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I. Une nouvelle situation culturelle et religieuse

Les quatre cours donnés par Paul Tillich à la Faculté de théologie de l’Université Friedrich-Wilhelm de Berlin en 1919-1920 constituent des témoins importants de l’effervescence qui caractérise la vie intellectuelle en Allemagne aux lendemains immédiats de la première Grande Guerre[1]. On peut y observer tout l’impact que cette immense catastrophe a eu sur la compréhension de soi, s’exprimant dans ce qu’on appelle la « culture », qui se trouve alors ébranlée jusque dans ses assises traditionnelles réputées les plus solides. Si aucun domaine n’est sorti indemne de cette guerre, celui de la religion en a été très fortement touché, au point où les repères traditionnels ne paraissent plus en mesure d’assurer une orientation claire dans un monde qui, manifestement, ne semble pas avoir conservé beaucoup de choses de celui qui existait il y a moins d’une décennie encore.

Considéré globalement, c’est tout le rapport de la religion à la culture qui doit être redéfini. Si nécessaire qu’elle apparaisse alors, la tâche est immense et peut-être provisoirement impossible, car l’une et l’autre sont alors comme disloquées, leur rapport antérieur, pour peu qu’il ait été pensé, ne tenant plus et quiconque voudrait s’y consacrer participe lui-même de cette situation qui présente bien peu d’assises éprouvées.

À l’intérieur de cette constellation, la référence traditionnelle qu’était la théologie se trouve elle-même disqualifiée, liée qu’elle apparaît aux yeux de plusieurs à des intérêts ou à des traditions que la situation nouvelle n’est plus en mesure de faire siennes.

À la nécessité d’élaborer une nouvelle articulation de la religion et de la culture s’ajoute celle de repenser à nouveaux frais celle de la théologie et de la religion. Ici comme là cependant, on se retrouve au début d’une tâche colossale, où l’exploration de voies nouvelles demandera certes une nouvelle rigueur, mais en même temps une certaine audace et une naïveté certaine.

Les quatre cours de Tillich sont une remarquable contribution à cette tâche. S’ils sont d’importants témoins de la situation intellectuelle de cette époque, ils marquent également une étape importante dans l’évolution de sa propre pensée. Le développement de son oeuvre confirmera le caractère provisoire, voire insatisfaisant ou irrémédiablement lié au contexte culturel de l’époque, de plusieurs éléments mis en oeuvre dans ces cours. En revanche, ceux-ci annoncent déjà et mettent à leur manière en place les lignes de fond de sa pensée qui trouveront leur dernier épanouissement dans la Théologie systématique des années 1950.

C’est le cas notamment pour le cours « Philosophie de la religion » du semestre d’été 1920 et, d’une façon particulière dans ce cours, de la réflexion sur la place de la théologie dans l’élaboration d’un rapport nouveau entre la religion et la culture. Il s’agit en apparence d’une petite question si on voulait en juger uniquement par l’espace qu’elle occupe dans l’ensemble du cours. Sur les 39 leçons du cours, la question n’est en effet traitée que dans les 4 premières et pratiquement toujours à l’intérieur de considérations de portée plus globale.

Il s’agit pourtant d’une question centrale pour Tillich. Il suffit, pour s’en convaincre, d’être non seulement attentif au fil de son argumentation, mais de l’aborder dans le contexte plus global que constituent avec ces quatre leçons deux autres textes majeurs de Tillich qui sont pratiquement contemporains de ce cours : celui de la conférence qu’il prononce en avril 1919 à Berlin sur « L’idée d’une théologie de la culture[2] », et celui de la conférence sur « Le dépassement du concept de religion en philosophie de la religion » qu’il prononce également à Berlin en janvier 1922[3].

Dans les premières leçons du cours « Philosophie de la religion » — tout spécialement les troisième et quatrième leçons — les considérations sur un « système des sciences » occupent pratiquement toute la scène. La question de la place de la théologie ne paraît y jouer qu’un rôle secondaire au profit d’une philosophie de la religion conçue comme devant l’intégrer. Pour mesurer la portée de cette façon de faire, il sera utile d’élargir un peu la perspective par quelques remarques sur le sens de la « systématisation » dans la pensée de Tillich. Alors que le contexte intellectuel de ce cours de 1920 est tout à fait particulier, Tillich ne l’évoque explicitement que fort peu. La conférence de 1919 se présente ici comme un complément important ainsi que quelques autres textes contemporains. Je ferai aussi à cet égard quelques remarques. Le cours de 1920 est très fortement construit autour de l’élaboration de plusieurs concepts-clés qui ont indéniablement une fonction clarificatrice, mais qui donnent aussi à l’ensemble une allure abstraite et peuvent facilement nourrir l’impression que l’intérêt pour la religion trouve son origine et sa fin dans une démarche réflexive finalement réservée aux esprits versés dans le travail intellectuel. Tillich a vu le danger et a manifestement voulu très tôt corriger le tir : la conférence de 1922 est à cet égard un correctif important et appartient à ce titre à ce bouillonnement qui caractérise la pensée de Tillich en ce début des années 1920. Je l’évoquerai en conclusion.

La question à laquelle je voudrais essayer de présenter la réponse de Tillich, qui fera l’essentiel de mon propos, est celle-ci : qu’en est-il de la place de la théologie dans le nouveau rapport que les bouleversements de la Grande Guerre ont imposé entre la religion et la culture ? Comment faut-il comprendre cette insistance sur la nécessité, pour y faire droit, d’une philosophie de la religion ? Avant de suivre les principales articulations de l’argumentation de Tillich, une mise en contexte plus générale me paraît utile[4].

II. Le moment de l’immédiateté rompue

Près de 90 ans après le cours de Tillich, ni le mot ni le concept de philosophie de la religion ne suscitent chez nous scepticisme ou étonnement. De très nombreux travaux en ont depuis longtemps accrédité la légitimité et la fécondité, et des cours, voire des programmes de philosophie de la religion, ont depuis longtemps trouvé leur place au sein de facultés de théologie et de philosophie réputées. On oublie facilement qu’il n’en a pas toujours été ainsi.

Le cours que Tillich donne à Berlin à l’été 1920 se situe à un moment charnière dans la réflexion sur la religion, où les chemins traditionnels ne paraissent plus praticables et où des voies nouvelles sont davantage entrevues que clairement balisées. La réflexion participe alors d’une rupture qui fut profonde et brutale, qui ouvre de nouvelles possibilités, mais sans offrir des succès assurés. Les premières phrases de la première leçon du cours constituent à cet égard une mise en situation qui prend acte du caractère inédit de l’état des lieux et de l’ampleur de la tâche qu’il impose.

Tillich ouvre en effet son cours par une observation en apparence banale mais aux implications herméneutiques majeures. « Dans les périodes intensément religieuses, écrit-il, il n’existe pas de philosophie de la religion. » Pourquoi ? Parce qu’alors « l’esprit vit dans sa plénitude immédiate[5] ». C’est précisément ce qui le caractérise alors que d’être cette plénitude, mais comme il l’est complètement, il est incapable de voir ce qu’il est, il est incapable de demander pourquoi il l’est. Et pourquoi est-ce ainsi ? « Parce qu’il n’a pas d’autre. »

Pour qu’il y ait « philosophie », en effet, en l’occurrence « philosophie de la religion », il est nécessaire qu’une distance existe, qu’une certaine faille se produise en quelque sorte au sein même de la conscience, qui lui permette de se considérer à distance d’elle-même, de se mettre elle-même « en question ». Pour ne pas devenir réductrice de son objet, mais lui permettre au contraire d’apparaître comme ce qu’il est, cette posture appelée « critique » a besoin pour se réaliser que la conscience abandonne cette immédiateté à elle-même dans laquelle elle trouve confort et sécurité. Or, cela ne peut être simplement le résultat d’une décision. La « substantielle solidité de la conscience », bien ancrée dans un rapport immédiat aux réalités de son univers de représentation, rend une telle décision de toute manière impossible, la conduit même à mettre en place toute sorte de stratégies dans le but précisément de se protéger contre une telle éventualité. Cet « autre » qui doit ouvrir la brèche par où la réflexion critique pourra s’infiltrer ne peut venir que de l’extérieur de l’enceinte fortifiée de la conscience toute tournée vers elle-même[6]. Aucune interrogation véritable n’est possible aussi longtemps qu’on demeure convaincu que les choses vont tout à fait comme elles doivent aller !

