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L’évaluation d’impact sur la santé (EIS) suscite aujourd’hui en France un réel engouement, tant au niveau national que local, et la pratique ne cesse de progresser depuis les cinq dernières années (Jabot et Roué Le Gall, 2013; Roué Le Gall et Jabot, à paraître). L’EIS est une démarche dont le but est d’identifier les conséquences potentielles de politiques ou projets sur la santé des populations afin de proposer des mesures destinées à atténuer les impacts négatifs et renforcer les impacts positifs de ces politiques ou projets. La ville de Rennes a initié une première EIS en 2008 sur un établissement d’accueil de jeunes enfants, puis une seconde sur le réaménagement d’une halte ferroviaire et vient d’en démarrer une troisième dans un quartier inscrit dans un programme de rénovation urbaine. Progressivement, d’autres villes se sont lancées dans la démarche avec, pour trois d’entre elles, le soutien financier de l’Institut national de promotion et d’éducation à la santé (INPES). Ces autres EIS portent sur des politiques (transport, cohésion sociale) et sur des structures sociales ou éducatives. On compte aujourd’hui une vingtaine d’expériences réalisées ou en cours de réalisation appliquées majoritairement à des projets d’aménagement urbain et pilotées conjointement par les villes et les Agences régionales de santé (ARS). La présence de sessions dédiées à ce sujet dans les colloques, la multiplication de formations et l’organisation de rencontres pour favoriser le partage d’expériences témoignent de l’intérêt pour le sujet.

En France, le contexte institutionnel est aujourd’hui favorable au déploiement de la démarche pour un ensemble de raisons. Premièrement, l’évolution du cadre réglementaire suscitée par la loi Grenelle de 2010[1] (Roué Le Gall et Legeas, 2014) a renforcé la prise de conscience des enjeux de santé publique dans les projets d’aménagement urbain, souligné le rôle central des ARS dans ce domaine (Roué Le Gall et Cuzin, 2014) et contribué à la diffusion du concept d’urbanisme favorable à la santé (Roué Le Gall, Lemaire et Jabot, à paraître). Deuxièmement, la réforme du système de santé de 2009[2], qui a créé les agences régionales de santé, conforte les collaborations entre ces dernières et leurs partenaires incontournables, les villes, dont les compétences s’exercent sur un ensemble de domaines qui modèlent les conditions de vie des populations (logement, déplacements urbains, équipements publics, préservation de l’environnement, etc.), et par extension leur santé. Les contrats locaux de santé (CLS), instruments fournis par la loi, permettent de fédérer un ensemble de partenaires sur les enjeux de santé d’un territoire aux fins d’élaborer une action commune sur les déterminants de santé. Dans ce contexte, les EIS sont perçues comme un instrument additionnel des politiques locales mis à la disposition des ARS et des villes. Cela donne de la crédibilité à la démarche EIS et en favorise la réalisation. Troisièmement, les politiques urbaines s’incarnent à travers une variété de dispositifs qui s’imbriquent, eu égard notamment au développement depuis les années 70, d’une politique dévolue à des actions sociales et de rénovation urbaine ciblées dans les quartiers les plus défavorisés, selon un principe de « discrimination positive territoriale » (Epstein, 2011). Politique contractuelle entre l’État et les villes, la politique de la ville s’emploie depuis les années 90 à réduire les inégalités sociales et les écarts de développement entre les territoires urbains au moyen de programmes et d’actions déployés dans de nombreux domaines (éducation, emploi, logement, urbanisme, santé, etc.). Cependant, malgré des avancées indéniables dans différents domaines, les inégalités de santé persistent voire s’accroent entre les groupes, mais aussi entre les territoires. Dans ce contexte, l’EIS apparaît comme une voie nouvelle et prometteuse pour relever les multiples défis sociétaux et de santé.

L’objectif de cet article est d’apprécier sur la base de quelques expériences, dans quelle mesure et par quels mécanismes l’EIS facilite l’intégration de la santé dans les politiques urbaines.

1. Qu’est-ce que l’évaluation d’impact sur la santé ?

L’évaluation d’impact sur la santé est une démarche destinée à apporter un appui à un processus de décision. Elle a pour but d’identifier, avant leur mise en oeuvre, les conséquences potentielles de politiques ou projets sur la santé des populations afin de proposer des mesures destinées à en atténuer les impacts négatifs et à renforcer leurs impacts positifs (Kemm, 2013). La notion de santé est considérée dans une acception large, englobant santé physique, bien-être et qualité de vie. Ainsi, les impacts peuvent être observés tant sur l’état de santé que sur les facteurs qui l’influencent. L’EIS est effectuée avec le souci d’une plus grande équité sociale, dans la mesure où l’analyse des impacts s’intéresse à leur redistribution dans les divers groupes sociaux de manière à proposer des solutions alternatives pour que les groupes les plus vulnérables ne le soient pas davantage et en tirent le meilleur bénéfice. Enfin, elle s’appuie idéalement sur un processus participatif et de concertation avec la société civile, améliorant ainsi la transparence du processus décisionnel.

