notamment dans le domaine de l’économie. Pour ce faire, les différents gouvernements qui se succèdent dans les années 1960 et 1970 considèrent que l’exploitation et les transformations des ressources naturelles sont l’un des principaux leviers permettant aux Canadiens français du Québec devenus des Québécois d’être enfin « maîtres chez eux » et d’exercer ainsi un plus grand contrôle sur l’économie de leur territoire[1]. De tous les symboles de cette reconquête, l’hydroélectricité représente assurément le mieux la politique nationaliste québécoise, surtout depuis la deuxième « nationalisation » de l’électricité en 1962-1963, ainsi que le lancement du projet de la Baie James moins d’une décennie plus tard[2]. Dans une foule d’autres secteurs des ressources naturelles, de nombreuses sociétés d’État ou sociétés mixtes sont créées par les gouvernement Lesage, Johnson-Bertrand et Bourassa afin de procéder à l’exploration et à l’exploitation de ces richesses, favorisant ainsi le développement d’entreprises francophones ou entrant en compétition avec les grandes compagnies privées anglophones : la Sidérurgie du Québec (SIDBEC) en 1964, la Société québécoise d’exploration minière (SOQUEM) en 1965, la Société de récupération, d’exploitation et de développement forestier (REXFOR) en 1969, la Société québécoise d’initiatives pétrolières (SOQUIP) en 1969, ou encore la Société de développement de la Baie James (SDBJ) en 1972[3].

Hormis le projet de nationalisation de l’électricité qui fut au coeur de la campagne électorale de l’automne 1962[4], ainsi que la création de la SDBJ qui fit l’objet d’une obstruction systématique des partis d’opposition à l’Assemblée nationale[5], les initiatives étatiques en matière de création de sociétés d’État gérant et exploitant les richesses naturelles n’avaient pas véritablement fait l’objet de débats publics majeurs dans le champ politique québécois. Cependant, dans la foulée d’une importante prise de parole citoyenne qui accompagne la deuxième moitié des années 1960[6], l’État québécois et les responsables politiques s’ouvrent au principe de démocratie participative[7]. L’un des moyens qu’ils utilisent alors pour baliser cette prise de parole est de mettre sur pied, au début des années 1970, des commissions parlementaires avec processus d’audiences publiques[8], que ces dernières soient sur invitation ou « ouvertes » à tous[9]. Ces commissions parlementaires peuvent être considérées comme des « forums de discussion politique des choix qui se présentent à la population », rendant ainsi leur étude fort utile aux chercheurs désireux d’analyser la « structuration démocratique de l’action du gouvernement » québécois sur un sujet donné[10]. C’est particulièrement le cas de plusieurs commissions parlementaires de la dernière moitié des années 1970 dont les processus d’audiences publiques servent à débattre publiquement de la position du gouvernement Lévesque sur les enjeux de l’heure; que l’on pense notamment à la Commission portant sur la Loi sur les langues officielles en 1974, à celle sur l’étude du projet de loi 101 en 1977, ou encore à la Commission sur la situation énergétique du Québec en 1977[11].

Dans le domaine des richesses naturelles, le dernier grand projet de l’État québécois en matière de contrôle (partiel) des ressources naturelles à l’époque de la Révolution tranquille concerne la « nationalisation » de l’amiante. Annoncé à l’automne 1977 par le gouvernement Lévesque, le projet de loi 70 sur la création de la Société nationale de l’amiante (SNA), qui représente le fer de lance de la nouvelle politique de l’État québécois en matière d’amiante, ne fera pas l’objet d’un processus d’audiences publiques en commission parlementaire avant l’adoption de son principe en deuxième lecture. Et encore, l’ouverture partielle de la commission parlementaire à un processus d’audiences publiques sur l’étude des articles de la loi sera plutôt timide en ne permettant pas à des dizaines et des dizaines de groupes et d’individus d’intervenir. Le contraste entre cette commission parlementaire et celle sur la politique énergétique ou la charte de la langue française nous paraît ici important. Pourquoi?

Il s’agit dans cet article d’analyser les débats politiques entourant le projet de création de la SNA au travers du prisme que représente la Commission parlementaire qui se penche sur la question. Ce faisant, il sera possible d’étudier les positions générales des responsables politiques québécois à l’égard du projet de création de la SNA, mais aussi et surtout celles des groupes et organismes qui prennent la parole devant les membres élus de la Commission et qui exposent leur point de vue. Cela nous permettra d’analyser le rôle joué par ce processus de prise de parole citoyenne dans le débat parlementaire sur la nationalisation de l’amiante, en plus de mettre en lumière les raisons expliquant la mise sur pied d’un processus d’audiences publiques limité et balisé dans le domaine du développement des ressources naturelles, une thématique pourtant largement débattue à l’époque de la Révolution tranquille. Une analyse de la couverture médiatique entourant le projet de nationalisation et les travaux de la commission nous permettra ici de mieux contextualiser les choix du gouvernement Lévesque.

Le texte répond à ces questionnements en présentant d’abord les objectifs de ce projet de nationalisation, avant d’analyser les prises de position des responsables politiques à l’égard du projet de loi ainsi que les différents discours des acteurs qui sont intervenus lors du processus d’audiences publiques de la Commission parlementaire. Il se termine par une réflexion sur leur degré d’influence dans le processus de prise de décision étatique.

