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Introduction

Depuis plusieurs années, les établissements d’enseignement supérieur français offrent la possibilité aux étudiants de suivre des formations au numérique, voire de passer une certification : le C2i (Certificat Informatique et Internet). La loi n° 2013-660 du 22 juillet 2013 relative à l’enseignement supérieur et à la recherche souligne, entre autres, l’importance du numérique dans les établissements et insiste sur la nécessité de le valoriser dans les politiques de formation. Au moment où les technologies numériques d’information et de communication se disséminent à tous les niveaux de la société, le développement des compétences et la culture numérique soulèvent de vives questions, notamment lorsque, dans les contextes de formation au numérique, l’apprentissage se réalise « bon an mal an » (Paquelin, 2009 : 11). À la suite d’une commande de la direction générale de l’Enseignement supérieur et de l’Insertion professionnelle (DGESIP) au ministère de l’Éducation nationale, de l’Enseignement supérieur et de la Recherche (MENESR), un état des lieux du dispositif C2i a été réalisé de décembre 2014 à septembre 2015 à l’échelle du territoire français (Mell, 2015). Cette enquête[1] a été menée auprès d’acteurs de l’enseignement supérieur, du monde associatif, ainsi que du monde du travail.

Cet article s’inscrit dans la continuité d’une réflexion initiée lors de cette recherche, mais aussi dans le prolongement de précédentes enquêtes liées à la mise en place du C2i dans l’enseignement supérieur (Mell, 2016 ; Trellu, 2013 ; Déro, 2013 ; Duarte et Botter, 2011). Ces travaux répondent à une nécessité de compréhension des besoins en numérique, chez les acteurs de l’enseignement supérieur, mais aussi dans le monde du travail, en vue d’offrir des modes d’apprentissage adaptés.

En vue de traiter plus en profondeur la question de la conception des compétences et de la culture numérique, nous avons fait le choix d’analyser un corpus de documents traitant du développement du numérique dans différents domaines (école, économie, citoyen, etc.). La littérature sélectionnée renvoie à des ouvrages non scientifiques ou à des travaux scientifiques mais répondant à une commande politique. Dans les deux cas, la production de cette littérature s’est faite en fonction d’attentes politiques et/ou économiques. Ce faisant, notre objectif est bien d’apporter des éclaircissements sur le contenu de cette littérature — ayant un pouvoir d’influence plus ou moins important quant aux orientations politiques en matière de formation au numérique — en confrontant ce contenu à des arguments de réflexions scientifiques. Notre démarche vise à interroger trois points. Quelles conceptions ont les auteurs de cette littérature sur les compétences et sur la culture numérique ? Quels modèles idéologiques sous-tendent un certain nombre de référentiels de formation au numérique aujourd’hui en vigueur ? Au nom de qui la formation au numérique est-elle développée dans l’enseignement supérieur ? Fort des résultats de l’enquête menée, nous proposons une discussion critique autour de la question du développement des compétences et de la culture numérique dans le contexte de la formation au numérique dans les établissements d’enseignement supérieur.

Ce travail de synthèse sur la culture numérique et sur les compétences numériques s’appuie sur le corpus suivant[2] : les référentiels C2i (niveau 1 et niveau 2) et la documentation d’accompagnement (DGESIP) ; le référentiel et son guide utilisateur du Comité Européen de Normalisation (CEN) ; des rapports de réseaux d’entreprises : Club informatique des grandes entreprises françaises (CIGREF) ; des rapports de missions ministérielles : Conseil national du numérique (CNNum), Conseil économique, social et environnemental (CESE) et Centre d’analyse stratégique (CAS) ; des rapports européens ou internationaux : Commission européenne (CE) et Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) ; ainsi que des rapports d’enquête commandés par le MENESR. Suivant une volonté d’interroger cette littérature, nous commencerons, dans les deux premières parties, par discuter les notions de « compétence(s) numérique(s) » et de « culture(s) numérique(s) », auxquelles viendra s’ajouter, dans la partie suivante, une réflexion autour de la « culture informationnelle » et de la « littératie numérique ». Nous continuerons par un comparatif entre le référentiel européen des e-compétences et les référentiels C2i. Nous terminerons par une discussion critique autour de la potentielle injonction à l’innovation pédagogique concernant la formation au numérique en France.

1. Une complexité des notions et une polysémie des termes

L’analyse des dispositifs de formation au numérique dans les établissements d’enseignement supérieur français nous positionne face à une première difficulté, celle du sens attribué aux notions et aux concepts soutenant les dispositifs. Force est de constater que nombre de concepts attachés à celui de « numérique » se confondent en complexité et regroupent sous leur chapelle une pluralité de définitions. La lecture du corpus souligne cette diversité, mais met surtout en avant un certain degré de confusion environnant les termes de « culture(s) numérique(s) » et de « compétence(s) numérique(s) ».