Fruit de la convergence entre les études d’impact réalisées dans le champ de l’environnement et le mouvement en faveur de la promotion de la santé, l’EIS émerge comme pratique propre à partir de 1999 à l’ue d’une rencontre internationale à Göteborg au cours de laquelle des experts ont défini les fondamentaux de la démarche dans un document éponyme, le consensus de Göteborg, qui reste aujourd’hui une référence partagée (WHO, 1999). Les EIS peuvent être entreprises, non seulement sur des projets locaux (aménagement urbain, mise en place d’équipements), mais aussi, sur des politiques sectorielles (agriculture, éducation, énergie, logement, transport, etc.), des propositions de lois ou des mesures réglementaires. Elles sont majoritairement promues par le secteur de la santé publique et affiliées à trois domaines, la santé environnementale, la promotion de la santé et l’action pour l’équité en santé (Harris-Roxas et al., 2012). Appliquée dans divers contextes politiques et culturels, cette triple filiation peut conduire à différents modèles de pratiques dans le cadre proposé par le consensus de Göteborg (St-Pierre, Lamarre et Simos, 2014).

La démarche est institutionnalisée dans certains pays, avec des modes d’institutionnalisation allant de l’inscription en routine dans les pratiques des organisations à une prescription réglementaire (Lee, Röbbel et Dora, 2014). Elle peut être intégrée dans des cadres d’évaluation existants tels que l’évaluation d’impact social et environnemental ou exister comme un processus indépendant et autonome (Winkler et al., 2013). Le caractère facultatif des EIS a permis d’en élargir le champ d’application à une large gamme de projets et de favoriser son déploiement à travers le monde (Kemm, 2013). Les EIS sont alors motivées par la volonté d’intégrer la santé dans toutes les politiques ou de contribuer à la réduction des inégalités sociales de santé. Parce que l’EIS requiert, d’une part, l’implication de la société civile et repose, d’autre part, sur le partenariat entre les institutions et les acteurs impliqués dans le projet concerné, l’OMS a considéré cette démarche comme une porte d’entrée pour introduire la santé dans les autres politiques et l’a inscrite dans le programme du réseau des Villes-Santé pour la période 2004-2008 (Ison, 2013), ce qui a largement contribué à sa diffusion au niveau local (Simos et al., 2015), notamment en France. Cave (2015) considère que la voie réglementaire et le plaidoyer sont deux approches importantes et complémentaires pour le développement de l’EIS.

On observe une grande variété de travaux et de pratiques au regard de l’échelle d’intervention, de la thématique investie, du type d’encadrement, des institutions engagées et des méthodes mobilisées (Harris-Roxas et Harris, 2011 ; Harris-Roxas et al., 2012 ; Kemm, 2013 ; Winkler et al., 2013).

En France, l’EIS est une pratique en plein essor, motivée par une préoccupation commune des villes et des institutions régionales de la santé de réviser leurs stratégies d’intervention, de renforcer la démocratie et de contribuer collectivement à la réduction des inégalités sociales de santé. Telle que développée aujourd’hui en France, l’EIS peut-elle relever ces défis ?

2. Méthode

Pour répondre à cette question, nous avons analysé le processus de mise en oeuvre des EIS à l’aune des spécificités de la démarche EIS afin d’identifier dans quelle mesure ces dernières sont de nature à favoriser une meilleure prise en compte de la santé dans les politiques publiques. Ce travail d’analyse prend appui sur notre pratique experte en matière d’EIS auprès de plusieurs villes.