Le projet de « nationalisation » de l’amiante

Depuis longtemps, les ressources minières sont perçues, au Québec et au Canada en général, comme un outil de développement économique et régional centré sur l’extraction de la ressource, peu importe la provenance des capitaux. Le « boom » minier de l’après-Deuxième Guerre mondiale s’est ainsi fondé sur une politique économique qui favorisait l’entrée massive des investissements étrangers – essentiellement américains – destinés à favoriser l’extraction des ressources naturelles et leur acheminement – une fois transformées ou non – à l’étranger[12]. Au Québec, l’action du gouvernement Duplessis, qui a été accusé de vendre 0,01$ la tonne de minerai de fer de la Côte-Nord à des entreprises étrangères, demeure dans l’imaginaire collectif la représentation la plus forte de cette politique économique québécoise jugée néfaste pour les Canadiens français[13]. Avec la Révolution tranquille et l’hégémonie du nouveau nationalisme québécois, comme nous l’avons souligné en introduction, les responsables politiques prennent un virage et considèrent désormais les ressources minières comme un outil d’émancipation collective et de planification économique pour l’État québécois[14]. L’une des premières initiatives à cet effet fut la création en 1962, par le gouvernement Lesage, d’un Comité de sidérurgie qui se penchait sur le projet d’implantation d’un complexe sidérurgique québécois. Cette réflexion mena à la création de la SIDBEC, d’abord une entreprise « mixte » devenue en 1966 une société d’État[15]. Le virage se concrétise toutefois en 1965 lorsque le gouvernement Lesage met sur pied la Société québécoise d’exploration minière (SOQUEM). Celle-ci donne à l’État québécois un rôle actif dans l’exploration des gisements miniers, en plus de lui permettre de devenir un promoteur dans l’exploitation minière, entre autres en favorisant la naissance de compagnies québécoises[16]. Enfin, le lancement du « Projet du siècle », celui de la Baie James au début des années 1970, permet à Robert Bourassa et à son gouvernement de miser sur les ressources minières de ce vaste territoire, de concert avec les ressources hydroélectriques et forestières, afin d’offrir la chance aux Québécois de conquérir la Baie James et de contrôler ses richesses[17].

C’est dans ce contexte des années 1960 et du début des années 1970 que s’inscrit l’enjeu de l’exploitation de l’amiante au Québec. Ce secteur minier occupe alors une position particulière : la Belle Province, première productrice du minerai avec 29% de la production mondiale, ne contrôle aucunement son extraction qui est l’affaire de quelques grandes compagnies canadiennes-anglaises ou américaines[18]. Pire, contrairement à d’autres types de minerais, « à peine 3% de la fibre produite » est transformée au Québec, l’amiante se voyant plutôt exporté à l’étranger à l’état brut[19]. Aussi, alors que le secteur de la production d’amiante vit un véritable « âge d’or » entre les années 1940 et les années 1970[20], contribuant à l’essor économique de la région des Cantons-de-l’Est, la situation change à partir du milieu des années 1970. L’industrie est ébranlée par la chute de la demande mondiale du minerai, ce qui engendre alors des épisodes de surproduction[21] et une augmentation du taux de chômage dans la région. Enfin, il faut noter que l’exploitation de l’amiante présente des problèmes de santé publique qui, dans les années 1970, commencent à être documentés en long et en large par des études médicales et environnementales[22]. En d’autres mots, l’amiante québécois domine les marchés internationaux et se voit associé au développement régional des Cantons-de-l’Est, mais son exploitation échappe au contrôle des Québécois (francophones ou non) et présente des risques non négligeables de santé publique et environnementale.

Devant ces problèmes persistants, le gouvernement Bourassa demande à Normand Alexandre, de la Direction de l’économie minérale et du développement au sein du ministère des Richesses naturelles, d’enquêter sur la situation de l’industrie de l’amiante et de soumettre des recommandations à l’État en vue d’un plan d’action. Déposé en 1975, en plein milieu d’une grève de 18 mois des travailleurs miniers de Thetford Mines et de Blake Lake, le rapport intitulé Vers une politique québécoise de l’amiante propose plusieurs éléments de réflexion dont certains seront pris en considération dans les années à venir. La préoccupation principale de ce rapport concerne la mise sur pied d’un « secteur autochtone et intégré dans l’industrie de l’amiante au Québec ». Pour y parvenir, et « [à] défaut d’une initiative de l’entreprise privée » dans le secteur, Alexandre recommande « que le gouvernement du Québec étudie la possibilité d’une intervention en ce sens, par l’achat d’une part majoritaire du capital action de l’Asbestos Corporation »[23].

La victoire du Parti québécois (PQ) aux élections de 1976 accélère le travail de réflexion. Ciblé depuis quelques années par le PQ comme étant la prochaine ressource naturelle à prendre en main[24], l’amiante est une préoccupation majeure du nouveau gouvernement Lévesque. S’appuyant entre autres sur le rapport Alexandre, celui-ci en vient rapidement à la conclusion que les bénéfices reliés à l’exploitation et à la transformation de l’amiante surpassent les risques sur la santé publique[25]. Il annonce le 21 octobre 1977 une politique de l’amiante centrée sur deux principaux éléments : 1) la création du Bureau de l’amiante dont l’un des objectifs est de mettre sur pied le Centre de recherche et de développement sur l’amiante qui devra étudier le potentiel économique du minerai et évaluer ses risques sur la santé des travailleurs et des citoyens; 2) et, surtout, la volonté arrêtée du gouvernement de procéder à l’achat de l’Asbestos Corporation Limited (ACL), détenue par des capitaux américains appartenant à la General Dynamics de Saint-Louis, une entreprise exploitant des mines à Thetford Mines, et ainsi à la création d’une nouvelle entreprise publique entièrement détenue par l’État québécois[26].