Dans les périodes fortement religieuses, non seulement l’esprit n’est pas spontanément disposé à se mettre lui-même en question mais il résiste même plus ou moins consciemment à le faire. D’une manière presque instinctive, il refuse les concepts qui objectivent sa propre religion, tout particulièrement le concept de religion lui-même. Par cette résistance, la conscience religieuse se protège aussi bien contre un classement conceptuel de sa propre religion parmi les autres religions que contre une distinction entre une fonction de l’esprit qui serait « religieuse » et les autres fonctions. Dans un tel contexte, la religion « n’est d’aucune façon, conclut Tillich, une fonction essentielle de l’esprit humain » parmi d’autres fonctions, mais « oeuvre objective de Dieu dans le monde face à laquelle on doit prendre position par l’intellect et la volonté » (334).

En d’autres termes, au coeur même de la conscience religieuse se trouve alors à l’oeuvre une puissante tendance totalisante, sinon totalitaire, qui la conduit à exclure jusqu’à la possibilité d’accueillir en elle l’émergence d’un « autre ». Ceci se concrétise selon Tillich dans le fait que cette conscience se construit un monde de représentation étanche bien défini dans lequel elle évolue comme si cela allait de soi, monde qu’elle maintient à l’abri de toute réflexion critique susceptible de l’inquiéter.

Bien que fort brèves, et de ce fait peu documentées, ces remarques de Tillich en introduction à la première leçon de son cours sont manifestement commandées par un souci d’inscrire son projet de philosophie de la religion dans la ligne d’une prise en compte critique de la « situation spirituelle de son époque », comme il l’analysera explicitement quelques années plus tard dans un texte important[7], ou encore de ce qu’il appelle « la crise religieuse » telle qu’il commence alors à l’interpréter. Cette « crise » fera bientôt le thème explicite d’un texte bref mais non moins important, qui illustre bien la difficulté et l’enjeu d’une entreprise comme celle de ce cours universitaire[8].

La question est donc la suivante : comment l’émergence d’une réflexion critique est-elle possible dans une situation qui l’exclut d’emblée ? La situation évoquée par Tillich est caractérisée par le fait que pour la conscience religieuse propre à une époque d’intense religiosité, Dieu et l’histoire sont éprouvés comme des réalités immédiates qui saturent complètement cette conscience et avalent en quelque sorte toutes les autres réalités de la vie profane.

Il existe bien une forme de réflexion au sein d’un tel monde religieux. Il s’agit de ce que Tillich appelle « la réflexion théologique au sens strict », c’est-à-dire une théologie qui consiste en une clarification et une systématisation des représentations de la foi. Cette réflexion se déploie à l’intérieur d’un point de vue religieux solide, sûr de lui, qui épouse ce point de vue et se comprend comme étant à son service, mais qui n’en fait jamais comme tel l’objet de la réflexion. Cette théologie se comprend comme l’instance de légitimation et de défense de cette conscience religieuse sûre d’elle-même. Elle ne se sent pas autrement concernée par ce qui se passe à l’extérieur de ses murs et n’éprouve aucune nécessité à réfléchir à son être propre à partir des critiques qui lui viendraient de l’extérieur. Le ferait-elle qu’elle cesserait à ses yeux d’être ce qu’elle est, à savoir « théologie » au sens étroit, pour devenir « philosophie », c’est-à-dire une réflexion qui ne se déploie plus sur la base et à l’intérieur de la conscience religieuse propre à la religion en question.

Pour qu’il y ait une véritable critique qui ne se fasse pas au prix d’un antagonisme entre la théologie et la philosophie de la religion, et qui ne soit pas une critique de la religion vidée de toute conscience religieuse, il est nécessaire selon Tillich que cette réflexion critique naisse d’abord de la théologie elle-même, que celle-ci en soit, selon ses termes, « le point de départ ». Cette critique doit toutefois arriver à s’en libérer tout en se déployant en lien avec la systématisation théologique et en agissant parallèlement à la pensée religieuse.

Évoquant très rapidement ce qu’il estime s’être passé en Inde, en Grèce et en Occident, Tillich y décèle ce qu’il interprète comme étant le stade initial de la philosophie de la religion, c’est-à-dire une position critique, mais qui n’est pas encore consciente de son caractère critique, « une théologique philosophique » précise-t-il, plutôt qu’une véritable « philosophie de la religion ». Il laisse ainsi entendre que son propre projet s’inscrit à l’intérieur d’une longue et lente évolution, mais en même temps que quelque chose de décisif est survenu à son époque qui en assure non seulement la pertinence mais aussi la réelle possibilité.

Or, chose étonnante, Tillich est sur ce point précis avare de commentaires. Les toutes premières affirmations de la première leçon laissaient présager un développement à la mesure de leurs percutantes implications. Il y affirmait en effet d’entrée de jeu, je l’ai souligné, qu’une philosophie de la religion n’était possible qu’à la condition que la conscience religieuse elle-même fasse en tant que telle une véritable expérience d’altérité. Comme il se propose précisément de défendre le projet d’une philosophie de la religion, on se serait attendu à ce qu’il expose avec quelques détails ce qui se serait selon lui produit à son époque pour qu’un tel projet soit non seulement nécessaire mais simplement possible, qu’il dise quel est cet « autre » qui aurait percé le blindage derrière lequel se serait réfugiée la période antérieure et qui, ayant progressivement dilué sa « plénitude », l’aurait en quelque façon ouverte sur un « extérieur » qui lui soit propre ou qui l’aurait, si l’on peut emprunter ici la belle expression de Paul Ricoeur, forcée à se considérer « soi-même comme un autre ».

Nous ne trouvons rien de tel dans ces leçons si ce n’est quelques notices historiques d’une étonnante généralité. On peut à cela proposer sans doute diverses explications. Celle qui me paraît être la plus plausible est que cette expérience d’une altérité perturbatrice était le lot de son auditoire et qu’elle était encore vivement ressentie. On ne peut pas supposer qu’elle soit le fait du lecteur d’aujourd’hui, mais comme elle est un élément essentiel de la réflexion de Tillich, il est nécessaire d’en dire brièvement quelques mots.

III. Pour un nouveau type de théologie

À n’en pas douter il s’agissait de l’expérience d’avoir assisté à la fin d’un monde, la fin de son monde, au cours de la guerre de 1914-1918 et d’avoir été brutalement placé dans un entre-deux aux contours encore bien imprécis. Ce fut dans les faits une catastrophe dont on était encore en train de mesurer l’ampleur. Il devenait de plus en plus évident qu’un univers intellectuel et spirituel plusieurs fois centenaires venait de s’écrouler. Le sentiment dominait que bien peu d’éléments de l’ancienne culture allaient demeurer ce qu’ils étaient auparavant, mais on était en même temps loin d’être au clair sur ce qui allait pouvoir les remplacer. L’ensemble de ses auditeurs ayant été directement touché par ces événements, il lui a sans doute paru inutile d’insister.

À cela s’ajoute aussi le fait qu’il avait lui-même prononcé l’année précédente dans la même ville une conférence importante dont le thème central était précisément l’interprétation de la tâche théologique qu’imposait la nouvelle situation. Bien qu’il ne soit pas facile d’évaluer la connaissance qu’a pu avoir son auditoire de cette fameuse conférence sur « L’idée d’une théologie de la culture », on peut penser que le texte a dû circuler au moins un peu au sein de la Faculté.

Dans cette conférence — dont il dira plus tard qu’elle avait été écrite « dans l’enthousiasme de ces années où nous croyions que, malgré l’écroulement et la détresse, un nouveau commencement, une période de radicale transformation s’offrait à nous, un accomplissement du temps, ou comme nous le disions en empruntant une expression du Nouveau Testament, un kairos[9] » — Tillich aborde un certain nombre de questions qui feront l’objet de plusieurs développements au cours des années subséquentes, notamment dans ce cours de l’été 1920.