Pour cela, nous avons construit un cadre d’analyse qui reprend les étapes et les principes de la démarche. En effet, lors du consensus de Göteborg, les experts se sont accordés sur six principes à respecter dans la mise en oeuvre d’une EIS (WHO, 1999) : l’EIS repose sur une approche globale de la santé (P1); elle prend en considération plusieurs types et sources de données (P2); et elle s’appuie sur des principes de démocratie (P3), de justice sociale (P4), de développement durable (P5) et d’utilisation éthique des données (P6). Par ailleurs, c’est une démarche prospective, participative et structurée en plusieurs étapes (Kemm, 2013). La première étape (sélection) a pour objectif de juger du bien-fondé d’engager une EIS. La deuxième (cadrage) en précise les contours (modes d’organisation et aspects à considérer prioritairement). La troisième (estimation) est consacrée à l’analyse des impacts. La quatrième (recommandations) concerne la présentation et la communication des conclusions ainsi que des propositions alternatives. La cinquième (suivi) s’intéresse au devenir des recommandations. La sixième (évaluation) s’intéresse aux effets de l’EIS. Nous avons élaboré un questionnement (tableau 1) destiné à apprécier, pour les EIS étudiées, la traduction opérationnelle des six principes correspondant aux valeurs fondamentales de la promotion de la santé, à chacune des étapes du processus.

Les sources d’information mobilisées sont constituées des données collectées lors des EIS dans lesquelles nous avons été impliquées : documents de travail, rapports, observations, entretiens. Dans notre pratique experte, nous avons réalisé trois EIS et en avons accompagné deux, contribuant ainsi à la production de ces données. L’accompagnement des EIS consistait à apporter un appui méthodologique aux équipes en termes de réflexion sur la méthode et de construction des outils spécifiques. Le phénomène étant encore récent, les EIS présentées sont à différents stades de réalisation. Certaines n’étant pas encore achevées, notre analyse est majoritairement centrée sur les quatre premières étapes.

Cette étude du processus de mise en oeuvre des EIS nous a conduites à adopter un autre angle de vue pour analyser nos données — identifier et comprendre les dynamiques générées entre les acteurs, les éventuels changements dans leurs pratiques, les facteurs contextuels explicatifs de ces évolutions —, et un changement de posture passant de l’expertise des EIS en tant que méthode, à l’analyse de l’application de la démarche dans un contexte donné. Ce travail de distanciation vis-à-vis de ces expériences était d’autant plus difficile à réaliser que certaines d’entre elles sont toujours en cours.

Après une présentation des modalités de mise en oeuvre des EIS, nous discuterons des atouts et des limites de cette démarche pour la construction de politiques urbaines favorables à la santé.

3. Portrait de la pratique EIS sur des projets urbains

Nous avons étudié cinq EIS menées en milieu urbain : deux sont achevées, trois sont en cours de réalisation. Quatre portent sur des projets d’aménagement urbain à l’échelle d’un territoire, les initiateurs étant, tantôt les ARS, soucieuses de promouvoir la santé auprès de leurs partenaires, tantôt les villes ou métropoles urbaines, toutes membres du réseau des Villes-Santé OMS. La cinquième est appliquée à des projets regroupant un ensemble d’actions répondant aux orientations de la politique de cohésion sociale européenne (insertion, retour à l’emploi, réhabilitation de quartiers). Cette dernière relevait de l’initiative de l’État en accord avec les trois métropoles urbaines concernées.

3.1. Le choix du projet comme élément déterminant (étape 1)

Pour les cinq EIS étudiées, cette étape visait à mener des actions de plaidoyer tant au sein de l’organisation qu’auprès des partenaires extérieurs pour faire connaître l’EIS, susciter leur intérêt et choisir un projet sur lequel l’appliquer. Expérimenter la démarche, au sens de faire la preuve par l’expérience, est la motivation principalement exprimée. Il s’agit tout autant de faire une première expérience formatrice que de juger des capacités de l’EIS à atteindre son but (faire un projet plus favorable à la santé) afin de démontrer son bien-fondé aux décideurs et, par la suite, de réitérer l’expérience. Les autres raisons énoncées traduisent la volonté de s’attaquer aux causes profondes des inégalités de santé, de renforcer le processus démocratique et, pour les villes, de mettre en oeuvre un urbanisme favorable à la santé. L’appel à projets de l’INPES, le lancement d’un programme de rénovation urbaine, l’inscription de l’EIS dans le contrat local de santé ou l’opportunité de s’associer à une réflexion à l’échelle européenne constituent des opportunités venant appuyer le projet d’EIS.

Le choix du projet — et du territoire concerné — est crucial dans la mesure où celui-ci doit faire l’objet de préoccupations partagées pour entraîner l’adhésion et l’engagement des partenaires. La classification du territoire du projet en « géographie prioritaire de la ville », le consensus des différentes institutions sur les enjeux propres au territoire (mixité, cohésion sociale, continuité urbaine, désenclavement des quartiers, transports et qualité de l’air, étant les plus fréquents), l’envergure du projet (taille modeste pour faciliter l’objectif d’apprentissage), sont les critères principaux sur lesquels un accord a été facilement obtenu.

