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La crise sanitaire de la COVID-19 est une crise systémique (Bergeron et al., 2020). D’une part, parce qu’en tant que pandémie, elle a une incidence sur l’équilibre mondial et bouleverse les rapports habituels entre les nations. D’autre part, parce que cette crise n’agit pas uniquement sur le plan sanitaire, mais affecte également les dimensions économiques, politiques ou organisationnelles. De fait, la crise de la COVID-19 incarne bien ce que désigne en premier lieu la notion de crise, à savoir un blocage des capacités d’action ordinaires (Dubar, 2011) et une incertitude prégnante des routines institutionnalisées (Giddens, 2005). Fait social total au sens maussien du terme, la crise sanitaire, à travers notamment la stupeur qu’elle a suscitée à l’occasion de la première vague (Agier, 2020), a limité nos capacités à nous référer à un déjà-là. L’une des crispations importantes vécues au cours de cette crise s’est concentrée autour d’un objet particulier : le masque de protection respiratoire.

Plus qu’un des éléments de la crise parmi d’autres, le problème des masques semble révélateur de tensions sous-jacentes, que la pandémie a cristallisées dans le débat public et politique à travers un registre guerrier. La question largement débattue des travailleurs envisagés comme « essentiels », puisqu’exerçant une « activité essentielle » et devant ainsi bénéficier en priorité des équipements de protection (EP) comme le masque, conduit également à interroger les enjeux de reconnaissance dans le travail. Cette thématique, en entremêlant les niveaux macro, méso et micro sociologiques (Wieviorka, 2013), paraît une clé de lecture pertinente pour appréhender ce que la crise fait au travail. En tant que besoin fondamental des individus pour nourrir leur identité individuelle et sociale (Honneth, 2000), la problématique de la reconnaissance invite à réfléchir aux effets des places assignées ou revendiquées. La participation à la vie sociale est un besoin essentiel qui permet d’inscrire le sens de son activité (ici professionnelle) dans un ensemble plus vaste (Fraser, 2011). Dès lors, définir l’activité de certains travailleurs comme étant plus essentielle que d’autres n’est pas sans conséquence sur l’estime qu’ils ont d’eux-mêmes, et plus globalement sur leur santé (Canguilhem, 1999). En cela, si la reconnaissance sociale de ce qu’accomplit l’individu en milieu professionnel est une condition de santé étroitement liée aux dimensions organisationnelles et matérielles du travail, son absence ou son déni peut avoir des conséquences délétères (Siegrist, 2004).

Cet article aborde la façon dont, malgré une reconnaissance incertaine de leur activité professionnelle, des travailleurs ont dû composer quotidiennement avec le risque sanitaire tant pour eux que pour les autres. C’est entre autres le cas des intervenantes à domicile[2] (auxiliaires de vie et aides-ménagères; IAD dans la suite du texte), sur lequel porte notre analyse. Tantôt considérées par le gouvernement français comme travaillant en première ligne, tantôt en deuxième, elles ont dû opérer avec une double difficulté : d’une part, faire avec la pénurie de masques et, d’autre part, articuler des injonctions contradictoires, à savoir se prémunir d’une contamination (pour elles ou leur entourage), tout en n’abandonnant pas les publics vulnérables dont elles s’occupaient.

Nous proposons d’éclairer cette tension entre exigences sanitaires et exigences morales par une analyse de la reconnaissance professionnelle des IAD. En croisant différents niveaux d’action et de régulation, l’article met en lumière les attentes de ces travailleuses dans un contexte atypique d’engagement de leur santé, à l’aune des revendications politiques exprimées plus largement par différentes structures associatives et syndicales. Ces revendications rencontrent des inégalités matérielles et symboliques qu’illustrent de façon emblématique les IAD, forme particulière et féminine de « précariat » contemporain. Dès lors, que donnent à voir les enjeux propres à la crise de reconnaissance en situation de pénurie d’EP dont les masques ont été le symbole ? La reconnaissance sera entendue dans son acception large, recouvrant à la fois les notions de reconnaissance matérielle (EP), financière (primes) et symbolique. Cette approche permet de mettre en perspective une réflexion sur la reconnaissance dans le quotidien du travail avec les implications d’une éventuelle réparation d’une exposition professionnelle à un agent délétère, comme l’est le SARS-CoV-2.

La première partie de cet article interroge la gestion étatique, organisationnelle et individuelle des masques au début de la crise. La deuxième partie aborde la problématique de la reconnaissance des IAD à la sortie du premier confinement à travers, notamment, la question du mérite au travail induite par la rhétorique gouvernementale. Cette difficile reconnaissance s’exprime entre autres par « l’affaire Anthony Smith », et conduit finalement à observer le recours – ou le repli – des IAD sur la ressource classique qu’est la reconnaissance des bénéficiaires. Enfin, l’article quitte le temps de la crise du premier confinement pour interroger le travail des IAD dans l’« après-crise », déplacement qui nous amènera à discuter, d’une part, de la reconnaissance financière matérialisée particulièrement par la prime COVID-19 à la fin de l’année 2020 et, d’autre part, des possibilités d’une réparation dont les jalons restent alors largement à poser.