On y retrouve une brève proposition de systématisation du champ des sciences qui permet à Tillich de tracer les coordonnées du rapport entre la théologie et la philosophie de la religion. L’essentiel de la conférence porte sur l’idée d’une théologie de la culture qui expose la tâche que Tillich estime échoir à la théologie selon la conceptualisation générale de la philosophie de la religion. Cette proposition offre évidemment une tout autre conception de la théologie que celle qui avait dominé à l’époque précédente et elle ne pouvait avoir de sens que dans une situation culturelle foncièrement différente de celle qui existait auparavant. Ce qui a pu cependant marquer un déplacement majeur par rapport à la situation antérieure et donner une bonne idée de son ampleur, c’est la définition même de la religion que Tillich introduit et qui renvoie clairement à une expérience du monde qui se présente comme une rupture par rapport à ce qui avait jusqu’alors été transmis et qui constituait le terreau de la théologie traditionnelle.

Tillich y définit en effet la religion tout d’abord comme une expérience et une expérience de l’absolu. Cet absolu toutefois n’est pas compris comme une réalité supérieure qui se présenterait à côté de la réalité familière de notre monde profane. Il s’agit de cette réalité même, ces choses du monde, les étants, les valeurs, la vie personnelle, éprouvés dans leur plus profonde fragilité, là où elles ne sont rien, éprouvés dans leur caractère de néant absolu, à cette profondeur où ce néant bascule en son contraire, en cette absolue densité d’être de ce qui, radicalement, est[10].

Étonnamment, Tillich ne propose aucune définition de la religion dans les premières leçons de son cours de l’été 1920. La définition qu’il introduit dans sa conférence de 1919 constitue pourtant un écho puissant de son expérience, comme de celle d’ailleurs d’un grand nombre de ses contemporains, vécue pendant la guerre. Elle a beau avoir été écrite « dans l’enthousiasme de cette année », cette compréhension de la religion accompagnera encore longtemps Tillich et très explicitement dans ses réflexions sur les rapports entre la religion et la culture, entre la théologie et la philosophie[11]. Qu’il ne l’ait pas évoquée et encore moins développée alors qu’il entreprend d’approfondir la problématique de sa conférence ne doit pas nous conduire à penser que ce cours n’avait finalement d’autres motifs que des objectifs ou des contraintes universitaires, mais plutôt qu’elle était en quelque façon présente à la conscience de son auditoire.

Les développements de la conférence de 1919 laissaient aussi assez clairement entrevoir que le vis-à-vis de la conscience religieuse était ce qu’on appelle la culture. C’était là l’élément déterminant auquel elle allait désormais se buter, au point qu’allait se briser sur lui sa prétendue certitude de soi. Bien qu’elle soit également une pièce majeure de sa problématique, cette question n’est pas non plus vraiment développée dans les premières leçons du cours de 1920, alors même que les premières phrases de la première leçon l’annonçaient de manière à peine voilée. Ce qui paraît ici aussi étonnant peut facilement s’expliquer du fait qu’en plus de sa conférence, Tillich avait donné au semestre d’été de cette année 1919 un cours sur « Le christianisme et les problèmes de la société contemporaine[12] ». Ce cours, qui a pu fort bien rejoindre une bonne partie de l’auditoire de celui de 1920 sur la philosophie de la religion, laissait assez clairement voir que le lieu où s’entrecroisaient tous les éléments dont les transformations conjuguées avaient conduit aux bouleversements que l’on connaît, était cet univers pluriel du sens qu’on appelle la culture. C’était la culture qui était à la fois l’« autre » des interprétations qu’on pourrait appeler « régionales » du monde et le lieu d’une expérience d’altérité[13].

Si on se contente des affirmations explicites du cours, qui ne sont pas nombreuses et sont peu développées, au sujet de la situation spirituelle de l’époque, on risque de ne pas apprécier toute la portée de cet horizon existentiel dans le traitement des diverses questions abordées dans le cours et de n’y voir qu’une contribution, il est vrai brillante, à un exercice universitaire. Et cela d’autant plus facilement que la conceptualité particulièrement abstraite des premières leçons requerra fatalement une constante attention. Ceci est en particulier le cas en ce qui concerne la place de la théologie dans ce contexte culturel en complète restructuration.

On l’a vu plus haut, dès la première leçon Tillich refuse de relever le défi que pose la nouvelle situation en s’inscrivant à l’intérieur de la pratique théologique dominante. La connaissance qu’il avait de cette théologie, aussi bien dans sa figure protestante que dans sa figure catholique, l’avait convaincu que ce type de réflexion évoluait désormais en marge des véritables questionnements sur le sens de l’existence et ne servait en principe que les intérêts d’institutions qui cherchaient plutôt à s’en protéger. Malgré l’apparition au cours des siècles précédents de courants de pensée profanes qui se sont intéressés aux questions religieuses traditionnellement réservées à la théologie, ces questions étaient encore à l’époque de Tillich largement considérées comme étant l’affaire de cette discipline qui marquait là, depuis longtemps et de façon massive, aussi bien le domaine social que politique et universitaire.

L’incapacité de la théologie à s’inscrire de façon positive dans le travail de redéfinition ou de réorientation qu’imposait la nouvelle situation devait paraître à Tillich d’autant plus désolante qu’il avait une perception très vive de la dimension religieuse de ce qui se jouait dans la culture de son temps. Peut-être que ceci n’est pas beaucoup mis en évidence dans les premières leçons du cours de l’été 1920. On peut en revanche le voir très clairement dans la conférence de 1919.

J’ai rappelé plus haut la définition qu’il proposait alors de la religion. Je relève maintenant qu’il y affirmait explicitement la « teneur religieuse » de la culture, son « contenu religieux débordant » ou encore sa « qualité religieuse ». Ceci permet qu’une sphère culturelle spécifiquement religieuse puisse se constituer au sein de la culture globale. On peut comprendre que la Kirchentheologie, la théologie d’Église, s’y intéresse particulièrement. Au lieu de reconnaître cependant que cette sphère religieuse origine précisément de la culture, cette théologie la considère comme une réalité concrète autonome, bien définie, sans lien avec sa culture native. Elle en isole une histoire propre et autonome qu’elle alimente en dépit de toutes les influences des autres formes culturelles[14].

Tillich n’a que faire d’une théologie dont la perspective se situe nettement au-dessus ou à côté du mouvement vivant de la culture et dont l’objectif est le maintien d’un univers clos, autosuffisant, en marge de ce que nous appellerions aujourd’hui le pays réel. Il est d’ailleurs à cet égard particulièrement explicite lorsqu’il récuse dès le début de sa conférence d’abord une théologie qui se comprendrait comme « la science d’un objet particulier, à côté d’autres objets, que nous appelons Dieu ». « La critique de la raison, ajoute-t-il, a mis fin à une telle science ». Mais la théologie ne peut pas non plus être la « présentation scientifique d’un contenu révélé particulier ». Cette conception, précise Tillich, « suppose un concept autoritaire et supranaturel de révélation que la vague des travaux en histoire des religions ainsi que la critique logique et religieuse du supranaturalisme conceptuel ont dépassé ». Dans le cours de 1920, il parlera à ce propos d’une théologie de facture dogmatique et de visée apologétique.

Une théologie qui se comprendrait effectivement de cette manière serait bien en peine de correspondre aux exigences concrètes du temps. Quant au concept lui-même, comme le note Tillich, il ne peut prétendre à aucune utilité scientifique.

Devant un tel constat, Tillich n’a d’autre choix que d’explorer une voie nouvelle susceptible de lui permettre d’atteindre les deux objectifs qu’impose à son avis la situation : d’une part, articuler une démarche réflexive dont la dimension critique ne dissolve pas la teneur religieuse de la culture ; d’autre part, assurer que cette approche critique jouisse d’une réelle légitimité dans le champ des disciplines scientifiques et que son statut épistémologique y soit reconnu grâce à une inscription en un lieu approprié. Pour ce faire, il se tourne vers la philosophie de la religion dont il propose un modèle qu’il défend à l’intérieur d’une systématisation des disciplines scientifiques.