3.2. La compréhension commune des effets du projet, pierre angulaire de la démarche (étape 2)

La gouvernance de l’EIS est un élément clé dépendant de la représentation que les acteurs se font de la démarche, des liens préexistants entre les institutions et des priorités au sein de chaque institution. L’EIS est-elle une activité de production de connaissances au service de la décision, un terrain d’expérimentation de construction de savoirs hybrides, une nouvelle forme d’intervention ou une innovation en matière de concertation ? Quelles relations entretiennent l’ARS et les collectivités locales et dans quels domaines ? Les questions de santé et d’environnement sont-elles intégrées ou traitées séparément ? L’ensemble de ces paramètres influence la conduite de la démarche, qu’il s’age de la composition des comités de travail et décisionnels, de l’inclusion des parties prenantes au processus de décision, de la temporalité de l’EIS par rapport au projet d’aménagement, avec des conséquences, d’abord sur les options méthodologiques ensuite sur les propositions alternatives.

Dans deux cas, la ville et l’ARS sont étroitement associées dans le pilotage de l’EIS. Dans les autres cas, l’EIS est pilotée par une seule institution : l’État pour l’EIS des projets du programme européen, la ville pour les projets d’aménagements — le coordinateur étant alors issu soit du service chargé des questions d’environnement, soit du service chargé des questions de santé sous la responsabilité de l’élu mionné dans le domaine concerné. Les instances de gouvernance (comité de pilotage et comité technique) sont de composition variable, associant ou non d’autres services (urbanisme, démocratie, transports, etc.) et leurs élus respectifs, des représentants d’autres institutions et des représentants de la société civile.

Les configurations observées, en termes d’ouverture aux parties prenantes dans les instances de gouvernance, sont variables au regard des cultures des institutions et des services, et des modalités de l’appropriation de la démarche par les principaux protagonistes. Traditionnellement, le comité de pilotage valide les options méthodologiques prises à chacune des étapes et les documents produits. Le comité technique épaule le coordinateur de l’EIS dans la mise en oeuvre de la démarche (analyse du projet, délimitation du périmètre de l’étude, estimation des impacts, discussion des propositions alternatives). Dans un cas, l’option fut de mobiliser le maximum de ressources et d’impliquer largement acteurs et institutions : l’organisation des relations a été schématisée en cercles concentriques avec un noyau central représentant l’équipe évaluatrice. Cette dernière est constituée de structures de compétences variées (administrations publiques, observatoire régional de santé, organismes oeuvrant dans les domaines de la promotion de la santé et de l’urbanisme). Elle est reliée à un comité de pilotage pluri-institutionnel et incluant une représentation citoyenne, et elle est appuyée par des réseaux d’acteurs institutionnels, d’élus, d’experts qui, en mutualisant des compétences dans un ensemble de domaines (santé environnementale, aménagement urbain, développement durable, participation citoyenne), contribuent à différentes activités (production de données, expertise, validation des options). Dans un autre cas, c’est une équipe restreinte associant évaluateurs et institutionnels du service initiateur qui a principalement conduit le travail avec des temps de validation établis par un comité de pilotage constitué d’élus et de représentants des deux institutions porteuses de l’EIS. Dans un troisième cas, il n’y a pas eu de comité de pilotage formel; le comité technique, qui s’est progressivement élargi au fil du temps, a assumé les deux fonctions avec pour conséquences un moindre engagement des décideurs et peu de retombées. Absents des instances de gouvernance des premières EIS, les citoyens font leur entrée dans les plus récentes. Cependant, leur rôle est encore mal défini, ces derniers étant considérés davantage comme des informateurs clés et moins comme des partenaires à part entière.

La construction de la méthode d’évaluation d’impact sur la santé s’appuie sur l’élaboration d’une compréhension commune du projet et de ses conséquences sur la santé, y compris de son potentiel d’aggravation ou d’atténuation des inégalités sociales de santé. Il s’agit de construire, avec l’ensemble des parties prenantes (institutionnels, professionnels, habitants), une représentation graphique des liens entre les composantes de ce projet (construction de logements, aménagements des espaces publics et des voiries, création d’infrastructures, mise en place d’équipements, etc.) et ses effets sur la santé des populations; ceux-ci pouvant être directs (augmentation du trafic routier et morbidité liée aux maladies respiratoires) ou indirects par l’intermédiaire des déterminants tels que le cadre de vie, l’environnement physique, l’environnement social ou les facteurs individuels (création de pistes cyclables et augmentation de l’activité physique). Le processus d’élaboration de ce schéma confronte les représentations d’acteurs professionnels et institutionnels us de champs et de disciplines différentes et celles des habitants, ces derniers ayant toute légitimité pour prévoir, comprendre, envisager les nuisances ou les bénéfices de la transformation de leur environnement urbain sur leur quotidien.