Cette hétérogénéité dans l’interprétation des termes renvoie à la diversité des champs de perception. Ces variations dans la compréhension du « numérique » seraient concomitantes des différents systèmes de croyances en vigueur, entendus comme des systèmes « formé[s] de valeurs fondamentales, de représentations sociales de la réalité tendant à l’expliquer, de perceptions de cette réalité incluant la définition de ce qui pose problème et l’évaluation des divers instruments de résolution du (ou des) problème(s) » (Bergeron, Surel et Valluy, 1998 : 203). La complexité de la pédagogie numérique vient surtout du fait qu’elle est en permanence tiraillée entre différents systèmes de convictions (Valluy, 2013). C’est en cela que nous avons fait le choix de circonscrire notre corpus autour d’une littérature qui sort du champ scientifique afin de saisir les différents systèmes de convictions agissant autour du numérique.

2. Un potentiel d’actions en contexte : les compétences numériques

Dans une large part du corpus, les notions et les concepts, précédemment évoqués, sont mobilisés et définis de manière variable, renforçant leur caractère polysémique (Gobert, 2012 : 91). La difficulté réside dans la diversité des termes employés et dans la variété des sens attribués. Ces définitions ne recoupent pas nécessairement des phénomènes identiques, même lorsqu’il est question de concept ou de notion semblables. Avant de s’interroger sur le terme de « compétence numérique », il est important de circonscrire la manière dont celui de « compétence » est appréhendé, bien que ses occurrences soient extrêmement variables d’un rapport à l’autre. Finalement, seuls trois rapports en offrent une définition. Les autres l’évoquent sans jamais le préciser ou le mobilisent sans le définir comme un allant de soi.

Pour le Référentiel européen des e-Compétences, la compétence est entendue comme une « capacité démontrée à appliquer des connaissances, des savoir-faire et des savoir-être en vue d’obtenir des résultats observables » (CEN, 2014a : 5). Qu’en est-il alors des compétences numériques ne produisant pas des résultats observables ? Est-il d’ailleurs possible de reconnaître leur utilité professionnelle ? Cela sous-entend-il que toute compétence inutile professionnellement ou ne produisant pas de résultats observables n’a pas lieu d’être développée ? Dans le guide accompagnant ce référentiel, il est précisé que le Cadre européen de certification (CEC) définit la compétence comme la « capacité avérée d’utiliser des savoirs, des aptitudes et des dispositions personnelles, sociales ou méthodologiques dans des situations de travail ou d’études et pour le développement professionnel ou personnel » (CEN, 2014b : 13 ; CE, 2008 : 11). Mais par qui cette avération est-elle pratiquée ? Cette définition pose la question de l’identité du tiers en capacité ou en légitimité de reconnaître la compétence.

Dans un récent rapport du Ministère, le concept de compétence est entendu comme un ensemble de savoirs (connaissances, etc.), de savoir-faire (aptitudes, dispositions, capacités, etc.) et de savoir-être (valeurs, stratégies, etc.) (Déro, 2013 : 34). Soulignons que ces précédentes définitions renvoient davantage à ce que Zarifian nomme « qualification », ce qui « ressort des ressources (en savoirs, savoir-faire, comportement, etc.) acquises par un individu, que ce soit par formation ou par exercice de diverses activités professionnelles », et moins à ce qu’il qualifie de « compétence » comme la « mise en oeuvre de ces ressources en situations » (Zarifian, 2004 : 13). Ces définitions nous permettent de comprendre que la compétence ne correspond aucunement à un phénomène figé, qu’elle est dynamique et en constante évolution. Par ailleurs, elle n’est pleinement opérationnelle qu’en contexte, c’est-à-dire qu’elle engage à atteindre un objectif spécifique dans un environnement donné à un moment particulier. La compétence doit être comprise comme un potentiel d’actions avec une efficience uniquement réalisable en contexte.