Il semble bien que ce double projet ait été le souci majeur de Tillich en ces années 1919-1925. Il imprègne la majorité de ses écrits au cours de cette période. Il fait l’objet, en plus de ses cours, de deux publications importantes : l’une en 1923 sur « Le système des sciences selon leurs objets et leurs méthodes[15] », l’autre en 1925 sur la « Philosophie de la religion[16] ». Ces deux ouvrages ont été précédés par d’autres essais dans cette direction. Le cours de l’été de 1920 en est un. C’est lui qui retiendra maintenant mon attention.

IV. Pourquoi un système des sciences ?

Qu’en est-il de la théologie dans le cours de l’été 1920 et quel est le sens de son inscription dans la conception tillichienne d’alors de la philosophie de la religion ?

C’est dans les troisième et quatrième leçons que Tillich développe une systématisation des sciences permettant d’attribuer à la philosophie de la religion un statut scientifique qui lui confère une réelle autorité et d’identifier un lieu qui confère à la théologie en ces champs disciplinaires une réelle pertinence.

À l’instar d’autres textes de Tillich sur les questions relatives aux relations entre les diverses sciences, ces deux leçons supposent une certaine familiarité de la part de son auditoire avec l’histoire et la philosophie des sciences, qui ne font évidemment pas l’objet de développements particuliers dans son exposé. Celui-ci prend alors fatalement des allures abstraites lui donnant les airs d’un exercice scolaire qui risquent de faire perdre de vue la véritable portée du questionnement. Il n’est pas possible de combler ici ce qui est peut-être une lacune dans l’exposé de Tillich. En revanche, on peut brièvement rappeler le sens que Tillich attribuait à cet effort de systématisation.

Au début de son Système des sciences de 1923, il écrit que c’est son travail sur les différentes disciplines en sciences humaines (die Arbeit an den einzelnen Geisteswissenschaften) qui, en le contraignant sans cesse à nouveau à une fondation (Grundlegung) de facture systématique, lui a permis d’acquérir la conviction que « le système n’est pas seulement le but, mais aussi le point de départ de toute entreprise de connaissance[17] ». Il estimait que quiconque se propose d’oeuvrer avec rigueur et en toute connaissance de cause (in wissenschaftlicher Selbstbesinnung), dans quelque discipline scientifique que ce soit, doit être conscient du lieu qu’il occupe dans l’ensemble de la connaissance, lieu qui est commandé par la chose même en question et ses exigences méthodologiques. « Chaque discipline scientifique est au service de la vérité une, écrit-il, et elle dépérit si elle perd sa relation au tout[18] ».

On peut dire que cette conviction constitue le grand principe directeur à la base de la constante préoccupation qu’a Tillich d’articuler ses propres analyses au sein d’une systématisation appropriée. N’est en effet vraiment connu pour lui que ce qui trouve sa place dans un ensemble intégrateur. Une réalité isolée ne peut être véritablement connue. Pour Tillich, connaître c’est reconnaître les liens qui unissent la chose à connaître à l’ensemble auquel elle appartient et prendre de ce fait même conscience de la manière dont cette connaissance s’inscrit elle-même dans un tout plus vaste, en l’occurrence celui des diverses disciplines[19].

Tillich est d’autant plus porté à privilégier cette voie que dans la situation précise des années 1920, marquées par un fort sentiment d’urgence propice aux solutions hâtives, il récuse toute solution qui évacuerait la dimension religieuse. Il ne peut être non plus question pour lui de redynamiser une tradition théologique devenue anémique. Par conséquent, seule une problématique large, organique, est susceptible de rendre justice aux requêtes du temps.

Pour bien voir le sens de l’intérêt que porte Tillich à l’élaboration d’une « philosophie de la religion » qui permette une « localisation » appropriée de la théologie, il importe de noter qu’il commence par refuser d’entrée de jeu deux approches antagonistes. Il s’agit d’une part, je l’ai noté plus haut, de la théologie traditionnelle, ce qu’il appelle la théologie au sens propre (die theologische Reflexion im eigentlichen Sinne). Celle-ci se déploie selon lui essentiellement à l’intérieur et au service de l’univers religieux dont elle prétend être la figure réflexive. C’est une entreprise d’autolégitimation fermée aux requêtes ou aux remises en question issues de l’extérieur, extérieur au demeurant le plus souvent considéré comme étranger lorsqu’il n’est pas carrément pensé comme hostile à ses propres prétentions.

La seconde voie également récusée est celle que Tillich appelle « philosophie ». La réflexion porte bien ici sur la « religion » comme aussi sur le point de vue à partir duquel celle-ci est prise en considération. C’est donc bien une position « critique ». Cela signifie cependant que la religion n’est plus interprétée à partir d’elle-même, mais qu’elle est abordée de l’extérieur. Cette approche « critique » peut être éventuellement appuyée sur une autre religion. Elle ne peut toutefois exiger dans ce cas une décision à partir d’une des deux religions. Celle-ci ne peut provenir que d’un tertium quid qui leur est sous-jacent, en l’occurrence la conscience religieuse générale dont la compréhension est en effet la tâche de la philosophie, mais qui peut facilement conduire au rationalisme.

Il ne suffit pas d’explorer alors n’importe quelle voie médiane entre la théologie d’un côté et la philosophie de l’autre. Il faut définir une approche de la religion qui soit critique et qui ne dissolve pas la religion. L’exploration d’une simple voie médiane risque en effet d’en rester à des stades embryonnaires. Tillich en identifie deux : il y a d’abord le danger que représente une approche de facture spéculative, beaucoup moins intéressée par la religion en tant que telle que par le raffinement extrême de la systématisation théologique jusqu’à dissoudre dans une métaphysique unitaire la diversité concrète du divin et des dieux. Se construit alors une théologie philosophique, « figure étrange » note Tillich, qui est bien davantage une « philosophie de Dieu » (Gottesphilosophie) qu’une « philosophie de la religion ». Tout au plus n’en constitue-t-elle qu’une phase préparatoire (ein Vorstadium).

L’autre stade problématique est celui que Tillich appelle la voie empirique. Soucieux d’échapper aux foisonnements désordonnés de l’approche spéculative, on fait explicitement ici de la religion l’objet immédiat de l’analyse, mais pour en montrer, à l’instar du droit, de l’art ou de la logique, le caractère arbitraire et lui enlever sa valeur spirituelle propre. On estime pouvoir expliquer l’origine de la religion, par exemple, par certaines circonstances psychologiques, et on fait valoir la part importante qu’a jouée dans l’apparition des religions l’action de personnalités fortes. Nous n’avons pas davantage affaire ici à une philosophie de la religion, remarque Tillich, que ce n’est le cas avec l’approche spéculative. Il s’agit d’une approche scientifique de la religion (eine religionswissenschaftliche Betrachtung), qui n’apporte aucune réponse à la question de la validité de la religion et de sa prétention de vérité. Proposer une explication de la manière dont est apparue une religion, expliquer comment elle a obtenu sa signification dans la société, comment elle a pénétré dans l’âme humaine, ce n’est pas répondre à ces deux questions. « Comprendre l’origine (Ursprung) d’une chose, écrit Tillich, n’a strictement rien à voir avec sa validité ou la vérité de son contenu. Cette manière de considérer les choses s’occupe bien de la religion, elle est science de la religion, mais elle n’est pas encore philosophie de la religion. La question de la validité et du contenu de la religion n’est pas encore atteinte. Il s’agit d’un point de vue empirique et non pas philosophique. Il doit lui aussi n’être considéré que comme un stade préliminaire à la philosophie de la religion » (337-338).

De son propre aveu, Tillich accorde une grande importance à ces précisions. Si l’on ne voit pas que ces deux approches opposées l’une à l’autre — l’une s’occupant de Dieu sans s’occuper de la religion, l’autre s’occupant de la religion sans se préoccuper de sa prétention de vérité — sont incapables de répondre adéquatement à la question de la place que la religion peut et doit tenir dans la culture, on risque de fausser totalement le projet d’une véritable philosophie de la religion. Celle-ci risque alors de se transformer

soit en instrument de polémique, soit en instrument d’apologétique. La philosophie de la religion a de tout temps été sollicitée par les deux tendances : par ceux qui cherchent à combattre la religion et par ceux qui cherchent à la défendre. Lorsque l’approche était empirique, l’intérêt polémique avait tendance à dominer ; lorsque l’approche était spéculative, c’est l’intérêt apologétique qui dominait. Les deux sont nuisibles à la vision philosophique et la troublent (338).