Encart méthodologique

Cette contribution s’appuie sur plusieurs recherches empiriques, dont la principale est une étude sociologique menée en collaboration avec l’INRS auprès d’IAD, débutée en 2019 et poursuivie jusqu’à la rédaction de cet article, et qui s’intéresse aux pratiques de prévention en santé et sécurité au travail dans l’aide à domicile. De façon complémentaire, nous puisons dans deux études réalisées notamment auprès de médecins du travail et de médecins inspecteurs régionaux du travail (MIRT). La première est un travail de thèse consacré à la réparation de certains maux du travail (Primerano, 2019). La seconde, collective mais d’envergure modeste, interrogeait le travail des médecins du travail et des MIRT, parmi d’autres groupes professionnels, pendant la crise de la COVID-19 (Bonnet et al., 2021).

L’enquête de terrain dans le secteur de l’aide à domicile s’est effectuée en trois temps. Elle se fonde sur une approche longitudinale au sein de deux agences d’un même réseau marchand d’aide à domicile, que nous nommons fictivement Bedom pour « Bien-être à domicile ». Bedom est une entreprise présente en France à travers 60 agences (succursales et franchises) salariant plus de 2 000 personnes. Les deux agences observées (agences M et O) sont situées dans deux grandes villes métropolitaines. L’encadrement de chaque agence est composé d’une responsable et de deux coordinatrices[3]. À l’instar des multiples entreprises du secteur, ces deux agences souffrent d’un sous-effectif chronique (Dussuet, Nirello et Puissant, 2017), d’une sinistralité importante (Gayet, 2016) et d’une forte rotation du personnel (Lada, 2011). Les IAD des agences O et M partagent des caractéristiques sociologiques significatives : ce sont des femmes, d’une moyenne d’âge de 45 ans, souvent peu, voire pas qualifiées et issues de milieux sociaux modestes.

Le premier temps de la recherche fut une immersion de 41 jours réalisée en 2019 au sein de Bedom. La méthodologie qualitative mobilisée a consisté à passer du temps en agence et à accompagner un panel de 23 IAD volontaires afin d’ethnographier leur activité in situ, à domicile. Ce premier recueil de données a permis de cumuler 328 h d’observation et 63 h d’entretiens systématiquement enregistrés sur dictaphone. De mai 2020 à juin 2020, une série d’entretiens téléphoniques a été conduite auprès d’une responsable d’agence et de 4 IAD. D’une heure environ chacun, ces entretiens ont également été enregistrés sur dictaphone. Enfin, le troisième temps de la recherche fut celui de nouvelles sessions ethnographiques réalisées à l’agence M (juillet 2021) et à l’agence O (août 2021) permettant de recueillir près de 80 h d’observations, d’interroger une dizaine d’IAD, d’en accompagner 5 lors de leurs interventions à domicile ou en établissement d’hébergement pour personnes âgées dépendantes (EHPAD), et d’enregistrer au total 11 h d’entretiens sur dictaphone.

Pour les besoins de l’article, nous mobilisons également une campagne d’entretiens menée auprès de MIRT. Il s’agissait notamment de comprendre comment leur travail de prévention se trouvait affecté – ou non – par la crise, et en particulier d’appréhender les pratiques mises en place pour venir en soutien aux entreprises dans un contexte de préconisations instables. Trois entretiens téléphoniques de plus d’une heure chacun ont été conduits avec des MIRT alors que le premier confinement touchait à sa fin (mai-début juin 2020).

Nous avons également compilé et analysé plus de 100 documents portant sur l’épidémie et sa gestion afin de discerner les différentes tentatives de cadrage de la crise qui ont opposé les structures associatives, syndicales et le gouvernement autour du périmètre de la réparation des victimes. Ces processus de définition des responsabilités face aux contaminations et aux décès qui ont pu en résulter, particulièrement problématiques dans un contexte de pénurie d’EP, illustrent différents types d’attentes vis-à-vis de l’action de l’État.

1. Travailler en temps de COVID : faire face à la pénurie d’équipements de protection

1.1 D’une crise à l’autre. La pénurie des masques, de l’État à l’entreprise

Selon la Commission d’enquête COVID-19 présidée par Alain Milon (Deroche, Jomier et Vermeillet, 2020), la gestion française des masques relève d’un « fiasco ». Fruit d’une disparition programmée des masques FFP2 dès le début des années 2010 (lesquels sont passés de 700 millions à 700 000 en 2016), le manque de masques appropriés se fait cruellement sentir lorsque les premiers malades de la COVID-19 commencent à s’accumuler dans les hôpitaux français, début mars 2020. En outre, le non-remplacement de 600 millions de masques chirurgicaux déclarés non conformes en 2018 n’a laissé qu’un stock de 100 millions de masques disponibles au début de la première vague. En sus d’une pénurie « sciemment dissimulée par le Gouvernement durant la crise » (Deroche, Jomier et Vermeillet, 2020 : 109), les moyens mis en oeuvre pour se procurer des ressources de protection ont fait l’objet de nombreuses critiques, notamment en ce qui concerne leur coût ou leurs incidences[4]. Les réquisitions opérées[5] ont pu, par exemple, engendrer de vives tensions entre l’État et les collectivités territoriales, conduisant à une suspicion réciproque fragilisant les dynamiques de collaboration en période de crise.