Nous trouvons autant de rapports qui tentent de circonscrire la notion de « compétence numérique ». Le Manifeste pour les compétences numériques renvoie la compétence numérique à une « connaissance approfondie et à la capacité à apprendre toute sa vie durant dans tous les domaines de la révolution numérique, ses technologies, ses applications, ses utilisations et les possibilités de transformation radicale qu’elle offre » (CE, 2012 : 9). La lecture de ce rapport semble davantage faire coïncider la compétence numérique avec les besoins de secteurs d’activité spécifiques : informatique et e-business (CEN, 2014b : 13). Le rapport pour la Mission numérique pour l’Enseignement supérieur propose une définition plus large de la compétence numérique en suggérant la possibilité que l’autonomie dans les usages soit une finalité, c’est-à-dire qu’elle renforce « les connaissances de manière efficace, efficiente, de manière appropriée, de façon critique, créative, autonome, flexible, éthique, réflexive pour le travail, les loisirs, les activités participatives, l’apprentissage, la socialisation, la consommation et l’autonomisation » (Déro, 2013 : 42-43). À partir de ces premières analyses, nous pouvons considérer la compétence numérique comme un ensemble évolutif de capacités cognitives, de dispositions et de savoir-faire individuels appliqué aux technologies numériques. Par ailleurs, si nous entendons l’autonomie comme « une disposition potentielle qui s’actualise différemment au cours de la vie et à partir de la mobilisation intentionnelle et réfléchie d’un ensemble concourant de capacités de la part de sujets, mais aussi selon les conditions extérieures plus ou moins favorables à leur développement » (Albero, 2013 : 100), à savoir un processus dynamique qui n’est jamais totalement stable ou acquis, alors cette proposition de la Mission numérique pour l’Enseignement supérieur implique nécessairement de penser en profondeur la question de la formation au numérique tout au long de la vie.

3. Une dialectique de la culture numérique

Concernant la notion de culture numérique, la difficulté est substantiellement du même ordre. Il s’agit encore d’un problème de définition, de ce à quoi la notion renvoie. Peu des rapports étudiés la définissent et, pour ceux qui le font, il est davantage question de ce qu’elle peut apporter plutôt que de ce qui la caractérise. Ces définitions font davantage écho à la finalité potentielle de la culture numérique qu’à ce qui la désigne. Nous proposons donc de réitérer cette démarche de déconstruction terminologique en démarrant par le terme de « culture ». D’ailleurs, la notion de culture renvoie à plus de 200 acceptions différentes (Cerisier, 2010). Cette notion repose sur un champ d’application si étendu qu’elle tend à être de moins en moins compréhensible (Laplantine, 2010 : 9).

La « culture » peut tout aussi bien faire référence à des « tendances » de société : recouvrir une dimension individuelle mais aussi collective. Elle peut renvoyer à un ensemble de moeurs, de valeurs, de croyances, d’idéologies ou de pratiques. Par extension, la culture numérique serait donc « l’intégration dans la culture, liée au développement des techniques numériques, de changements potentiels ou effectifs dans les registres relationnels, sociaux, identitaires, informationnels et professionnels » (Devauchelle, Platteaux et Cerisier, 2009 : 57). Pour Fluckiger, la culture numérique désigne « l’ensemble de valeurs, de connaissances et de pratiques qui impliquent l’usage d’outils informatisés, notamment les pratiques de consommation médiatique et culturelle, de communication et d’expression de soi » (Fluckiger, 2008 : 51). La culture numérique serait donc une notion englobant celle de compétence numérique dans le sens où elle recouvre, au-delà des capacités cognitives et des savoir-faire individuels, une dimension éminemment symbolique. Plus encore et pour souligner le caractère d’interdépendance entre la culture et le numérique, Millerand note que la culture numérique « procéderait d’un double processus d’acculturation à la technique et de technicisation des relations. Elle renverrait à des comportements, représentations et valeurs spécifiques ainsi qu’à un renouvellement du rapport au savoir et à la connaissance » (Millerand, 2003 : 379). Mais, appliquée au champ du numérique, la culture est-elle unique ou est-elle multiple ? Devons-nous parler d’une culture numérique ou de cultures numériques ? Dans le cadre de notre corpus, la culture numérique est toujours employée au singulier et donc perçue comme unique.

Dans les rapports du CIGREF, il est écrit que la culture numérique « se caractérise par le partage de l’information et de la connaissance entre les acteurs de l’entreprise et qu’à ce titre elle construit une intelligence collective source de création de valeur pour l’entreprise » (CIGREF, 2013 : 9). Mais cette innovation dans les usages du numérique ne semble pas être initiée par les entreprises. Il serait donc plus important de se pencher sur les « usages "de la rue" » (CIGREF, 2014 : 22). En ce sens, le numérique est perçu comme une opportunité, mais aussi comme un vecteur d’innovation et de performance pour les entreprises.