La philosophie de la religion ne peut se fixer pour tâche de façonner un Dieu de la pensée, comme l’écrit Tillich, afin de remplacer « celui qui fut perdu, à savoir le Dieu de la conscience immédiate », mais il ne peut être non plus question de provoquer « un retour à l’état immédiat d’une piété non réfléchie ». D’ailleurs, une telle entreprise pour « ramener à une foi qui exprime l’unité immédiate avec l’objet religieux est encore plus impossible que la création d’un dieu nouveau » (339). Une philosophie de la religion qui voudrait s’y investir courrait littéralement à sa perte, l’absence d’une telle immédiateté, rappelle Tillich en bouclant la boucle avec la toute première observation de la première leçon, étant la condition même de la philosophie de la religion. Le processus historique qui a progressivement déstabilisé la tranquille certitude de la conscience religieuse et, à travers les bouleversements de la Grande Guerre, l’a contrainte à se redéfinir au sein d’un monde fragmenté, est irréversible[20]. Une posture résolument apologétique aussi bien que de repli dans la spéculation en matière religieuse s’inscrit en porte-à-faux sur les exigences du temps. Il ne suffit pas d’élaborer un nouveau savoir ni d’essayer avec de nouveaux moyens d’imposer l’ancien. La tâche qu’impose la situation actuelle est de travailler à l’émergence d’une conscience qui réfléchisse non seulement sur son contenu, mais également sur elle-même. Cette posture qui définit pour Tillich la philosophie de la religion « est, par définition, critique » (340).

Ces clarifications libèrent la voie à une définition de la tâche de la philosophie de la religion, que Tillich formule ainsi : « […] montrer quel est le lieu qu’occupe la religion dans la vie de l’esprit, quelle fonction elle doit remplir dans l’édification de la conscience, dans quelle mesure l’unité de la conscience se trouve conditionnée par la religion » (344-345). Énorme défi s’il en est, d’autant plus que, pour le relever, Tillich reconnaît devoir aller au-delà des tentatives de Kant, mais son objectif est clair : montrer le caractère distinct, spécifique, de la fonction religieuse en même temps que son unité avec les autres fonctions de l’esprit.

Le terrain se trouve donc ainsi balisé sur lequel Tillich va élaborer un projet de philosophie de la religion capable de rendre justice à la double requête qu’il vient d’énoncer. À cette étape, il s’agit essentiellement de circonscrire dans le champ des sciences un lieu approprié à cette discipline qui lui confère un statut qui assure son autorité ou sa validité scientifique. C’est l’objet des troisième et quatrième leçons du cours, le reste du cours, soit les trente-cinq autres leçons, étant consacré à l’analyse de ce que nous pouvons appeler le contenu de cette philosophie de la religion.

L’orientation de fond est donnée du fait qu’il s’agit finalement de philosophie. Or, selon Tillich, toute philosophie soucieuse d’atteindre à une idée de ce qu’est précisément la philosophie doit répondre à deux questions : celle du rapport de la philosophie aux autres sciences et celle du rapport de la philosophie à la vie. En d’autres termes, elle doit devenir au clair sur la place de la philosophie dans le système des sciences, mais aussi sur la place de la philosophie dans le développement de la vie de l’esprit. Dans le vaste champ de la philosophie, quiconque se propose ensuite d’oeuvrer dans le domaine particulier de la philosophie de la religion doit répondre à deux autres questions : d’abord à celle du rapport entre la philosophie de la religion et la philosophie de la culture, conformément au singulier rapport dialectique qui existe entre la religion et la culture ; ensuite à celle, « qui lui est intimement liée » précise Tillich, du rapport entre la philosophie de la religion et la théologie. « Ce n’est que lorsqu’on a clairement répondu à ces questions que la voie est libre vers le traitement de ce qui est en question » (348), entendons : assurer le caractère spécifique de la fonction religieuse et son unité avec les autres fonctions de l’esprit.

V. Sciences de l’être et sciences de la pensée

La réponse à ces questions réside selon Tillich dans une systematische Wissenschaftslehre, une « doctrine systématique de la science ». C’est donc avec ces questions en tête qu’il organise sa proposition de systématisation des sciences.

La première distinction tient au rapport entre la pensée et l’être. Tillich l’explicite en évoquant l’opposition et l’unité de la pensée et de l’être, le caractère d’altérité que l’être représente pour la pensée, altérité qui doit être surmontée dans le processus de la connaissance, celle-ci cherchant à s’approprier l’être, à le saisir, à le comprendre. Selon que la pensée se laisse déterminer par l’être ou selon qu’elle se détermine elle-même, on obtient une distinction des sciences en deux grandes catégories : les sciences de l’être et les sciences de la pensée[21].

Considérons d’abord les premières. On répartit les « sciences de l’être » d’après un double point de vue : selon que l’on considère leur objet ou selon que l’on considère leur méthode. Privilégiant le premier point de vue, on a été jadis porté à classer ces sciences en « sciences de la nature » et en « sciences de l’esprit » (Geisteswissenschaften). Devant l’évolution de certaines disciplines, on a pris conscience du caractère problématique d’une telle classification et on a été conduit, depuis notamment Rickert souligne Tillich, à privilégier le point de vue de la méthode. Sous cet angle, la classification des Seinswissenschaften peut alors s’opérer selon la distinction entre les sciences qui sont appliquées à la mise en évidence de lois, les Gesetzeswissenschaften cherchant à connaître le particulier par des lois générales, et les sciences tournées vers l’histoire de leur objet, cherchant à le comprendre dans sa particularité individuelle. Comme le note Tillich, il en résulte un travail scientifique qu’on peut alors distinguer selon la méthode des sciences de la nature et selon celle des sciences historiques.

Ces méthodes pouvant, selon des degrés divers, s’appliquer à tout ce qui existe, il faut aller au-delà de Rickert et, en prenant acte ici aussi de l’évolution de certaines disciplines et de nouvelles pratiques de recherche dans des domaines comme la biologie et la psychologie, introduire deux autres catégories : celle des sciences qui requièrent la prise en compte de l’idée de finalité, en vertu de laquelle le singulier est compris comme déterminé par une interconnexion englobante (ein übergreifende[r] Zusammenhang) et pourtant individuelle, et celle des disciplines privilégiant la méthode psychologique, ou encore « typologique », telle qu’élaborée dans la ligne de Dilthey et de Simmel. Cette dernière méthode unit à son tour le moment du général à celui du particulier d’une manière caractéristique. Le « type » est un particulier qui possède en même temps une signification idéale pour tout un domaine, mais sans pour autant fonctionner selon une nécessité de loi et sans être jamais purement réalisé.

Il y a donc ainsi quatre grands domaines : celui de la nature inorganique, celui de la sphère biologique-technique, le domaine psychique et celui de l’événement culturel. Ce qu’il importe de retenir est que « dans chacun de ces domaines, une méthode déterminée pour appréhender le particulier dans le général a son lieu approprié. Mais en même temps, les trois autres méthodes valent de façon inadéquate pour chacun des autres domaines » (351).

C’est au domaine de l’événement culturel qu’appartient la religion. Selon l’approche que Tillich vient d’esquisser, savoir une approche selon la méthode pour situer les diverses disciplines orientées vers l’étude d’objets spécifiques, c’est-à-dire celles qu’il appelle les « sciences de l’être », la méthode la plus appropriée au domaine culturel est celle de la science historique. Exprimé d’une manière différente, cela veut dire que « l’être (das Sein) de la religion, la religion en tant qu’objet existant de façon empirique, est l’histoire de la religion ». Ceci n’empêche évidemment pas que dans le cas de la religion comme dans celui d’autres « objets empiriques » d’autres méthodes, éventuellement moins adéquates, ne puissent être utilisées, chacune considérant alors des aspects particuliers de la religion telle qu’elle existe concrètement. C’est cependant à l’histoire de la religion qu’il revient « de saisir ces particularités dans leur caractère irréitérable et de les présenter dans leur interconnexion » (352).

