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L’ouvrage de Jean Philopon et le travail d’introduction de Marie-Hélène Congourdeau ont déjà été présentés, en 2005, dans la Chronique du Laval théologique et philosophique (61, 1), par Moa Dritsas-Bizier. Inutile de revenir sur le contenu du traité, si ce n’est pour rappeler que La Création du monde, rédigé peu avant 553 (date de la condamnation de Théodore de Mopsueste, contre qui Philopon prend parti), cherche à montrer, en accord avec l’exégèse de Basile de Césarée (ive siècle), que l’Hexaemeron s’harmonise avec les explications scientifiques de la nature. Le traité porte donc sur l’accord possible entre la foi et la raison, n’hésitant pas à soutenir que plusieurs doctrines des philosophes grecs, loin de contredire les données de la Bible, s’en inspirent. Soulignons que, lorsqu’il entreprend ce travail, Philopon possède une profonde connaissance des penseurs anciens, particulièrement d’Aristote qu’il a abondamment et minutieusement commenté sous l’influence d’Ammonius, au sein de l’école néoplatonicienne d’Alexandrie. Cela se reflète dans ses nombreux traités théologiques.

L’oeuvre abondante de Philopon fait présentement l’objet de plusieurs recherches universitaires, mais elle demeure peu accessible à qui ne connaît le grec ancien. On devrait donc se réjouir qu’existe enfin une version française de La Création du monde. Moa Dritsas-Bizier considère que la traduction de Marie-Claude Rosset et Marie-Hélène Congourdeau « adopte un vocabulaire et une syntaxe clairs et accessibles ». Bernard Sesboüé, dans les Recherches de science religieuse (94, 4 [2006], p. 616), parle « du service rendu par cette excellente traduction ». Cependant, une lecture attentive nous met en présence d’un Philopon dont le vocabulaire manque de précision, dont les arguments souvent se contredisent et dont les énoncés n’ont parfois aucun sens. On se rend pourtant compte, en se référant au texte grec, que l’auteur n’est pas moins rigoureux dans La Création du monde que dans ses ouvrages antérieurs. En fait, c’est la traduction qui trahit à de multiples reprises sa pensée. Il est impossible, en quelques pages, d’analyser la cinquantaine d’erreurs que nous y avons décelées. Nous nous contenterons d’exemples significatifs. Pour faciliter la vérification des passages dont il sera question, nous donnerons la pagination de la traduction française (F) et celle de l’édition du texte grec de G. Reichardt, Joannis Philoponi de opificio mundi libri VII, Leipzig, Teubner, 1897 (G).

Illustrons d’abord le manque de familiarité des traductrices avec les concepts philosophico-scientifiques utilisés par Philopon. Au chapitre 3 du livre 1, Philopon, qui cherche à déterminer le sens du mot ἀρχη au début de la Genèse, privilégie le sens temporel où ἐν ἀρχη signifie « au commencement ». Mais, précise-t-il, dans le récit de la Création, cette archè correspond au commencement même du temps, contrairement, par exemple, au commencement de chacun de nous qui est précédé d’une durée temporelle. Pour montrer qu’un début hors temps du temps est possible, Philopon établit alors, à l’aide d’un exemple, une distinction conceptuelle entre ce qu’est un commencement et ce dont il est le début : de même que le point de départ d’une ligne s’en distingue puisqu’il est sans dimension, alors que la ligne en a une ; de même le point de départ d’une durée temporelle est essentiellement distinct de la durée qui s’ensuit. Ainsi, on peut concevoir que l’archè où Dieu crée le ciel est à l’origine du temps sans elle-même faire partie du temps. Prenons un extrait du texte (G 8, 1-9) accompagné de la traduction française (F 37). C’est nous qui soulignons certains termes.

