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Lun des thèmes centraux de la philosophie de Jean Ladrière est celui de la création et, parmi les philosophes ayant exercé une influence déterminante sur le philosophe de Louvain, se trouve celle de Thomas d’Aquin. Je voudrais ici montrer cette influence, en ce lieu où elle se fait particulièrement prégnante, précisément l’idée de création. La métaphysique thomiste de la création est en effet l’une des sources majeures de la pensée de Ladrière. S’il est vrai que Ladrière n’est pas un thomiste au sens strict du terme, son oeuvre est tout entière imprégnée de l’influence de Thomas d’Aquin et l’on peut à bon droit voir son itinéraire philosophique comme une tentative de réinterprétation de l’oeuvre de Thomas à la lumière de l’histoire philosophique postérieure et plus particulièrement, du contexte culturel d’aujourd’hui. Il s’agit, si l’on veut, d’une « interprétation aux frontières », mais je pense que là précisément réside son caractère au plus haut point thomiste. La lecture ladriérienne me semble particulièrement riche, car elle s’inscrit résolument dans l’horizon du champ philosophique contemporain, à l’instar du geste thomiste initial qu’elle se trouve ainsi non seulement à perpétuer, mais à re-faire.

Il s’agira donc ici d’examiner la reprise interprétative de la doctrine thomiste de la création que l’on trouve chez Jean Ladrière. Pour en donner la pleine mesure, il conviendrait d’exposer, en sus de la reprise de la notion de création en tant que telle, l’ontologie ladriérienne, centrée sur la notion d’événement. Il faudrait également montrer comment l’ensemble de la philosophie de Ladrière peut être compris comme une philosophie de la créativité. On montrerait alors que la notion de création sous-tend non seulement la reprise ladriérienne de la pensée thomasienne, mais encore la philosophie de Ladrière elle-même. Mon propos sera plus modeste : je me contenterai de montrer comment Ladrière procède à la réinterprétation du concept thomiste de création à la lumière de ce que nous enseignent les sciences de la nature, en cherchant à y intégrer ce que la vision scientifique met en valeur sur le plan de l’aspect de créativité comme caractéristique essentielle de la réalité visible. Puisqu’il n’existe pas de lecture sans présupposés, il convient d’abord de présenter la manière dont Ladrière reçoit la vision thomiste de la création. Il sera alors possible de montrer ce que Ladrière retient de l’image du monde contemporaine eu égard à la problématique de la création, pour ensuite esquisser la reprise spéculative qu’il en propose.

I. La lecture ladriérienne de la métaphysique de la création

Dans le texte qu’il a consacré à l’histoire de l’Institut Supérieur de Philosophie à l’occasion de son centenaire, Ladrière souligne l’importance centrale, sur le plan métaphysique, de l’idée d’ontologie créationniste dans la réflexion menée par cet Institut[1]. Il n’est donc pas étonnant qu’elle se retrouve au coeur de l’oeuvre propre de Ladrière comme l’un des lieux privilégiés où s’attestent l’héritage thomiste et l’une des caractéristiques fondamentales de la pensée de Ladrière. Ceci du reste en conformité avec le projet initial de l’Institut de développer une doctrine philosophique inspirée par la philosophie de saint Thomas, mais adaptée au contexte scientifique et philosophique de l’époque, ce que l’oeuvre de Ladrière illustre de manière exemplaire eu égard à la seconde moitié du xxe siècle.

