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Introduction

Avec le frigo communautaire, ces gens-là prennent cette nourriture et viennent la porter, et ça leur donne tout à coup un outil pour prendre position, pour revendiquer que… et bien, je suis pas dans une attitude passive, on me donne puis je m’assois là, je prends mon ticket et je prends ce qu’on me donne, et puis je dis merci, puis je m’en vais chez nous […]. Non, je suis dans une dynamique où je peux revendiquer mon appartenance à ma communauté, à un projet auquel je peux m’associer, parce que cette notion d’échange fait que je me sens aussi beaucoup plus dans la dignité.

Entretien avec Françoise[1], fondatrice d’un frigo OSBL, Montréal, août 2018

Françoise a participé à installer un frigo collectif dans un organisme communautaire montréalais en 2015. Elle décrit les principes d’autonomie et de réciprocité qui chapeautent le fonctionnement du frigo, qu’elle distingue des logiques de contrôle des banques alimentaires. Cette quête d’autonomie marque le réseau alternatif de redistribution alimentaire qui se développe au Québec depuis les années 1990 (Panet-Raymond et Beeman, 1997), lequel inclut le glanage urbain, les collectifs de partage et les frigos collectifs. Ces derniers regroupent des initiatives individuelles ou collectives dont l’objectif est de créer des espaces pour partager des denrées offertes librement et gratuitement (Carmen et al., 2022). L’aménagement de ces espaces comprend au minimum un frigo pour la nourriture fraîche – ou plusieurs, selon le volume –, de même qu’un congélateur et un endroit pour la nourriture sèche. Les quelques études qui s’intéressent à ces frigos analysent principalement les dynamiques de partage et de solidarité dans lesquelles ils s’inscrivent. Pour comprendre en quoi les frigos représentent des pratiques alternatives, il est nécessaire de prendre un pas de recul et de voir quel est leur rôle au sein d’un réseau de gestion des surplus alimentaires qui comprend plusieurs autres organisations (banques alimentaires, épiceries, redistributeurs, etc.). Ainsi, notre article examine la manière dont les frigos collectifs s’insèrent dans la chaîne de revalorisation des invendus et, plus spécifiquement, comment les acteurs des frigos recomposent les normes de redistribution.

Notre étude permet de documenter ces initiatives peu visibles à Montréal et à Québec au cours de la période 2016-2020 grâce à une méthodologie se situant au plus près des pratiques des acteurs. En faisant appel à la littérature sur la gouvernance des surplus, nous montrons que ces initiatives s’inscrivent dans le prolongement de la pratique du glanage urbain et constituent une forme d’« infrastructure sociale parallèle » (Fornabaio et Poto, 2016) de gestion des surplus par rapport aux banques alimentaires. La pratique des frigos est en effet teintée par un fort pragmatisme qui vise à profiter des failles du système de redistribution pour développer des formules alternatives de dons alimentaires basées sur la dignité et l’autonomie. L’analyse des processus de requalification alimentaire qui émergent lorsque distributeurs et commerces désirent se débarrasser de leurs surplus alimentaires permet de voir où se situe leur action dans cette chaîne. Ces acteurs n’opèrent pas en complète rupture avec le modèle des banques alimentaires, mais plutôt en complémentarité. Ils offrent en effet, à plus petite échelle, une avenue supplémentaire pour disposer des surplus générés par l’industrie alimentaire. C’est donc davantage dans le rapport aux donataires que les frigos paraissent s’inscrire dans une pratique alternative.

Une fois l’approche théorique et méthodologique sous-tendant cet article présentée (I), nous exposons les processus de requalification des surplus alimentaires au sein des banques alimentaires, des épiceries et de la communauté du dumpster diving, parmi lesquelles les frigos ont émergé (II). Enfin, nous abordons la quête d’autonomie qui anime les communautés des frigos et se matérialise dans des normes de redistribution distinctes de celles des banques alimentaires (III).

1. Une approche par le bas des frigos collectifs

Après un bref état des lieux concernant les frigos collectifs et la littérature des surplus, nous exposons la méthodologie mobilisée pour comprendre comment ces initiatives s’inscrivent dans les interstices des circuits classiques de redistribution.

Un objet situé dans la littérature sur les surplus alimentaires

Les recherches sur les frigos sont apparues au milieu des années 2010 et s’intéressent généralement aux défis et à la gouvernance des initiatives citoyennes et communautaires qui permettent la création d’un frigo (Morrow, 2019 ; Chies, 2017). Les discussions portent ainsi sur les pratiques de partage et d’auto-organisation caractéristiques de ce type d’initiatives. Par exemple, à travers l’étude de la mise en place d’un frigo communautaire en Écosse, la recherche de Carmen et ses collaborateur·trice·s (2022) permet de comprendre la dynamique sociale à mettre en oeuvre – notamment dans la gestion des tensions avec le voisinage et les commerces autour du frigo – pour favoriser des changements collectifs au sein d’une communauté. Sur le cas spécifique du Québec, le mémoire de maîtrise d’Éliane Brisebois (2017) se penche sur la redistribution alternative de nourriture à Montréal et mentionne le rôle émergent des frigos communautaires pour partager la nourriture. Ainsi, en mettant l’accent sur les interactions autour des frigos, ces études s’intéressent à la mise en commun de surplus de nourriture à travers l’analyse des règles et des pratiques de partage que mettent progressivement en place les communautés. Cette approche permet de mieux comprendre le contexte d’émergence d’initiatives citoyennes liées à des frigos, mais elle ne dit rien sur la façon dont ceux-ci obtiennent et gèrent la nourriture distribuée. Pour éclairer cet angle mort, il est nécessaire d’examiner comment les frigos s’insèrent dans la gouvernance de la distribution alimentaire, laquelle est généralement comprise comme l’ensemble des institutions et services formels de distribution de nourriture ainsi que les mécanismes qui déterminent la manière dont les systèmes alimentaires sont contrôlés (Warshawsky et Soma, 2022). Situer les frigos dans cette gouvernance permet de comprendre leur origine et de les comparer avec d’autres pratiques de dons de nourriture, comme celles des banques alimentaires.