Cette représentation graphique, dénommée « modèle causal », est la pierre angulaire de la réflexion et sa construction est largement dépendante de la composition du panel des acteurs engagés dans ce travail et de la mise en débat des différentes visions et approches. Dans les cinq EIS étudiées, le travail de déconstruction/reconstruction du projet étudié est guidé tant par les visions propres aux compétences en présence que par des logiques d’organisation de services. Ainsi, les professionnels de l’environnement considèrent majoritairement les effets sur les milieux et l’environnement biophysique tandis que les professionnels de la santé s’intéressent davantage aux déterminants sociaux. Pour les uns, la transformation d’une friche naturelle en habitat résidentiel est un risque pour la préservation de la biodiversité quand, pour les autres, elle est un facteur d’amélioration des conditions de vie des futurs habitants puisqu’ils seront mieux logés et plus proches de leur lieu de travail. La contribution des habitants n’est pas homogène d’une EIS à l’autre, car, d’une part, ils ne sont pas systématiquement conviés à ce travail et, d’autre part, leur contribution effective suppose des modalités de collaboration qui dépassent la seule participation à des réunions et engagent une véritable discussion sur les composantes du projet (emplacement d’un équipement, création d’une structure, dénomination d’un quartier). L’inclusion des citoyens à ce travail bouscule les logiques de raisonnement institutionnelles. Par exemple, les actions d’aménagement telles que la création de parcs ou la rénovation d’espaces de rassemblement peuvent être considérées de façon segmentée par les services administratifs urbains dont elles relèvent alors même que ces actions d’aménagement sont à appréhender de façon globale dès lors qu’on se place du point de vue de l’utilisateur de ces espaces. Progressivement, au fil des échanges, les acteurs institutionnels sont amenés à adopter une lecture différente du projet concerné, à élargir leur focale et ainsi à dépasser les cloisonnements administratifs et disciplinaires.

3.3. La quête de données pertinentes (étape 3)

Cette étape constitue le coeur de l’EIS puisqu’elle consiste à estimer, quantifier et qualifier les impacts du projet sur la santé en mobilisant un ensemble de méthodes, de sources et de données, qui sont le produit hybride de savoirs experts et profanes. Dans les EIS étudiées, les perceptions et points de vue des habitants sont recherchés et valorisés à double titre : d’une part, ce sont des informations complémentaires des données scientifiques et épidémiologiques, car elles apportent des éléments de compréhension des besoins et des usages; d’autre part, par le rapprochement avec les citoyens qu’elle permet, la recherche de ces informations répond aux appels récurrents de démocratisation de l’action publique. Cependant, mener des entretiens auprès des habitants relève d’une démarche d’enquête et a donc peu à voir avec une approche véritablement participative qui vise le partage d’un pouvoir sur les décisions. Dans les projets d’aménagement urbain, des démarches de concertation sont engagées, qui répondent à la réglementation spécifique au projet d’aménagement, aux procédures inhérentes à la démocratie de proximité (avis des conseils citoyens), voire au-delà des obligations, aux orientations des pouvoirs locaux sur ce sujet.

Dans les cas observés, on relève la volonté des villes de dépasser la simple consultation et de s’inscrire dans une véritable démarche de co-construction de projets urbains avec les citoyens. En témoignent la mise en place de comités de travail avec les représentants de la société civile, la tenue de jurys citoyens appelés à se prononcer sur certains choix d’aménagement ou encore l’élaboration de chartes et l’organisation de débats sous des formes variées (forums, ateliers participatifs, etc.). C’est sur cette diversité de modes de concertation que l’EIS vient se greffer dans une logique de co-construction de la connaissance.

3.4. La proposition d’alternatives au service des décideurs et des aménageurs (étape 4)

Les conclusions de l’EIS sont traduites en propositions et communiquées au(x) décideur(s) en vue de faire évoluer le projet. L’EIS appelle, tout particulièrement s’agissant des projets d’aménagement urbain, à une série de petites décisions, plus ou moins formalisées, souvent fragmentées en fonction de l’avancée du projet. Il est attendu des arguments, de la part des décideurs, pour étayer, valider et communiquer les choix en matière d’urbanisme, et des recommandations très opérationnelles, de la part des aménageurs, à traduire dans la mise en oeuvre technique du projet (aménagement d’un espace vert, choix du mobilier urbain au regard des usages, emplacement d’une école compte tenu de l’exposition à des nuisances environnementales, etc.). Dans les cas observés, ces préconisations sont construites à partir des analyses et des échanges avec les différents acteurs. Elles ne constituent pas la synthèse d’un ensemble de propositions recueillies auprès de ces acteurs, mais le produit d’une analyse à partir de laquelle il aura été attesté qu’elles permettent d’atténuer certains impacts dommageables pour la santé ou au contraire de générer des situations favorables pour la santé.