À la fin de l’année 1977 et au début de l’année suivante, le gouvernement Lévesque entreprend donc la première étape de ce qui deviendra une étatisation partielle de l’amiante[27] en faisant adopter en première et en deuxième lecture le projet de loi 70 créant la Société nationale de l’amiante (SNA)[28]. Devant l’Assemblée nationale, le premier ministre René Lévesque justifie la « politique de l’amiante » de son gouvernement en mettant notamment l’accent sur l’idée – très « révolutionnaire tranquille » – de « l’appropriation des ressources » par la population québécoise. Pour lui, le Québec est

[…] l’un des seuls coins du monde occidental évolué – et je dis bien un des seuls, pas le seul – où un secteur stratégique tout entier de l’économie basé sur des ressources qui sont le patrimoine d’une population est entre les mains d’exploitants qui sont venus de l’extérieur. Il ne s’agit pas de les blâmer ni de les critiquer. Tant mieux s’ils sont venus puisque pendant des générations on a laissé faire. C’est quand même profondément anormal. Cela se retrouve de moins en moins dans le monde où nous sommes, surtout quand il s’agit de ce patrimoine des ressources épuisables dont de plus en plus toutes les populations du monde se rendent compte qu’il faut avoir une gestion qui soit reliée le plus près possible aux intérêts de la population qui habite le lieu et qui, en dernière analyse, est toujours propriétaire de ces richesses[29].

Aux yeux du premier ministre, la politique de l’amiante sera « [l’]une des politiques économiques les plus importantes que nous aurons à réaliser ces années-ci », « une politique qui, au moins pour une de nos grandes régions, à cheval sur Bois-Francs et Estrie, et pour toute l’économie du Québec, est à la fois pleine de perspectives nouvelles, je crois, de rentabilité et de développement et d’auto-développement, c’est-à-dire, de dignité collective[30] ». Cette politique représente une « voie modérée », selon le ministre des Richesses naturelles Yves Bérubé, par opposition à la « solution extrême » qu’aurait pu être le « contrôle total et entier de notre industrie »[31]. Il est à noter qu’un député ministériel semble particulièrement intéressé par le projet de loi : il s’agit de Gilles Grégoire, député du comté de Frontenac, dans la région de l’amiante, qui veut éviter un échec de la politique de l’amiante. À la toute fin de la session parlementaire avant les vacances des Fêtes, il négocie même son « consentement pour que la Chambre aborde […] l’étude du projet de loi 45, modifiant le code du travail », en échange d’une promesse du gouvernement Lévesque – son propre parti – « que la loi sur l’amiante serait discutée et adoptée dès la reprise des travaux parlementaires », soit dès la reprise des travaux en février 1978[32].

Du côté des députés de l’opposition, on craint que la SNA devienne un symbole de la politique économique nationaliste du gouvernement Lévesque. Alors qu’il considère ce projet de loi comme étant « prématuré », le député libéral Claude Forget affirme que la création de la SNA ne doit pas être comparée à la « nationalisation des sociétés privées » d’électricité en 1963, mais bien à la « prise en charge du Montreal Light, Heat and Power, en 1944 », qui a donné naissance à Hydro-Québec. « Il s’agit effectivement de la prise en charge de la partie la moins saine, la plus déficiente d’une industrie et d’une prise en charge partielle, ce qui, en soi, est le germe de nouvelles difficultés, de nouveaux problèmes que nous réservent les années futures[33] ». Quant à Yvon Brochu, de l’Union nationale (UN), il tient d’emblée à souligner que son parti a « toujours eu, dans le passé […] le désir et la ferme intention de remettre, pour ainsi dire, les bénéfices de l’exploitation de nos richesses naturelles entre les mains de ceux qui nous apparaissent comme étant les premiers propriétaires de cette richesse, soient les Québécois eux-mêmes ». Il s’oppose toutefois au projet de loi en spécifiant que son parti n’utiliserait pas les deniers publics pour l’achat d’une compagnie privée, mais plutôt pour favoriser l’émergence d’industries de transformation[34]. Il met également en garde le gouvernement Lévesque contre cette « panacée » que représente la « nationalisation d’une entreprise de l’amiante », car il s’agit d’une « illusion », d’un « rêve », que de « vouloir renforcer l’État par la nationalisation »[35]. Enfin, parmi les nombreux députés de l’opposition qui interviennent dans le débat, il faut souligner le coloré Camil Samson, du Ralliement créditiste, qui dénonce le projet du gouvernement Lévesque en stipulant que ce dernier « est carrément devenu socialiste », ce qui représente pour lui un véritable risque « de faire chambranler toute l’économie de la province »[36].

La Commission parlementaire : les forces en présence

Après plus d’une cinquantaine d’heures de débats entre les mois de décembre 1977 et de mars 1978, débats qui ont été permis grâce à une entente spéciale entre les partis politiques afin « de surseoir au traditionnel débat sur le Message inaugural, étant donné le caractère d’urgence de la mesure[37] », l’Assemblée nationale adopte le principe du projet de loi en deuxième lecture le 15 mars 1978[38]. Ce dernier est alors envoyé à la Commission permanente des Richesses naturelles afin de subir l’examen des articles de la loi. Dans son discours d’ouverture de la Commission, le ministre péquiste des Richesses naturelles, Yves Bérubé, rappelle que « la voie de l’intervention directe » de l’État est la seule possible pour répondre aux problèmes particuliers de l’industrie de l’amiante, sachant que la voie des subventions a déjà été empruntée par les gouvernements antérieurs[39]. Aux yeux de son gouvernement, la solution imaginée passe par la création d’une entité complètement indépendante de la SOQUEM, car l’exploitation de l’amiante nécessite des techniques et une expertise particulière. Il rappelle que la nouvelle SNA aurait pour objectif de « rechercher, de développer et d’exploiter des gisements d’amiante » en plus « de conduire des activités de nature industrielle, manufacturière et commerciale reliées à la transformation de l’amiante »[40]. Fait intéressant : le projet de loi précise que le Conseil d’administration de la SNA décidera « directement par contrat l’engagement des directeurs », et non par décret gouvernemental comme il est de coutume avec les autres sociétés d’État québécoises. Ce faisant, cette nouvelle façon de faire permettrait de rendre le bureau de direction de la SNA directement responsable « de sa performance » devant le Conseil d’administration, un peu à la manière d’une entreprise privée qui représente un « modèle » d’efficacité et de rentabilité qu’il faut chercher à recréer[41]. À terme, cela permettrait également « de rendre cette société beaucoup plus compétitive, beaucoup plus dynamique, d’utiliser des critères davantage économiques dans sa gestion quotidienne et, par conséquent, d’avoir une société prospère qui permettra aux Québécois de bénéficier de l’amiante au Québec »[42]. Dans un contexte où les partis d’opposition critiquent l’utilisation d’une nationalisation partielle dans le secteur de l’amiante, il est plausible de penser que le gouvernement Lévesque se voit obligé de montrer que la nouvelle société d’État aura toutes les caractéristiques d’une compagnie privée tournée vers la performance et la rentabilité.