Tillich est bien conscient que ces « sciences de l’être » sont de part en part des sciences de facture empirique. En elles, comme il le souligne, « la pensée est entièrement déterminée par l’être », « être » étant entendu ici, comme je l’ai fait remarquer plus haut, au sens de « l’étant dans son être empirique », tel qu’il est l’objet de la science en question. Ces sciences sont, selon ses termes, « des sciences expérimentales au sens le plus étroit ».

On doit toutefois comprendre ici que si cela devait constituer le dernier mot de l’étude de la religion, celle-ci serait amputée d’une dimension essentielle à laquelle les « sciences de l’être » ne sont pas en mesure de rendre justice. Or il importe de remarquer que, dans ces sciences, la pensée n’est pas que déterminée par un objet, elle s’y oppose également en quelque sorte ou, comme le dit encore Tillich, la pensée « travaille » le matériau qui fera l’objet de l’« exposé », de sa « présentation ». Ce ne sont pas là, certes, deux moments entièrement distincts mais plutôt une structure qu’on pourrait qualifier de circulaire dans l’appréhension et l’analyse d’une réalité particulière, appréhension et analyse qui se déploient dans deux directions qui s’interpénètrent : de cette réalité vers la pensée, de la pensée vers cette réalité qu’elle a appréhendée et « travaillée ».

La différence, fait observer Tillich, n’est pas absolue, dans la mesure précisément où la sélection de la matière est déjà arrimée à l’exposé et l’exposé imprégné par la recherche. Mais la distinction est tout de même importante, car elle assure la transition vers les sciences de la pensée dans la mesure où le principe de l’exposé provient justement de celles-ci. La recherche n’est pas possible sans l’objectif [que poursuit] la pensée et celui-ci n’est pas possible sans la science de la pensée. Mais en revanche, la science de la pensée n’est pas possible sans la science de l’être (352).

La conclusion de Tillich illustre bien à quoi il veut en venir : « L’approche de la religion selon les coordonnées des sciences de l’être nécessite un concept de religion et [cette approche] ne peut le créer d’elle-même » (353).

Voici donc introduit l’autre grand volet de la systématisation des disciplines scientifiques proposée par Tillich : celui des « sciences de la pensée », les Denkwissenschaften. Leur grande caractéristique tient au fait qu’ici, la pensée se détermine elle-même dans son rapport à l’étant, elle fait ressortir les formes d’appréhension de l’être qui lui sont inhérentes.

Parmi les quatre grands domaines distingués plus haut, le quatrième, celui des sciences de la culture, prend maintenant une position particulière. Dans ces « sciences de la culture », Tillich rassemble toutes ces sciences dans lesquelles la pensée s’appréhende elle-même en tant qu’un être, un étant. « La culture, précise-t-il, n’est rien d’autre que la pensée dans son être-là (Dasein), dans son existence spatio-temporelle » (353).

Il est possible de distinguer deux types de sciences parmi les sciences de la culture, celles où l’objet façonne la pensée et celle où c’est la pensée qui façonne l’objet : les sciences théoriques ou contemplatives, comme l’approche esthétique ou l’approche logique, qui correspondent au premier, et les sciences pratiques ou transformatrices, comme la structuration juridique et la structuration éthique de la réalité, qui correspondent au second.

L’observation la plus décisive de Tillich est cependant qu’en chacune d’elles est à l’oeuvre un même élément singulier qui leur confère une couleur et une qualité particulières et qu’il appelle « le religieux » sur lequel il va revenir plus loin. Il peut cependant déjà peaufiner encore son tableau et distinguer dans ces sciences de la pensée deux parties : une première, de l’ordre de la philosophie de la nature et une seconde, de l’ordre de la philosophie de la culture. Si dans le premier cas, il s’agit de mettre en évidence les formes a priori de la pensée, qui régissent les domaines de la nature inorganique, organique ou psychique, en général et en particulier, dans le second, il s’agit d’élaborer les formes a priori des fonctions culturelles théoriques et pratiques. Se précise ainsi peu à peu le lieu où dans ce grand système des sciences une discipline particulière trouvera un lieu approprié à l’étude de cet « objet » qu’est la religion, mais sans que celui-ci ne s’y trouve pour autant réduit à son être d’« objet ».

Le passage se fait pour Tillich dans sa présentation de la philosophie comme doctrine des catégories. Il peut alors introduire son idée de « philosophie de la religion » qui assume pleinement les deux éléments qui la définissent : elle est bien philosophie, ce qui l’inscrit dans ce qu’il appelle les « sciences de la pensée », prises dans un rapport dialectique avec un « objet » précis, en l’occurrence la « religion » ; mais une philosophie de la religion, c’est-à-dire une philosophie comprise comme « doctrine des catégories du religieux », qui présente « la catégorie ou la fonction de la pensée qu’est la religion comme une fonction nécessaire de la conscience et la considère dans ses expressions fonctionnelles » (354).

Il reste maintenant, en une dernière étape, à baliser ce champ des sciences de la culture de manière à montrer comment s’y joue, dans l’articulation de disciplines spécifiques, le double rapport dialectique de la pensée et du réel — que Tillich appelle l’« être » — et à assigner à l’appréhension du religieux et de la religion une approche qui lui soit appropriée.

Dans les sciences de la pensée, la pensée se détermine elle-même, mais elle détermine également les formes sous lesquelles elle saisit le réel. Le réel se divise, comme on l’a vu, entre les événements de l’ordre de la nature et ceux de l’ordre de la culture. Dans ce dernier groupe, la pensée est présente comme un élément de ce réel particulier. Il s’ensuit que, dans les sciences de la nature, la pensée n’intervient qu’en tant que forme de ce qu’elle appréhende ; dans les sciences de la culture, elle s’appréhende elle-même comme appartenant au réel en question. Elle se trouve de ce fait à se modifier elle-même, alors que dans le domaine de la nature elle laisse le réel intact. En d’autres termes, écrit Tillich, « la connaissance de soi scientifique de la culture [sous-entendons ici : par et dans la pensée] ne laisse pas la culture inchangée. La pensée, qui se tourne vers elle-même dans son existence théorique et pratique, éthique ou esthétique, exerce un effet déterminant sur le processus de la connaissance, sur la vie éthico-juridique et sur la vie artistique » (356). On pourrait donc dire que selon Tillich, la pensée n’est jamais simplement face à la culture, mais qu’en l’appréhendant elle s’appréhende elle-même et que par cela même elle la modifie. C’est pourquoi il peut parler d’une double tâche de la pensée à l’égard de la culture : celle d’élaborer les formes de pensée inhérentes à la culture comme à tout être, mais également celle d’influencer de façon normative la culture par sa connaissance d’elle-même. La perception de cette double tâche le conduit ensuite à distinguer deux approches scientifiques : une science formelle (Formwissenschaft) et une science normative (Normwissenschaft).

VI. Sciences formelles et sciences normatives

Cette distinction est « extraordinairement importante » (356), car « sur elle repose la relation de la philosophie à la vie ». On se souvient, en effet, qu’au moment d’annoncer sa proposition de systématisation des sciences, Tillich avait formulé deux exigences : « Il est deux questions, écrivait-il, auxquelles doit répondre toute philosophie qui s’efforce d’arriver à une idée de la philosophie : la question du rapport de la philosophie aux autres sciences et la question du rapport de la philosophie à la vie » (348). Or c’est dans ce concept de « science normative » qu’il estime trouver la réponse à cette question. Au moment où la boucle paraît pouvoir être bouclée surgit cependant une objection de taille qui frappe au coeur même de la proposition tillichienne en s’adressant précisément à cette idée de « norme ».

L’objection prend appui sur la conception de la science qui la concentre sur la reconnaissance de ce qui est et considère que sa caractéristique essentielle réside dans l’objectivité de son approche et non dans une relation fortuite à la pensée d’un individu. Alors que tout l’effort de Tillich avait consisté à accréditer l’appréhension de la religion en tant que démarche scientifique, voilà qu’au moment d’aboutir il se voit soupçonné de non-scientificité pour raison de non-objectivité.