La pénurie de masques a notamment affecté de façon directe le travail de professionnelles comme les IAD. Ces dernières, ainsi que le secteur de l’aide à domicile en général, ont connu, comme les soignants en EHPAD ou travaillant à l’hôpital, d’importantes difficultés pour se procurer des masques lors de la première vague pandémique. Cependant, la situation de l’aide à domicile doit être explicitée, dans la mesure où les ressources diffèrent en fonction du mode d’exercice de l’activité. En effet, les professionnelles exerçant de gré à gré auprès d’un particulier employeur et celles travaillant pour une entreprise d’aide à domicile ne disposent pas des mêmes moyens. Les IAD employées par une entreprise bénéficient de ressources organisationnelles et du soutien d’une structure, voire d’un groupe d’entreprises à l’instar de Bedom, dont ne jouissent pas les premières. La capacité à se procurer des EP ne fut pas la même lors du premier confinement – ce qui explique, par ailleurs, que seules les aides à domicile travaillant en emploi direct ont été intégrées, lors du deuxième confinement, aux décisions d’État relatives à la gratuité des masques délivrés en pharmacie. Pour les autres, salariées d’une entreprise, il a fallu composer avec les difficultés des agences à se procurer des masques et jongler entre l’aide des conseils départementaux, grevée par les réquisitions d’État, et leur capacité propre à en trouver. Concrètement, pour Bedom, la crise sanitaire s’est particulièrement manifestée dans deux aspects.

Le premier est l’arrêt pur et simple des activités ne concernant pas un public vulnérable. Une inégalité de traitement s’est alors imposée entre les aides-ménagères et les auxiliaires de vie. Les premières ont souvent été mises au chômage partiel, puisque les activités « non essentielles » étaient à l’arrêt. Les secondes, intervenant auprès de personnes dépendantes, pouvaient maintenir leur prestation à un rythme quasi « normal ». Pour répondre à cette situation, Bedom a établi un roulement des IAD et une réorganisation de l’activité fondée sur le volontariat du personnel. De fait, une alternance de 14 jours de travail et de 14 jours de chômage partiel a été la norme au sein des agences. Cela a permis d’assurer le roulement du personnel de même qu’un traitement plus égalitaire tout en procédant à une quatorzaine préventive des IAD, cohérente avec la recommandation des autorités de santé d’alors. Toutefois, ce protocole comportait une double limite : d’une part, les IAD, même confinées chez elles pendant deux semaines, pouvaient avoir des contacts physiques avec les personnes partageant leur foyer, certaines d’entre elles continuant à travailler. D’autre part, ces roulements ont parfois été refusés par des bénéficiaires réclamant le maintien à temps plein de « leur » intervenante.

La question des EP, et notamment des masques chirurgicaux, illustre un second aspect de la situation de crise à Bedom. L’entreprise a rationné le stock de masques à sa disposition tout en cherchant à s’en procurer d’autres, non sans difficultés. Les IAD se sont vu alors confier une nouvelle tâche (souvent infructueuse) : passer régulièrement en pharmacie pour trouver des masques disponibles à l’achat. Chaque agence distribuait donc un nombre de masques chirurgicaux sur la base d’un ratio entre masques disponibles et nombre d’interventions prévues dans la semaine. Les deux agences observées n’étant pas dotées pareillement, des différences sont apparues : l’une des agences distribuait un masque par jour quand l’autre en fournissait deux.

1.2 Expertise profane et réorganisation du travail : les solutions professionnelles des IAD

Cette pénurie d’EP a eu trois conséquences importantes. D’abord, le manque de masques chirurgicaux, et dans une moindre mesure de gel hydroalcoolique, a contribué à entretenir la peur de la contamination chez les IAD. La crainte qui les tenaille durant la période du premier confinement est souvent moins celle de tomber malade (notamment pour les plus jeunes) que de contaminer leur entourage et les bénéficiaires :

J’ai surtout peur de contaminer les autres. J’ai peur d’être porteur sain. Beaucoup de mes bénéficiaires ont des problèmes respiratoires. Imaginons que je l’ai et que je le transmets à un de mes bénéficiaires… j’en ai une qui partait en chimio… au niveau de ses anticorps, c’est pas tip-top !

Auxiliaire de vie, 19 ans

On observe dès lors une gestion des masques propre à chaque IAD, celles-ci ajustant l’utilisation de cet équipement de protection différemment selon les bénéficiaires côtoyés. En situation de pénurie, les IAD ont ainsi dû apprécier leur usage des masques en fonction de leur situation personnelle, mais surtout en fonction de l’état de santé, du comportement et du degré d’inquiétude des bénéficiaires. Certaines IAD ne l’ont pas systématiquement porté au domicile des bénéficiaires, réservant leur « maigre » stock pour les interventions chez celles et ceux qu’elles estimaient les plus vulnérables. Cette élaboration d’une expertise sur le risque reposant sur une hiérarchisation des vulnérabilités témoigne plus généralement d’un travail d’organisation (Terssac, 2011) opéré par les IAD : elles ont réorganisé leur activité en fonction des contraintes perçues et de leur représentation du risque sanitaire. Ainsi, malgré l’absence ou l’arrivée tardive de protocoles fournis par l’entreprise[6], les IAD ont élaboré leurs propres règles sanitaires afin de composer avec la présence du virus :

(Enquêteur) — L’agence vous a appelée pour vous dire : « Pensez à bien mettre en oeuvre les gestes barrières ? »

(IAD) — Non, ce n’est pas par téléphone. On m’a envoyé des fiches techniques pour dire comment faire. Je ne les ai même pas ouvertes, parce que je sais de quoi ça parle. Je vois assez à la télé : faut respecter la distance ! Faut laver les mains ! Je savais déjà, voilà (elle rit) ! Je lave mes mains en entrant, en sortant. Je n’arrête pas de me laver les mains. Quand j’arrive chez un bénéficiaire, je ne l’approche pas. Je me lave les mains. Je la laisse à distance. Après je mets mes gants. Si j’ai un masque, je le mets. Mais ces derniers temps, je n’en ai pas, donc je ne mets pas de masque… je ne fais pas bisous, je ne serre pas la main. J’ai les clés, donc ce n’est pas eux qui m’ouvrent les portes. Je fais ce que j’ai à faire. Même quand je pars, je laisse la distance d’un mètre. 