De leur côté, les députés de l’opposition présents devant la Commission ne changent pas vraiment leur discours et répètent sensiblement les mêmes arguments que ceux avancés lors de la deuxième lecture du projet de loi devant l’Assemblée nationale. Pour les libéraux, représentés entre autres par Claude Forget, critique en matière de richesses naturelles, il faut mettre un frein à ce projet et prendre le temps d’analyser les données. Avant de lancer l’État québécois sur la trajectoire d’une intervention directe, il faudrait, selon lui, entreprendre des études supplémentaires qui s’intéresseraient « aux risques certains et indéniables que posent l’exploitation de mines d’amiante, la transformation de la fibre et l’utilisation de produits d’amiante pour la santé des travailleurs et des utilisateurs, et même du public en général ». Ces études se pencheraient aussi sur le développement « de nouveaux produits, en collaboration, bien sûr, avec l’industrie »[43]. Quant à lui, Yvon Brochu (UN) se montre favorable à l’idée d’augmenter la transformation du minerai d’amiante au Québec, mais s’oppose à la solution du premier pas vers la nationalisation que représente la création de la SNA. En fait, il considère que l’initiative du gouvernement Lévesque sert d’abord les intérêts politiques d’un parti souverainiste – favorable à l’idée d’être « maîtres chez nous » – en créant « un emblème » qui, en bout de piste, finira certainement par coûter cher aux « citoyens du Québec »[44]. Cette représentation est également partagée par Fernand Lalonde (PLQ) pour qui la SNA peut s’apparenter à un « drapeau » : « [u]n drapeau n’a pas de prix, M. le Président, et c’est un drapeau qu’on fait actuellement. C’est un symbole et les symboles n’ont pas de prix, on le sait, on a vu cela avec la loi 101. On a fait un drapeau au lieu d’une loi. On est en train de faire un autre drapeau, à n’importe quel prix[45] ».

Alors que les discussions se corsent durant la première journée de la Commission parlementaire, Yvon Brochu (UN) réitère son exigence – il a déjà fait une demande similaire lors du débat sur la deuxième lecture du projet de loi – que cette Commission

[…] puisse tenir certaines auditions pour obtenir certaines expertises en ce qui concerne le sujet traité et, deuxièmement, pour connaître – cela, au niveau du choix politique du gouvernement – la volonté politique des citoyens impliqués, des groupes de pression qu’on aurait avantage à entendre à ce sujet, justement pour que [l]e gouvernement ne continue pas à se retrouver dans cette forme d’isolationnisme dans lequel il se trouve actuellement et où il perd de vue la population. Il aurait tout intérêt à savoir exactement ce que les gens de la région concernée par l’amiante ont à dire en ce qui concerne, d’une part la transformation – et là je pense que tout le monde est d’accord – mais, deuxièmement et surtout, sur le moyen d’étatiser et de nationaliser qu’a choisi le gouvernement pour arriver à ses fins.
Je pense qu’à ce moment-là, le gouvernement pourrait davantage être en mesure de prendre le pouls et la volonté de la population en ce qui concerne cette question[46].

Cette demande est rejetée d’emblée par le ministre Bérubé qui ne voit dans ce projet de loi que la création d’une société d’État, et non pas l’élaboration d’une véritable politique de l’amiante.

J’ai effectivement discuté avec le leader parlementaire de la possibilité d’inviter des gens de l’extérieur. Après discussion, il nous est apparu, en fait, que ce débat porterait finalement sur un débat politique sur l’achat d’Asbestos Corporation, et il ne nous est pas apparu, en tous les cas, justifié d’entreprendre la discussion ici avec une série d’experts ou de soi-disant experts pour une démonstration politique. Nous n’élaborons pas une politique, nous avons à créer ici une Société nationale de l’amiante. On peut diverger d’opinion sur le plan politique, mais il ne nous est pas apparu justifié de tenir des audiences publiques pour recevoir les gens, à moins d’avoir besoin d’informations spécifiques. S’il y a une question qui est soulevée et qui exige des informations, sur laquelle il existerait effectivement des compétences qui pourraient nous fournir cette information, je suis d’accord. Quant à convoquer des intervenants avec des mémoires, nous avons estimé que ce n’était pas la place[47].

Malgré le refus du ministre et dans le contexte d’un long débat sur la production par le gouvernement et le ministère de documents facilitant le travail des membres de la Commission, le député libéral Fernand Lalonde propose une motion – jugée recevable par le président – invitant des représentants du domaine de l’amiante à venir fournir « des renseignements qui pourraient nous intéresser grandement, nous aider à mieux délibérer, à savoir si nous devons légiférer, tout d’abord, et deuxièmement, de quelle façon nous devons légiférer ». Il recommande alors d’inviter des représentants municipaux, des syndicats, des entreprises et des associations[48].

