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Les quatre textes qui font partie de ce dossier ont été élaborés dans le cadre d’un séminaire commun suivi conjointement à l’automne 2006 et l’hiver 2007 par les étudiants du doctorat en sciences des religions de l’Université Concordia, de l’Université du Québec à Montréal et de l’Université Laval. Le thème choisi était « la religion et les sciences de la religion dans l’espace public contemporain ». Les trois équipes locales s’étaient donné « pour mandat de faire émerger, à travers la diversité des objets de recherche personnels, un thème, une problématique, un questionnement — bref, quelque chose de transversal et de commun » (plan général). Le but ultime de ces travaux était la tenue en avril 2007 d’un colloque de deux jours où chacune des trois équipes d’étudiantes et d’étudiants présenterait le résultat de ses réflexions, dans le respect des spécificités de chacune des institutions.

Lors du colloque, les étudiants de l’UQÀM ont abordé des questions concernant les religions dans l’espace public contemporain comme les accommodements raisonnables, les étudiants de Concordia ont mis l’accent sur la question des médias, tandis que les étudiants de l’Université Laval ont choisi d’axer leurs travaux sur le rôle du chercheur en sciences des religions dans l’espace public contemporain. Tel qu’envisagé par l’équipe de l’Université Laval, le paradoxe, et en même temps le défi, de ce séminaire consistait à ancrer les étudiants dans leurs propres recherches doctorales tout en dépassant le côté pointu et hermétique de ces dernières. Un des objectifs de ce séminaire était ainsi de faire dialoguer entre eux des étudiants peinant sur des sujets fort différents les uns des autres et spontanément portés à monologuer.

L’équipe de l’Université Laval était composée de six étudiants placés sous ma supervision. Pour des raisons personnelles, qui n’ont rien à voir avec la qualité ou l’intérêt du travail qui avait été fait, deux de ces étudiants ont choisi de ne pas poursuivre plus avant l’aventure et de ne pas retravailler leur contribution en vue de la publication. Quatre étudiants ont décidé de publier le résultat de leurs recherches et leurs contributions donnent une excellente idée des fructueux débats auxquels ce séminaire a donné lieu.

— Diane Denis se spécialise dans le domaine du bouddhisme tibétain et étudie le Dharmadharmatāvibhāga (« La distinction entre les phénomènes et leur vraie nature »), un texte du troisième siècle de notre ère attribué à un certain Maitreya. Dans un article qu’elle intitule « Le rôle d’une spécialiste en études bouddhiques dans l’espace public québécois actuel », Mme Denis mène une enquête sur les positions variées et souvent contradictoires que bouddhistes, spécialistes du bouddhisme et sympathisants de spiritualités contemporaines prennent par rapport à l’auteur de ce petit traité. L’analyse de ces données lui permet de réfléchir à la façon dont les spécialistes interviennent sur la place publique, parfois même sans s’en rendre compte.

— Julio Cesar Dias Chaves fait sa thèse sur l’apocalyptique dans le codex V de la collection d’écrits coptes de Nag Hammadi et son rapport avec la littérature copte du quatrième siècle. Dans « De l’apocalyptique et de la gnose ancienne à ses avatars contemporains : réflexions d’un étudiant du codex V de Nag Hammadi », il réfléchit au rôle d’un chercheur qui se spécialise en christianisme ancien, et plus particulièrement sur la littérature apocalyptique et la gnose, dans un espace public à l’affût de toute nouvelle découverte susceptible de déstabiliser le christianisme, ainsi qu’à la réception de son propre travail de spécialiste par le grand public.

— Eric Crégheur étudie les LivresdeIéou, un traité gnostique généralement daté du quatrième siècle de notre ère, conservé uniquement en copte et encore très peu connu. Sa contribution, intitulée « Les facteurs régissant la réception publique d’un texte ancien », s’interroge sur les raisons qui font qu’un texte ancien surgisse dans l’espace public contemporain, ou au contraire paraisse dénué de tout intérêt.

— Une dernière contribution est intitulée : « Le débat sur l’implantation de tribunaux islamiques tel que reflété par les journaux québécois La Presse et Le Devoir (2003-2005) ». Mohammed Zehiri s’y demande si un chercheur qui se spécialise sur la question de l’évolution de la magistrature au Maroc avant et après la période de l’indépendance de ce pays peut également contribuer à un débat concernant l’éventuelle implantation de tribunaux d’arbitrage islamiques, qui a déjà eu lieu surtout en Ontario il y a quelques années et qui peut toujours resurgir au Québec.

Toutes ces analyses insistent sur la façon dont des textes anciens ou des institutions traditionnelles sont « reçus[1] » dans l’espace public contemporain. H.R. Jauss a créé en effet une révolution en littérature en mettant l’accent sur le lecteur d’une oeuvre plutôt que sur le texte lui-même et son auteur. Non pas que le texte et son auteur ne soient pas fondamentaux, mais il ne peut non plus y avoir d’oeuvre sans que le lecteur à qui elle s’adresse n’y soit présent d’une certaine façon. Jauss a montré combien il était fructueux de considérer que des oeuvres ou des réalités qui ont jadis existé dans un premier horizon, pouvaient changer successivement d’horizon et être finalement reçues par nos contemporains d’une façon totalement différente. Un texte bouddhique comme le Dharmadharmatāvibhāga relève d’une école particulière et doit d’abord s’interpréter à l’intérieur de cette tradition, dira l’historien. Il en va de même d’un personnage comme Maitreya qui peut successivement changer d’identité suivant les milieux qui décident de recevoir son message. Les textes à tendance apocalyptique ou gnostique conservés en copte sont aussi apparus dans un contexte religieux spécifique, même s’ils ont été marginalisés et se sont perdus. La magistrature marocaine s’inspire d’une école juridique spécifique, à savoir l’école malékite, et constitue un exemple d’adaptation du droit musulman respectueuse des principes de base de la tradition. Quoi qu’il en soit, ces textes bouddhique ou chrétiens, ou encore ces institutions musulmanes se retrouvent de nos jours dans un espace public ouvert et y circulent souvent sans limites apparentes. On peut avoir l’impression que, dans ce nouvel espace, l’interprétation de ces textes ou de ces institutions risque de s’affoler. La libre circulation dans un espace public décloisonné oblige à réfléchir à nouveau au rôle des spécialistes qui, au nom de la science, se croient parfois libres de tout dire ou de tout faire. Sans doute reste-t-il des institutions, des groupements qui revendiquent une place dans cet espace public, mais c’est aussi l’individu qui se saisit librement de ces données et qui y construit sa propre vérité d’une façon qui peut étonner. Autant de sujets auxquels les quatre contributions de ce dossier nous invitent à réfléchir, chacune à sa façon.