Dans le rapport du Centre d’analyse stratégique, il est explicitement préconisé, en tant qu’orientations à long terme, de : « (1) permettre à chacun de maîtriser les outils numériques et de partager la culture qui en découle afin de pouvoir les utiliser de manière efficace, dans les usages aussi bien personnels que professionnels ; (2) organiser les formations pour disposer des compétences nécessaires au développement des outils numériques pour la société et la compétitivité des entreprises » (Bravo, 2009 : 8). Là aussi, les compétences numériques et, plus largement, la culture numérique sont pensées suivant une logique utilitaire. Mais cette dernière doit-elle être réduite à ses seules dimensions informationnelle ou technique ? Cet exercice de circonscription s’avère d’autant plus ardu en raison de la proximité du terme de « culture numérique » avec ceux de culture informationnelle, de littératie numérique et des nombreux autres s’y rapportant de manière proche ou lointaine. Par ailleurs, occulter le caractère éminemment politique du rapport entre société et Technologies de l’information et de la communication (TIC), c’est réduire le numérique aux seules dimensions technique et instrumentale (Serres, 2007). Cette démarche est d’autant plus inquiétante lorsqu’il est question du développement d’une culture numérique dans un cadre pédagogique.

4. Pour des formes de dialogues stables autour du « numérique »

Pour une part du corpus, il est évoqué à de rares moments les concepts de culture informationnelle et de littératie numérique sans qu’ils soient, pour autant, définis. Néanmoins, de nombreux travaux scientifiques existent. Serres caractérise la culture informationnelle comme « l’ensemble des connaissances, des savoirs (tacites et explicites), des pratiques (formelles et informelles), des modes, des usages et des mésusages [...] de l’information dans une catégorie de population donnée » (Serres, 2009 : 12).

Nous sommes donc bien dans une logique de maîtrise de l’information. Ce faisant, la culture informationnelle s’écarte de la culture numérique puisqu’elle ne se cantonne qu’au seul caractère informationnel de la culture. Tout en évitant de prendre des raccourcis et afin de modérer notre propos, il est à noter que la notion de culture informationnelle gagnerait à être interrogée davantage, tant au sujet de ses supports théoriques qu’à celui de ses finalités (Serres, 2007).

Par ailleurs, il existe une indéniable proximité entre les termes de culture informationnelle et d’information literacy sans pour autant que l’on puisse confondre les deux termes. Le terme d’information literacy « met l’accent sur la question des compétences nécessaires pour accéder à l’information et la traiter » tandis que celui de culture informationnelle « prend davantage en compte la question des pratiques individuelles et collectives au sein des organisations et de nos sociétés, non seulement professionnelles mais aussi dans la vie quotidienne » (Simonnot, 2009 : 34). Nous voyons bien dans ces propos que l’information literacy renvoie à la capacité de traitement et de gestion de l’information, alors que la culture informationnelle tend à être moins segmentaire, dans le sens où elle « insiste sur les liens potentiels plutôt que sur la séparation des différentes composantes de l’information englobant les circulations, médiations et passages entre les documents (papier et numérique), entre production-réception, entre arènes et entre médias » (Delamotte, 2015 : 29). De l’information literacy à la culture informationnelle, il y a un réel glissement paradigmatique, notamment dans la manière d’appréhender le rapport de l’usager avec l’information.

Dans ces conditions, ne pourrions-nous pas appliquer un raisonnement identique concernant la littératie numérique (digital literacy) et la culture numérique ? Les deux précédents concepts discutés demeurent spécifiques au champ informationnel. Le dispositif de formation au numérique C2i ne s’y restreint pas et doit être pensé au-delà. C’est en cela qu’il nous semble pertinent d’interroger ces concepts de culture numérique et de littératie numérique. Dans notre corpus, ce dernier est visible dans deux rapports. La première définition, que l’on retrouve dans le rapport sur l’inclusion numérique, circonscrit les objectifs de la littératie numérique, autour du fait de « savoir manipuler les outils et les concepts fondamentaux du monde numérique dans lequel on vit » (CNNum, 2013 : 20). Par la suite, la littératie numérique est, à proprement parler, définie de la même manière dans les deux rapports, en reprenant ce que dit l’OCDE, comme « l’aptitude à comprendre et à utiliser le numérique dans la vie courante, à la maison, au travail et dans la collectivité en vue d’atteindre des buts personnels et d’étendre ses compétences et capacités » (Déro, 2013 : 40 ; CNNum, 2013 : 20).

Par ailleurs, dans le rapport sur l’inclusion numérique (CNNum, 2013 : 20), la littératie numérique s’est retrouvée décomposée en une typologie de compétences. En grande partie empruntée aux auteurs Valenduc et Vendramin, cette typologie tend à définir la littératie numérique comme l’association de :

[…] compétences instrumentales (manipulation des équipements et des interfaces) ; […] compétences créatives et productives (concevoir, réaliser, modifier, réparer, etc.) ; […] compétences d’environnement (trouver et comprendre des informations, analyser une situation ou un processus) ; […] compétences réflexives : les systèmes numériques incorporent des valeurs, leur agencement fait société

Valenduc et Vendramin, 2006 : 145

Certains rapports, notamment les rapports européens, tendent à réduire les compétences numériques à de simples compétences instrumentales. Pour autant et eu égard aux analyses supra, il nous semble que cette dissociation faite a priori entre compétence numérique et littératie numérique dans le corpus sélectionné ne va pas de soi. Bien au contraire, ce que circonscrit la littératie numérique renvoie à la définition de la compétence numérique effectuée précédemment.