Quel avantage ont les partis de l’opposition à demander la mise sur pied d’un processus d’audiences publiques? On peut bien entendu penser que cette demande n’est en fait qu’une stratégie de plus employée dans la joute parlementaire où ils font un travail de filibuster afin de retarder l’adoption du projet de loi[49]. Mais ce n’est pas tout. Dans un contexte où les partis d’opposition se sont positionnés contre le projet du gouvernement, il est plausible de penser qu’ils perçoivent l’ouverture de la commission à des groupes et individus extérieurs à l’Assemblée nationale comme une occasion d’apporter de l’eau au moulin de leur argumentation. Toute épine dans le pied du gouvernement Lévesque serait donc la bienvenue, surtout dans un contexte où les députés de l’opposition savent que certains groupes, tels que le Conseil régional de développement des Cantons-de-l’Est, ont une position différente de celle du PQ. Sans oublier que, selon un sondage du Centre de recherche sur l’opinion publique (CROP) commandé par l’Association des mines d’amiante du Québec, « la population du Québec en général, et celle de la région de l’amiante en particulier, s’opposent majoritairement à l’acquisition par le gouvernement de l’industrie de l’amiante »[50].

Quoiqu’il en soit, dans un revirement de situation qui survient en fin de journée, Gilles Grégoire (PQ), l’adjoint parlementaire du ministre, annonce que son gouvernement se montre soudainement ouvert à l’idée d’inviter quelques groupes. De longues discussions s’ensuivent afin de sélectionner les intervenants qui seront convoqués, alors qu’Yvon Brochu (UN) ajoute des noms à la liste d’intervenants proposés par le PLQ[51]. Malgré certaines réticences du ministre Bérubé à entendre quelques groupes proposés, les membres de la Commission en viennent à un consensus, à l’exception de l’idée d’inviter les représentants de General Dynamics (qui détient la majorité des actions d’ACL) qui reçoit une fin de non-recevoir de la part des élus péquistes. Il faut toutefois préciser, comme le rappelle le président de la Commission, Claude Vaillancourt (PQ), que contrairement aux commissions parlementaires où le processus d’audiences publiques a lieu après la première lecture d’un projet de loi, mais avant l’adoption en Chambre en deuxième lecture, les organismes invités dans le cadre de cette commission ne pourront « remettr[e] en cause le principe de ce projet de loi » qui a déjà été adopté antérieurement. « Il ne faut jamais oublier que le principe a été adopté en deuxième lecture et que je ne peux permettre à des associations invitées ce que je refuse aux membres mêmes de cette commission parlementaire, c’est-à-dire d’attaquer le principe d’un projet de loi en commission[52] ».

Que cherchent les responsables politiques du gouvernement Lévesque en acceptant finalement d’ouvrir la commission à un processus d’audiences publiques? Ayant refusé d’entreprendre un processus d’audiences publiques avant l’adoption du principe du projet de loi en deuxième lecture, comme l’avait pourtant demandé le député Yvon Brochu (UN), les élus gouvernementaux ont certainement conscience qu’ils écartent ainsi tout groupe pan-québécois qui souhaiterait donner son avis sur la politique de l’amiante en général et sur le projet d’étatisation partielle en particulier. Or les premiers balbutiements de la politique de l’amiante font déjà l’objet de débats publics dans les journaux[53], et cela deviendra encore plus vrai durant les travaux de la Commission parlementaire[54]. Ce faisant, ils font probablement le calcul qu’ouvrir la Commission à un processus d’audiences publiques à cette étape ne comporte plus de risques politiques importants. D’autant plus qu’ils savent trop bien que les acteurs qui seraient alors invités devraient obligatoirement être des groupes détenant une expertise dans le domaine de l’amiante et ce, dans la seule optique d’éclairer les délibérations des élus. Le processus d’audiences publiques devenant de facto limité et grandement balisé, la prise de parole se voit ainsi restreinte aux acteurs essentiellement régionaux dont plusieurs, connus du Parti québécois, demandent depuis longtemps une intervention musclée de la part de l’État québécois[55].

C’est ainsi que le gouvernement Lévesque accepte de lancer un processus de consultation que l’on pourrait qualifier de « régional » après le vote en deuxième lecture du projet de loi et une fois ouverte la Commission parlementaire chargée d’analyser ce dernier article par article. Malgré ce caractère limité, la consultation publique qui est annoncée le 16 mars 1978 trouve sa légitimité de deux manières. D’abord, le relatif consensus qui s’établit entre les membres de la Commission au sujet des organismes invités – qui ont en fait été proposés par les partis d’opposition – nous laisse penser qu’une diversité de points de vue pourra se faire entendre. En tout, six organismes, pour la plupart régionaux, participent à la Commission près de cinq jours après leur convocation : le Conseil municipal de Thetford Mines, le Comité des mines d’amiante du Conseil régional de développement (CRD) des Cantons-de-l’Est, le Syndicat des travailleurs de la société d’Asbestos limitée (CSN), le Comité des mines de Thetford Mines, le groupe SORES Inc., ainsi que l’Association des mines d’amiante du Québec.

Certes, le nombre de six organismes peut paraître plutôt faible. Toutefois, et cela concerne la deuxième manière d’assurer la légitimité de cette consultation, certains de ces organismes sont des « comités » très larges au sein desquels travaillent des représentants de nombreux groupes, associations et élus régionaux. Ces représentants se sont d’ailleurs déplacés en personne à la Commission afin de souligner leur représentativité au sein des « comités » en question. C’est ainsi que le Comité des mines d’amiante du Conseil régional de développement des Cantons-de-l’Est regroupe un ou des représentants de la Chambre de commerce, du Syndicat national de l’amiante, des municipalités de Wotton et d’Asbestos, des enseignants, du CLSC d’Asbestos, de la Société Saint-Jean Baptiste, de l’Association féminine d’éducation et d’action sociale (AFEAS) d’une paroisse d’Asbestos, et du Cercle culturel d’Asbestos[56]. De même, le Comité des mines de Thetford Mines, qui relève du Conseil économique régional du Sud-Est du Québec, reçoit l’appui d’un ou de plusieurs représentants du Conseil de développement de la région du Québec, de la ville de Blake Lake, du Syndicat des professeurs, de la CSN, de même que de la Société nationale des Québécois[57]. En tout, les six organismes mentionnés précédemment fédèrent un nombre impressionnant de groupes et d’intervenants dont les champs d’action se situent sur le plan de l’économie, du développement régional, du travail, de l’expertise scientifique, du domaine social, ainsi que de la gouvernance municipale. Le processus d’audiences publiques de cette commission rejoint ainsi un nombre beaucoup plus grand d’acteurs régionaux que ce qu’elle peut laisser croire à la simple lecture du nom des organismes invités. Cette représentativité régionale des organismes permet ainsi à la Commission de gagner en crédibilité, conférant un poids politique supplémentaire aux arguments qui y seront défendus.