3.5. Les suites de l’EIS (étapes 5 et 6)

Faute d’un recul suffisant et de manque de données sur les cinq expériences, nous n’avons pas traité ces dernières étapes.

4. Une prise en considération partielle des principes de l’EIS

Nous avons cherché à identifier dans quelle mesure les six principes de l’EIS (tableau 1), principes présumés essentiels pour introduire de la santé dans toutes les politiques, étaient pris en considération dans les cinq démarches observées. De façon générale, ces dernières tendent vers la prise en compte de ces principes, mais elles n’y parviennent qu’incomplètement, car elles se heurtent à des flous conceptuels, à des pratiques routinières et à des résistances à leur remise en cause, à une participation limitée des citoyens, aux fonctionnements administratifs et à la multiplication des procédures d’évaluation d’impact.

Malgré l’attention portée à la démarche et l’investissement d’acteurs qui la considèrent comme prometteuse pour intégrer la santé dans les autres politiques, la compréhension du concept d’EIS est parfois source d’ambigüités et de réinterprétations qui freinent l’adoption de cette pratique par d’autres. La juxtaposition dans l’acronyme de trois termes usités dans de multiples domaines ne facilite pas la lisibilité de ce qu’il recouvre, évoquant les études d’impact sanitaire conduites dans le champ des évaluations environnementales (Simos, 2015) ou l’évaluation des politiques de santé. Ainsi, l’EIS est parfois confondue avec l’évaluation de risques, perçue comme une procédure réglementaire supplémentaire ou une forme d’évaluation normative, voire une pratique intrusive dans les processus de décision et de concertation des politiques urbaines. Ceci peut conduire soit à une méfiance de certains acteurs envers la démarche EIS, soit à une compréhension réductrice de l’EIS et, de ce fait, à limiter la portée du travail réalisé sur la prise en compte globale et systémique des effets sur la santé.

Dans ces cinq cas, la participation de plusieurs secteurs d’action publique (aménagement, transports, environnement, etc.) et d’acteurs us de milieux différents (institutions publiques, organismes associatifs ou communautaires, collectifs d’habitants) aux comités techniques des EIS va dans le sens d’une évaluation globale et systémique (P1) des effets des projets et politiques étudiés. Toutefois, la segmentation des domaines de responsabilités des différents services administratifs est un facteur limitant cette vision globale des projets et de leurs impacts sur la santé, mais aussi des interactions entre les composantes d’un projet (accessibilité et verdissement par exemple). Par ailleurs, la concomitance d’une évaluation d’impact environnemental peut, dépendant des formes d’articulation entre les deux démarches, s’opposer ou, à l’inverse, conforter la prise en compte des principes d’approche globale et systémique (P1) et de multiplicité des données et sources (P2).

L’hybridation de plusieurs formes de savoirs (P2) aux fins d’appréhender la complexité des phénomènes sociaux est un exercice difficile du fait d’une acculturation encore récente, des différences de cultures professionnelles, de la diversité des parties prenantes et de leurs attentes, de la difficulté à réussir le pari de la participation et de l’existence d’autres travaux auxquels l’articuler.