Nous approchons ce qui nous semble être une question fondamentale. Peu de rapports fournissent une définition claire du « numérique ». Le rapport Pérès, en cherchant à circonscrire le terme de « donnée numérique », renvoie le numérique à l’informatique (Pérès, 2015 : 10). Le rapport Lemoine, quant à lui, dans ses prescriptions pour le monde de l’éducation, concentre le numérique autour du « développement et [du] codage informatiques, ou dans la création et le graphisme » (Lemoine, 2014 : 77). La précédente définition de la littératie numérique frôle la tautologie : « l’aptitude à comprendre et à utiliser le numérique » (OCDE, 2000). Que signifie le terme « numérique » dans ce contexte ? Il est pourtant on ne peut plus central pour la question qui nous occupe. Puisque la perception des compétences numériques ou de la culture numérique est fonctionnelle des différents systèmes de convictions, comment serait-il possible d’établir des formes de dialogues stables, à savoir un vocabulaire commun à l’ensemble des acteurs concernés, en vue d’enrichir le dispositif de formation au numérique ? L’établissement de ces formes de dialogues stables ne passerait-il pas, au préalable, par un éclaircissement du terme « numérique » ?

5. Le référentiel des e-compétences face aux référentiels C2i

Sans entrer dans le détail des référentiels[3], éminemment fournis, nous aimerions mettre en lumière certains points de divergences. Ces derniers apparaissent principalement au niveau des publics visés, des vocabulaires mobilisés, des compétences à développer et des logiques véhiculées. Quels qu’ils soient, ces référentiels s’adressent à des publics des plus divers et des plus hétérogènes. Qu’ils soient étudiants, acteurs du monde du travail ou professionnels du numérique, cette diversité ne saurait favoriser la constitution d’un référentiel commun. D’ailleurs, le développement d’un référentiel unique est-il envisageable ?

De prime abord, le Référentiel européen des e-Compétences (CEN, 2014a) tend principalement à « former » des techniciens, c’est-à-dire à déployer des savoirs et des savoir-faire autour du dispositif technique, mais en aucun cas à permettre à un individu d’étoffer ces compétences et encore moins de développer une culture numérique suivant une logique d’autonomie. Au regard du « guide accompagnant ce référentiel, il est clairement indiqué que ce dernier « cible des groupes impliqués dans les processus métier des TIC » et propose « un outil international à l’intention des informaticiens, des responsables et dirigeants dans le domaine des TIC […], des responsables RH […], de l’éducation et de la formation […], des responsables d’études de marché et des décideurs […], des responsables achats » (CEN, 2014b : 9-10). Il est d’ailleurs spécifié que ce référentiel vise à déployer des compétences permettant de « développer, exploiter et gérer des projets et des processus informatiques, exploiter et utiliser les services informatiques, prendre des décisions, développer des stratégies, et anticiper de nouveaux scénarios » (CEN, 2014b : 9-10). L’élaboration du référentiel a été réalisée sur la base du « point de vue de l’employeur et des processus informatiques dans le but de répondre à la communauté des informaticiens et responsables TIC » (CEN, 2014b : 10). Définir des publics cibles influence nécessairement la forme qui est donnée au référentiel. Selon le vocabulaire mobilisé, le sens des propos diffère d’un référentiel à l’autre. Et, dans le prolongement, les compétences qui sont cherchées à être développées, là aussi, se distinguent. Ces constats nous conduisent naturellement à nous interroger sur les évolutions, en cours ou à venir, du dispositif C2i. Les établissements d’enseignement supérieur doivent-ils répondre à l’ensemble des demandes du monde du travail ? Comment amener ces deux espaces que sont l’enseignement supérieur et le monde du travail à se coordonner autour d’une dynamique de formation au numérique tout au long de la vie ? Les établissements d’enseignement supérieur sont-ils tenus de développer des compétences numériques professionnelles purement instrumentales ou des compétences numériques transversales, c’est-à-dire potentiellement applicables à l’ensemble des activités les réclamant ?

