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Introduction

Le contexte des politiques françaises de l’enfance s’inscrit dans les mutations des institutions sociales en France depuis les années 1980 (Siblot, 2006 ; Serre, 2009). Le délitement des institutions publiques et leur substitution partielle par un marché libéral induisent un déplacement du travail éducatif des institutions vers les familles et vers le secteur privé (Chopart, 1996). La transformation des modes de recrutement des professionnels (Dubois, 2010) aussi bien que des « dispositifs » institutionnels produit une tension entre un « déterminisme parental » (Furedi, 2002) à l’oeuvre auprès de professionnels de l’enfance (Neyrand, 2011) et prolongé par les politiques de parentalité (Martin, 2014), et les politiques ciblant l’« intérêt de l’enfant » (Grelley, 2010).

Dans le champ scolaire français, différents paradigmes ont justifié les pratiques développées pour faire face aux difficultés des élèves en matière d’apprentissage. Si les années 1980 sont marquées par les choix pédagogiques (Houssaye, 2012), ceux-ci semblent dépassés par les interprétations médico-psychologiques[1] dans les années 1990 (Morel, 2014). De multiples travaux décrivent une médicalisation de l’échec scolaire et une intrusion du paradigme neuroscientifique dans les apprentissages scolaires (Morel, 2014 et 2016). Ce phénomène international fait suite à l’échec de l’institution scolaire pour assurer une mobilité sociale des élèves (Reid et Valle, 2004) et produit un renforcement des inégalités sociales et raciales à l’école (Dudley-Marling et Dippo, 1995). En attribuant une origine neurobiologique à certaines difficultés scolaires, le champ « troubles des apprentissages » a pour effet de renforcer une idéologie méritocratique de l’école (Carrier, 1986). Cela s’inscrit dans les objectifs de scolarisation de masse d’une population (Meyer et al., 1977), en écho aux besoins économiques d’une société (Dudley-Marling et Dippo, 1995). Ce recours à des explications biologiques dans les discours et les pratiques renvoie au processus de « biologisation du social » effectué par des institutions scolaires et médicales (Lemerle et Reynaud-Paligot, 2017). Le processus de catégorisation d’élèves en situation de troubles d’apprentissage est ainsi en constante augmentation aux États-Unis (Anyon, 2009) et dans de nombreux pays industrialisés (Cornoldi et al., 2018), dont la France (Ichou et Van Zanten, 2019), avec une surreprésentation d’enfants catégorisés selon leur classe sociale, leur race[2] (Harry et Klingner, 2006 ; Anyon, 2009) et leur genre (Shifrer, Muller et Callahan, 2010).

En France, depuis la loi de 2005[3], l’inclusion des enfants en situation de handicap est promue en école « ordinaire ». Cette nouvelle hygiène publique[4], qui reprend la question de l’orientation scolaire, s’appuie sur un ensemble de groupes professionnels issus des champs scolaire, médico-social, médical et paramédical. L’article porte sur les transformations actuelles de ce champ en France, que nous nommons un « champ médico-scolaire ». Il s’agit d’appréhender le processus en cours dans le champ médico-scolaire de l’enfance qui dépasse le processus de médicalisation et d’inclusion scolaire, et qui produit de nouvelles formes de triage des enfants selon des catégories médicales, sociales et scolaires[5]. Ce processus s’appuie notamment sur un paradigme neuroscientifique porté par une partie des acteurs institutionnels et investi par une partie des familles.

Partant d’une analyse empirique de l’orientation des enfants et de leur circulation au sein du champ médico-scolaire local, l’objectif est de saisir les différentes manières dont le paradigme neuroscientifique s’articule à la question de l’« épreuve scolaire ». Nous nous demanderons donc comment l’appropriation ou non du paradigme par les professionnels et les familles transforme les trajectoires médicales et scolaires d’enfants en quartier populaire dans la France contemporaine.