La rhétorique de la participation irrigue actuellement en France tous les secteurs de politiques publiques, rejoignant ainsi le principe de démocratie (P3). En effet, depuis les années 1970, le concept de « démocratie participative » s’est développé en vue de renforcer le rôle des citoyens dans le processus de décision. À partir de 2002, des dispositions ont été prises afin d’instaurer une « démocratie de proximité »[3] et ainsi mieux associer les citoyens aux décisions locales, à travers notamment la création de conseils de quartier regroupant élus, techniciens et habitants, ces derniers pouvant être consultés par les maires pour toute action concernant le quartier. Dans le même temps, le concept de « démocratie sanitaire » faisait son apparition en 2002 dans une loi consacrant la participation des usagers au fonctionnement du système de santé[4]. Depuis, la volonté de renforcer « la démocratie » est régulièrement réaffirmée et la participation des citoyens est recherchée non seulement au sein des établissements de soins, mais aussi pour construire des politiques de santé. Progressivement, des espaces de débat entre la société civile et les institutions de santé ont été mis en place, telles les conférences de santé aux niveaux national, régional et local. Cependant, bien qu’affichée comme un impératif des politiques locales ou de santé, ou comme principe cardinal de l’EIS, la participation citoyenne est un idéal difficile à atteindre et peu traduit dans les faits (Elliott and Williams, 2008; Negev, 2012). La notion est confuse, référant à plusieurs formes allant de la simple consultation à la concertation (Bacqué et Mechmache, 2013). L’EIS se surajoute au processus de sollicitation des habitants et vient brouiller le débat instauré avec eux. Dès lors, elle peut être vécue comme une menace dans la mesure où le dialogue se situe dans une sphère non contrôlée, ou inversement, porteuse de légitimité parce que justement conduite par des tiers (Roué Le Gall et Jabot, à paraître). En réalité, ce qui est recherché dans les EIS n’est pas tant l’approbation des citoyens au projet que leur contribution à la mise en perspective d’hypothèses basées sur des connaissances scientifiques dans leur environnement de vie. Par exemple, s’il est établi que la proximité d’espaces verts est bénéfique pour la santé, la fréquentation et l’usage de ces espaces sont considérés comme les conditions de production de ce bénéfice. L’EIS cherche non seulement à estimer le bénéfice potentiel de ces nouveaux espaces verts, mais aussi à s’assurer qu’ils sont conçus pour que les habitants les utilisent réellement.

Motivation majeure des initiateurs de l’EIS, la préoccupation de justice sociale (P4) reste peu traduite en pratique et mériterait une clarification des concepts mobilisés (équité, égalité, justice sociale) et des catégories désignant les populations concernées (vulnérables, désavantagées, en difficulté sociale). Elle se heurte également à la question récurrente de la représentation des groupes concernés et au fait que les projets d’aménagement qui font l’objet d’EIS sont souvent situés dans des territoires classés parmi les plus défavorisés.

Le principe de développement durable (P5) est présent dans les réflexions sur les impacts à long terme et sur l’évolution des usages s’agissant notamment des projets d’aménagement urbain d’envergure, mais il demeure encore insuffisamment traduit.

Enfin, le principe qui réfère à l’aspect éthique des données en termes de production, d’analyse et d’utilisation (P6) s’incarne dans le développement de méthodes et d’outils pour objectiver au mieux l’analyse.

5. L’EIS est-elle une plus-value pour développer des politiques urbaines plus favorables à la santé ?

Les inflexions données à la démarche EIS dans les cinq cas observés témoignent de la tension entre les fonctions de plaidoyer pour relier les secteurs des politiques publiques, d’émancipation des populations en faveur de plus de bien-être et de justice sociale, et d’aide à la décision grâce à l’apport d’une méthode supposée réduire les incertitudes. Bien qu’étant une approche anticipative, l’EIS n’est pas un modèle prédictif dont on pourrait aisément tester la précision et la validité de la prédiction (Birley, 2011). Pour cette raison, son utilité est parfois récusée par les décideurs en attente de preuves scientifiques indiscutables. Par ailleurs, même si le processus est en soi générateur de bénéfices (Tamburini et al., 2011), l’EIS ne saurait constituer la solution aux problèmes des territoires et sa systématisation à cette fin n’est ni indiquée ni souhaitable (Birley, 2011; O’Mullane, 2013).

Le nombre relativement limité d’EIS sur lesquelles porte ce travail ainsi que le manque de recul, compte tenu de leur caractère inachevé, ne nous permettent pas de préciser dans quelle mesure l’EIS a permis de mieux prendre en compte la santé dans les projets et politiques étudiés et nous invitent à poursuivre l’analyse. Cependant, plusieurs arguments plaident pour considérer l’EIS comme une plus-value pour renforcer la dimension santé dans les politiques urbaines. En nous appuyant sur les cinq cas observés, nous formulons, sans pour autant prétendre à une normalisation de la pratique, quelques suggestions pour progresser dans cette voie (O’Mullane, 2013).

Premièrement, parce qu’elle s’intéresse à tous les déterminants de la santé, l’EIS permet de réintégrer dans un même cadre d’analyse, un ensemble de préoccupations (développement durable, esthétique du cadre de vie, cohésion sociale, mobilités actives, etc.) en les envisageant dans une même perspective au regard des conduites sociales et des pratiques d’usage des espaces par les habitants. En d’autres termes, elle permet la prise en compte du cumul d’exposition de la population à un ensemble de facteurs de risque (biologiques et sociaux) tout autant que de facteurs de protection. À cet égard, il est essentiel de s’assurer de la mobilisation de l’ensemble des parties prenantes.