Les études sur le gaspillage et les déchets (waste studies) et celles sur la justice des systèmes alimentaires donnent des balises pour explorer cette gouvernance en suggérant de suivre les processus d’échange et de distribution des denrées. Tout d’abord, les recherches de plus en plus nombreuses consacrées aux déchets alimentaires permettent de mieux comprendre le circuit de ces rebuts et les acteurs engagés dans ce processus (Evans, 2012 ; Midgley, 2014). L’originalité des waste studies consiste à reconnaître les déchets comme une construction sociale dynamique qui évolue en fonction des contextes où ces déchets sont produits et des relations sociales dans lesquelles leur production s’inscrit (Evans, 2012 : 1123). L’objectif est de mieux comprendre les réallocations de responsabilités entre les acteurs de la production et de la distribution alimentaires à travers les logiques de valorisation, de dévalorisation et de requalification des déchets. L’action des frigos collectifs se situe ainsi dans cette chaîne de requalification de déchets alimentaires, nommés « surplus alimentaires ». Ceux-ci sont définis par Jane Midgley comme la « nourriture comestible et sécuritaire à la consommation humaine qui a été générée par les défaillances des chaînes d’approvisionnement de l’industrie alimentaire » (2020 : 349 ; nous traduisons). Cette définition contient une critique des organisations de distribution alimentaire : ce seraient les ratés des chaînes d’approvisionnement qui créeraient un stock important de denrées menacées de devenir des déchets, à moins que ce stock ne soit revalorisé (Van Bemmel et Parizeau, 2020). Une fois identifiée comme surplus par les commerces qui la distribuent, cette nourriture devient en effet disponible à un ensemble d’autres acteurs spécialisés dans la redistribution alimentaire. Dans la plupart des pays du Nord global, le processus dominant de revalorisation des surplus alimentaires se fait selon le « modèle du courtage » (Midgley, 2020), c’est-à-dire qu’ils sont donnés à des organisations charitables qui, à leur tour, les redistribuent vers des banques alimentaires locales. La nourriture passe ainsi d’un statut de valeur marchande à celui de bien de charité.

Le modèle du courtage et la place des banques alimentaires ont fait l’objet de plusieurs travaux critiques dans le champ de la justice alimentaire. Les banques alimentaires y sont dépeintes comme des agents du néolibéralisme, car elles facilitent le désengagement de l’État (Poppendieck, 1998 ; Strong, 2020), à qui elles permettraient de se déresponsabiliser et d’éviter de s’attaquer aux causes structurelles de la pauvreté et de la faim en offrant un système de solidarité basé sur l’aide d’urgence. De plus, le modèle du courtage atteint difficilement les objectifs mêmes de l’aide d’urgence. Les banques ne peuvent en effet répondre à la demande, car elles ne disposent pas d’assez de stocks, et leur répartition sur le territoire dépend d’organisations locales, ce qui peut générer des « déserts » d’aide alimentaire. Qui plus est, elles distribuent généralement des denrées très inégales sur le plan de la qualité nutritionnelle (Wakefield, Fleming et Klassen, 2013). Finalement, la littérature souligne combien ce système de charité permet à l’industrie alimentaire de se donner bonne conscience, alors qu’il repose souvent sur une vision paternaliste et moralisatrice de la pauvreté qui implique une responsabilisation individuelle des donataires.

Les études critiques sur les processus de (re)qualification des surplus alimentaires et sur le rôle ambigu des banques alimentaires permettent également de renverser le point de vue quant au rôle des distributeurs alimentaires. Généralement, ces derniers sont perçus comme étant un pivot du système de don et de charité qui permet de redistribuer gratuitement de la nourriture. Or, plusieurs recherches ont montré que le modèle du courtage constitue une solution avantageuse pour l’industrie alimentaire, qui trouve ainsi un moyen de disposer de ses surplus sans avoir à changer ses pratiques, lesquelles mènent pourtant à cette production excessive (Fisher, 2017). Par leur existence, les banques alimentaires permettent donc à l’industrie alimentaire de disposer rapidement de leurs surplus, en externalisant une grande partie de la gestion de ces denrées (Tarasuk et Eakin, 2005). Par exemple, à partir du cas de Vancouver, Millar, Parizeau et Fraser (2020) ont étudié le casse-tête que constitue pour les bénévoles la préservation des denrées données : ils et elles doivent gérer soit des stocks importants de nourriture qui menacent de se périmer, soit des denrées dont la valeur de consommation est douteuse. Les banques alimentaires se retrouvent à devoir jeter certains produits, faute d’avoir le personnel pour composter ou cuisiner rapidement les surplus alimentaires qui n’ont plus les qualités pour être donnés. L’industrie alimentaire délègue en quelque sorte une partie de ce travail à la main-d’oeuvre bon marché des banques alimentaires (généralement des bénévoles) et évite une partie des coûts liés au fait de jeter ces denrées (Tarasuk et Eakin, 2005). Ainsi, les banques alimentaires ne peuvent pas être comprises comme un circuit alternatif de distribution de nourriture, évoluant en parallèle du réseau commercial. Elles agissent moins en rupture qu’en continuité avec les pratiques de commercialisation de la nourriture en offrant à l’industrie alimentaire une issue à ses surplus. La façon dont s’exprime cette complémentarité entre industrie et banques alimentaires varie évidemment en fonction des lois et des pratiques de charité spécifiques à chaque pays.

Au total, les études sur le gaspillage et les déchets (waste studies) et celles sur la justice des systèmes alimentaires invitent à porter une attention plus grande à la réallocation des responsabilités qui s’opère au sein de la gouvernance des surplus alimentaires, lesquels perdent leur valeur d’échange pour les distributeurs alimentaires, mais voient leur statut changé en nourriture gratuite grâce au travail de revalorisation et de requalification effectué par les banques alimentaires.

Où se situent les frigos collectifs dans ces processus ? De plus en plus d’études soulignent que le portrait est incomplet sans l’ajout d’acteurs et de dispositifs informels, c’est-à-dire moins organisés, plus ou moins ponctuels et souvent invisibles pour l’État et les corporations engagées dans le système alimentaire local (Warshawsky et Soma, 2022). Ces pratiques informelles ont pu être qualifiées d’« alternatives » lorsqu’elles s’inscrivent en porte-à-faux avec un système capitaliste de distribution de la nourriture pour lequel les denrées sont un bien commercial comme les autres (Wilson, 2013). Toutefois, cette dichotomie entre conventionnel et alternatif ne permet pas de bien comprendre quelles sont les logiques à l’oeuvre dans la mise en place de frigos collectifs. Notre article montre en effet que, bien que résolument marginale, la pratique des frigos s’insère plutôt dans les interstices laissés libres par le système de gouvernance des surplus alimentaires. Ainsi, elle constitue une pratique hybride (Warshawsky et Soma, 2022), à la rencontre des pratiques formelles et informelles du système de gouvernance des surplus, qui poursuit le travail de revalorisation et de requalification des banques alimentaires, mais selon des modalités différentes. Afin de pouvoir documenter ces pratiques émergentes et leur capacité à reconfigurer la gouvernance des surplus, nous avons réalisé une enquête de terrain se situant au plus près des acteurs qui les mettent en oeuvre.