1. L’extension du paradigme neuroscientifique à la question scolaire

1.1 La production d’un « champ médico-scolaire local »

Le champ médico-scolaire local ethnographié a connu les transformations importantes des politiques publiques des dernières décennies. Ces évolutions sont perceptibles dans le quartier d’enquête à travers les modifications en cours des institutions scolaires, médicales et médico-sociales. Les effets se répercutent sur l’ensemble des professionnels du monde scolaire et, notamment, les orthophonistes libéraux[6]. L’afflux d’élèves vers les cabinets de rééducation orthophonique est considérable (Cash, Cash et Potocka, 2012). Les listes d’attente peuvent aller de plusieurs mois à plusieurs années selon les territoires, et sont d’environ six mois sur le quartier d’enquête. Les cabinets de psychologie sont assez peu nombreux dans ce quartier en raison du coût qui reste à la charge des familles, contrairement à la rééducation orthophonique libérale qui est remboursée par la sécurité sociale. Un marché paramédical libéral s’est ainsi développé[7] en relation avec l’institution scolaire, médicale et médico-sociale du quartier. Cela témoigne d’un redéploiement de l’offre institutionnelle avec une délégation partielle du travail scolaire à certains marchés paramédicaux. Dans le contexte d’une injonction à la réussite scolaire et d’un « surinvestissement scolaire » au sein des familles populaires et des classes moyennes (Giuliani et Payet, 2014), différents usages de l’orthophonie par les familles sont repérables. Dans certains cas, cet usage s’inscrit dans une reconnaissance administrative du handicap scolaire et peut permettre d’orienter la scolarité de l’enfant à partir des dispositifs d’aménagement des examens. Cette stratégie d’un usage social du diagnostic est décrite dans la littérature pour les enfants des classes moyenne et supérieure notamment (Garcia, 2013 ; Lignier, 2012). Pour une autre catégorie d’enfants, d’origines populaires, ces usages de diagnostics sont moins repérables, bien que le suivi en rééducation orthophonique soit aussi une stratégie d’investissement des parents dans la scolarité de leurs enfants. Une mère de trois enfants, dont deux suivis au cabinet, m’expliquait que « c’est pour qu’ils réussissent à l’école ». La rééducation en orthophonie avait été recommandée par les enseignants de grande et de moyenne sections devant les difficultés de langage oral constatées, afin d’anticiper les difficultés éventuelles de lecture et d’écriture au cours préparatoire. Ces séances de rééducation orthophonique constituent également une instance secondaire de socialisation, d’autant plus forte pour les enfants dont les familles sont à faible capital culturel. Lors des premiers mois de la rééducation, une partie importante de la séance est consacrée à la manière dont l’enfant doit se tenir assis, poser les questions, attendre son tour lors des jeux, et renvoie à l’appropriation de la norme scolaire relative au « métier de l’élève » (Bélanger et Farmer, 2004).

1.2 S’orienter dans les institutions médico-scolaires locales

a) Des mères désemparées devant l’incertitude des discours professionnels

Les relations entre médecins et orthophonistes s’inscrivent dans un rapport hiérarchisé lié à la prescription médicale du bilan de rééducation et à la confirmation médicale du diagnostic. Ce rapport de forces entre un groupe professionnel médical (la neuropédiatrie ou la médecine scolaire) et un groupe paramédical (les orthophonistes) produit des conflits dans les prises en charge, malgré une adhésion commune au paradigme neuroscientifique des « troubles neurodéveloppementaux ». Il arrive qu’un médecin scolaire infirme un diagnostic de dyslexie ou de dysorthographie, contre l’avis de l’orthophoniste libérale qui a réalisé le bilan orthophonique et rééduque l’enfant au long cours. Cette situation, observée à plusieurs reprises, produit un certain désarroi chez les parents, qui peuvent se sentir désorientés devant les discours professionnels divergents tenus sur leur enfant.

Ces rapports de force au sein de la profession médicale et entre professionnels médicaux et paramédicaux s’établissent souvent à partir des classifications diagnostiques qui s’avèrent fragiles. Les conflits de diagnostics produisent un antagonisme qui a surtout été observé entre les médecins scolaires et les orthophonistes libéraux, mais aussi entre les neuropédiatres et les orthophonistes libéraux, voire entre neuropédiatres et pédopsychiatres, lorsque leurs pratiques se réfèrent à des paradigmes différents. Cela nécessite pour les familles de savoir quels types de professionnels peuvent être mobilisés, et quels seront les effets sur la trajectoire scolaire de l’enfant. En ce qui concerne le quartier enquêté, les neuropédiatres établissent et confirment une grande partie des diagnostics des patients suivis par les orthophonistes. L’analyse de comptes rendus médicaux des neuropédiatres montre l’établissement d’une hiérarchie dans les troubles des apprentissages étiquetés, dont certains sont décrits comme entretenant des rapports de causalité avec d’autres. C’est ce qui se produit dans le cas de Dina, âgée de 13 ans, chez qui le neuropédiatre identifie un trouble de l’attention comme cause des difficultés scolaires et d’une dyslexie.