Deuxièmement, parce qu’elle explicite les mécanismes qui influencent les déterminants de la santé, elle invite à réinterroger les concepts et les stratégies d’action plus ou moins explicites, notamment les voies empruntées pour la réduction des inégalités de santé. Par exemple, le verdissement d’une place publique est-il suffisant pour la transformer en espace favorable à la santé des résidents ? La mixité résidentielle permet-elle de générer des supports sociaux et réseaux de solidarité ? Préalable au travail d’analyse des impacts, la remise en cause des schémas conceptuels à l’origine des interventions implique également une mise en contexte sollicitant, là encore, une multiplicité de points de vue.

Troisièmement, parce qu’elle repose sur une approche systémique, elle permet d’identifier les antagonismes et les synergies entre différents aspects du projet urbain et d’éclairer les décideurs confrontés à des choix complexes. Si la finalité de l’EIS consiste bien à formuler des propositions alternatives, les choix à opérer parmi ces dernières ne sont plus du ressort de la méthode. Tant les discussions préalables à l’initiation d’une EIS que les débats engagés dans des espaces plus ouverts (colloques ou journées d’échanges) sont l’occasion d’expliciter les apports, les frontières et les limites de la méthode.

Quatrièmement, parce qu’elle favorise le décloisonnement entre les services d’une institution, elle fait émerger une prise de conscience de leur possible complémentarité et donc de leurs contributions respectives à l’amélioration de la santé par le biais d’action sur les déterminants de la santé.

Cinquièmement, parce qu’elle érige en principe fondamental la place des citoyens dans le processus de décision, elle réactive la réflexion sur le sens et la traduction dans les faits de ce qui irrigue les textes juridiques, le concept de démocratie « sanitaire » pour les politiques de santé et « de proximité » pour les politiques urbaines. Là encore, la délimitation des périmètres de construction de l’action publique et de l’EIS mérite d’être tracée, et la créativité des acteurs sollicitée pour inventer des formes de participation effectives.

Enfin, parce qu’elle génère des processus d’échanges entre les acteurs de secteurs différents, elle crée des passerelles entre les politiques de santé et les autres politiques. Les réformes administratives de ces dernières années vont dans le sens d’une collaboration plus étroite entre les institutions régionales de santé, de l’environnement et les collectivités locales. Dans les contrats locaux de santé qui en sont le véhicule, l’EIS est promue comme étant une opportunité supplémentaire d’élargir le cercle des parties prenantes au sein duquel débattre de ce qui génère ou pas la santé et des leviers d’intervention actionnables par chaque institution. Les EIS portent souvent sur des territoires urbains les plus vulnérables, objets de dispositifs spécifiques auxquels s’arriment les CLS. Par un jeu d’emboîtement, des acteurs de divers horizons sont réunis sur des enjeux d’urbanisme, d’environnement, de cohésion sociale et de santé d’un territoire. Ainsi, les acteurs à l’interface des différents milieux et dispositifs jouent un rôle majeur dans la diffusion des connaissances et des nouvelles pratiques. La notion d’intersectorialité, promue depuis plusieurs années et largement plébiscitée depuis la réforme des ARS, trouve avec l’EIS une traduction concrète et plus opérationnelle qu’avec les outils de coordination institutionnels (Roué Le Gall et Jabot, à paraître).

Objet frontière jouant le rôle de passerelle entre des milieux hétérogènes (Trompette et Vinck, 2009) et de liaison entre de multiples concepts (équité, démocratie, développement durable, intersectorialité, interdisciplinarité), l’EIS opère à la fois comme outil d’opérationnalisation de ces concepts et comme support de nouvelles formes de mobilisation des acteurs, le cadre d’analyse proposé permettant d’agencer des visions, de produire du sens et des argumentaires, de générer des apprentissages et d’inventer des solutions alternatives. La diffusion des EIS en France, dont les projets d’aménagements urbains sont les espaces d’expérimentation privilégiés, est aujourd’hui facilitée par une dynamique à l’échelle nationale et le développement de dispositifs de formation et de communication. L’adoption d’un champ sémantique et de principes communs par des secteurs auparavant disjoints ainsi que l’incorporation de la démarche dans les instruments de planification en santé sont les manifestations du processus d’appropriation à l’oeuvre au sein d’une communauté de pratiques en cours de constitution (Crespin, 2014). L’EIS semble bien aujourd’hui en France s’implanter comme une innovation, à savoir un « processus impliquant la génération, adoption, diffusion de nouvelles idées qui produirait un changement » (Sørensen et Torfing, 2011), dont les politiques urbaines peuvent tirer profit.

Tableau 1

Cadre d’analyse

Cadre d’analyse

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