Méthodologie et typologie des frigos recensés

Cet article est issu d’une recherche partenariale[2] sur le glanage urbain à Montréal et à Québec. L’enquête a commencé par des observations sur les médias sociaux dans l’objectif de saisir la diversité des pratiques de glanage urbain et de prendre connaissance des débats propres à cette communauté. L’analyse systématique d’un an d’échanges dans treize groupes numériques liés au glanage a permis d’observer l’évolution rapide de la pratique[3]. Très récent au début de l’enquête en 2015, le dumpster diving se développe au cours de nos observations, et il apparaît que d’autres acteurs, tels que ceux liés aux frigos, interviennent dans cette chaîne de récupération et de redistribution alimentaire. L’enquête s’est poursuivie par des entretiens avec des personnes recrutées sur les médias sociaux ou grâce à un effet boule de neige : 19 avec des glaneur·euse·s[4] et 12 avec des personnes impliquées auprès d’un frigo (qui, pour certain·e·s, ont pratiqué ou pratiquent le glanage urbain). Il est important de noter que l’article reflète leur vision : les récits des pratiques des épiceries ou des banques alimentaires n’ont pas été corroborés, car ce n’était pas l’objectif de l’enquête. Un recensement des frigos montréalais et québécois selon le type de frigos a permis d’en dénombrer 23 sur l’île de Montréal et à Québec en 2018 (voir tableau 1). À noter qu’en raison du caractère discret et évolutif de la pratique, celui-ci est non exhaustif et représente la réalité des frigos à un instant t.

Tableau 1

Les différents types de frigos collectifs recensés à Montréal et à Québec en 2018

Les différents types de frigos collectifs recensés à Montréal et à Québec en 2018

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Les types de frigos se distinguent selon leur localisation et leur mode d’organisation. Les frigos privés se trouvent chez des individus qui collectent dans leur logement les dons alimentaires et se chargent, avec l’aide d’autres personnes, de la redistribution. Les frigos publics sont quant à eux en extérieur de manière à être accessibles en permanence. Les frigos OSBL résultent souvent des deux premiers : après l’ouverture d’un frigo, les individus ou les collectifs demandent le titre d’organisme de bienfaisance et poursuivent leur action dans l’espace public ou privé. Le frigo-service est créé par un organisme communautaire, souvent à l’initiative des usager·ère·s, et s’ajoute aux autres services offerts par l’organisme. Enfin, le frigo marchand se situe dans un commerce et permet aux client·e·s d’y déposer et d’y prendre de la nourriture. Il est moins courant et n’a d’ailleurs pas été recensé dans le cadre de notre enquête. Les quelques recherches sur les frigos se penchent sur les frigos généralement bien structurés et visibles (comme les frigos publics ou OSBL), alors que notre recension comporte une plus grande diversité de frigos, notamment avec les frigos privés. Ce portrait diversifié des frigos – qui est un résultat en soi de notre recherche – permet de mieux comprendre comment ceux-ci s’inscrivent « en creux » d’un réseau complexe d’échange et de redistribution alimentaire.

2. Les frigos dans les interstices de la redistribution alimentaire

Alors que le gaspillage alimentaire constitue un enjeu politique au Québec depuis les années 2000 (Ménard, 2019), et que glaneur·euse·s et banques alimentaires récupèrent les surplus jetés, de quoi peuvent bien se remplir les frigos ? La disponibilité des stocks résulte d’une série de réajustements dans la façon de concevoir les surplus alimentaires par les différents acteurs qui opèrent à cette étape du circuit de redistribution, tels que les communautés de glanage urbain, les épiceries et les banques alimentaires. Les interactions des acteurs des frigos avec ceux-ci permettent de rendre compte des dynamiques de requalification alimentaire au sein de ce système de redistribution.

Le rapport au glanage urbain : entre prolongement et concurrence

Au cours des années 2010, le développement rapide du glanage urbain à Montréal et à Québec (Tanguay, 2018 ; Boudreau et Rondeau, 2021), entendu comme la récupération de la nourriture jetée (Eikenberry et Smith, 2005 : 187), a permis une prise de conscience du gaspillage à l’échelle des communautés de glanage. Les acteurs s’engagent dans des « chasses au trésor » pour sauver les aliments des poubelles au cours de tournées de bennes à ordures. Leur action permet de donner une deuxième vie à ces aliments déclassés. Le glanage a rendu visibles à la fois la matérialité des denrées jetées et les réseaux inexploités de redistribution de la nourriture dévalorisée mais toujours bonne à la consommation.

À bien des égards, les frigos fonctionnent selon des modalités semblables à celles du glanage. L’organisation se rapproche de l’horizontalité et repose sur les médias sociaux pour mutualiser trouvailles et informations[5]. Les acteurs des frigos se sont ainsi inspirés des groupes de glanage urbain pour créer des pages numériques consacrées à l’usage de leur frigo et à publiciser l’arrivage régulier de nourriture de même que le fonctionnement du lieu. Les frigos se construisent en marge du dumpster diving et permettent de répondre à une critique récurrente au sein des débats observés dans les groupes numériques de glaneur·euse·s en 2016 et en 2017. Plusieurs personnes se manifestent sur ces groupes pour demander de la nourriture gratuite, ou pour suggérer de faire des « drops » dans des quartiers mal desservis par les glaneur·euse·s. Elles justifient leurs demandes par le fait que le glanage ne leur est pas accessible, soit en raison du caractère physique de la « plongée » dans les poubelles, soit parce qu’ils et elles sont dans une situation d’urgence alimentaire et que la survie quotidienne accapare déjà leur temps. Stéphanie, glaneuse qui héberge maintenant un frigo, explique ainsi déconseiller le dumpster diving à certaines personnes :

Je suis assez équipée et puis je suis grande, moi. J’ai une petite échelle en corde dans ma voiture, j’ai un pic, j’ai mes bottes, mon désinfectant, mon vaporisateur de vinaigre blanc, tout ça. En fait, quelqu’un qui est plus petit que moi, tu vois, je mesure quand même six pieds, mais quelqu’un qui est plus petit que moi, effectivement, on conseille pas ça, parce qu’il suffit que le couvercle se referme, des choses comme ça, et puis on peut rester mal pris.