Ὡς οὖν τὴν ἀρχὴν τῆς γραμμῆς σημεῖον καλοῦσιν οἱ περὶ ταῦτα σοφοὶ ἀδιάστατον καὶ ἀμερὲς ὂν οὐχὶ δὲ γραμμήν, οὕτω καὶ τὴν τοῦ χρόνου ἀρχὴν οὐ χρόνον ἀλλ’ αὐτὸ τοῦτο χρόνου ἀρχὴν ὃ προσαγορεύουσι νῦν. εἰ γὰρ καὶ τοῦτό τις βραχύν τινα νομίσειε χρόνον, οὐκέτι τὴν ἀρχὴν εἴληφε τοῦ ζητουμένου χρόνου, ἀλλὰ μόριον αὐτοῦ δέκατον τυχὸν ἢ ὁποσονοῦν. οὕτω τοίνυν καὶ τοῦ ὅλου χρόνου τὸ πρῶτον νῦν ἀρχή ἐστιν ὅλης αὐτοῦ τῆς ὑποστάσεως, οὐκ ὂν οὔπω χρόνος.

De même que ceux qui s’y connaissent appellent point le commencement de la ligne, qui est un point continu et indivisible, et ne l’appellent pas ligne, de même ils considèrent que le commencement du temps n’est pas un temps mais cela même qu’ils dénomment icicommencement du temps. Si en effet quelqu’un estimait que cette chose est un temps bref, il ne saisirait pas encore le commencement du temps considéré, mais une partie de ce temps, correspondant à un dixième ou quelque autre fraction. Ainsi donc, le premier élément du temps, considéré dans sa totalité, est le commencement de toute son existence, mais ce n’est pas encore le temps.

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Le mot νῦν, dans l’extrait, est un terme technique qu’on retrouve souvent dans les écrits philosophiques de Philopon : c’est l’instant. Or, faute de connaître ce terme, la traduction le confond tantôt avec l’adverbe « ici », tantôt le rend approximativement par « élément » (ou, p. 38, par « fragment » et, p. 39, par « moment »). En fait, ce que Philopon nous dit c’est que, de même que les connaisseurs n’appellent pas ligne mais point le principe de la ligne ; de même, quand il s’agit du principe du temps, ils ne l’appellent pas temps « mais cela même qui est principe du temps qu’ils nomment instant ». Philopon précise que le point, contrairement à la ligne, est ἀδιάστατον, sans dimension. Un « point continu et indivisible » est un non-sens étranger à Philopon. Certes, l’idée globale de l’extrait cité se laisse deviner à travers la traduction. Néanmoins, parce qu’elle est trop approximative, celle-ci s’avère inutilisable pour le spécialiste, voire trompeuse pour le néophyte.

Prenons un autre exemple de l’embarras des traductrices face au vocabulaire philosophique de Philopon. Au livre 2 (G 69, 4-5), le chapitre 6 s’intitule : Ὅτι τὸ σκότος οὔτε οὐσία ἐστὶν οὔτε ποιότης, στέρησις δὲ μόνη τοῦ ἀντικειμένου φωτός. La traduction offerte (F 88) est : « La ténèbre n’est ni une substance ni une qualité, elle n’est que la privation de la lumière qui est son contraire. » En disant de la ténèbre qu’elle est στέρησις δὲ μόνη τοῦ ἀντικειμένου φωτός, Philopon est tributaire de distinctions aristotéliciennes qu’il a scrutées dans son commentaire sur les Catégories. Or, lui faire dire que ce qui s’oppose à une privation est l’équivalent d’un contraire constitue une hérésie. En effet, le mot ἀντικείμενον a pour Philopon le sens d’« opposé », qui est un concept plus vaste que celui de « contraire », toujours désigné par le mot ἐναντίον. Le terme « opposé » comprend, avec les nuances philosophiques que cela implique, ce qui s’oppose comme affirmation et négation (comme il est assis, il n’est pas assis), les relatifs (comme le père et le fils), les contraires (comme le blanc et le noir) et ce qui s’oppose comme privation et possession de la forme (comme la cécité et la vue). Or, les réalités qui s’opposent en tant que contraires ont le même statut ontologique. Le blanc et le noir sont, pour Philopon, tous deux des qualités. Toutefois, ce qui s’oppose en tant que privation et possession ne s’équivaut pas. Par exemple, l’homme possède la vue qui est pour lui un état naturel, mais la cécité n’est pas la réalisation d’un état naturel. Il s’agit plutôt d’une privation de cet état. Ainsi, Philopon ne reconnaît ni à la ténèbre originelle ni aux ténèbres nocturnes le statut d’entités équivalentes à la lumière. Si la lumière est une qualité de l’air, la ténèbre n’en est pas une, mais une simple privation de lumière dans l’air. Par conséquent, traduire ἀντικείμενον puis ἐναντίον par « contraires », entraîne l’inintelligibilité de tout le chapitre qui suit le titre, car tantôt Philopon semblera dire que la lumière et la ténèbre sont contraires (alors qu’il faudrait comprendre opposées) ; tantôt affirmer qu’elles ne peuvent exister en tant que contraires (ἐναντία). Il ne faut pas sous-estimer la distinction de ces concepts. Elle aura une importance décisive en théologie. En effet, ce qui vaut ici pour la lumière et la ténèbre vaudra pour le bien et le mal. On ne saurait les concevoir comme des contraires, c’est-à-dire des entités équivalentes, sans tomber — Philopon y fait allusion au chapitre cité — dans les « affabulations manichéennes ». Pourtant bien et mal sont des ἀντικείμενα, mais le bien existe substantiellement ; tandis que le mal n’est qu’un éloignement du bien.