Auxiliaire de vie, 32 ans

En outre, les IAD ont cherché à compenser la pénurie de masques en mobilisant leurs réseaux de connaissances et les ressources dont elles disposaient pour s’en procurer. Par exemple, certaines d’entre elles ont pu profiter de leurs relations avec le personnel qu’elles côtoient en EHPAD pour récupérer, çà et là, quelques masques. D’autres ont pu en emprunter auprès de bénéficiaires disposant d’un stock suffisant. Enfin, des IAD ont bénéficié de gestes de solidarité en obtenant des masques fabriqués par leur voisinage :

Moi, je n’ai pas attendu l’agence pour qu’elle me donne un masque. […] Ma voisine m’a proposé un masque. Elle a frappé à ma porte. Elle me voyait sortir. Des fois avec masque, des fois non. Elle m’a dit : « Si j’ai bien compris, vous travaillez toujours ? » Je lui ai dit que j’étais aide à domicile. Elle m’a dit : « Si vous voulez, je vous fais un masque. J’ai reçu des tissus, je vous fais un masque. » Il est un peu épais. Je ne sais pas s’il protège, mais moralement il me rassure. C’est psychologique, quoi !

Aide-ménagère, 42 ans

On le voit, la crise sanitaire est une crise systémique qui affecte les décideurs comme les opérateurs, ces derniers étant amenés à développer des stratégies « locales » du fait de l’incertitude et du manque de consignes convergentes et stables. Dès lors, si nombre de travailleurs ont pu, grâce à leur « intelligence pratique » (Dessors, 2009), réagir en palliant les blocages d’action que porte en elle la crise, la reconnaissance de ce « double travail » semble avoir été inégale selon les catégories professionnelles.

2. Pendant la crise : une reconnaissance masquée pour des travailleuses démasquées

2.1 Des travailleurs plus méritants ?

Très tôt dans le discours public, les travailleurs ont fait l’objet d’un processus de classement. Le 14 mars 2020, un Arrêté portant diverses mesures relatives à la lutte contre la propagation du virus COVID-19 (et complété durant les trois jours suivants par arrêtés successifs) distinguait ceux qui occupaient une activité essentielle ou « indispensable à la vie de la nation » de ceux qui pouvaient voir leur travail s’interrompre ou être réalisé à leur domicile. La rhétorique martiale – « Nous sommes en guerre » – employée par le président de la République dès son allocution du 16 mars dessinait alors une frontière entre celles et ceux qui se trouvaient au front et celles et ceux qui étaient à l’arrière. Différentes distinctions ont été établies entre les travailleurs qui exerçaient une activité définie comme essentielle, les plus exposés au virus étant considérés comme « en première ligne ». Le ministère du Travail, à travers la Direction de l’Animation de la Recherche, des Études et des Statistiques (Amossé et al., 2021), qui reprend cette classification, range exclusivement les professions médicales dans les travailleurs de première ligne. La catégorie des activités de deuxième ligne est plus hétérogène. Elle regroupe en effet plus de 4,6 millions de salariés du secteur privé, répartis dans 17 professions, parmi lesquelles les aides à domicile. Cette représentation sociale, politiquement et administrativement institutionnalisée, s’est imposée au fil des différentes prises de parole politiques pour devenir une doctrine.

L’analogie guerrière conduit à considérer son prolongement, c’est-à-dire la reconnaissance de l’engagement de celles et ceux qui ont été, plus ou moins explicitement, désignés comme les soldats de cet affrontement. Certes, l’action politique souligne, à l’image du Rapport fait au nom de la commission des affaires sociales sur la proposition de loi portant création d’un fonds d’indemnisation des victimes du COVID-19, « la nécessité d’acter le lien entre l’indemnisation et le service rendu à la nation par des personnes qui n’ont pu rester confinées » (Féret, 2020 : 6). Toutefois, ce calcul théorique n’intègre pas les inégalités symboliques et matérielles entre les différents métiers ainsi exposés. Pourtant, celles-ci n’ont pas été sans incidence sur l’exposition au risque sanitaire et les moyens de se protéger. Comme le signalait la sociologue et philosophe Dominique Méda dans un entretien accordé à France Culture à la fin mars 2020 (Petillon, 2020), certains métiers, souvent féminins et peu qualifiés, comme l’aide à domicile, ont été promus au rang « d’activités essentielles », à l’instar de métiers hautement qualifiés (médecins, cadres, etc.), sans toutefois bénéficier des mêmes capitaux symboliques et économiques, ni de la même facilité d’accès aux moyens de protection. L’affaire Anthony Smith illustre bien la complexité de la reconnaissance au sein du secteur de l’aide à domicile.