Entretien avec Stéphanie, ancienne pratiquante de dumpster, fondatrice d’un frigo privé, Montréal, août 2018

L’augmentation des demandes d’aide a constitué un tournant dans la communauté du glanage : loin de faire l’unanimité parmi les membres, certain·e·s s’offusquent de ces demandes considérées comme contraires à « l’esprit de la pratique ». En effet, le glanage repose sur une logique de don/contre-don, et implique dès lors que chacun·e participe au processus de sauvegarde et de distribution de la nourriture. Des membres expliquent ainsi aux demandeur·euse·s qu’il est risqué de dépendre du glanage, car les dépôts ne sont pas quotidiens. D’autres cherchent à inclure ces personnes dans la communauté en suggérant d’autres manières de contribuer : prêter une voiture, aider au nettoyage de la nourriture, cuisiner la nourriture récupérée, etc. Certains groupes numériques ont par ailleurs été créés en marge des pages de glanage plus populaires et publicisent d’emblée qu’ils ne sont pas des groupes d’aide alimentaire.

Les groupes numériques ont ainsi non seulement permis aux acteurs des frigos de découvrir le potentiel des surplus alimentaires à récupérer, mais aussi les besoins d’aide alimentaire d’urgence. Les frigos viennent alors répondre à la nécessité de pérenniser les espaces de redistribution et permettent également de diminuer l’incertitude propre au glanage urbain. En somme, les frigos se situent à la fois dans le prolongement du glanage, dont ils peuvent servir de lieu de dépôt, tout en se démarquant de ses normes, telles que la logique du don/contre-don. Pour se fournir, les acteurs des frigos comptent également sur l’aide des petites épiceries.

Établir des ententes avec les commerces

Pour s’approvisionner, les acteurs des frigos ont peu à peu scellé des ententes avec les commerces afin de récupérer directement leurs invendus lorsque les aliments sont sur le point de périr. De cette façon, leurs surplus alimentaires ne passent plus par la phase de déqualification extrême (le fait de jeter), mais sont directement reconvertis en aide alimentaire. Ces dons restent modestes, mais ces petits lots conviennent bien à l’espace limité des frigos. La fondatrice d’un frigo OSBL bien implanté dans son quartier publicise d’ailleurs régulièrement sur les médias sociaux la liste des commerçant·e·s y ayant contribué et les remercie pour leur engagement. Ce type d’échange se régularise progressivement et permet même d’établir des calendriers de collecte, comme en témoigne Stéphanie, qui a abandonné le glanage urbain au profit des frigos :

J’avoue, j’en fais de moins en moins, du dumpster diving, parce que la majorité des places où j’allais, à force de me voir, parce que je me débrouille pour arriver tout le temps au moment où ils sortent la marchandise, donc à force de me voir, et bien, les employés des épiceries ou des pharmacies, au lieu de mettre ça dans les poubelles, ils mettent ça directement dans mon auto.

Entretien avec Stéphanie, ancienne pratiquante de dumpster, fondatrice d’un frigo privé, Montréal, août 2018

En explorant les groupes de glanage, plusieurs initiateur·trice·s de frigos ont compris qu’il y avait moyen de conclure des ententes informelles auprès des commerces avant même que les invendus ne soient déposés dans les poubelles. Les échanges sur les groupes montrent en effet que certain·e·s commerçant·e·s ou leur personnel sont ouverts à ce type d’accommodement. Dans cet esprit, un dumpster diver qui contribue à l’approvisionnement de quatre frigos nous confie sa stratégie d’effectuer le glanage en journée afin d’avoir l’occasion de dialoguer avec les commerçant·e·s :

Mais, souvent, on s’arrange pour « se faire pogner » dans le container, on s’arrange pour y aller dans le jour, nous, au lieu du soir, pour que le magasin nous voie dans son container. Là, ils [les employés du magasin] nous demandent : « Hey, qu’est-ce que vous faites là ? » On ramasse les denrées que vous avez jetées qui sont encore bonnes pour donner à du monde des banques alimentaires.

Entretien avec Jérémy, fondateur d’une association d’aide aux personnes itinérantes, dumpster diver impliqué auprès de 4 frigos, Montréal, novembre 2018

Les acteurs des frigos ont pu viser au départ des commerces identifiés dans les groupes numériques de glanage mais, par la suite, plusieurs ont pris confiance et ont élargi leurs réseaux informels de fournisseurs. Ces ententes témoignent de la continuité entre les pratiques de glanage et les frigos collectifs, qui n’est pas sans susciter certaines tensions. En effet, ces accords ne sont pas toujours bien vus par la communauté des dumpster divers, car ils « court-circuitent » les réseaux autonomes de récupération. Pour leur part, les acteurs des frigos soutiennent que les quantités sont suffisamment importantes pour éviter toute concurrence. La section suivante montre en effet que les frigos profitent de l’abondance et de la course contre la montre affectant les stocks gérés par les banques alimentaires, qui parfois les alimentent discrètement.

Profiter des brèches laissées par les banques alimentaires

Dans les commerces, les raisons du gaspillage alimentaire sont multiples : l’achat massif pour éviter les ruptures de stock, une interprétation conservatrice de la date de péremption, des standards commerciaux qui ont pour effet de disqualifier une partie de la nourriture, la banalisation du rejet alimentaire, entre autres choses (Ménard, 2019). Les denrées ont ainsi perdu leur valeur marchande et les commerces se retrouvent à devoir disposer rapidement de stocks. L’option la plus facile est alors de les jeter. Au Canada, 96 % des surplus alimentaires encore comestibles sont mis à la poubelle, ce qui représente près de 30,4 % des aliments produits (Ménard, 2019).