Nous verrons un dernier exemple de difficulté à traduire un texte sans bien connaître les concepts avec lesquels jongle l’auteur. Philopon, commentateur des Catégories, emprunte à Aristote ses notions d’homonymie et de synonymie. Soutenir, comme les traductrices (p. 247, n. 31) que l’univocité est « une des premières catégories aristotéliciennes », c’est ne pas bien comprendre ni le Stagirite ni l’Alexandrin. Cela transparaît dans la traduction. Au chapitre 9 du livre 1, Philopon veut montrer qu’on ne peut tirer profit des versets qui les associent à un ou plusieurs éléments, pour faire des anges des créatures corporelles. Pour son argumentation, il se sert d’extraits bibliques qui décrivent Dieu lui-même par des réalités matérielles. Voyons le passage (G 20, 1-14 ; F 47-48).

ἐπεὶ καὶ περὶ τοῦ θεοῦ αὐτὸς ὁ δεσπότης εἴρηκε Χριστός· πνεῦμα ὁ θεὸς καὶ τοὺς προσκυνοῦντας αὐτὸν ἐν πνεύματι καὶ ἀληθείᾳ δεῖ προσκυνεῖν τουτέστιν ἐν τῇ ἀσωμάτῳ καὶ ἀοράτῳ ψυχῇ τὸν ἀσώματον καὶ ἀόρατον προσκυνητέον θεόν—καὶ γὰρ τὸ πνεῦμα τὸ ἀέριόν ἐστιν ἀόρατον, ὡς καὶ ὁ κύριος εἶπεν—καὶ οὐχ ὡς σώματι τόπον ἀφοριστέον τῷ θεῷ, ὡς ἐδόκει τῇ Σαμαρείτιδι πρὸς ἣν ὁ λόγος· καὶ Μωϋσῆς· ὁ θεὸς ἡμῶν πῦρ καταναλίσκον ἐκφοβῶν τὸν ἰδιώτην λαόν· διὸ καὶ ἐν πυρὸς αὐτοῖς ὤφθη θεωρίᾳ· ἀλλ’ οὐδεμία ἐστὶν ἀνάγκη διὰ τὴν ὁμωνυμίαν τοῦ πνεύματός τε καὶ τοῦ πυρὸς εἰς σωματικὰς ἐννοίας ἢ φύσεις τὸν θεὸν κατασπᾶν ἢ τὰς ἱερὰς αὐτοῦ δυνάμεις.

En effet, le maître lui-même, le Christ, a dit de Dieu : « Dieu est esprit [en note : “Littéralement : ‘Dieu est souffle’, ce qui permet le parallèle avec l’air.”], et il faut que ceux qui l’adorent l’adorent en esprit et en vérité », c’est-à-dire qu’il faut adorer Dieu, qui est incorporel et invisible, dans l’âme incorporelle et invisible ; en effet le souffle aérien est invisible, comme dit le Seigneur et il ne faut pas assigner un lieu à Dieu comme à un corps, comme le croyait la Samaritaine à qui s’adressait le discours. Et Moïse, quand il effraie son peuple : « notre Dieu est un feu dévorant » ; c’est pourquoi il leur apparut en vision dans le feu. Mais ce n’est pas parce que les mots de souffle ou de feu se ressemblent qu’il faut rabaisser Dieu ou ses puissances sacrées à des notions corporelles.

