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Le présent ouvrage d’Olivier Abel — l’auteur enseigne la philosophie éthique à la Faculté protestante de Paris — tente d’esquisser une réponse à l’un des problèmes éthiques fondamentaux de notre époque et de nos sociétés : le problème de la cohabitation, devenue nécessaire, de la différence et de l’identité humaines. « Nous avons un problème commun », écrit l’auteur, « de savoir comment faire place à autant d’humains si semblables et si différents. Ou plutôt : de savoir comment faire place à autant d’êtres qui ne peuvent interpréter le fait d’exister sans se comparer les uns aux autres, sans se distinguer les uns des autres, et qui doivent néanmoins cohabiter » (p. 1). À l’heure du multiculturalisme fleurissant, nous sommes confrontés au problème inéluctable de savoir comment il nous est possible de cohabiter tous ensemble, sans nier d’une part les différences (langagières, culturelles, religieuses, etc.) qui nous distinguent les uns des autres, et sans nier, d’autre part, notre appartenance commune et égale à la communauté humaine, à l’humanité. C’est autrement dit une « troisième voie » que cherche à défricher Abel : une voie qui s’oppose 1) à l’absolutisation de telles différences, laquelle rompt le sentiment de ressemblance qui nous lie, stimule le ressentiment et les conflits entre peuples d’horizons divers et nuit aux dialogues interculturels ; et 2) à l’absolutisation d’une identité abstraite, séparée de la vie concrète des individus — l’identité juridique de l’être humain comme « personne » par exemple —, qui masque ou du moins met entre parenthèses nos différences, laissant entier le problème de la cohabitation pratique non d’individus possédant également une somme de droits, mais d’individus qui proviennent de traditions différentes, qui interprètent le monde de manières divergentes, qui partagent des conceptions du bien et du juste distinctes, etc. Ces deux absolutisations correspondent, suivant le mot de l’auteur, à deux « tentations totalitaires » (cf. p. 4) dont nous devons trouver les moyens non seulement pratiques, mais également théoriques, de nous préserver.
Olivier Abel tente d’esquisser une solution à ce problème et ce faisant d’apporter une « contribution limitée à l’éthique » (cf. p. 13-14, n. 3) en prenant comme point d’appui notre condition langagière, soit « l’élément de cette conversation infinie dans laquelle nous sommes pris, dans laquelle nous apparaissons pour nous interroger, nous répondre, et nous effacer les uns devant les autres » (p. 6). La tentative de repenser, voire de fonder l’éthique sur la base d’une conception nouvelle du langage n’est évidemment pas nouvelle. Des penseurs importants oeuvrant dans le champ de la philosophie morale contemporaine ont accordé au langage ce « privilège ontologique ». L’éthique de la discussion développée et défendue par J. Habermas et K.-O. Apel, par exemple, s’enracine explicitement, comme son nom l’indique, dans une conception pragmatique du langage ; leurs essais en philosophie du langage occupent pour cette raison une position fondamentale dans leur élaboration respective d’une éthique de la discussion. Il n’y a rien de nouveau, donc, à faire du langage le levier d’une réflexion éthique. Toutefois, l’orientation éthique de la réflexion d’Abel sur le langage sort des sentiers battus. Car ce n’est pas ici au premier chef à la philosophie du langage d’obédience analytique et de provenance anglo-saxonne qu’Abel se réfère, et particulièrement à ses développements pragmatiques, mais à l’herméneutique et à la problématologie. Ici, ce ne sont pas L. Wittgenstein, J.L. Austin, J. Searle, C.S. Peirce, etc., qui constituent les interlocuteurs principaux d’Abel, mais H.-G. Gadamer, P. Ricoeur et M. Meyer. Amorcer une réflexion sur l’éthique et esquisser les contours d’une « éthique interrogative », capable de répondre au problème complexe de la cohabitation humaine, en puisant aux sources de l’herméneutique et de la problématologie, tels sont la particularité et le défi ambitieux de cet ouvrage.
Mais pourquoi l’herméneutique de Gadamer et Ricoeur et la problématologie de Meyer ? Premièrement, parce que toutes deux, malgré leurs divergences, situent au centre de la condition humaine la condition langagière, plus précisément le langage compris comme jeu perpétuel de la question et de la réponse. L’herméneutique met au centre de sa considération la dimension interprétative de notre être, dont le langage est l’expression concrète (cf. p. 5) : nous sommes dans un rapport d’interprétation du monde et de nous-mêmes, rapport que nous héritons de la tradition à laquelle nous appartenons et dont le langage constitue la « substance ». La tradition et les interprétations (les multiples « réponses ») dont elle est le foyer se transmettent donc au sein de l’institution intersubjective du langage. Ce que nous sommes, l’identité humaine qui est la nôtre, s’édifie dans l’élément commun du langage. La problématologie, pour sa part, qui cherche à faire de la rhétorique la structure fondamentale du langage, souligne la dimension interrogative de notre condition langagière (cf. p. 3) : toute parole de sens comporte un moment interrogateur qui la fonde. En d’autres termes, le langage doit être compris comme un entrelacement infini de questions soulevées et de réponses formulées, duquel sont exclues par principe une réponse ne pouvant faire l’objet d’une question (une réponse « définitive ») et une question ne pouvant faire l’objet d’une interprétation.