Pour lutter contre le gaspillage, la principale solution qui a été mise en oeuvre au Canada et dans la plupart des pays industrialisés est de redistribuer les invendus avant qu’ils ne soient plus consommables (Ménard, 2019). C’est le modèle du courtage (Midgley, 2020) : des organisations sont chargées de récupérer les surplus alimentaires et de les redistribuer vers les banques alimentaires locales. Ce modèle est positif pour tous les acteurs engagés dans la transaction : les épiceries peuvent rapidement se débarrasser de la nourriture sans avoir à changer leurs pratiques et les banques alimentaires y trouvent un moyen efficace pour assurer leur mission d’urgence alimentaire. Comme le souligne la littérature, ces circuits de redistribution par l’intermédiaire des banques alimentaires permettent de revaloriser la nourriture sous forme de dons, sans pour autant revoir fondamentalement les processus de surproduction et de sous-emploi (Lindenbaum, 2016).

Au Québec, les dons s’opèrent principalement au sein du réseau de Moisson Québec. Cet organisme régional récupère des aliments auprès de gros fournisseurs et les redistribue aux organismes locaux[6]. En 2017, Moisson a mis en place un Programme de récupération en supermarché à l’échelle du Québec (Banques alimentaires du Québec, [s. d.]), qui vise avant tout les grandes chaînes. Bien que les trois principales chaînes représentent une part très importante du marché québécois de la distribution des aliments (68,4 %) (ibid.), cela laisse une part appréciable d’épiceries qui ne font pas partie de ce circuit et avec lesquelles les acteurs des frigos peuvent établir des ententes, comme nous l’avons décrit dans la section précédente. Les frigos profitent également d’une seconde brèche dans le système de redistribution de l’aide alimentaire : la course contre la montre pour sauver la nourriture peut conduire les banques alimentaires à donner en fin de compte aux frigos. Au fil du temps, certains frigos ont ainsi mis en place des collaborations avec des banques alimentaires locales, mais de façon discrète, car ils ne sont pas homologués par le réseau Moisson. Cette façon de faire confirme les travaux de Millar, Parizeau et Fraser (2020), qui montrent que les volontaires des banques alimentaires consacrent des efforts importants pour disposer rapidement de la nourriture fraîche. Les dons aux frigos pourraient alors s’inscrire dans cette stratégie.

Pour les frigos, cette collaboration informelle avec des banques alimentaires leur permet d’avoir des denrées sans pour autant épouser leurs pratiques de distribution (et de contrôle). En effet, comme ils ne sont pas sous contrat, ils ne sont pas soumis aux règles de distribution telles que la tenue d’un registre et la vérification des situations financières des donataires. Stéphanie rend compte de la plus grande marge de manoeuvre des frigos :

C’est plein de petits détails qui font que les frigos sont différents des banques alimentaires, parce qu’on est pas soumis aux mêmes règles. Pareil, si je m’enregistre en tant qu’association et que je voulais par exemple de l’aide de Moisson Montréal, il faudrait que j’aide seulement les gens qui sont dans mon code postal H1N. Donc, les frigos communautaires, c’est vraiment une alternative aux banques alimentaires, on remplace pas du tout les banques alimentaires, là. Au contraire, il y a plein de gens justement qui sont pas sur l’aide sociale, mais par exemple qui ont deux petits salaires avec des enfants puis qui ont pas le droit aux banques alimentaires, mais en même temps ils ont pas d’argent pour acheter tout ce qu’il faut pour nourrir la famille. Donc, le but, c’est vraiment ça, c’est une autre alternative.

Entretien avec Stéphanie, ancienne pratiquante de dumpster, fondatrice d’un frigo privé, Montréal, août 2018

Les frigos profitent ainsi des ouvertures informelles du modèle du courtage pour récupérer en bout de chaîne de la nourriture provenant des banques alimentaires ou encore pour sceller des ententes avec les petits commerces qui ne font pas partie de ce circuit de récupération.

Au total, les frigos collectifs à Montréal et à Québec ont émergé dans la foulée de la prise de conscience, au tournant des années 2000, des stocks considérables de denrées jetés, ce qui a enclenché des processus de requalification de la nourriture et de réallocation des responsabilités liées à la gestion des surplus alimentaires. La première étape a été la revalorisation par les dumpster divers de la nourriture abandonnée. L’option par défaut des épiceries, soit de jeter la nourriture périmée, a en effet engendré la création d’une communauté de glanage urbain récupérant directement les denrées dans les poubelles. Les médias sociaux ont été particulièrement utiles pour l’organisation minimale de cette communauté. Ils ont aussi permis de rendre acceptable l’idée de s’approvisionner à même les bennes à ordures et de donner une plus grande visibilité aux surplus alimentaires. Les acteurs des frigos en devenir, si ce n’est pour certain·e·s à travers leur pratique personnelle du glanage, ont pris connaissance de cette réalité grâce aux groupes numériques. Deuxièmement, l’émergence des frigos tient également à l’impossibilité pour les petits commerces de participer au nouveau système de redistribution alimentaire mis en place pour connecter les surplus des grandes bannières aux banques alimentaires. Il y a là une forme de hiérarchie implicite entre les grandes quantités de nourriture sur le point de périr et les petits lots des épiceries plus modestes. Parallèlement à ce réajustement du système de redistribution alimentaire, les échanges sur les groupes de glanage urbain ont permis aux acteurs des frigos de prendre connaissance de l’ouverture de certains commerces aux ententes informelles et de récupérer la nourriture avant qu’elle ne soit jetée. Ainsi, les frigos ont émergé aux confins de ces interactions sur la manière de valoriser et de gérer les surplus alimentaires. La partie suivante permet de voir concrètement comment ils fonctionnent selon des normes plus souples que celles des banques alimentaires et sont marqués par une quête d’autonomie et de dignité des donataires.

3. L’autonomie au coeur des frigos collectifs

Après avoir étudié leur position dans le champ de la redistribution alimentaire, nous nous intéressons à la manière dont les surplus alimentaires sont gérés à l’interne par les acteurs des frigos. Leurs pratiques et les modes de redistribution témoignent d’une recherche d’autonomie, définie comme « un désir de liberté, d’auto-organisation et d’entraide » (Chatterton, 2010 : 545). En effet, ils tentent de se démarquer des pratiques des banques alimentaires au sein de formules destinées à préserver la dignité personnelle des usager·ère·s. Enfin, des tensions rythment le quotidien des frigos et peuvent conduire ces organisations fragiles à se formaliser.