La réponse à cette dernière question est loin d’être évidente. Cette hypothétique aisance dans le transfert de compétences entre des univers d’appropriation distincts est à questionner (Bruillard et Fluckiger, 2010 : 198). Les technologies mobilisées dans le cadre scolaire et celles hors de ce contexte sont grosso modo identiques. Pour autant, cela n’implique absolument pas que leurs usages coïncident. Les premières s’inscrivent davantage dans une logique d’individualisation et d’autonomisation de l’adolescent, tandis que les secondes renvoient à un dispositif pédagogique de transmission de savoirs et de savoir-faire (Ibid. : 199).

Au-delà de cette problématique de transférabilité des compétences et pour en revenir aux modèles idéologiques sous-tendant les référentiels, la présentation des précédents éléments vise justement à distinguer les deux types de référentiels dont il est question. Le référentiel européen est :

[…] un référentiel des compétences concernant les Technologies de l’information et de la communication (TIC) qui peut être utilisé et compris par les utilisateurs comme les fournisseurs des TIC, les informaticiens et les dirigeants ainsi que les départements des ressources humaines (RH), le secteur public, les partenaires sociaux et éducatifs, dans toute l’Europe

CEN, 2014a : 7

Il s’agit d’un référentiel technophile empreint d’une forte logique de rationalisation et de spécialisation des tâches réclamant l’usage des TIC.

Le rapport du Ministère concernant La mise en place du C2i niveau 1 souligne le fait que le C2i vise à soutenir les personnes engagées dans une formation au niveau supérieur dans une formation tout au long de la vie, mais aussi dans leur recherche d’emploi (DGESIP, 2012 : 9). Les enjeux de cette formation mettent l’accent sur la liberté, la responsabilité et l’autonomie dans les usages du numérique afin de « ne pas être soumis aux effets parfois néfastes des stratégies des acteurs du numérique », de « prendre part [à la société] en pleine conscience de [ses] responsabilités notamment dans un cadre juridique en pleine évolution, et devant une masse d’informations dont la fiabilité hétérogène appelle à la vigilance » et d’attester d’une « capacité à transférer et adapter ses compétences aux divers environnements rencontrés, que ce soit au fil de son cursus universitaire ou dans des contextes d’insertion professionnelle » (Ibid. : 9). Les référentiels C2i tendent à soutenir davantage une logique de responsabilisation et d’autonomie de l’individu faisant usage du numérique.

Pour autant, des doutes persistent, étant donné que le C2i « s’inscrit dans la démarche européenne concernant la création de standards ou la production de référentiels de compétences » (DGESIP, 2012 : 4). Dans ce contexte, les précédents constats invitent à s’interroger sur l’existence d’un potentiel paradoxe idéologique entre, d’un côté, un modèle empreint d’une forte logique de rationalisation et de spécialisation des tâches et, de l’autre, un modèle soutenant une logique de responsabilisation et d’autonomie de l’individu dans les usages du numérique. Dans une bonne part du corpus analysé, les compétences numériques ne sont pensées que dans leur dimension instrumentale et selon une exigence d’employabilité. L’accent est principalement mis sur la maîtrise de l’outil afin de répondre à des besoins utilitaires et à des critères de performances.

6. De la pédagogie innovante à l’injonction à l’innovation pédagogique ?

Le constat d’un paradoxe concernant les logiques défendues amène à s’interroger sur les dispositions de ces différents systèmes de développement de compétences numériques. D’un côté, la réponse n’est que technique et l’essentiel ne concerne que la maîtrise de l’outil. Les compétences doivent répondre à un besoin utilitaire, mesurable et de performance. Il y a une véritable focalisation sur les compétences opératoires (Devauchelle, Platteaux et Cerisier, 2009 : 65). Dans le Référentiel européen des e-Compétences et plus encore dans le Manifeste pour les compétences numériques, les propositions apportées ne sont que d’ordre technique. Les interrogations autour des usages passent en arrière-plan. Dans ce dernier rapport justement, l’orientation vers un référentiel à l’échelle européenne est des plus explicites. Le rapport souligne l’importance qu’il aurait « [à] servir de "pierre de Rosette" aux compétences numériques en Europe » (CE, 2014 : 34). Ce désir de normalisation est aussi présent dans le rapport sur La transformation numérique de l’économie française où les compétences numériques sont particulièrement valorisées dans le champ de l’économie et ne renvoient qu’à des compétences instrumentales censées apporter une réponse à la compétition économique du XXIe siècle (Lemoine, 2014 : 12-13). Dans ces rapports, le numérique n’est envisagé que comme un outil potentiellement favorable à la croissance des entreprises, et cette dynamique se doit de passer par l’enseignement de « trois notions fondamentales de l’informatique : celles de langage, d’information et d’algorithme » pour parvenir au « bon usage » du numérique.