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Dans la traduction française, la conclusion de l’argument de Philopon est absurde. Elle stipule qu’on ne saurait dire de Dieu qu’il est un corps du fait que les mots « souffle » et « feu » se ressemblent ! En vérité, la démonstration de Philopon repose sur l’idée que chacun de ces mots a des significations multiples et que, dans les versets cités, « souffle » et « feu » sont employés au sens figuré et non au sens propre. C’est là qu’intervient la notion d’homonymie. Pour Philopon, elle ne réfère pas à des termes distincts qui auraient — laquelle ? — une ressemblance entre eux. Sont homonymes, selon Philopon, des réalités qui portent le même nom mais qui sont néanmoins essentiellement autres. Autrement dit, le même mot, disons pneuma, peut désigner l’élément air et servir à parler de Dieu. Cependant, la définition qui rendra l’essence du pneuma aérien sera autre que celle du pneuma divin. La conclusion de Philopon devrait donc se lire : « Mais, il n’est nullement nécessaire de rabaisser Dieu ou ses puissances sacrées à des notions ou natures corporelles, du fait de l’homonymie du [mot] “souffle” et [de l’homonymie du mot] “feu”. » Les mots « souffle » et « feu » ont des significations multiples. Du fait de cette homonymie, on comprend que le sens à donner à ces mots dans les passages cités n’est pas celui qu’on leur donne habituellement.

Laissons de côté les autres problèmes reliés aux concepts philosophiques employés par Philopon. Les traductrices s’autorisent ailleurs des libertés fâcheuses avec le texte grec. On remarquera, dans la traduction qui précède, l’omission du terme φύσεις ou natures. On pourrait, à la limite, considérer que cette omission, en elle-même, n’est pas vraiment dommageable à la compréhension du texte, pas plus qu’ailleurs celle de ἀοράτους (G 17, 6 ; F 45) et celle de οὐσίας (G 162, 3 ; F 165). Toutefois, est plus gênant l’abandon — sans avertissement — d’une négation dans une argumentation serrée qui conduit à justifier un développement devenu incohérent comme un « argument par l’absurde » (p. 64, n. 52). À la fin du chapitre 16 du livre 1, Philopon s’attaque à Théodoret qui, en raison de la multiplicité des anges, considérerait qu’ils devraient être circonscrits, chacun dans un lieu distinct. Philopon réplique en faisant appel à la Trinité. Théodoret aurait dû réfléchir, de dire Philopon, au fait que chacune des hypostases est différente des autres et s’en distingue par des caractères propres, sans pourtant devoir se trouver délimitée dans un lieu. Voyons la comparaison et les conséquences envisagées sous forme d’alternatives (G 40, 18-26 ; F 64) :

ἀλλ’ ἔδει γε αὐτὸν ἐννοεῖν, ὅτι καὶ ἑκάστη τῆς ἁγίας τριάδος ὑπόστασις τῶν λοιπῶν ἐστιν ἑτέρα καὶ τρεῖς ὑπάρχουσιν τῷ ἀριθμῷ ἰδιώμασιν ἀλλήλων διοριζόμεναι. ἢ οὖν ἐν τόπῳ ἔσονται διὰ τοῦτο καὶ σώματα ἢ Σαβέλλιος ἡμῖν ἐπιπηδήσει ἢ τό γε τρίτον καὶ ἀληθέστερον· οὐ τὰ ἐν ὑποστάσει ἴδια καὶ τῶν ὁμοφυῶν ταύτῃ διακρινόμενα ἢ σώματα πάντως εἰσὶν ἢ τόπῳ τινὶ περιέχονται.