2.2 L’affaire Anthony Smith et les « absentes de la photo »

Anthony Smith est un inspecteur du travail rémois sanctionné après avoir demandé à une association d’aide à domicile du Grand Est, une région alors particulièrement affectée par les contaminations à la COVID-19, de fournir des masques à ses salariées. Dès le début de la crise sanitaire, à la mi-mars 2020, Anthony Smith travaille avec une association d’aide à domicile, qui connaît une situation similaire à celle de Bedom : elle dispose de très peu de masques. Selon certaines salariées de l’association, celle-ci leur distribuait au début de la crise 3 masques par semaine, puis 9 masques à partir du début avril. Dans tous les cas, les consignes sanitaires d’un changement toutes les 4 heures pour les intervenantes travaillant à temps plein ne sont pas respectées[7]. La collaboration entre l’inspecteur du travail et la direction de l’association se passe mal, cette dernière estimant que les injonctions de Smith l’empêchent de travailler. Toutefois, le 9 avril, elle reconnaît le risque sanitaire qu’encourent ses salariés, en inscrivant dans le document unique d’évaluation des risques professionnels[8] le risque biologique lié à la COVID-19 et les masques FFP2 comme moyen de prévention. Anthony Smith interroge l’existence d’autres EP (surblouse, visière, etc.) et demande si les bénéficiaires portent des masques. Il n’obtient pas de réponse. Le lendemain, le 10 avril, 4 salariées sur les 150 de l’association font valoir leur droit de retrait. Le 15 avril, Anthony Smith procède au dépôt d’un référé au tribunal judiciaire de Reims, à l’instar de la démarche effectuée par une de ses homologues lilloises à l’encontre d’une association d’aide à domicile une semaine auparavant. Quelques heures après le dépôt du référé, il est mis à pied 4 mois pour faute grave. Selon le journal Libération, « [s]a direction l’avait alors sanctionné pour avoir “méconnu de manière délibérée, grave et répétée, l’autorité centrale de l’Inspection du travail” et plus particulièrement avoir “manqué de discernement dans la période actuelle de crise sanitaire”, en pleine pénurie de masques » (Lecadre, 2021). Cette mise à pied conduira à une mutation et à un limogeage de son poste d’inspecteur.

L’histoire est en réalité plus complexe, car les défenseurs de Smith dénoncent, courriels à l’appui, une collusion entre le directeur de l’association et la tutelle de Smith, l’ex-Direction régionale des entreprises, de la concurrence, de la consommation, du travail et de l’emploi (DIRECCTE) du Grand Est. L’intersyndicale qui se constitue pour soutenir l’inspecteur du travail et l’ancien secrétaire général de la CGT estime qu’il s’agit d’une répression syndicale déguisée (Knaebel, 2021). Le 9 septembre 2020, la ministre du Travail réintègre le fonctionnaire, mais maintient sa mutation dans la région. Cette affaire a participé à problématiser la reconnaissance professionnelle et sociale des IAD et à politiser cette question. François Ruffin, député de la Somme, appelait ainsi « [à] permettre que la défense d’Anthony Smith soit la révélation d’un continent aujourd’hui invisible : celui des métiers de l’aide à domicile, qu’il a eu le courage de venir défendre, alors que d’habitude ce sont des isolées, ce sont des ultras précaires, ce sont des ultras fragiles que l’on ne voit pas sur la photo[9] ».

2.3 Pallier un déficit de reconnaissance sociale : le recours ordinaire au bénéficiaire

La sociologie des aides à domicile situait bien avant la crise cette catégorie de travailleuses parmi le personnel invisible, comme le sont aussi, par exemple, les aides-soignantes à l’hôpital (Arborio, 2002). Cette invisibilité est liée au fait de réaliser, dans le processus de travail avec le bénéficiaire, le « sale boulot » (Hughes, 1996). Peu qualifié, peu rémunéré, il est également considéré comme peu « professionnel » par les usagers ou les autres groupes professionnels pour être renvoyé à des savoirs domestiques sans réelle technicité (Avril, 2014). Les compétences déployées sont naturalisées par le genre des professionnelles, ce qui les rend non seulement invisibles, mais également inaudibles, voire indicibles (Dussuet, 2016). Le discours porté par les aides à domicile durant cette crise sanitaire, qui visait à affirmer que continuer à travailler était pour elles un devoir, s’inscrit dans ce contexte.

Toutefois, cette obligation morale du maintien de l’accompagnement malgré tout n’a pas rencontré d’écho politique et social important lors du premier confinement. Les IAD interrogées expriment ainsi le sentiment d’avoir été (ou d’être) exclues des témoignages de reconnaissance ritualisés, comme le furent par exemple au printemps 2020 les applaudissements à l’endroit des personnels dits de « première ligne » sur les balcons des Français :

On n’est pas dans les pensées des gens. Il y a plusieurs de mes voisins qui applaudissent. Au départ, je me sentais touchée. Je me disais « Ah ! Il y a des gens qui reconnaissent mon travail. » Et là, un de mes voisins me dit : « Non mais, mademoiselle, il faut applaudir aussi ! Il faut remercier les infirmiers, les médecins, les pompiers, applaudissez ! » Euh… Mais je leur ai dit : « Mais moi, je suis assistante de vie. » Ils me regardent du genre : « C’est quoi ça ? »