Selon les professionnels mobilisés, la mère de Dina, désemparée, est confrontée à plusieurs interprétations médicales des difficultés scolaires de sa fille, qui renvoient à une causalité neurobiologique ou à une responsabilité maternelle. Avant la consultation auprès d’un neuropédiatre, le pédopsychiatre du CMP aurait remis en cause sa manière d’éduquer : « Ils disent que c’est à ma fille, qui est assez grande pour gérer un emploi du temps, de répondre […]. Ils trouvent que le problème est mon rapport à ma fille[11]. » L’explication des difficultés de Dina s’appuie sur une norme non pas biologique, mais éducative, qui s’avère culpabilisante. Les discours des professionnels et les prises en charge nécessitent que les parents établissent des stratégies selon leurs ressources pour s’orienter et négocier avec les différents professionnels. Dans certains cas, le handicap scolaire qui s’appuie sur des normes neurobiologiques peut être utilisé comme ressource dans la trajectoire scolaire de leur enfant, et ce, sans remise en cause parentale. Les différences d’interprétation observées entre le CMP et le service hospitalier de neuropédiatrie révèlent une opposition idéologique, celle entre le paradigme neuroscientifique et une forme de déterminisme parental. Au-delà des divergences de paradigmes, ce cas met en lumière une nouvelle division du travail au sein du champ médico-scolaire local, laquelle s’accompagne d’une appropriation de la norme scolaire et biologique par les orthophonistes libéraux et les neuropédiatres dans l’établissement des diagnostics.

b) Les conditions de la mobilisation de diagnostics dans l’orientation scolaire

L’importance des stratégies parentales apparaît clairement devant les rapports de force qui s’établissent entre institutions comme entre professionnels et parents au moment des choix d’orientation scolaire.

L’usage du diagnostic neuroscientifique peut, sous certaines conditions (sociales)[13], se révéler une ressource pour les parents dans l’orientation de leur enfant, comme pour le cas des jumeaux. En ce qui concerne la mère de Farah, qui n’a pas fait d’études, sa position sociale plus fragile et son rapport idéologique favorable aux institutions publiques ne lui permettent pas de développer sa stratégie pour la scolarisation de sa fille. Dans le cas de Dina, non seulement l’usage du diagnostic ne permet pas de modifier la trajectoire scolaire, mais il confronte la mère aux divergences des discours professionnels médicaux, paramédicaux et scolaires. Ces éléments se révèlent être une contrainte dans le rapport de force avec les institutions scolaire et médicale. Au travers de ces trois cas, nous observons que, pour une même catégorie diagnostique de type « dys[14] », les dispositions sociales, le rapport des individus aux institutions et leur degré de connaissance du champ médico-scolaire sont nécessaires pour négocier des diagnostics et réaliser des choix stratégiques d’orientation scolaire.

2. Une nouvelle hygiène scolaire ?

Dans ce champ médico-scolaire local, l’expansion de l’hygiène mentale des populations enfantines va de pair avec un étiquetage de certains enfants selon les nouvelles catégories diagnostiques des « troubles des apprentissages », auquel la neuropédiatrie contribue et qui se fait aux dépens du diagnostic de certains troubles psychiques ou d’une prise en charge en pédopsychiatrie.

2.1 Une hygiène scolaire qui naturalise les trajectoires sociales

Les cas présentés mettent en lumière des effets différenciés sur le marché scolaire et la carrière scolaire de l’enfant, selon les normes mobilisées dans la production des diagnostics par l’institution médicale. D’une hygiène scolaire proche historiquement des questions de salubrité publique, de prévention des pathologies transmissibles ou du développement de l’enfant, nous sommes passés à une « nouvelle hygiène scolaire ». Celle-ci concerne, par extension du « biopouvoir » — le pouvoir politique de contrôle sur les corps —, la sphère neurodéveloppementale des apprentissages de la communication, du langage oral et écrit. Cette hygiène scolaire s’appuie sur les normes biomédicales issues du paradigme neuroscientifique pour expliquer les difficultés scolaires du passage de la culture orale à la culture écrite (aux différents âges biologiques, auxquels correspondent les attentes scolaires avec l’entrée à l’école maternelle à trois ans[15], puis le passage à six ans de la grande section de maternelle au cours préparatoire de l’école primaire). Cela permet à l’institution scolaire de justifier la notion de retard ou d’avance dans les apprentissages sur le plan des acquisitions langagières ou motrices évaluées en début et en fin de maternelle pour le passage au cours préparatoire[16].