Mais il aurait dû réfléchir au fait que chaque hypostase de la sainte Trinité est différente des autres et qu’elles sont trois par le nombre, et se différencient les unes des autres par leurs caractères propres. Donc ou bien ces hypostases seront en un lieu, et pour cette raison elles seront des corps, ou bien Sabellios se déchaînera contre nous, ou bien en troisième lieu, et de façon plus vraie, les qualités propres qui sont dans une hypostase et qui se distinguent par là des [hypostases] de même nature, sont ou bien des corps, ou bien contenues en un lieu.

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Philopon, dans la traduction, raisonne de manière déconcertante. D’abord, on saisit mal en quoi la première conséquence se distingue de la troisième qui présente elle-même une curieuse alternative, puisque corps et lieu vont de pair. À moins de comprendre que dans le dernier cas Philopon se prononce sur les qualités des hypostases indépendamment des hypostases elles-mêmes et sur leur possibilité d’être des corps sans être dans un lieu ou l’inverse. Mais dans quel but clorait-il son argumentation et le chapitre 16 en entier avec ce qu’il considérerait comme une ineptie ? En outre, pourquoi, suivant la deuxième alternative, Sabellios serait-il mécontent qu’on n’accepte pas la teneur de la première qui prône des hypostases distinctes donc délimitées localement ; lui pour qui le Père, le Fils et l’Esprit ne sont que des aspects de la divinité unique ? Mais à regarder le texte grec, on voit que ce n’est pas tant le raisonnement de Philopon qui cloche que la traduction, particulièrement les deux dernières alternatives. Certes, dans la deuxième, « Sabellios » est au nominatif. Cependant, pour que le texte devienne intelligible, on ne doit pas le considérer comme le sujet grammatical de ἐπιπηδήσει. D’ailleurs, celui qui devrait s’en prendre à Philopon s’il n’accepte pas la première alternative, ce n’est pas Sabellios mais bien, du moins selon Philopon, Théodoret. Ce dernier traitera Philopon de « Sabellios », c’est-à-dire de réduire les hypostases à des modalités en ne reconnaissant pas qu’elles sont délimitées puisque distinctes. L’utilisation du nominatif en tête d’alternative, là où l’on attendrait logiquement un datif, est une tournure dont on peut trouver d’autres exemples dans la littérature grecque (voir les utilisations du nominatif chez Jean Humbert, Syntaxe grecque, Paris, Klincksieck, 1972, p. 250-253, particulièrement le § 412). Dans la dernière alternative, Philopon présente enfin sa propre solution. C’est parce qu’il endosse cette solution qu’il la qualifie de ἀληθέστερον, plus vraie. Évidemment, pour bien la comprendre, il faut conserver la négation qui l’introduit : « Donc ou bien ces hypostases seront en un lieu, et pour cette raison elles seront des corps, ou bien il [Théodoret] nous traitera de Sabellios, ou bien en troisième lieu, et de façon plus vraie, ce qui se trouve en propre dans une hypostase et la distingue des réalités de même nature n’est d’aucune façon corporel ou contenu dans un lieu. » L’intention de Philopon est la suivante : Théodoret lui-même ne croit pas que les hypostases divines soient des corps ni n’adhère-t-il à la doctrine de Sabellios. Par conséquent, il admettra que les hypostases bien que distinctes ne sont pas délimitées localement et que le raisonnement vaut aussi bien pour les anges dont il fallait démontrer la non-circonscription dans un lieu.

Nous terminerons notre examen de La Création du monde en considérant des exemples de difficultés d’ordre plutôt syntaxique auxquelles sont confrontées les traductrices. On peut en effet constater, en maints endroits, un manque de familiarité avec certaines tournures grecques. Nous donnerons deux exemples, le premier dans un contexte purement théologique.

