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Le philosophe Luc Ferry a été le ministre de l’éducation nationale, de la recherche, des universités et de la jeunesse durant deux années, entre mai 2002 et mars 2004, sur l’invitation du Président français Jacques Chirac, sans avoir au préalable été élu député et sans même être membre d’un parti politique (p. 94). Au terme de ce mandat, Luc Ferry a fait part de ses impressions du monde politique, ministériel, médiatique, au cours de son expérience de ministre[1]. La revue Laval théologique et philosophique avait déjà signalé l’excellence de quelques ouvrages antérieurs de cet écrivain prolifique ; il était tout naturel que nous suivions également son parcours de philosophe-ministre[2].

Dans cet essai accessible et au style vivant, Luc Ferry se définit simplement comme « un républicain-libéral tempéré de social-démocratie » (p. 95). L’auteur procède chronologiquement, évoquant une série de moments déterminants et d’événements significatifs de son travail de ministre, tout en fournissant à chaque fois des exemples, des anecdotes, et de passionnantes démonstrations, empruntant parfois à l’histoire de la France républicaine ou à la tradition philosophique pour justifier ses choix. D’entrée de jeu, il dénonce les tactiques déloyales du journal satirique Le Canard enchaîné, fabriquant de scandales, de rumeurs et de clichés, dont le journaliste voulait à tout prix miner la crédibilité du nouveau ministre, en lui inventant un train de vie luxueux, doublé d’une attitude hautaine et bourgeoise (p. 29). Pourtant, les problèmes d’éducation que vivent les Français sont beaucoup plus sérieux et atteignent désormais des proportions graves, à commencer par l’illettrisme : « 26 % des écoliers ne savent pas lire ou calculer à la fin du primaire » (p. 104). Autre problème délicat : seulement en 2002, on a signalé au ministère de l’éducation nationale, de la recherche et de la jeunesse, plus de 80 000 « incidents graves » survenus dans des établissements scolaires, allant des menaces à la violence (p. 108). Comme l’auteur le démontre, les solutions sont souvent complexes ; on ne peut résoudre facilement des problèmes qui se sont creusés durant des années. Parmi les meilleures pages du livre, Luc Ferry consacre tout un chapitre à la loi sur la laïcité et les signes religieux, qu’il a rédigée en 2003, et il rappelle les fondements essentiels, mais parfois oubliés ou niés, de la France républicaine (p. 136 et 145). Enfin, dans l’excellent chapitre consacré à la philosophie de l’éducation, Luc Ferry résume les sujets lui ayant le plus tenu à coeur durant son mandant : « l’autorité, le travail, l’illettrisme, et la voie professionnelle » (p. 177).

Dans Comment peut-on être ministre ?, Luc Ferry propose de très belles pages sur sa conception des fondements de l’éducation et ajoute quelques brèves leçons de philosophie qu’il donne à méditer. Ainsi, il cite les Méditations de Descartes pour éclairer le problème de la désobéissance du citoyen face à des lois qu’il voudrait contester (p. 184) ; il se base sur Kant pour revaloriser la pensée (p. 218 et 230) ; il évoque Gaston Bachelard pour montrer que la pensée doit être comprise comme une construction (p. 231). Dans son travail quotidien de ministre, Luc Ferry dit adopter l’attitude initiale d’Adorno et Horkheimer : « pessimisme théorique, optimisme pratique » (p. 103). Ailleurs, il mentionne la nécessité pour l’élève d’être formé dans des domaines comme les arts et le sport, même s’il n’a pas de dispositions particulières pour ces matières : « Peu importe, à la limite, que l’on soit doué ou non : ce n’est pas cette considération qui doit interdire à un enfant d’être initié à des disciplines que le monde démocratique considère comme destinées à tous » (p. 212).

À ses nombreuses réflexions au niveau des idées, Luc Ferry ne manque pas d’ajouter au passage quelques critiques à l’égard de certains politiciens français qui ont eu le tort de faire passer la partisannerie avant le bien commun, et qui se seraient opposés systématiquement (et sous prétextes douteux) aux réformes prônées par le ministère de l’éducation nationale. Des politiciens les plus démagogues et cyniques qu’il aura affrontés, Luc Ferry retient surtout deux de ses prédécesseurs, les anciens ministres Jack Lang et François Bayrou (p. 94 et 248). Au terme de son mandat, il déplore en outre de n’être qu’un ministre sans pouvoir réel — au sens politique — au sein de son gouvernement : « Je mesure à quel point il est difficile en politique de n’être qu’un individu isolé, sans réseau, sans parti, sans électeurs » (p. 255). En revanche, Luc Ferry n’a que de bons mots pour son confrère Nicolas Sarkozy, alors ministre de l’intérieur, qui lui prodigue conseils et encouragements (p. 21, 93, 94, 96). Après avoir été un homme d’action, Luc Ferry n’est pourtant pas toujours tendre envers l’énorme machine gouvernementale française et à l’égard de cette France apparemment impossible à réformer : « J’ai vu des ministères, en effet, qui fonctionnaient comme des agences de pub » (p. 42).

Ce livre important, rédigé en 2004, ne ressemble pas vraiment à des mémoires politiques, même s’il en conserve le caractère vif et concret ; je le présenterais plutôt comme un essai sur les défis actuels de l’éducation, rédigé par un philosophe, au sens le plus noble du terme. Très peu de personnes peuvent se vanter — comme pourrait peut-être le faire Luc Ferry — d’avoir été philosophe et ministre. Une multitude de problèmes réels auxquels le ministre doit faire face (questions éthiques, de société, multiculturalisme, problèmes de financement) sont abordés, examinés, redéfinis, de la maternelle à l’université, sans oublier les centres de recherche. Et toujours, l’opinion publique des Français demeure critique par réflexe, soupçonneuse par principe, et impossible à satisfaire. Dans sa conclusion qui propose une série de cinq mesures, Luc Ferry cite même le Canada, aux côtés de l’Allemagne et du Japon, au rang des pays qui aident davantage leurs chercheurs que la France (p. 271). Ouvrage réussi et enthousiasmant, Comment peut-on être ministre ? devrait être lu par un large public, autant par des décideurs, politicologues, politiciens, éducateurs et philosophes ; je verrais très bien ce titre ajouté dans la bibliographie des cours sur la gouvernance et en éducation à la citoyenneté. En dépit du contexte français ou européen de plusieurs questions soulevées dans ce livre, le lecteur québécois pourra opérer les transpositions et les comparaisons nécessaires, en fonction de notre contexte et de nos propres débats de société.