Un « travail » choisi, mais énergivore

Au sein des frigos, de vraies petites communautés s’activent pour répondre aux tâches quotidiennes : s’informer sur les denrées disponibles, les récupérer, les stocker et les redistribuer. Parmi les frigos observés, certains fonctionnent grâce à une personne initiatrice ou à un collectif. Toutefois, ils impliquent toujours plusieurs personnes, que ce soit au stade du remplissage ou de la redistribution. Comme c’est le cas pour les volontaires des banques alimentaires (Tarasuk et Eakin, 2005), la gestion quotidienne de la nourriture représente un travail important pour les initiateur·trice·s de frigos, qui reçoivent en retour des rétributions à leur action. Ils et elles accomplissent un travail considérable pour la préservation de ces denrées, particulièrement énergivore dans le cas des frigos privés et OSBL.

Cette activité bénévole très chronophage s’ajoute à une activité salariée ou bien s’y substitue. En effet, nombre de ces acteurs se trouvent à la marge du marché du travail. La gestion du frigo représente ainsi une activité qu’il est possible d’organiser selon ses propres contraintes. Par exemple, Claudie a commencé à héberger un frigo chez elle à la suite de problèmes de santé qui l’ont empêchée de travailler et de pratiquer le dumpster diving :

À la base, j’ai fait ça vraiment pour répondre à un besoin social parce que, pour moi, je voyais plus personne, j’étais en invalidité, j’avais aucune activité, pas les moyens de faire quoi que ce soit, et puis je me sentais super seule, j’avais le goût de voir du monde. [] C’est un travail que j’ai choisi, il y a une méchante grosse différence entre une job que tu fais et où le boss te dit « tu fais ça, ça, ça ». Là, c’est moi qui décide quand je le fais, et puis à l’heure que je le fais, et le monde que je reçois, c’est parce que je leur donne des rendez-vous et je sais qui je vais attendre dans la journée.

Entretien avec Claudie, fondatrice d’un frigo privé, Montréal, juillet 2018

L’engagement dans son frigo privé lui a permis de récupérer une forme d’autonomie dans la gestion de ses activités et de briser l’isolement dans lequel elle se trouvait. Audrey mentionne également les rétributions sociales qui découlent de la gestion d’un frigo de type OSBL :

Je trouve ça très frustrant de passer ses journées à rien faire, j’ai beau être grand-mère, passer mes journées à tricoter, c’est pas rien faire, loin de là, mais j’ai besoin de partager, j’ai besoin… voilà, le seul intérêt pour moi dans la vie, c’est de partager et puis de s’entraider, parce que, sinon, regarder les autres crever de faim en dégustant son foie gras, ça me paraît douteux, quand même [rires] !

Entretien avec Audrey, impliquée auprès d’un frigo OSBL, Montréal, novembre 2018

De plus, plusieurs des initiateur·trice·s de frigo ont connu des situations de précarité, et ces vécus semblent leur fournir une meilleure compréhension de l’expérience de la pauvreté. Avant de mettre en place un frigo, Stéphanie s’est trouvée avec ses enfants en situation d’insécurité alimentaire sans pour autant avoir accès aux banques, et « sai[t] à quel point ça peut être frustrant[7] ».

Il n’en demeure pas moins qu’entre la collecte de nourriture, la gestion des stocks et l’organisation des plages horaires de redistribution, le travail des acteurs apparaît énergivore au quotidien[8]. Aussi, les initiateur·trice·s n’agissent pas seul·e·s pour accomplir ces tâches, et différentes personnes s’investissent pour leur venir en aide. Selon les frigos, les équipes volantes peuvent être occupées quotidiennement à la récupération, au transport et au conditionnement des denrées, là où les initiateur·trice·s prennent davantage un rôle de coordination. Les bénévoles ont des profils variés et agissent bien souvent dans l’ombre, alors même que leur engagement est essentiel. Si les initateur·trice·s de frigo ne retirent aucune rémunération de leur activité, ils et elles sont néanmoins « connu·e·s » dans le paysage de la collecte, là où le travail discret nécessaire à la redistribution mobilise tout un réseau marqué par un flou, que notre collecte de données n’a pas permis de rejoindre.

Enfin, les frigos fonctionnent comme de petites unités autonomes, néanmoins reliées par des objectifs communs et une solidarité entre les acteurs, qui s’échangent conseils et recommandations. Stéphanie raconte ainsi :

Il y a une sorte de solidarité comme ça entre les frigos. Quand il y a quelqu’un qui se fait barrer d’un frigo parce qu’il a été agressif, il y a eu une expérience aussi d’un homme comme ça qui avait été super agressif, on se contacte entre nous, puis on sait que si cette personne nous contacte, et bien, c’est quelqu’un qui peut être potentiellement dangereux. On est des femmes seules […]. Donc, moi, il y a cette solidarité-là, quand même, qui évite d’avoir trop « d’expériences ».

Entretien avec Stéphanie, ancienne pratiquante de dumpster, fondatrice d’un frigo privé, Montréal, août 2018

Parfois aux prises avec des situations complexes, les acteurs des frigos, dont une majorité de femmes qui hébergent des frigos privés, constituent ainsi une communauté d’entraide. Ils et elles luttent ensemble contre le gaspillage et l’insécurité alimentaire en agissant aux marges des banques alimentaires grâce à leurs propres modes de redistribution.

La revendication de dons non encadrés

Les acteurs des frigos tiennent à se démarquer des banques alimentaires en mettant en place des pratiques de redistribution différentes, comme l’affirme Frédérique, qui a hébergé un frigo pendant plusieurs années à son domicile et qui considère que, « quand tu es dans l’alternatif, tu peux agir plus librement aussi, donner à plus de gens[9] ». Ils et elles épousent ainsi un discours critique vis-à-vis des pratiques rigides des banques alimentaires, que plusieurs ont expérimentées. Parmi celles-ci se trouvent les horaires de redistribution peu flexibles, qui exigent une disponibilité importante de la part des usager·ère·s et peuvent conduire à faire de longues files d’attente. À cela s’ajoutent les mécanismes de contrôle des dons, qu’il s’agisse de l’identification des bénéficiaires, des preuves de revenu exigées ou des limites de quantité imposées. Ces pratiques tendent à rappeler aux usager·ère·s leur condition sociale et leur dépendance, là où les frigos adoptent des fonctionnements plus souples. De plus, les dons ne tiennent pas toujours compte des différentes diètes liées à des choix personnels ou religieux. Lisa, responsable de la gestion d’un frigo OSBL, explique ainsi récupérer informellement des dons des banques alimentaires qui ne conviennent pas aux usager·ère·s :

Les gens nous rapportent beaucoup de cannages, parce que, quand ils vont dans une banque alimentaire, on leur impose ce qu’ils doivent prendre. Donc je ne sais pas très bien dire comment ça marche pour ceux qui mangent halal, parce que les banques alimentaires, Moisson Montréal redistribuent beaucoup de cannes, la fameuse sauce au sandwich chaud au poulet, sauce barbecue ou sauce à la viande, ça, c’est pas halal.