Sa réponse est finalement assez simple. Elle repose essentiellement sur le fait que la culture, ou la pensée en tant qu’élément de la culture, est « la pensée sous la loi de la particularisation, de la concrétude, de la contingence, de la liberté », et que la méthode historique n’a pas d’autre justification que ceci : ce qui est significatif dans le développement de la culture, c’est justement le singulier irréitérable. Si l’on reconnaît que c’est précisément l’irréitérable particularité d’un phénomène de l’esprit qui est significatif, on ne peut plus faire de cette concrétude une objection contre la science normative. C’est ce caractère concret et bien évidemment limité d’un donné singulier qui est l’objet de la science historique.

Le reconnaître, ce n’est pas renier le moment de validité universelle qui, note Tillich, appartient à toute science. C’est plutôt admettre que même la détermination d’un concept formel est tributaire du point de vue historique concret où se situe le penseur. La question rebondit toutefois quant à la portée de ce concept de norme sur lequel pourrait bien peser le soupçon d’arbitraire. Pour y échapper, celui qui élabore un tel concept doit l’ancrer doublement : il doit montrer que ce concept

est l’accomplissement concret du concept général de « fonction [de la culture] », par exemple que l’éthique normative qu’on propose est l’accomplissement du concept essentiel (Wesensbegriff) de moralité, mais, deuxièmement, [il doit faire voir que] le point de vue concret est inscrit en tant que concret parmi les points de vue concrets existants et recevoir, par une classification de l’ordre de la philosophie de l’histoire, sa place nécessaire (358).

Pour déterminantes qu’elles soient, ces précisions ne semblent toutefois pas suffisantes pour soustraire l’idée de norme à un autre malentendu important. Cette idée, en effet, oriente facilement la compréhension vers celle d’évaluation, de valeur. L’élaboration de normes peut ainsi être comprise comme une opération de facture morale qui proposerait une classification selon une échelle qui irait de ce qui est juste, correct, plus juste, jusqu’au « le plus juste » ou « le plus correct ». Quel sera donc le critère ? Et comment opérera-t-il ? « Problème extrêmement important », écrit Tillich, qui, si je vois bien, en cherche la solution dans l’évocation de la « philosophie de l’histoire », dans laquelle se noue à nouveau la dialectique forme/norme, mais cette fois autour du concept d’essence.

Sans autre évocation précise que celle de Hegel, ces quelques pages, dont le caractère très concentré n’est pas un gage de clarté, semblent bien faire écho à l’éclosion de la science historique au cours du xixe siècle et aux réflexions sur l’histoire et l’historique qui l’ont accompagnée et ont pris au tournant du siècle une place de plus en plus grande dans le paysage philosophique allemand[22].

Comme ce fut le cas tout au long des premières leçons du cours, Tillich s’oppose à une considération purement formelle du réel qui néglige le caractère unique et irréitérable des événements culturels et qui, au nom d’une conception étroite de la science et de son exigence d’objectivité et de généralisation, ne veut pas voir qu’elle est elle-même l’oeuvre d’un individu singulier culturellement situé. Il ne s’agit pas de lui opposer un subjectivisme dogmatique qui refuserait de rendre compte de sa propre position. La solution est quelque part entre les deux, dans l’élaboration, justement, d’un concept de norme dont l’objectivité résidera dans sa capacité à pouvoir rendre compte de l’objet en question.

La « norme » qui présidera à l’évaluation des diverses configurations historiques sera dans chaque cas la figure idéale de ce qui réalisera au mieux le concept d’essence. « La moralité la plus haute, écrit Tillich, est celle qui accomplit le plus parfaitement le concept d’essence de ce qui est moral. » Ce concept d’essence n’est pas lui-même le concept normatif, car « entre les deux il y a la diversité historique qui donne au concept de norme la plénitude de son contenu » (359).

L’histoire se trouve donc être évaluée, mais cette évaluation est elle-même une construction historique effectuée dans l’histoire, si bien que Tillich peut dire que c’est l’histoire qui s’évalue elle-même. L’essence d’une expression culturelle ne lui est pas appliquée de l’extérieur, mais se révèle au coeur de la dialectique du processus historique lui-même. La tâche consiste à le reconnaître.

Les sciences de la pensée se déploient alors selon trois composantes : la science de la forme ou doctrine des catégories de la culture ; la philosophie de l’histoire ou métaphysique de la culture ; la science de la norme ou systématique de la culture. C’est cette dernière qui retient maintenant l’attention, car c’est dans sa foulée que Tillich précisera la place qu’il estime revenir à la théologie.

L’articulation de cette triade est décisive. L’ensemble tourne en quelque sorte autour d’un centre qui est constitué par l’élaboration de l’élément normatif, le Normbegriff dans le vocabulaire de Tillich, qui devient comme une synthèse créatrice entre le concept formel général qui constitue le moment universel d’une part, et la situation historique concrète qui constitue le moment du particulier, du fortuit ou de l’accidentel d’autre part. C’est le concept normatif qui fait droit à la vie. Son élaboration fait en sorte que l’interminable processus de la réflexion scientifique se trouve interrompu par la construction d’un système qui prétend à la validité malgré ou plutôt à cause de sa concrétude.

On voit bien comment se referme peu à peu ce vaste cercle ouvert par Tillich au début de son cours, alors qu’il cherchait une voie qui lui permette d’échapper, en ce qui concerne la religion, aux entreprises dominantes qui, en voulant l’expliquer ou la légitimer, l’épuisaient dans une abstraction exsangue ou la réduisaient à une réalité séparée. Il insiste à nouveau pour rappeler que cette concrétude irréductible n’est pas seulement celle du penseur individuel avec ses caractéristiques psychologiques propres, mais qu’il faut aussi y inclure « le cercle dans lequel il se trouve, la famille, l’Église, le peuple, l’État, la race auxquels il appartient, qui sont tous engagés dans la décision concrète sans pour autant y agir de façon arbitraire, mais qui entrent nécessairement dans un système réellement créateur en unité avec le concept universel » (360).

Voilà qui fournit finalement le point de vue pour juger du rapport de la théologie et de la philosophie de la religion. Tillich le formule de façon lapidaire en une courte phrase : « […] la théologie est la philosophie normative de la religion, comme l’esthétique est la philosophie normative de l’art et l’éthique la philosophie normative de la morale » (360).

Sur le fond de ces analyses qui font la matière des premières leçons du cours, Tillich a maintenant beau jeu de réaffirmer son clair refus de la position dominante familière en ces questions. Dans ce système des sciences dont il vient d’esquisser l’architecture, « il n’y a pas de place pour un autre concept de théologie ». En d’autres termes, si l’on se propose d’assurer la validité et la vérité propres de la religion au sein du monde de la culture sans la réduire à ce qu’elle n’est pas, il n’est plus possible de le faire à l’intérieur d’une théologie comprise « comme la science d’une somme de vérités révélées surnaturellement ». À partir du moment où la religion particulière est intégrée dans l’histoire des religions et qu’elle est considérée du point de vue de la science des religions et de la philosophie de la religion, insiste Tillich, « il ne peut plus y avoir un autre concept de théologie que celui d’être une science normative et systématique de la religion » (361).

« Normatif » n’a évidemment pas ici le sens de « dogmatique », que Tillich dénonçait au début du cours. « Normatif » veut seulement signifier que le système élaboré par la théologie se présente « avec une prétention de validité, avec la prétention de constituer un système idéal, comme dans toutes les autres fonctions de la culture ». Ce qui est déterminant dans cette perspective pour la tâche de la théologie, c’est qu’elle ne peut plus se réaliser comme en vase clos, suivant uniquement une logique qui lui serait propre. Déployées dans le domaine de la religion, les trois parties des sciences de la pensée constituent comme un tout organique dans lequel leurs tâches respectives sont reliées les unes aux autres. Ce tout se présente ainsi : (1) élaborer la fonction religieuse en général et ses catégories (le mythe, le culte, la communauté, etc.) ; (2) montrer comment cette fonction religieuse et ses catégories sont directement transposées dans la diversité du développement de l’histoire de la religion ; (3) montrer finalement comment ce développement tend, en un mouvement dialectique immanent, vers un concept idéal ou normatif de religion.