Auxiliaire de vie, 19 ans

S’il peut s’agir ici d’une méconnaissance, d’un oubli ou d’un déni, le phénomène reste néanmoins perçu par l’auxiliaire comme un « mépris social » qui révèle, d’une part, la domination institutionnalisée de cette catégorie et, d’autre part, la souffrance sociale qui en résulte (Renault, 2000). Le sentiment d’être non reconnue pour son travail se manifeste pour les IAD au quotidien. Ainsi, contrairement à d’autres catégories professionnelles, elles n’ont pas bénéficié d’une priorité dans les files d’attente pour effectuer les courses alimentaires de leurs bénéficiaires. Ce manque de reconnaissance a produit des tensions importantes. C’est alors par leur travail de proximité qu’elles ont trouvé des ressources leur permettant de bénéficier d’une nécessaire reconnaissance :

Moi, déjà, la reconnaissance du bénéficiaire, je l’ai tous les jours : « Merci, Nadia, d’être venue. » Ils m’attendent avec impatience. Dès que je rentre, le sourire…

Auxiliaire de vie, 35 ans

La crise sanitaire a mis en exergue le déficit de reconnaissance (officielle ou publique) dont souffrent ces professionnelles, souvent compensé, dans une certaine mesure, par une recherche de la reconnaissance directe des bénéficiaires et de leur entourage lors des interactions quotidiennes au domicile de ces derniers. Pour autant, d’autres formes de reconnaissance matérielle et symbolique ont été politiquement débattues durant la crise.

3. Le travail d’après-crise : des formes de reconnaissance limitées

3.1 La prime COVID : des promesses non tenues ?

De façon relativement tardive au vu des temporalités de la crise, l’invisibilité structurelle des IAD les a finalement portées sur la scène politique : c’est en tant qu’« oubliées » qu’elles ont été mises en lumière. Le président Macron déclarait, par exemple, lors de son allocution du 4 août 2020 à Toulon, près de 3 mois après le déconfinement, qu’elles « étaient les oubliées de la prime COVID », ajoutant : « [C]’est pourquoi, aujourd’hui, je veux officialiser la décision qui a été prise de reconnaître pleinement le rôle de toutes ces aides à domicile […]. » Pour ce faire, le chef de l’État évoquait deux axes. Le premier est l’élaboration d’une « grande loi autonomie » s’inscrivant dans le virage domiciliaire pris en France dès 2005, mais toujours négocié difficilement près de 15 ans plus tard, selon un rapport de la Cour des comptes (2021). Ce projet suppose une réforme globale pour permettre la revalorisation des métiers de l’aide à domicile. Il s’inscrit donc dans une temporalité longue. Le second axe propose une action plus immédiate. Emmanuel Macron annonçait le débloquement d’une enveloppe de 160 millions d’euros pour que 320 000 professionnels de l’aide à domicile puissent bénéficier d’une prime COVID avant Noël 2020. À cet effet, l’État s’engageait financièrement à hauteur de 80 millions d’euros et demandait aux départements d’apporter les 80 restants. La demande formulée aux départements de compléter le budget et de fixer le montant de la prime ainsi que les conditions pour la percevoir a engendré des disparités importantes sur le territoire national[10]. Ainsi, sur les 101 circonscriptions administratives, 75 annonçaient une prime de 1 000 € à 1 500 €, 13 une prime comprise entre 250 € et 750 €, 11 envisageaient de contribuer sans pour autant communiquer le montant alloué et, enfin, 2 départements refusaient de verser une prime[11].

Ces disparités entre départements nourrissent le sentiment d’une reconnaissance partielle et partiale chez les acteurs de l’aide à domicile. Mais ce sentiment d’inégalité se retrouve également dans les entreprises elles-mêmes. C’est le cas de Bedom, puisque le montant des primes versées dépend de la situation géographique de ses différentes agences. En outre, l’incompréhension demeure au sein même des agences. Ainsi, les IAD rencontrées ne comprennent pas toujours comment s’effectue le calcul du montant des primes COVID allouées, à l’instar de cette auxiliaire de vie de 37 ans :

(IAD) — Normalement, pour les personnes qui ont travaillé durant la COVID, on a une prime qui est de 1 000 € minimum.

(Sociologue) — Je ne sais pas si c’est minimum, mais…

(IAD) — Ils ont dit aux infos pour les aides-soignantes et les infirmières, c’est 1 500 €, et pour les auxiliaires, 1 000 €. Moi, j’ai travaillé à temps plein. J’ai eu 300 € !

(Sociologue) — Ça vous met en colère ?

(IAD) — Beh oui, je n’ai pas arrêté ! J’ai pris des risques, bon je n’ai pas eu peur, mais voilà !

L’amertume liée à la prime COVID chez certaines aides à domicile rencontrées[12] se trouve renforcée par le sentiment que l’entreprise qui les emploie ne mesure pas pleinement les situations et conditions de travail qui ont été les leurs. La codification du calcul pour le versement des primes occulte la diversité des formes d’engagement dans le travail et des risques pris, comme l’indique une coordinatrice de Bedom :

(Coordinatrice) — L’argent a été versé à Bedom, et après c’est le siège qui a calculé en nous envoyant un tableau indiquant : heures contrat, heures travaillées, heures chômage partiel. Ils ont fait une formule Excel où ressortait le montant de la prime.

(Sociologue) — Vous avez eu beaucoup de remerciements ou beaucoup de frustrations ?

