Article body

L’idée du présent thème s’est imposée dans le contexte de ce qui est appelé « la crise des migrants en Europe », émergeant d’un refus de certains États de l’Union européenne d’accueillir des migrants économiques ou politiques d’Afrique subsaharienne ou du Moyen-Orient sur fond de défis sécuritaires posés par des groupes se réclamant d’un islam radical. Mais parcourir la collection d’une revue demeure une expérience particulière. Le lecteur finit par y emprunter de nouvelles voies. Dans le cas qui nous occupe, le déplacement s’est fait à partir d’un questionnement sur l’immigration vers une prise en compte plus large des mobilités, mais également de la cohabitation parfois difficile, une sorte de melting pot, et les influences réciproques de populations d’origine géographique diverse et de cultures différentes.

L’immigrant aura d’abord été perçu comme l’étranger engagé dans un processus d’acculturation (Alfatli et Alfatli, 1979) et l’immigration principalement interprétée à travers la mobilisation des théories psychanalytiques et matérialistes (Gauthier et al., 1985). Mais rapidement, les numéros de la revue vont s’organiser autour des enjeux liés à l’installation durable des immigrants, la question du pluralisme et du cosmopolitisme devenant centrale (Laperrière, 1994 ; Germain et Laperrière, 1989). La compréhension de la formation et de la négociation des identités, constituées « non pas tellement par le regard de l’autre que par le mouvement dialectique d’intériorisation et de contestation de la situation d’interaction qui définit les places relatives de l’un et de l’autre », selon la définition de Taboada Leonetti (1989 : 96), passe alors à l’avant-plan. Le texte de Tassinari (1989) en fournit un exemple éclairant, en relatant la création d’une revue culturelle émergeant d’un ancien projet éditorial fondé par l’immigration italienne montréalaise, qui tente de s’ouvrir au reste de la société et aux questions qu’elle se pose sur son devenir. Le projet transculturel qui en naît se veut une forme d’humanisme radical, prenant acte de la fin des cultures « fortes ». Il se heurte cependant aux résistances d’un milieu intellectuel marqué par la « pureté nationale », thème de plus en plus repris en Europe aujourd’hui.

La question n’est cependant pas que culturelle, comme le montre Martiniello (1994). L’accès au pouvoir politique (polity) des marginalisés, dont les immigrants, passe par une altération du rapport entre impuissance et pouvoir au moyen d’une prise de conscience de leur position et de leurs intérêts. Le droit à la nationalité et la création d’institutions « tampons » (buffer) mettant en scène une fausse participation constituent des obstacles évidents à un tel processus. Cet article, parmi d’autres, pose les jalons d’une réflexion élargie sur les frontières et les identités. Cette thématique est synthétisée dans une présentation de numéro qui fait date (Jenson et de Singly, 2005). Les auteurs s’y livrent à une méditation sur le processus d’individualisation. Ils soulignent d’abord que les politiques de reconnaissance se fondent non seulement sur l’expression possible des différences dans l’espace public, mais aussi sur la prise en compte concrète des droits qui en découlent. Ils insistent ensuite sur le fait que l’individu est aussi une unité d’analyse pour les sciences sociales. Il n’est pas qu’une « illusion » manipulée par les structures sociales (cf. Bourdieu), mais incarne plutôt une variante « personnalisée » des conditions sociohistoriques ayant cours à un moment ou un lieu donné.

L’article de Papillon (2005) interroge ainsi la conséquence des processus de décentralisation et de dévolution de compétences qui ont caractérisé la restructuration de l’État-providence sur une possible autonomie accrue des peuples autochtones. Au terme d’une analyse comparant les situations canadienne, australienne et étatsunienne, il conclut à l’échec des politiques d’assimilation et à l’impossibilité d’assurer l’autonomie des peuples autochtones sans reconnaissance juridique et dévolution d’une partie des responsabilités aux élites et communautés locales. L’échec de l’assimilation est aussi souligné par Beaud et Noiriel (1989), mais d’un point de vue analytique, et à partir d’une comparaison originale entre l’École de Chicago et la sociologie durkheimienne. L’intérêt de la comparaison est de mettre en évidence la nécessité de tenir ensemble deux conceptions de l’assimilation, l’une locale et ancrée dans des institutions de quartier ou primaires, et l’autre juridique et associée à une reconnaissance des droits et de la citoyenneté de toutes et tous.

Une des spécificités de la situation contemporaine est que ces questions se jouent à des échelles variables et plus seulement en référence aux États-nations. Des solidarités transnationales se mettent d’abord en place pour défendre les droits des travailleurs et travailleuses prises dans des mobilités internationales (Lyons, 2007). Elles se vivent ensuite à des échelles infranationales pour des populations qui, tout comme les peuples autochtones, ne construisent pas leur identité collective en prenant pour référent exclusif la citoyenneté liée à des « territoires sous frontières », comme c’est le cas pour les Gitans catalans (Missaoui, 2010). Ce que ces cas illustrent est la mise en place de formes d’action variées reposant sur une approche transnationale des problèmes liés à la mondialisation capitaliste ou sur une mobilisation transfrontalière des solidarités familiales et de clan. En un mot, les marginaux ne sont pas passifs, et la définition de leur identité ainsi que la lutte pour leurs droits prennent aujourd’hui un tournant original avec le dépassement des frontières nationales.

Ce bref survol aura donné, nous l’espérons, l’envie aux lecteurs de se plonger dans les textes réédités ici — qui nous semblent constituer un terreau fertile — et de pousser plus loin leurs propres lectures. Comme le disait Adorno (2000) dans l’une de ses leçons sur la sociologie, le travail en sciences sociales s’organise en permanence entre une fréquentation continue des classiques et un approfondissement d’un domaine spécialisé de recherche. Ce conseil apparaît d’autant plus salutaire en cette ère où l’immédiateté de l’information semble vouloir aussi s’appliquer au domaine du savoir. Une lecture attentive de textes plus anciens permet d’éviter pourtant bien des embûches au moment d’entamer son propre travail.