Un relatif consensus « balisé » en faveur du projet

Bien que le président de la Commission ait préconisé de ne pas traiter du principe du projet de loi lors des audiences publiques, force est de constater que les groupes invités ne se gênent pas pour le faire de manière plus ou moins subtile. L’analyse de leurs positions permet de comprendre que ce processus de prise de parole « balisée » sert relativement bien les desseins du gouvernement Lévesque, surtout quand les journaux québécois retiennent de la prise de parole en commission un certain consensus régional en faveur du projet[58].

Soulignons d’abord que trois des six organismes présents devant la Commission se montrent très favorables au projet de loi 70 : le Conseil municipal de Thetford Mines, le Comité des mines de Thetford Mines, ainsi que le Syndicat des travailleurs de la Société d’Asbestos limitée (CSN). Un quatrième organisme, le Comité des mines d’amiante du Conseil régional de développement des Cantons-de-l’Est, appuie le projet malgré quelques réticences. Il s’avère aussi que ces quatre organismes sont justement ceux qui fédèrent l’ensemble des acteurs politiques, sociaux et économiques régionaux précédemment soulignés, ce qui leur octroie une représentativité régionale que les deux autres organismes n’ont pas. Les raisons évoquées pour justifier leur appui total ou partiel au projet de loi peuvent se regrouper sous trois catégories.

D’abord les arguments d’ordre économique et de développement régional, qui sont omniprésents dans le discours des quatre groupes, mais plus clairement exposés par le Conseil municipal de Thetford Mines. Ce dernier s’appuie sur la prémisse qu’une intervention de l’État permettrait inévitablement d’améliorer une situation jugée alarmante. Pour Maurice Côté, maire de Thetford Mines, le projet de loi présenté est primordial d’un point de vue économique pour deux raisons principales : 1) il permettrait de créer des emplois dans une région où le taux de chômage est largement supérieur à la moyenne, notamment si le siège social de la SNA s’implantait à Thetford Mines; 2) il assurerait une diversification de l’économie régionale avec l’implantation d’industries de transformation de l’amiante[59]. Le maire considère d’ailleurs que ces avantages économiques qu’apporterait la création de la SNA répondent à des attentes légitimes de la région envers l’État québécois : « une région fournissant à la province d’immenses revenus provenant de richesses primaires non renouvelables devait, par un juste retour, se voir octroyer une part raisonnable de ces revenus pour assurer non seulement sa survie, mais sa prospérité future[60] ». Les représentants du Comité des Mines de Thetford Mines mettent aussi l’accent sur l’importance des investissements de l’État québécois en matière de développement régional – sans parler nécessairement de nationalisation –, particulièrement au sein des régions-ressources qui connaissent un ralentissement économique après avoir vécu un boom d’extraction dont les revenus ont bénéficié à l’ensemble des citoyens québécois[61].

Ensuite les arguments qui relèvent du domaine de la santé publique et de l’environnement. Là, la plupart des individus et organismes représentés par les quatre groupes reconnaissent que l’industrie de l’amiante engendre des problèmes environnementaux graves (gestion des résidus miniers, pollution urbaine, etc.). De la même manière, ils ne peuvent passer sous silence le fait que l’extraction du minerai provoque des maladies dangereuses et mortelles, tant pour les travailleurs que pour les résidents qui vivent sur le pourtour des montagnes de résidus. Mais certains pensent que ces risques sont le résultat de conditions de travail et de normes d’extraction inadéquates, et qu’il est possible que l’industrie de l’amiante soit sécuritaire et non polluante. C’est dans ce contexte qu’ils voient d’un très bon oeil le projet de loi qui devrait contribuer à augmenter les standards en matière de normes de santé et de sécurité pour les travailleurs et, également, en ce qui concerne la lutte contre la pollution qui affecte les citoyens en général[62]. En conséquence, les propos tenus par les intervenants sont plutôt durs envers les actions de la compagnie Asbestos Corporation qu’ils considèrent d’ailleurs comme un mauvais citoyen corporatif. Comme le souligne Paul Vachon, directeur de la Société nationale des Québécois et membre du Comité des mines de Thetford Mines,

Asbestos Corporation n’a jamais rempli de devoir social envers la région. On pourrait donner des exemples de salubrité, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur des usines. Cela a été suffisamment dit, je pense. Il y a également la fermeture de certaines mines d’amiante. Nous sommes restés avec un environnement tout à fait épouvantable, des montagnes de résidus, des trous dans lesquels il y a eu des gens qui se sont noyés, quand ce ne sont pas des glissements de terrains où des enfants risquent d’être ensevelis. On pourrait discuter longtemps du devoir social des compagnies.
On pourra aussi parler de la relocalisation de certains quartiers qui a été payée presque en totalité par les trois paliers de gouvernement : municipal, provincial et fédéral. Il y a également le problème d’un quartier qui existe encore à Thetford et qui n’est pas relocalisé parce que cela ne fait pas l’affaire de l’Asbestos Corporation. C’est le quartier Mitchell. Lorsqu’on fait sauter du minerai, lorsque l’Asbestos Corporation produit dans son ex-moulin de la King Beaver, il y a même des pierres qui vont défoncer le toit de ces maisons. On pourrait encore discuter du devoir social.
Oui, on veut sortir des mains de l’Asbestos Corporation, mais on ne veut pas non plus aller entre les mains de n’importe qui. On veut aller entre les mains du gouvernement, parce qu’on prétend que le gouvernement a une politique de planification à long terme, on prétend que le gouvernement est intéressé par l’investissement au Québec des produits de l’amiante et on prétend également que le gouvernement du Québec aura un devoir social qu’il devra remplir envers les Québécois. À ce moment-là, on saura au moins à qui s’adresser et on aura des moyens de pression. Peu importe les gouvernements, on aura des moyens de pression[63].