(Coordinatrice) — Frustrations ! Il y a eu des montants… Lara fait partie de celles qui ont eu 10 balles, mais elle n’a quasiment pas travaillé. Elle a eu beaucoup de chômage partiel. […]

(Sociologue) — Quand vous avez une IAD qui accepte d’aller travailler chez des clients positifs à la COVID [un cas que nous venons d’évoquer], elle bénéficie d’une prime particulière ? Il n’y a pas de reconnaissance financière particulière pour cela ? [La responsable d’agence qui assiste à l’échange fait signe que non de la tête.]

(Coordinatrice) — Nous, on avait en tout cas la consigne de ne pas les forcer. Celle qui a accepté d’y aller, elle a eu 72 € de prime COVID. La plus grosse prime perçue est de 573 €. 

Entretien avec la responsable et une coordinatrice de l’agence O

Au moment de notre troisième recueil de données auprès des travailleuses de Bedom, entre juillet et septembre 2021, les primes avaient été perçues depuis plus de six mois déjà. Si les premières désillusions commençaient à s’estomper, la question vaccinale réactivait le sentiment d’injustice. En effet, fin juillet 2021, Bedom décidait l’obligation vaccinale pour les IAD et la mise en place du pass sanitaire dès la mi-août avec test antigénique toutes les 72 h pour les IAD (mais aussi le personnel en agence), soumises à suspension immédiate en cas de non-justification du pass ou d’un test négatif; la suspension devant aboutir dès novembre à un licenciement. D’un autre côté, le gouvernement Castex annonçait en mars 2021, à l’issue de la Troisième Conférence du dialogue social, une nouvelle « prime COVID ». Cette prime diffère de celle de 2020, puisqu’il s’agit plutôt d’une incitation gouvernementale à l’égard des entreprises à verser la prime Macron pour augmenter le pouvoir d’achat de leur personnel de deuxième ligne. Mais Bedom n’ayant jamais versé la prime Macron les années précédentes, le personnel d’agence et les IAD abordaient, de fait, cette annonce comme ne les concernant pas.

3.2 Quand les enjeux s’emmêlent : reconnaître et réparer l’exposition au risque

La notion de reconnaissance est protéiforme et sa complexité relève justement du fait que, si ses différentes dimensions (économique, symbolique, sociale, professionnelle, etc.) ne se compensent pas forcément, elles n’en sont pas moins interdépendantes. C’est notamment le cas de la reconnaissance de l’exposition au risque et de ses effets, et de la définition des responsabilités induites[13].

Contracter une maladie peut donner lieu à une réparation (au sens juridique du terme) dès lors qu’une causalité incriminant la responsabilité d’un tiers est identifiée. Dans certaines affaires, comme le cas de l’amiante par exemple, la responsabilité de l’État a pu être engagée à travers la notion de carence, c’est-à-dire d’une défaillance dans l’application de ses obligations réglementaires en matière de normalisation et de contrôle (Primerano et Marchand, 2019; Henry, 2007). Dans le cadre de la crise sanitaire liée à la COVID-19, la gestion problématique des masques (cf. supra) appuie la définition d’une carence étatique. La pénurie (mais aussi les réquisitions) a notamment contraint les employeurs dans la mise en oeuvre de leurs obligations d’assurer la sécurité et la protection de la santé de leurs salariés. C’est ce que souligne un MIRT interrogé dans une région particulièrement touchée par la diffusion du virus, vers la fin du premier confinement :

De toute manière, on ne pouvait pas faire sans être dans une réalité dans laquelle il n’y avait pas de masques. Les masques FFP2, ils ont été réservés aux soignants, point, jusqu’à ce que certains puissent être apportés de pays étrangers, et encore, y’en a pas beaucoup. Tous les masques FFP2 étaient pour les soignants. C’était normal donc, forcément, là où la logique, par exemple, pour les mêmes professionnels, en 2009 on leur disait : « mettez des FFP2 pour vous protéger, vous », on ne pouvait pas faire ce discours-là, ce n’était pas possible, il se heurtait à un principe de réalité où on n’en a pas de masques.

Cette situation soulève la question du partage de responsabilités entre les employeurs et l’État en cas de contamination des travailleurs à la COVID-19 pendant la période de pénurie. Concernant plus spécifiquement une reconnaissance en « maladie professionnelle » (MP), les MIRT interrogés étaient unanimes à propos de la difficulté de son inscription dans le cadre législatif en vigueur. Il leur apparaissait que peu de professions, en dehors des soignants, pourraient légitimement, à la fois sur les plans scientifique (la probabilité suffisante de la responsabilité de l’environnement professionnel dans la contamination) et réglementaire, faire valoir la reconnaissance de leur contamination à la COVID-19 au titre de MP.