Dès lors, nous nous interrogeons quant à l’inscription d’une part de notre corpus dans une idéologie technicienne. Nous entendons, par ailleurs, le terme d’idéologie au sens où Duru-Bellat le définit, comme un « discours de naturalisation », c’est-à-dire un discours qui conduit à considérer la réalité sociale comme une évidence qui ne réclame pas qu’on la questionne sur sa nature (Duru-Bellat, 2011 : 190). Rocher n’en dit pas moins lorsqu’il définit l’idéologie comme « un système d’idées et de jugements, explicite et généralement organisé, qui sert à décrire, expliquer, interpréter ou justifier la situation d’un groupe ou d’une collectivité et qui, s’inspirant largement de valeurs, propose une orientation précise à l’action historique de ce groupe ou de cette collectivité » (Rocher, 1968 : 127).

Dans une certaine mesure, l’idéologie technicienne subjugue et s’inscrit dans ce que Morozov nomme le solutionnisme technologique (Morozov, 2014a : 18). La réponse par défaut, proposée par la Silicon Valley, vis-à-vis des enjeux de la formation au numérique n’est qu’exclusivement technique : « les problèmes doivent être traités via des applications, des capteurs, et des boucles de rétroaction — tous fournis par les startups » (Morozov, 2014b). D’une certaine manière, il y a bien dans l’idéologie de la société de l’information une volonté d’entretenir cette potentialité salvatrice des TIC (George et Granjon, 2008 : 8). La signature du partenariat entre le ministère de l’Éducation nationale et Microsoft en novembre 2015 illustre parfaitement notre propos[4]. Le recours au numérique sonne, dans ce contexte, comme une hypostase, dans son sens péjoratif, c’est-à-dire une « entité fictive, abstraction faussement considérée comme une réalité » (Lalande, 2010 : 428). Loin d’un énoncé performatif, ce recours au numérique, sous les traits d’une hypostase de la technologie messianique, supposerait qu’il soit le seul à même de résoudre l’ensemble des maux dont souffrent les établissements d’enseignement supérieur.

Mais le choix de ces modèles idéologiques ne conduit-il pas à se demander au nom de qui la formation au numérique est développée dans les établissements d’enseignement supérieur français ? Cette problématique tend à mettre en lumière la question des espaces d’intéressement : souci de visibilité et de réputation pour les établissements ; espace de valorisation de la recherche pour les enseignants-chercheurs ; rapport innovant au savoir pour les apprenants ; potentiel de mise en valeur de la profession pour les services d’accompagnement technopédagogique ; sujet de mise en relief pour les acteurs politiques, marché potentiel pour les industriels ; thématique de choix pour les médias ; etc. (Roland et Uyttebrouck, 2015 : 56-57). Ne constaterions-nous pas un dangereux glissement de l’innovation pédagogique vers une forme de pédagogie technophile ?

Par ailleurs, l’« innovation » tend de plus en plus à muter en un terme fourre-tout et à être associée à un concept des plus sibyllins. Tout un chacun doit aujourd’hui y répondre, à défaut de quoi les usagers seront délaissés  : « les compétences numériques sont une composante essentielle de l’"écosystème de l’innovation" ; en d’autres termes, l’Europe doit exceller dans les qualifications numériques afin de rester en tête dans la course mondiale à l’innovation. L’Europe doit exceller pour innover » (CE, 2012 : 22). Si, effectivement, le rapport du CESE pointe un paradoxe — une individualisation de la pédagogie dans un contexte d’enseignement de masse —, la réponse du tout numérique n’en demeure pas moins problématique (Djebara et Dubrac, 2015 : 11). Le développement des modalités pédagogiques d’enseignement au numérique, dans les établissements du supérieur, n’est-il pas encore et toujours plus aux prises avec le phénomène d’accélération du temps (Reynet, 2015 : 99) ? Cette course effrénée vers l’innovation pédagogique ne conduit-elle pas à devenir un « impératif général pour les responsables de formation et les enseignants-chercheurs, poussés par la nécessité d’adapter les formations aux conditions concurrentielles du marché de l’enseignement supérieur » (Lemaître, 2015 : 71) ? Aujourd’hui, dans le domaine de l’enseignement du numérique et par le numérique, les acteurs du supérieur assistent à une métamorphose de ce qui fut considéré comme de la pédagogique innovante en une injonction à l’innovation pédagogique.