Vachon s’attend ainsi à une implication plus grande de la nouvelle SNA dans le dossier du dédommagement des résidents touchés par les délocalisations, ce qui sera difficile à obtenir de la part d’un gouvernement fuyant la question en commission parlementaire. Quant à lui, le Comité des mines d’amiante du Conseil régional de développement des Cantons-de-l’Est appuie fortement l’initiative en recherche annoncée par l’État québécois, notamment dans le domaine de la santé où elle « tendra à préserver la santé des travailleurs et permettra de redorer le blason de l’amiante brut et des produits qui en contiennent ». Cela permettrait ainsi au Québec de prendre « le leadership qui lui revient », faisant ainsi du « label “Approuvé Québec” » un « synonyme de salubrité et de qualité des produits de l’amiante »[64].

Enfin, les organismes tels que le Comité des mines d’amiante du Conseil régional de développement des Cantons-de-l’Est et le Comité des mines de Thetford Mines offrent une argumentation plus symbolique rejoignant des considérations économiques, régionales et nationalistes qui rappellent certains discours tenus par les responsables politiques. Parmi la panoplie d’arguments économiques évoqués par les membres du Comité des Mines de Thetford Mines, il faut souligner celui du maire de Blake Lake, George-Henri Cloutier. Il considère que l’intervention de l’État est vitale pour développer un produit de l’amiante qui soit compétitif sur les marchés mondiaux tout en étant adapté aux besoins québécois.

Dès l’annonce de la nouvelle politique de l’amiante, l’automne dernier par le premier ministre, on a immédiatement brandi le spectre de la non-productivité, du socialisme grandissant au Québec, de la peur d’acheter un citron, à cause de la vétusté des installations de l’entreprise et du nombre grandissant des amiantosés, de la réfection des quartiers urbains, etc. On a brandi surtout le spectre de la peur d’être incapables, nous, Canadiens français, de rentabiliser l’entreprise. […]
Quand elles [les compagnies privées] développent un produit dans leurs laboratoires, ce n’est pas nécessairement ce qui fait l’affaire des Québécois, c’est ce qui fait premièrement l’affaire de ces compagnies. Il nous faut, au Québec, accentuer nos efforts dans la recherche de façon à trouver de nouvelles technologies d’extraction, de nouvelles technologies de défibrage non polluant et surtout de trouver de nouvelles utilisations à l’amiante et à ses résidus. Le temps est venu de cesser les luttes partisanes. Donnons-nous les moyens collectifs de nous affranchir économiquement. L’amiante est beaucoup plus qu’une richesse ordinaire au Québec. L’amiante est le symbole de notre richesse collective[65].

De son côté, Roger Laliberté, président du Comité des mines d’amiante du Conseil régional de développement des Cantons-de-l’Est, propose une lecture plus nuancée de la création de la SNA. Pour lui, « l’amiante a valeur de symbole au Québec, symbole de la lutte des travailleurs pour de meilleures conditions de travail, symbole de la mainmise étrangère sur notre économie, symbole d’abondance en ressources naturelles[66] ». Il s’attriste toutefois de voir que le projet présenté ne suscite pas les passions populaires, écorchant au passage le gouvernement Lévesque pour avoir « omis de mettre la population vraiment dans le coup », d’avoir écarté « la participation des citoyens du Québec à une initiative à la mesure du symbole qu’est l’amiante », notamment en ne leur permettant pas de faire l’acquisition d’actions de la nouvelle SNA[67]. Grâce à l’emploi d’un usage du passé[68] plutôt bien senti, il rappelle même la campagne de nationalisation de l’électricité de 1962 pour mieux montrer le contraste avec la situation présente[69].

Liant les enjeux économiques et régionaux avec des représentations symboliques définissant la collectivité québécoise, ces dernières prises de position nous permettent de constater à quel point certains intervenants devant la Commission souhaiteraient élever le débat sur l’amiante à un niveau national et, ainsi, faire de la politique de l’amiante un enjeu aussi emblématique que celui de la deuxième nationalisation de l’électricité en 1962. Mais, comme le souligne l’éditorialiste du Devoir Jean-Claude Leclerc, comment l’amiante peut-il devenir un symbole aussi fort que l’électricité dans un contexte où l’extraction de ce minerai suscite de graves problèmes environnementaux et de santé publique? Dans ce contexte, impossible pour ce dernier « de revêtir le même caractère symbolique que l’électricité[70] ».

Deux organismes présents lors des audiences publiques de la Commission refusent de donner leur appui, partiel ou total, au projet de loi du gouvernement. D’abord, le groupe SORES inc., « une entreprise privée qui a fait l’étude sur les possibilités de fabrication des produits d’amiante au Québec »[71]. Cette firme d’experts, d’abord mandatée par l’Association des mines du Québec, se présente devant la Commission afin de discuter des résultats de sa recherche sur la faisabilité et les « aspects techniques des possibilités de transformation des produits d’amiante au Québec »[72]. À ce sujet, les représentants de SORES soulignent que le gouvernement Lévesque est trop optimiste quant à la possibilité de faire grimper significativement « le taux de transformation locale de la fibre » de l’amiante, stipulant par le fait même « qu’il n’est pas nécessaire d’acheter Asbestos Corporation pour réaliser cet objectif [celui d’encourager la production locale] »[73]. Ils se mettent malgré tout à la disposition des élus pour réfléchir aux meilleurs moyens de favoriser la transformation de l’amiante sur le sol québécois. Quant au dernier groupe, l’Association des mines d’amiante du Québec, il représente les agents économiques qui détiennent les capitaux privés dans l’extraction du minerai d’amiante au Québec. Principale discordance au sein du processus d’audiences publiques de la Commission, on comprend pourquoi les députés de l’opposition se montrent sensibles à son discours tandis que les élus gouvernementaux usent plutôt de sarcasme à son égard. À la suite d’une courte présentation très générale de leur regroupement, les représentants de l’Association se lancent rapidement dans les discussions avec les responsables politiques. Au travers des échanges, ils rappellent que leur Association s’est opposée au projet du gouvernement dès son annonce en 1977, et que c’est toujours le cas aujourd’hui. Pour eux, l’industrie mondiale de l’amiante est en déclin, en raison d’une diminution généralisée de la demande sous l’effet des considérations écologiques qui ont émergé depuis peu[74]. Ils soulignent d’ailleurs que la résolution des problèmes de l’industrie ne devrait pas passer par la création d’une société d’État qui, somme toute, ne constitue pas « le meilleur moyen de développer l’industrie de l’amiante et de créer des emplois »[75].