Au chapitre 18 du livre 2, dans un développement passionné qui s’étend à la chronologie relative à la mort du Christ, sa descente aux enfers et sa résurrection ; Philopon s’attaque à ceux qui soutiennent que la nuit précède le jour et non l’inverse. Entre autres données scripturaires, ceux-ci se basent sur l’existence de la ténèbre originelle avant la création de la lumière par Dieu, dans la Genèse. Philopon les réfutera donc en établissant une distinction entre cette ténèbre et la ténèbre nocturne. Suivra une critique de l’exégèse adverse d’un texte de Paul. On lit donc, à la fin du chapitre (G 92, 6-21 ; F 106-107) :

Ὅτι δὲ οὐ τὸ αὐτὸ ἦν, κἀντεῦθεν δῆλον· τὸ νυκτερινὸν σκότος ἀντιφραττομένου τοῦ φωτὸς ὑπὸ τῆς γῆς συνίσταται· ἐκεῖνο δὲ μηδ’ ὅλως γενομένου φωτὸς παρυπέστη· διόπερ καὶ ἀφεγγέστατον ἦν καὶ οὐ τὸ αὐτὸ ἦν ἄρα τῷ τὴν νύκτα ποιοῦντι σκότῳ. ψυχρὸν δὲ καὶ διὰ τὸ εἰπεῖν τὸν ἀπόστολον Παῦλον· νυχθήμερον ἐν τῷ βυθῷ πεποίηκα προηγεῖσθαι λέγειν καθόλου τῆς ἡμέρας τὴν νύκτα· ὡς γὰρ ἐν νυκτὶ κατὰ τὸ εἰκὸς γενομένου τοῦ ναυαγίου τῷ Παύλῳ […] αὐτήν τε τὴν νύκτα καὶ τὴν ἐπιοῦσαν ἡμέραν ἐν τῷ βυθῷ μείνας ὁ Παῦλος ἀκολούθως εἶπεν· νυχθήμερον ἐν τῷ βυθῷ πεποίηκα. εἰ γὰρ ἐν ἡμέρα ἦν ναυαγήσας καὶ ἐπισυνῆψε τὴν νύκτα, ἔλεγεν ἄν· ἡμερονύκτιον ἐν τῷ βυθῷ πεποίηκα.

Qu’il ne s’agissait pas de la même ténèbre, est aussi évident par ceci : la ténèbre nocturne prend forme au moment où la lumière est interceptée sous la terre ; l’autre ténèbre (la ténèbre primitive) ne subsista absolument pas une fois la lumière créée. C’est pourquoi elle était complètement sombre et ce n’était donc pas la même ténèbre que la ténèbre qui produit la nuit. Elle était aussi froide, d’après ce que dit l’Apôtre Paul : « J’ai passé une nuit et un jour dans l’abîme », pour signifier que la nuit avait précédé l’ensemble de la journée. Comme le naufrage s’était vraisemblablement produit de nuit pour Paul […] Paul resta cette nuit et le jour suivant dans l’abîme, et il dit par conséquent : « J’ai passé une nuit et un jour dans l’abîme ». S’il avait fait naufrage dans la journée et si cela s’était prolongé d’une nuit, il aurait dit : « J’ai passé un jour et une nuit dans l’abîme ».

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La traduction nous laisse entendre que Philopon, soutenant que la ténèbre originelle était sombre, ajoute qu’elle « était aussi froide » en s’appuyant sur Paul. Or, la citation qui suit n’a aucun rapport avec la froideur de la ténèbre ! On s’attendrait à une note explicative. Les traductrices semblent plutôt accepter que Philopon tienne des propos insensés ! En fait, l’idiotisme grec ψυχρὸν … λέγειν est mal traduit et ne signifie pas ici que la ténèbre était froide, mais bien qu’il est inutile ou vainde dire que la nuit précède le jour du fait que Paul ait dit : « J’ai passé une nuit et un jour dans l’abîme ». Il aurait fait naufrage de jour, Paul aurait dit : « J’ai passé un jour et une nuit dans l’abîme ». Pour Philopon, le verset n’a rien à voir avec le sujet de la discussion.