La recherche sur laquelle s’appuie cet article a montré que la majorité des étudiants interrogés ne reconnaissent pas l’utilité du dispositif de formation au numérique C2i ; tout du moins, les objectifs et la finalité de la formation ne semblent pas faire sens chez une bonne part d’entre eux, particulièrement dans le cadre du C2i niveau 1 (Mell, 2015 ; Mell, 2016). Fichez, en parlant d’innovation, évoque une intéressante idée d’« appropriation collective des intentions de changement » (Fichez, 2008 : 53). Ne serait-il donc pas possible de résorber partiellement cette absence de sens chez les apprenants en leur reconnaissant une valeur et en les faisant participer aux différents processus d’innovation ? Dans la quasi-intégralité du corpus, les étudiants ne sont aucunement reconnus, si ce n’est comme apprenants. Ils sont donc de facto exclus du développement du dispositif de formation. Par ailleurs, nous sommes aussi en accord avec Fichez lorsqu’elle explique que la réalité des formations se situe entre un changement programmé d’initiative ministérielle et un changement volontaire des acteurs de terrain (Ibid. : 58). Et c’est bien au coeur de cette réalité que s’exercent des contraintes, tant endogènes (« meilleure réussite qualitative et quantitative en terme diplômés ») qu’exogènes (« nécessité d’être attractif pour un public qui n’est plus captif, de penser une stratégie et des projets pour développer les missions, de mettre en place une infrastructure et des équipements qui permettent à l’établissement d’être reconnu comme crédible »), dans l’organisation des politiques de formation. Ces observations justifient notre propos concernant la prégnance toujours plus forte d’injonction à l’innovation pédagogique (Ibid. : 61).

Conclusion

La pluralité de définitions concernant les « compétences numériques » et la « culture numérique », ainsi que les idéologies les sous-tendant, ne sont pas sans introduire une certaine complexité dans la compréhension et la mobilisation de ces concepts dans le cadre de la formation au numérique dans les établissements d’enseignement supérieur. Quelles que soient les interprétations qui en sont faites, elles sont inhérentes aux systèmes de convictions des acteurs qui les développent. Ainsi, notre propos vise moins à opérer un choix de définitions qu’à pointer certains travers : (1) ne pas réduire les compétences numériques uniquement à des savoir-faire instrumentaux mais les considérer davantage comme un ensemble évolutif de capacités cognitives, de dispositions et de savoir-faire individuels mobilisable en contexte ; (2) valoriser la dimension symbolique de la culture numérique afin de ne pas la limiter à sa seule dimension informationnelle ou instrumentale, ni de la cantonner dans le champ de la technique. Il importe d’accepter le caractère polysémique de la notion de « compétence », de l’exprimer en vue d’établir des formes de dialogues stables entre l’ensemble des acteurs concernés, et de se focaliser davantage sur les objectifs et sur les résultats attendus de la formation au numérique.

Les points de divergence existants entre les deux types de référentiels discutés conduisent à s’interroger sur la manière dont un dispositif comme le C2i, initialement inspiré par la démarche européenne, peut dépasser cette question du paradoxe idéologique entre, d’un côté, un premier modèle technophile empreint d’une forte logique de rationalisation et de spécialisation des tâches et, de l’autre, un second modèle soutenant la responsabilisation et l’autonomie de l’individu dans les usages du numérique. D’autant que cette course effrénée vers des modes d’enseignement du numérique en masse ne fait que renforcer cette injonction à l’innovation pédagogique. Ne serions-nous donc pas en train de glisser de l’innovation pédagogique vers des formes de pédagogie du tout numérique répondant principalement aux divers espaces d’intéressement autres que ceux des apprenants ? Nombre des interrogations soulevées dans cet article, au sujet du dispositif de formation au numérique C2i, s’appliquent aussi à la nouvelle plateforme en ligne d’évaluation et de certification des compétences numériques Pix.

Finalement, une des questions fondamentales est celle des finalités de la formation au numérique dans les établissements d’enseignement supérieur. Doit-elle uniquement permettre le développement de compétences numériques ne répondant qu’à des besoins utilitaires et à des critères de performance, ou doit-elle amener les apprenants à s’inscrire dans des usages autonomes du numérique ? Plus encore, les compétences numériques, développées dans le cadre des formations, peuvent-elles conduire à des usages réflexifs ? Une première proposition serait de développer des compétences numériques utiles professionnellement, probablement transversales, si tant est que cela soit applicable, et produisant des résultats observables tout en favorisant l’autonomie et la réflexivité dans les usages. Une seconde proposition inviterait à interroger encore, si ce n’est davantage, le numérique comme contenu et comme outil d’enseignement, et surtout à ne pas considérer le tout numérique comme seule réponse acceptable face à l’injonction à l’innovation pédagogique. Le développement, à plus long terme chez les apprenants, de dispositifs d’autoformation, voire d’autodidaxie, pourrait favoriser l’aisance de ces derniers, quel que soit le contexte d’usage du numérique (académique, personnel, professionnel, etc.).