Conclusion : de l’instrumentalisation de la prise de parole citoyenne

Le processus d’audiences publiques devant la Commission des Richesses naturelles se termine le 22 mars 1978, soit le lendemain de son ouverture. Dès le 23 mars, la Commission poursuit ses activités « normales ». La joute parlementaire reprend de plus belle, notamment lorsque les députés de l’opposition proposent une série de motions allant de la volonté d’entendre le ministre délégué à l’Environnement à la suspension des travaux jusqu’à la production de documents d’information[76]. Le 4 avril, « alors que les motions préliminaires se sont succédé », les responsables politiques membres de la Commission n’avaient toujours pas été en mesure d’entreprendre « l’examen du premier des 25 articles » de la loi[77]. Après 20 séances – totalisant plus de 100 heures de débats – qui s’étirent du 23 mars au 9 mai 1978 à la suite de l’obstruction parlementaire de l’opposition, où des amendements aux différents articles du projet de loi sont débattus[78], la Commission termine ses activités et l’Assemblée nationale vote en troisième lecture la création de la SNA le 23 mai 1978[79].

Que conclure de ce processus d’audiences publiques dans le cadre de la Commission parlementaire chargée d’analyser les articles du projet de loi 70 créant la Société nationale de l’amiante? Il faut d’abord souligner que, malgré le faible nombre d’organismes invités, en raison de la nature du processus d’audiences publiques lancé après l’adoption en Chambre d’assemblée des principes du projet de loi (deuxième lecture), le fait que certains soient des comités regroupant un large éventail d’acteurs régionaux augmente la portée et la force du relatif consensus auquel sont parvenus quatre des six intervenants. Leurs prises de position généralement enthousiastes à l’égard du projet de loi nous confirment que certaines idées et recommandations qu’ils ont avancées antérieurement ont été prises en considération par l’État québécois, comme dans le cas de la CSN et du Comité des mines du Conseil régional de développement des Cantons-de-l’Est[80].

Favorable aux principes de démocratie participative qui mèneront d’ailleurs à la création du BAPE en 1979, le gouvernement Lévesque a choisi ici de limiter la prise de parole citoyenne à une portée « régionale » sur un sujet qu’il a pourtant lui-même considéré comme étant national. Dans le consensus qui s’est dégagé au sein de la Commission quant au choix des organismes invités, les responsables politiques se sont tout de même assurés que le processus de prise de parole citoyenne propose une certaine représentativité régionale. Grâce aux mécanismes servant à baliser la prise de parole citoyenne, les responsables politiques du gouvernement – avec l’aide de ceux de l’opposition qui ont tout de même milité pour l’obtention d’un processus d’audiences publiques – ont opté pour la mise en scène d’une mobilisation sectorielle (secteur de l’amiante) et régionale. Cette dernière s’est finalement montrée en faveur de la création de la SNA, ce qui n’a pas empêché les organismes d’émettre certaines réserves ou critiques sur certains aspects du projet de loi[81]. Il est plausible que les risques associés à une ouverture de la Commission à l’égard des groupes pan-québécois aient été jugés trop grands par le gouvernement Lévesque, sachant les problèmes environnementaux et de santé publique reliés à l’exploitation de l’amiante. Malgré tout, les responsables politiques du gouvernement Lévesque, le ministre Yves Bérubé et le député de Frontenac Gilles Grégoire en tête, ont jugé utile et pertinent d’élargir le débat en le faisant déborder des simples cadres de la Commission. Ainsi, tandis que l’opposition se lance dans un filibuster en Commission pour retarder le vote sur le projet de loi, ils entreprennent la tournée de certains comtés libéraux, unionistes ou créditistes afin de rencontrer les citoyens et d’expliquer le projet[82].

Comme l’a montré Jessica van Horssen dans son livre A Town Called Asbestos, les acteurs régionaux se sont toujours montrés favorables à la poursuite de l’exploitation de l’amiante, surtout pour des considérations économiques. Il n’est d’ailleurs pas surprenant de constater que ces mêmes acteurs régionaux se trouvent derrière l’initiative, dès 1977, de créer Les Fêtes de l’Amiante, où des célébrations sportives et culturelles sont associées à un lieu géographique largement défini par l’exploitation d’un minerai[83]. Contrairement à van Horssen, notre analyse de la prise de parole en Commission de ces acteurs régionaux a toutefois montré que les considérations d’environnement et de santé publique motivaient également leur souhait d’une plus grande intervention de l’État québécois dans le secteur. Cette réalité a certainement conforté le gouvernement Lévesque dans sa prise de décision étatique, facilitant du coup l’engagement de l’État québécois dans un secteur économique d’exploitation des richesses naturelles qui deviendra rapidement moribond, dès le début des années 1980, en raison de son abandon, voire de sa mise à l’index, par plusieurs sociétés occidentales.