Pour deuxième exemple, nous prendrons un des sept passages de La Création du monde où le terme μήποτε est mal traduit et trahit la pensée de l’auteur (voir aussi G 62, 28 ; 78, 15 ; 120, 9 ; 189, 1 ; 242, 15 ; 292, 9 ; et les passages parallèles, F 83 ; 96 ; 129 ; 187 ; 234 ; 276). Chez Philopon, μήποτε a souvent le sens d’une atténuation : peut-être, sans doute. Les traductrices n’ignorent pas ce sens (voir G 216, 4 ; 223, 8 ; et F 212 ; 217), mais préfèrent curieusement la négation forte même là où s’ensuivent contradictions et non-sens. Ainsi, le titre du chapitre 2 du livre 5 (G 210, 19-21 ; F 207) se lit : « En disant : “Que les eaux fassent sortir”, [Moïse] a inclus l’air avec les eaux, à cause de la parenté de ces deux éléments. » Or, quelques lignes plus bas (G 211, 6-11), le texte grec nous dit : —μήποτε οὖν, ὡς ἤδη καὶ πρότερον εἶπον ἐξηγούμενος τό γενηθήτω στερέωμα ἐν μέσῳ τοῦ ὕδατος, ἐν τῷ ἐξαγαγέτω τὰ ὕδατα ἑρπετὰ ψυχῶν ζωσῶν καὶ τὸν ἀέρα συμπεριείληφε· τίνι γὰρ οὐκ ἔστι δῆλον, ὅτι οὐδὲν τῶν πτηνῶν ἐξάγει τὰ ὕδατα; Ce texte est traduit (F 207) : « — jamais donc, comme je l’ai déjà dit auparavant en expliquant “qu’il y ait un firmament au milieu de l’eau”, jamais Moïse n’a englobé l’air dans la phrase : “Que les eaux fassent sortir celles des âmes vivantes qui sont des reptiles” ; n’est-il pas évident que les eaux ne produisent aucun des volatiles ? » Or, outre le titre qui précède, toute la suite veut montrer qu’en utilisant le mot « eaux », Moïse parle également de l’air. En outre, au livre 3, chapitres 5 et 16, en examinant le verset : « qu’il y ait un firmament au milieu de l’eau », Philopon a déjà expliqué que le mot « eau », dans la Bible, est polysémique et s’applique là également à l’air ! Par conséquent, il aurait mieux valu traduire : « Sans doute donc, comme je l’ai déjà dit auparavant en expliquant “qu’il y ait un firmament au milieu de l’eau”, Moïse a-t-il englobé l’air dans la phrase : “Que les eaux fassent sortir celles des âmes vivantes qui sont des reptiles” ; n’est-il pas évident que les eaux ne produisent aucun des volatiles ? »

On pourrait multiplier les exemples de traductions erronées, soit à cause d’une méconnaissance des concepts philosophico-scientifiques utilisés par Philopon, soit à cause d’une incapacité de comprendre le déroulement d’un argument, soit pour des raisons purement grammaticales. Le travail accompli par les traductrices de La Création du monde demeure immense, mais ne pouvait dans l’état faire l’objet d’une publication, quel que soit l’auditoire visé. Pas besoin d’être un spécialiste chevronné pour demeurer perplexe à la lecture d’un passage comme le suivant : « Après avoir recensé les bêtes sauvages, les reptiles, les bestiaux, le Prophète, comme pour en faire un résumé, dit : “Et tous les reptiles de la terre selon leur espèce”, les appelant tous du terme de reptiles. En effet, les Grecs ont reconnu aussi, pour tout être vivant et jusqu’aux oiseaux, le reptile (ἑρπετόν - herpeton) par le fait de ramper (ἕρπειν - herpéin), c’est-à-dire de se mouvoir, et non par le fait de se renverser (ἐρείπειν - ereipen) qui signifie “tomber”, ce qui explique qu’on a appelé reptiles ceux qui, sans pieds, se tortillent sur le ventre » (G 226, 21-28 ; F 220-221).

En écrivant La Création du monde, Philopon s’en prend à certains de ses coreligionnaires qui, par « l’immense bêtise de leurs propos » (F 134), font que des gens instruits, des savants, méprisent les saintes Écritures. Le logicien, l’homme de science, le métaphysicien que fut Philopon veut prouver que raison et foi s’harmonisent. Malheureusement, à travers l’actuelle traduction, il apparaît comme bien mal outillé pour accomplir son dessein. Souhaitons une édition revue et corrigée qui lui rende justice.