Toutefois, certaines associations, nouvelles (Coronavictimes) ou déjà existantes (le Comité anti-amiante de Jussieu, la Fédération nationale des accidentés du travail et des handicapés [FNATH]), ont milité pour organiser la reconnaissance et la réparation des travailleurs bénévoles et salariés mobilisés pendant la crise. Leurs revendications prenaient appui sur l’idée d’une reconnaissance de la nation de leur contribution au maintien de la vie collective par l’aide apportée aux plus fragiles, et plus globalement la réalisation des tâches définies comme « essentielles ». Il s’agissait, en s’inscrivant dans la rhétorique gouvernementale, de considérer la reconnaissance des « sacrifices » réalisés par les travailleurs mobilisés pendant la crise comme un impératif moral. Si l’analogie guerrière faisait bien consensus entre les structures associatives et le gouvernement, les avis ont divergé concernant la définition des « soldats ». Ainsi, le désaccord portait essentiellement sur le périmètre plus ou moins restrictif, plus ou moins fractionné des « lignes de front ». Les formes institutionnelles que la réparation de l’exposition au virus et de ses conséquences devait prendre (en d’autres termes, les formes de la reconnaissance à laquelle auraient droit ces soldats) constituaient également un clivage important. Si certains acteurs s’inscrivaient dans une logique restrictive de reconnaissance de la contamination par la COVID pour certaines catégories professionnelles et dans certaines conditions, des associations ont insisté sur la nécessité de reconnaître l’exposition au risque elle-même. Ce faisant, elles déplaçaient l’événement indemnisable en amont de l’hypothétique maladie, et intégraient des considérations sociales relatives à la revalorisation des professions largement mobilisées pendant la crise. Dans une lettre au premier ministre datant du 29 avril 2020, les associations Coronavictimes et Comité anti-amiante de Jussieu s’expriment ainsi :

L’indispensable réponse aux professions qui ont été envoyées au front ne peut être une indemnisation spécifique concernant les seules personnes ayant subi des dommages causés par la maladie. Cette réponse devrait concerner toutes les personnes envoyées au front, qu’elles aient contracté la maladie ou non, sur le seul fondement du risque qu’elles ont accepté de prendre au service de la nation. Elle devrait prendre la forme d’une compensation financière immédiate, mais aussi sur un plus long terme d’une reconnaissance de professions, souvent ignorées, qui jouent un rôle clé dans le fonctionnement de la société, et relève de la négociation avec les confédérations syndicales. L’indemnisation, en revanche est un droit qui concerne toutes les victimes, qu’elles aient contracté la maladie dans une situation de travail ou dans un autre cadre.

Nous soulignons

Ici, nous le voyons, les enjeux de reconnaissance se superposent : la demande de reconnaissance générale des efforts exceptionnels consentis pendant la crise se mêle à celle de la reconnaissance de certains métiers particulièrement mobilisés, dont les ressources financières et symboliques restent limitées, comme l’illustre le cas des IAD.

Conclusion

Le 1er juillet 2020, le gouvernement annonçait des mesures qui allaient dans le sens d’une définition d’un risque professionnel, à l’encontre des demandes formulées par les structures associatives dirigées vers la reconnaissance d’un préjudice plus large. Les critères choisis sont restrictifs, et excluent les IAD. Quand bien même elles respecteraient les conditions strictes retenues (avoir souffert d’une forme sévère et uniquement pulmonaire de la maladie), les travailleuses de deuxième ligne ne peuvent prétendre à une reconnaissance systématique de leur contamination par la COVID au titre de MP.

Cette décision atteste ce que l’article a montré plus largement, à savoir la reconnaissance partielle, biaisée, en somme masquée, d’une partie de la population active, dont les IAD paraissent illustrer toute la problématique. Dans un contexte de pénurie d’EP, dont le masque fut le symbole, elles ont élaboré des moyens pour composer avec le risque sanitaire. Soumises à des ressources faibles (protocoles inexistants) et à une reconnaissance tant financière (primes) que sociale (applaudissements, priorité dans les files d’attente, etc.) perçue comme déficiente, les IAD ont trouvé dans la reconnaissance directe du bénéficiaire de leur travail un moyen de le valoriser.

Si la crise est communément définie comme un événement inédit déstabilisant les routines et les catégories ordinaires du monde social, il est frappant de constater que ses conséquences sont beaucoup plus ordinaires. Comme avant la crise, l’expertise profane déployée par les travailleurs ne semble pas avoir rencontré un large écho politique et social, et les attentes envers la puissance publique ont été déçues. La question de la reconnaissance des contaminations en tant qu’affection professionnelle, et plus globalement de leur réparation, reste à étudier plus amplement, mais les bases posées par le gouvernement laissent suggérer une probable insatisfaction des IAD. Dès lors, quels pourraient être les effets de demandes de reconnaissance en MP ou de réparation plus larges ? Comment pourraient agir ces procédures sur la structuration de ce groupe professionnel particulièrement dominé socialement ?

L’association Coronavictimes, en réaction aux propositions de l’État, a invité les malades et anciens malades, travailleurs et non-travailleurs, à s’engager dans des « procédures en indemnisation devant les tribunaux administratifs sur la base de la faute de l’État[14] », en écho à un processus de « judiciarisation croissante des conflits liés aux risques sanitaires » (Jouzel, 2009). Si les mouvements à l’oeuvre interrogent les attentes des citoyens vis-à-vis de la puissance publique face à des risques sanitaires et environnementaux mondialisés (Boudia et Henry, 2015), il convient de constater également la faible capacité de mobilisation collective d’un groupe de travailleurs atomisés comme le sont les IAD. Pourtant, ces attentes s’arriment à de fortes inégalités sociales que les crises contribuent à amplifier, comme l’illustre ici la mise à disposition ou non des masques pour certaines catégories de travailleurs. Elles soulèvent également des questionnements sur les plans de la reconnaissance et de la justice sociale qui traversent et dépassent la sphère professionnelle, et auxquels ne pourront sans doute pas toujours répondre les canaux ordinaires de la reconnaissance.