Ces transitions, ajoute Tillich, ne sont pas arbitraires. C’est au contraire la pensée elle-même qui pousse de la fonction [de la religion] et de ses catégories vers l’histoire et sa diversité et celle-ci à son tour vers le but idéal, si bien que l’on peut dire qu’une approche de la religion par les sciences de la pensée qui exclurait la théologie ou la philosophie de la religion serait incomplète et au fond impossible (362).

La singulière dialectique de la pensée et du réel, le réel que Tillich appelle ici « l’être », produit ainsi le fractionnement (Auseinanderfallen) du concept de pensée en un concept formel et un concept normatif, tous les deux liés par et dans la diversité historique, le pur concept formel étant cependant en même temps un concept normativement conditionné. Tillich conclut en disant : « Ce n’est pas seulement la théologie qui se trouve ainsi conditionnée par la philosophie de la religion. La réciproque est également vraie, car nous nous trouvons dans la sphère de l’autodétermination créatrice de la pensée » (362). La boucle se trouve ainsi bouclée.

Ce qui n’était qu’à peine esquissé l’année précédente, dans la conférence « Sur l’idée d’une théologie de la culture », reçoit dans ces premières leçons du cours de 1920 un développement argumenté. Conformément à l’intitulé du cours, les autres leçons, qui en constituent le bloc le plus important, seront essentiellement consacrées aux deux premières tâches annoncées à la fin de la quatrième leçon, laissant pratiquement de côté celle censée revenir à la théologie. On pourrait dire que, sans que soit pour autant renié son ancrage dans une problématique de facture résolument philosophique, l’évolution de la pensée de Tillich le conduira de plus en plus explicitement à se consacrer à la réalisation de la tâche théologique.

La conférence de 1919 se terminait sur une affirmation péremptoire dans laquelle résonnait cet enthousiasme qui avait présidé à sa rédaction. Tillich y disait, en évoquant Hegel, qu’inscrite dans la culture « la théologie triomphera, car la religion est, comme dit Hegel, le commencement et la fin de tout, et elle est aussi le milieu qui vivifie, anime, inspire tout[23] ». Le cours de 1920 ne laisse pas paraître le même enthousiasme un peu juvénile que celui de la conférence de 1919. L’argumentation qu’il y déploie assure cependant à la théologie une assise plus solide que ce qui était alors proposé, dans la mesure où la religion y voit sa validité défendue par une démarche articulée à un système scientifique lui-même élaboré à partir des possibilités et des attentes de l’époque.

Une théologie comprise comme service d’une orthodoxie est clairement invalidée au profit d’une théologie nettement inscrite dans ce qu’on pourrait appeler le registre du sens, bien que ce vocabulaire soit absent du cours de 1920. La triade formée par le jeu conjugué du « formel », de l’« historique » et du « normatif » contraint la théologie à rendre compte dans le vaste champ du « scientifique » de la rigueur de ses prétentions, mais lui assure en retour une pertinence et une validité qu’elle avait perdues.

VII. Un correctif critique en 1922

Dans une lettre datée de septembre 1921, soit à peine un an après le cours sur la philosophie de la religion, Tillich écrit ceci :

J’ai eu […] de nombreuses inspirations importantes en ce qui concerne la philosophie de la religion. Il m’est apparu clairement pourquoi notre philosophie de la religion est stérile : son point de départ est d’emblée une conscience sans Dieu. Il est évident qu’elle ne peut alors parvenir à Dieu, car Dieu n’est jamais un complément, il n’arrive jamais en second lieu, sinon son essence se trouve dissoute. J’ai exposé ces pensées dans un article [intitulé] « Le dépassement du concept de religion en philosophie de la religion ». Il n’est toutefois pas encore tout à fait terminé[24].

L’article auquel Tillich fait allusion paraîtra en 1922 dans les Kant-Studien, après avoir fait l’objet peu avant d’une conférence à la Section berlinoise de la Société kantienne[25]. Je ne peux pas analyser ici tout ce que ce texte majeur vient ajouter au cours de l’été 1920. En conclusion à ce qui précède cependant on peut au moins dire ceci : peu de temps après son cours, Tillich estime devoir y ajouter un complément qui a à certains égards le caractère d’un correctif critique. La visée critique indéniable de cet article s’adresse, certes, à tout un ensemble de travaux plus ou moins contemporains en philosophie de la religion et ce faisant, elle vient également justifier implicitement sa propre proposition.

Le passage cité de la lettre de 1921 cependant, ainsi que le contenu du texte auquel il y est fait référence, laissent également voir que Tillich s’adresse aussi à lui-même les critiques qu’il y formule. Tillich a manifestement relu ou il a à tout le moins encore bien présente à l’esprit sa conférence de 1919, avec sa conclusion lapidaire, et il est encore tout imprégné de l’atmosphère de son cours de l’été de l’année précédente. A-t-il entre-temps reçu quelques échos à ses interventions ? Qu’est-ce qui a provoqué ces « inspirations majeures » dont la lettre fait état et qui donnent manifestement à l’article de 1922 une insistance et un ton si différents de l’allure académique et un peu froide du cours ? Il n’est pas possible de le dire. La phrase conclusive de l’article de 1922 ne laisse toutefois aucun doute sur la portée du correctif apporté. Cette conclusion ne paraît pas affecter l’architecture de l’édifice construit au cours des années précédentes. Celle-ci trouvera au contraire une confirmation dans le fameux texte de 1923 sur « Le système des sciences selon leurs objets et leurs méthodes[26] ». Elle prend plutôt l’allure d’un avertissement, ou d’un rappel quant à la posture de celui qui s’apprête à réfléchir à la religion et une invitation à y consacrer un développement approprié.

Le texte de 1922 se termine ainsi :

[La philosophie de la religion] doit se soustraire à la domination du concept de religion qui est le symbole typique de la période autonome, éloignée de Dieu ; elle dit reconnaître que c’est Dieu et non pas la religion qui est le commencement, la fin et le centre de toutes choses, et que toute religion et toute philosophie de la religion perdent Dieu si elles quittent le sol de la parole : Impossibile est, sine deo discere deum, Dieu ne peut-être connu qu’à partir de Dieu[27].

Comment ne pas voir ici une reprise revue et corrigée de la conclusion de la conférence de 1919 dont l’écho demeure perceptible dans le cours de l’été de l’année suivante ?

Certes, Tillich n’a jamais réduit sa quête de compréhension à une pure recherche intellectuelle détachée de l’expérience qui l’avait mise en branle. Le nécessaire rapport à la vie qu’il estimait appartenir à la définition de la philosophie en est un bon indice, de même que cette remarque faite comme en passant au début de la cinquième leçon du cours où il rappelait à son auditoire qu’« il est plus important de se mouvoir dans la sphère de la religion que de réfléchir à son propos » (es ist wichtiger, sich in der Sphäre der Religion zu bewegen, als über sie zu denken) (363)[28]. Il n’en reste pas moins qu’il est finalement peu question de Dieu dans ce cours et que le souci majeur consiste à établir les conditions nécessaires à l’élaboration d’un concept de religion qui corresponde aux exigences scientifiques de l’époque. Il serait bien étonnant que Tillich ne s’adresse pas aussi à lui-même le texte qu’il compose alors pour le savant auditoire de la Kant-Gesellschaft de Berlin.

À la différence de la conclusion de la conférence de 1919, où c’était la théologie qui était explicitement interpellée, ce sont ici « toute religion et toute philosophie de la religion » qui sont visées. Mais la théologie s’en trouve-t-elle pour autant préservée ? Si l’on ne perd pas de vue ce que Tillich disait dans son cours de 1920 sur l’imbrication de la théologie et de la philosophie de la religion et si l’on veut bien considérer l’intention, la structure et le ton du cours de 1925 à Dresden sur la Dogmatique, ne peut-on pas penser que cette conclusion au texte de 1922 s’adresse certes à celui qui vient de proposer un modèle de philosophie de la religion, mais aussi de façon toute spéciale au théologien qui se voit attribuer une tâche qui pourrait bien déborder celle que Tillich lui assignait dans sa philosophie de la religion ? Peut-être que le point de vue de Tillich en ces années d’après-guerre sur ce qu’il en est de la théologie n’est pas encore aussi arrêté qu’il n’y paraît.