L’impact de cette nouvelle hygiène scolaire se traduit par la production d’une nouvelle catégorie de population enfantine, aux contours flous du fait de diagnostics contestés au sein de l’institution médicale. Nombre de professionnels médicaux et paramédicaux reconnaissent ne pas savoir comment orienter, traiter, rééduquer ces nouvelles populations enfantines auxquelles ils sont confrontés et qui sont directement liées à des enjeux scolaires. Certains vont jusqu’à se dire « piégés par cette médicalisation ». Ces tensions participent à la diversité des trajectoires des enfants dans le champ médico-scolaire, lesquelles sont également tributaires des stratégies déployées par les familles et des conditions propres au marché local.

En outre, pour un certain nombre d’enfants suivis en orthophonie libérale pour des troubles des apprentissages, le diagnostic n’a pas été confirmé par un médecin ou reconnu administrativement par la MDPH ou, s'il a été posé, il ne produit pas les effets escomptés. Ainsi, ces enfants ont un suivi paramédical remboursé par la Sécurité sociale, mais ils ne bénéficient pas des ressources du diagnostic sur le plan scolaire, soit parce que cela leur a été refusé comme dans le cas de Farah, soit en raison d’un manque de connaissances concernant le fonctionnement du système médico-scolaire, tout dépendant des stratégies familiales et des filières d’enseignement. Dans ce contexte, c’est l’orthophoniste libéral qui devient une ressource pour esquisser des stratégies de réussite scolaire et prendre en charge une partie des difficultés scolaires, sociales et psychiques de l’enfant, voire de la fratrie entière.

Ce cas pose la question du coût d’une mobilité sociale par l’école pour Audrey et sa famille. Audrey, scolarisée dans une filière spécialisée pour des élèves en difficulté, investit beaucoup dans sa réussite scolaire. Elle se confie régulièrement à l’orthophoniste sur ses choix futurs d’orientation et ses difficultés médicales. Le diplôme de fin de collège représenterait pour elle un aboutissement — « je prépare deux diplômes [le brevet général et celui de SEGPA] » —, et elle espère être la première diplômée de sa fratrie. Les enseignants perçoivent peu ses difficultés, du fait d’évaluations correctes comparativement à sa classe, mais en discordance avec son vécu. Lors du second semestre de troisième, l’appréciation globale sur le bulletin scolaire indiquait : « Trimestre qui ressemble au premier en termes de résultats (toujours corrects), sauf en ce qui concerne le nombre d’absences trop important. […] L’avenir en lycée professionnel semble malgré tout bien engagé et il serait dommage de briser cette envie. » Les institutions médico-scolaires, qui misent sur le champ cognitif et les neurosciences des apprentissages, font peser d’autant plus individuellement le coût de l’investissement scolaire que l’enfant évolue dans un contexte à faibles ressources familiales. L’orthophoniste devient alors le dernier soutien professionnel, et se voit déléguer une partie du travail scolaire et psychique.

2.2 Des rentabilités construites des « troubles des apprentissages » sur le marché local

Les catégories diagnostiques produisent des effets différents sur la carrière scolaire de l’enfant selon les caractéristiques du marché local. Si l’on prend l’exemple du diagnostic de précocité intellectuelle, son usage offre une autre explication des difficultés comportementales d’un enfant et évite l’étiquetage de « troubles de comportement ». Ce diagnostic est souvent mobilisé par les familles avec un certain niveau culturel (Lignier, 2012). Néanmoins, il peut s’avérer sans effet sur une trajectoire, par exemple lorsqu’il n’est pas reconnu par tous les professionnels du champ médico-scolaire local. Ainsi, la mère de Farah m’explique lors d’un entretien avoir vu un psychologue pour son dernier enfant, Noham, scolarisé en CE1. Elle le décrit comme étant « très agité et pos[ant] des problèmes à sa maîtresse », bien qu’il ait d’excellents résultats scolaires, et indique que le diagnostic de « haut potentiel » a été retenu. Elle se dit déçue que ce diagnostic n’ait que très peu d’effet sur le marché scolaire local. Quand elle l’a annoncé à l’école, la maîtresse de Noham lui a demandé : « Qu’est-ce que je peux faire alors ? », et la directrice de l’école lui a répondu : « Cela ne veut rien dire ! » La mère, désemparée, explique avoir trouvé un psychologue « pas cher » pour débuter un suivi bimensuel, avec l’espoir que cela améliore le comportement de son enfant. Cet exemple suggère l’importance de la détention de certaines ressources économiques et sociales pour réguler la carrière scolaire. Pour Noham, cela aurait pu impliquer une scolarisation dans une école spécialisée ou en dehors du marché local.