Entretien avec Lisa, travailleuse communautaire au sein d’un OSBL hébergeant un frigo, Montréal, décembre 2018

Plusieurs acteurs des frigos essaient ainsi d’adapter l’offre aux besoins alimentaires en faisant un effort pour avoir de la nourriture halal, des alternatives végétaliennes, des denrées qui tiennent compte des allergies alimentaires ou encore de la nourriture pour les animaux de compagnie.

Les fonctionnements varient d’un frigo à l’autre, mais visent toujours à ce que les usager·ère·s ne soient pas dans une situation où ils et elles doivent justifier un réel besoin d’aide. Les acteurs des frigos revendiquent le fait de ne demander aucune preuve de revenu ni identification, et d’offrir des horaires flexibles, sans limiter le nombre de recours au frigo. Le soin porté à la dignité des personnes ressort ainsi comme une des valeurs fortes parmi eux et elles. Plusieurs frigos OSBL ou services sont d’ailleurs aménagés en des lieux qui permettent aux usager·ère·s de se servir de manière autonome, sans qu’une personne intermédiaire distribue la nourriture. L’objectif est de garantir un lien de confiance entre les personnes autour et par le frigo, avec des modes d’organisation horizontaux. Par exemple, Lisa explique qu’au sein du frigo-service, la confiance vis-à-vis des bénéficiaires prime sur le contrôle :

On veut pas commencer à jouer à la police, on veut se baser sur le fait que les gens sont honnêtes, c’est une initiative qui leur appartient, la réussite, ça dépend d’eux, ça dépend pas de nous. Donc on voulait pas commencer à jouer à ça, puis on voulait vraiment, vraiment se baser sur la confiance qu’on a envers les gens.

Entretien avec Lisa, travailleuse communautaire au sein d’un OSBL hébergeant un frigo, Montréal, décembre 2018

La préservation du lien de confiance l’emporte donc sur le contrôle de la gestion des surplus parmi les communautés des frigos, dont les actions sont marquées par la recherche d’autonomie. Celle-ci se trouve néanmoins mise à l’épreuve du temps et des tensions rencontrées.

Les frigos aux prises avec des tensions

Les acteurs des frigos défendent un principe de nourriture gratuite et accessible. Toutefois, la mise en oeuvre donne parfois lieu à des tensions et peut conduire à une formalisation légère des initiatives. Les difficultés rencontrées varient selon le type de frigo. Les frigos publics, en particulier ceux situés dans les ruelles, sont l’objet de tensions en raison des problèmes d’insalubrité et de forte circulation. Paul, impliqué auprès d’un frigo public situé à l’extérieur d’un bâtiment communautaire, souligne que les frigos de ce type ont presque tous fermé en raison de problèmes de voisinage, « à cause des plaintes, tout ça[10] ».

En plus de ces tensions, d’autres concernent les frigos publics et frigos-services et touchent aux abus lors de la prise de la nourriture. Ces différends sont repérables au sein de publications dans les groupes numériques où sont dénoncés ces usages excessifs, et nous ont également été mentionnés en entrevue. Paul soutient néanmoins que l’objectif de lutte contre le gaspillage prime au sein du frigo extérieur dans lequel il s’implique :

Il y a pas de règles, on est supposés en mettre, j’ai pas pris le temps de le faire, je voulais avoir genre « Pensez aux autres ». Parce qu’on a un problème, il y a du monde qui… ils partent avec dix pains, mais tous les jours. Pourquoi tu pars avec dix pains tous les jours ? Oui, ils en ont sûrement besoin, c’est une grosse famille []. Le but, c’est de lutter contre le gaspillage alimentaire, donc s’ils le jettent pas, s’ils le mangent, la mission est faite.

Entretien avec Paul, impliqué auprès d’un frigo extérieur, Montréal, novembre 2018

Il évoque toutefois plus tard dans l’entretien la possibilité de se doter de caméras de surveillance. Audrey observe quant à elle que certaines personnes ne semblent pas réellement dans le besoin, à en juger par exemple par leur voiture, et explique que le collectif du frigo OSBL « réfléchit à comment réformer les choses sans laisser des gens sur le côté[11] ». Ces tensions sont partagées du côté de Québec, où Sandrine décrit quelques mésaventures liées au frigo qu’elle a mis en place en extérieur :

Il y a eu des vols, des bris, et puis il y a eu de la chicane aussi. Oui, parce que les frigos sont là pour dépanner. C’est pas une épicerie, c’est prends ce dont tu as besoin puis laisses-en pour les autres. C’est pas la politique de tout le monde de faire ça, il y a des gens qui arrivaient puis, s’ils passaient en premier, ils raflaient tout []. On est pas là pour surveiller, c’est vraiment laissé [à la discrétion des gens][] [A]ussi, le fait que ce soit ouvert 24 heures sur 24, ils peuvent garder une espèce d’anonymat, parce qu’ils veulent pas nécessairement que tout le monde sache qu’ils sont démunis. Donc on respecte ça aussi.

Entretien avec Sandrine, fondatrice d’un frigo public, Québec, mars 2019

La crainte des abus peut ainsi inciter les acteurs à adopter des pratiques de contrôle, à l’image des réflexions menées par Paul et Audrey, là où d’autres, comme Sandrine, s’y opposent résolument.