Deuxièmement, Olivier Abel s’intéresse à l’herméneutique et à la problématologie parce que celles-ci se situent d’entrée de jeu dans un cadre qui exclut l’absolutisation des différences et l’absolutisation de l’identité. Autrement dit, l’herméneutique et la problématologie ne visent ni à nier, ni à absolutiser l’identité et les différences, mais à les harmoniser. En effet la rhétorique — point de départ de la problématologie — « cherche à penser le langage comme l’institution du compromis en dépit du différend et du conflit des égaux », et l’herméneutique « à penser le langage comme l’institution de la transmission en dépit du décalage irréversible des générations » (p. 10), lesquelles interprètent toujours différemment l’horizon commun dont elles proviennent.
Troisièmement, et conséquemment, Abel se tourne vers l’herméneutique et la problématologie parce que ces deux disciplines philosophiques possèdent des potentialités éthiques certaines. Ceci signifie que l’herméneutique et la problématologie, qui tentent d’harmoniser les droits de la différence avec la revendication d’une identité humaine partageable, sont porteuses d’une éthique fidèle à leur compréhension respective du langage. D’une part, Abel identifie au sein de la problématologie une « éthique des passions de la communication », qui culmine avec l’idée d’une communauté humaine véritablement ouverte au dialogue, c’est-à-dire d’une communauté qui reconnaît dans une question partagée, et non dans une réponse ou dans une synthèse de réponses partagée, le fondement du lien social et éthique. Ainsi pour la problématologie meyerienne, qu’Abel prend en exemple, le défi éthique n’est-il pas de dégager un critère d’universalité permettant d’assurer le consensus intersubjectif et de critiquer les préjugés qui nuisent à la communication (Habermas), mais de rassembler les êtres humains sous une question commune, qui seule peut produire un code commun ou une référence commune. Seule la question partagée peut contenir sous une unité les multiples réponses données et ainsi permettre aux êtres humains qui les formulent de cohabiter plus pacifiquement sous la conduite du dialogue. Car, écrit Abel, c’est la question « qui nous rend contemporains. C’est par elle que nous nous trouvons les uns les autres animés de la même problématique, dans un partage qui, si partiel soit-il, n’en est pas moins la base du vivre-ensemble » (p. 239). Repenser le lien social à partir de notre condition langagière d’interrogativité et assurer, par une orientation explicite sur la question posée et non sur les réponses données, une nouvelle et plus riche égalité entre les êtres humains, telle est la potentialité éthique qu’Abel perçoit dans la problématologie. — D’autre part, l’herméneutique est lourde, estime Abel, d’une « éthique des réinterprétations successives des réponses antérieures ». Le trait principal de cette éthique est qu’elle se fonde sur un « jeu de l’imagination » : il faut sans cesse s’imaginer à la place de l’autre, c’est-à-dire tenter d’épouser son point de vue, non pas pour réduire son point de vue au mien — mon acte d’imagination demeure une « projection » —, mais pour l’accueillir comme une autre interprétation possible et digne d’être entendue. Ce faisant, l’herméneutique esquisse, pense Abel, une idée forte de responsabilité : la responsabilité « d’introduire en moi la possibilité d’autrui » (p. 169), dont la règle explicite est de m’imaginer dans le point de vue d’autrui, du moins de le comprendre et d’en tenir compte, afin d’en juger. C’est encore ici la question, et non la réponse, qui occupe l’avant-scène, car c’est la question partagée « qui introduit l’altérité dans l’identité du sujet responsable » (p. 170), c’est-à-dire qui le pousse à quitter les limites de son point de vue pour embrasser celles de l’autre, bref à entrer véritablement en dialogue. L’interprétation n’est pas que le signe de notre condition, soutient Abel, elle est également une tâche éthique à poursuivre : celle d’accepter la singularité et les limites de son interprétation en accueillant celles des autres interprétations historiques et contemporaines, seule tâche capable de dépasser les divisions entre les interprétations données en les reconduisant à leur question commune.
C’est en puisant à ces deux sources qu’Olivier Abel ébauche ici une « éthique interrogative », orientée vers l’ouverture de cet espace commun (la question) au sein duquel les êtres humains peuvent cohabiter. Nul doute que le présent ouvrage n’est que le prélude à une recherche ultérieure. Seule la conclusion révèle les orientations particulières de l’éthique interrogative, sans les développer. On ne peut reprocher à l’auteur d’avoir contredit ici le principe de son éthique, car son ouvrage ouvre davantage de questions et dégage davantage de problèmes qu’il ne propose de réponses. Il offre ce faisant à son lecteur la chance d’entrer véritablement en dialogue avec lui. D’autant plus que sa certitude que l’herméneutique et la problématologie sont capables de nous guider dans les questions éthiques qui sont les nôtres, m’apparaît convaincante.
Soulignons finalement que l’ouvrage est structuré en quatre parties, ou plutôt en quatre « essais », qui tous, à leur façon, examinent la compréhension du langage de l’herméneutique et de la problématologie et exhibent leurs présupposés et implications éthiques. Le premier essai, « L’élément de l’interrogation », porte sur les deux gestes élémentaires de l’interrogation et de l’interprétation, à savoir le jeu de la question implicite et le jeu de la différence problématologique. Le deuxième essai, « Figures de l’interrogation philosophique », présente comment certains grands auteurs de la tradition philosophique (notamment Platon) ont abordé le thème du questionnement. Enfin, les troisième et quatrième essais, « S’orienter dans l’interprétation » et « La rhétorique du questionnement » respectivement, cherchent à confronter l’herméneutique et la problématologie, à thématiser l’horizon éthique qu’elles ouvrent et à les accorder sous l’idée d’une éthique interrogative.