Ainsi, la valeur des différentes catégories diagnostiques sur le marché scolaire local apparaît dépendante de l’offre scolaire et du rapport de forces établi entre professionnels et parents, mais aussi des ressources familiales. Dans le cas d’un faible rendement du diagnostic, le « coût de l’orientation » revient à la charge des familles. Ce coût peut être « calculé » en fonction du temps investi, des difficultés de l’orientation au sein du champ, et des difficultés psychologiques entraînées pour l’enfant et ses parents. Il se distingue du « coût de prise en charge » établi monétairement selon les règles de remboursement des marchés médicaux et paramédicaux (orthophoniste, psychologue, ergothérapeute). Ces deux coûts sont des contraintes pour la mère de Farah et de Noham, en plus des effets réduits des prises en charge sur les trajectoires médico-scolaires de ces derniers.

Dans un contexte d’injonction à la réussite scolaire, ce champ médico-scolaire local produit une nouvelle hygiène scolaire sans pourtant être en mesure de prendre en charge certaines difficultés médicales et, notamment, psychiques des populations enfantines. Un triage des enfants selon un processus d’étiquetage médical s’exerce sur fond de conflits entre les normes neurobiologiques, psychiques, éducatives, et les critères scolaires. Ce champ participe à l’émergence d’une nouvelle division du travail scolaire entre les professionnels scolaires, médicaux et paramédicaux, laquelle a pour effet de transformer le travail médical et paramédical des professionnels en s’appuyant selon les configurations sur les ressources des enfants et des familles.

Conclusion

L’ethnographie des trajectoires médico-scolaires d’enfants scolarisés dans un quartier populaire nous renseigne sur les effets du paradigme neuroscientifique au regard du travail des professionnels, des trajectoires enfantines et de l’investissement scolaire familial. En confirmant le constat d’une extension du paradigme neuroscientifique à la question scolaire, ce terrain d’enquête révèle comment l’hétérogénéité des trajectoires enfantines se construit par la constitution d’un champ médico-scolaire local et la production d’une nouvelle hygiène scolaire.

Au sein du champ médico-scolaire, des conflits de diagnostics concourent à des trajectoires médico-scolaires divergentes. Si la mobilisation du diagnostic « dys » et du dispositif de handicap scolaire peut représenter une ressource dans la carrière scolaire de l’enfant auprès de familles issues de la classe moyenne (Garcia, 2013), pour une autre partie des enfants, le recours au dispositif de handicap n’est pas réalisé par leurs familles ou n’est pas possible du fait de l’infirmation du diagnostic. Cela renvoie à la fragilité du diagnostic, notamment celui de dyslexie, régulièrement remis en cause dans la sphère scientifique (Elliot et Grigorenko, 2014), ce qui peut conduire à des discours divergents de professionnels médicaux sur un même enfant. Certains professionnels se réfèrent en effet à des normes biomédicales, tandis que d’autres ont recours aux normes éducatives ou proches d’un « déterminisme parental ». Les stratégies familiales, basées sur leurs dispositions sociales et une connaissance fine du champ médico-scolaire local, ont alors une importance capitale dans la sollicitation des professionnels scolaires, médicaux et paramédicaux. En l’absence d’usage de dispositifs du handicap scolaire, la rééducation orthophonique libérale est massivement investie par ces familles comme dernier recours dans une stratégie de réussite scolaire.

L’émergence « des troubles des apprentissages » conduit ainsi à des rendements différenciés de catégories diagnostiques, selon les caractéristiques de l’offre scolaire locale, les normes mobilisées par les professionnels, les rapports de force entre familles et professionnels, et le rapport idéologique qu’entretiennent les familles avec les institutions. Devant l’injonction de plus en plus précoce de la réussite scolaire (Giuliani et Payet, 2014), la question de la carrière et de l’orientation scolaire devient centrale.

Ces modes de régulation des carrières scolaires indiquent de nouvelles façons de fabriquer l’élève, et révèlent l’évolution des normes scolaires et médicales, en modifiant les frontières du normal et du pathologique à partir de l’horizon scolaire (Canguilhem, 1966). Cette médecine des « troubles des apprentissages » concourt à une régulation des apprentissages scolaires à partir de normes neurobiologiques en matière de « bien parler », de « bien écrire » et de « bien compter », malgré la contestation de ces normes au sein des groupes professionnels et leurs effets différenciés sur les trajectoires scolaires des enfants selon leurs dispositions sociales.