En outre, les frigos sont marqués par l’informalité : les organisations sont discrètes et visibles principalement sur les médias sociaux, et même parmi les quelques-unes déclarées en OSBL, la débrouille demeure le modus operandi. Or, le coût en temps et en énergie de la pratique ainsi que l’envie d’être le plus efficace possible peuvent pousser à la formalisation des organisations. En effet, la fermeture de certains frigos publics a mis en lumière la nécessité d’une veille quotidienne et d’un suivi, ce à quoi les frigos privés sont venus répondre. L’hébergement à domicile n’est toutefois pas un choix facile, car il peut avoir des répercussions sur la vie familiale. Frédérique explique ainsi avoir cessé son frigo privé :

C’était une période où mon mari était très peu là, j’ai trois jeunes enfants et les distributions que je faisais impliquaient que les gens allaient passer par mon domicile, ça allait souvent être dans les heures de souper, les heures de dodo. J’ai fait aussi beaucoup ce qu’on appelle des open house, où je remplissais ma cuisine parce que tel magasin m’avait donné son inventaire, j’invitais les gens à venir prendre ce qu’ils voulaient, j’oubliais d’en garder pour moi, je viens de commencer à en garder. Mais j’ai fait beaucoup de choses qui impliquaient ma famille… tu vois, si j’y avais pensé, je l’aurais peut-être pas fait.

Entretien avec Frédérique, fondatrice d’un frigo privé et d’un frigo OSBL, Montréal, novembre 2018

Des frigos privés ou publics ont ainsi simplement été aménagés dans un espace contrôlé, par exemple sur le terrain ou dans le local d’un organisme communautaire ou d’une église, à la suite d’ententes qui leur permettent d’emprunter l’espace tout en restant autonomes. De plus, les acteurs des frigos peuvent choisir de devenir un OSBL afin de répondre à des besoins administratifs et matériels. Cette formalisation légère vers la structure d’organisme communautaire permet, en plus de pouvoir prétendre à des subventions, d’émettre des reçus fiscaux aux particuliers qui font des dons et d’ainsi régulariser les dons reçus. Cela peut devenir nécessaire lors de campagnes de financement pour acquérir du matériel, comme un frigo supplémentaire, un congélateur ou encore un véhicule qui permet de collecter et de redistribuer la nourriture. Bien que certains frigos deviennent des OSBL, ils demeurent fragiles et fortement liés à la personne initiatrice. Autrement dit, sans l’investissement de cette personne, leur pérennité n’est pas garantie. Pour Françoise, les frigos-services mis en place par un organisme communautaire comme celui dans lequel elle s’implique sont ceux qui ont le plus de chances de perdurer :

Les frigos qui marchaient le mieux, c’est des frigos qui étaient en partie gérés par des organismes communautaires. Pourquoi ? Parce qu’ils ont du staff qu’ils paient à l’année, ils ont des ressources humaines qui sont adaptées. Donc ils peuvent assurer : c’est eux, le lien, c’est eux, la pérennité des frigos. Donc ils assurent cette coordination et puis ils le font vraiment dans les règles de l’art, ça en fait de très beaux frigos, toujours alimentés, toujours bien organisés, il y a toujours les bénévoles, parce que, voilà, ils s’impliquent sur une base quotidienne pour assurer le fonctionnement du frigo. Donc c’est forcément ceux-là qui marchent le mieux.

Entretien avec Françoise, fondatrice d’un frigo OSBL, Montréal, août 2018

Les organisations mises en place par les acteurs des frigos se caractérisent ainsi toutes par une certaine fragilité, qui varie selon le type. Les frigos publics extérieurs sont les plus précaires et ne résistent pas longtemps en raison des problèmes de voisinage, tandis que les frigos privés s’avèrent très coûteux en temps et en charge mentale pour leurs initiateur·trice·s. Les plus stables sont le frigo-service et le frigo OSBL puisque, si la communauté qui gravite autour est libre de fixer les règles de distribution – ou, en l’espèce, l’absence de règles –, elle peut néanmoins tirer profit des ressources du centre communautaire qui l’accueille ou des avantages organisationnels d’être un OSBL, même si le frigo demeure dans l’espace privé. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle les frigos privés recensés sont tous devenus des frigos OSBL au cours de l’enquête, afin d’assurer leur pérennité.

Au terme de cette partie, il apparaît que les frigos exigent un labeur quotidien de la part des acteurs, particulièrement énergivore dans le cas des frigos à domicile. Si les initiateur·trice·s des frigos sont visibles et associé·e·s personnellement aux initiatives, ils et elles sont épaulé·e·s par des équipes de bénévoles dont l’aide est essentielle. Ces communautés d’entraide se retrouvent autour de la quête d’autonomie qui marque la pratique des frigos, dont les contours fluctuent toutefois au gré du temps et des épreuves. L’autonomie se manifeste dans l’aménagement de l’activité selon les contraintes des acteurs aussi bien que lors de la distribution des denrées et dans le soin porté à la dignité des usager·ère·s.

Conclusion

Le portrait nuancé proposé dans cet article montre que les frigos collectifs constituent un prolongement des pratiques de glanage et répondent à un besoin de récupération de petits lots des commerces oubliés par les chaînes de redistribution. Comme les banques alimentaires, les frigos fournissent en quelque sorte un service à l’industrie alimentaire en offrant le temps et les efforts de volontaires pour gérer les stocks de surplus alimentaires.

Si les acteurs des frigos agissent en complémentarité avec l’action des glaneur·euse·s et des banques alimentaires, ils s’en distinguent toutefois en proposant des formules de redistribution alternatives au fonctionnement des banques alimentaires. Les acteurs des frigos proposent des dons peu encadrés qui permettent d’aborder de front la lutte contre le gaspillage et l’insécurité alimentaire. En ce sens, un fort pragmatisme teinte leur action : il s’agit de profiter des failles du système de redistribution pour mettre en place un réseau parallèle et plus ouvert de dons. Le caractère énergivore de la pratique fait néanmoins en sorte que les frigos se formalisent progressivement, tout en restant à la marge des réseaux classiques d’aide alimentaire. Les frigos permettent ainsi une gestion « directe » des surplus, mais sont des organisations fragiles. Qui plus est, le délestage des stocks d’invendus repose ici encore sur le travail gratuit de leurs acteurs. En somme, cet article permet de réinscrire les frigos collectifs dans le système de redistribution alimentaire et de lutte au gaspillage pour montrer le contexte dans lequel ils s’inscrivent. Celui-ci a d’ailleurs changé depuis l’enquête. À l’heure de l’écriture de ces lignes, l’action des banques alimentaires et des frigos se trouve, depuis l’année 2022, mise à rude épreuve en raison de l’inflation galopante et de la hausse de la demande qui leur coupent l’accès aux surplus alimentaires[12]. De plus, les épiceries sont de plus en plus nombreuses à vendre les surplus à des prix au rabais. L’avenir de plusieurs frigos apparaît ainsi incertain en raison de leur intervention discrète au bout de la chaîne de redistribution alimentaire.