La notion de création joue un rôle fondamental dans la réception ladriérienne de la philosophie de saint Thomas. Il convient de souligner ce présupposé herméneutique, puisque l’importance du thème de la création semble trop souvent négligée par les commentateurs de l’Aquinate. Sur le plan historique, Ladrière, tout en rappelant l’importance de la notion de création et de la réflexion sur le statut de la créature au Moyen Âge, reconnaît dans la métaphysique de l’esse de Thomas d’Aquin un moment essentiel dans l’élaboration spéculative de l’idée de création[2]. Mais ce rôle fondamental se justifie plus profondément, sur le plan même de l’économie de la pensée de Thomas d’Aquin. L’ordre de la création constitue le présupposé sur lequel se déploie celui du salut. Il délimite le domaine propre de la raison et coïncide ainsi avec le domaine d’exercice de la démarche philosophique. Plus précisément, il est corrélatif de la constitution du champ ontologico-spéculatif. Cela revient à dire qu’en thomisme, les problématiques de la création et de l’ontologie forment une seule et même démarche indissociable. La désignation de cette pensée comme « métaphysique de la création » cherche précisément à exprimer cette interconnexion. La lecture de Ladrière met en relief quatre moments majeurs, structurants du concept thomiste de création : la transcription philosophique d’une idée religieuse, la question de la finitude et du statut ontologique de l’étant créé, la relation de l’acte fini à l’acte infini, la nécessité d’une reprise interprétante.

1. L’appropriation philosophique d’une idée religieuse

D’entrée de jeu, Ladrière rappelle que l’idée de création est d’origine religieuse[3]. C’est de ce contexte de foi qu’elle tire son sens premier. L’appropriation philosophique vise à conférer un statut spéculatif à cette idée, à la porter au statut de concept à l’intérieur d’une démarche strictement rationnelle. Il s’agit bien d’une « transcription spéculative », selon l’expression de Ladrière. Ainsi compris, le projet propre de la métaphysique de la création consiste à élaborer un concept proprement philosophique de création. Cette précision est importante : la reconnaissance du statut herméneutique de l’idée de création permet ainsi à Ladrière de situer son propos en toute rigueur en en précisant le sens et la portée. L’accès à l’idée de création est lié à l’assomption d’un a priori herméneutique au sens où cette idée ne peut être déduite d’une démarche strictement rationnelle. Son affirmation suppose un acte d’engagement existentiel, que Ladrière met en valeur en recourant aux ressources de la philosophie du langage. L’approche philosophique du contenu croyant ne peut être opérée que moyennant une réduction de ce contenu. Pourtant, dans la foulée de la tradition de pensée chrétienne, il est permis de penser qu’une telle approche est susceptible d’apporter un éclairage important sinon essentiel au contenu de foi. Ladrière inscrit résolument sa contribution dans cette optique.

De plus, en soulignant la provenance religieuse de l’élaboration conceptuelle, Ladrière entend d’une part situer son propos eu égard aux enjeux classiques de l’interprétation des rapports entre la foi et la raison dans l’oeuvre de Thomas d’Aquin, et plus largement, d’autre part, à la question de la philosophie chrétienne. Cette clarification prend appui sur ce qui peut sans doute être considéré comme le lieu de rencontre par excellence de la double démarche théologique et philosophique de la pensée thomiste. L’idée de création, en effet, circonscrit ce carrefour qui ouvre d’un côté sur le versant proprement théologique de cette pensée et de l’autre sur le versant proprement philosophique. En ce sens, l’idée de création, en tant que thème médiateur, en cristallise tout l’enjeu et peut être vue comme le noeud stratégique du thomisme. En d’autres termes, tout l’édifice s’appuie sur la connexion création/nature. D’autre part, cette stratégie permet de situer le lieu et le sens de la démarche ladriérienne, qui va au-delà du simple commentaire historique. En réassumant la notion thomiste de création, Ladrière inscrit clairement sa propre démarche philosophique dans l’horizon de la foi chrétienne. Bien que résolument philosophique, cette démarche exprime la reconnaissance d’une dette à l’égard de sa provenance religieuse, son enracinement dans un horizon herméneutique spécifique qui est celui de la foi chrétienne. Dans cette perspective, la thématique de la création s’identifie à la pensée spéculative et donc à la philosophie comme telle. La « métaphysique de la création », comprise comme une reprise spéculative du concept de création, loge au coeur de l’oeuvre de Jean Ladrière qui conçoit l’entièreté du projet philosophique comme se rapportant à l’ordre de la création[4].

2. La finitude et la question du statut ontologique de l’étant créé

Le type de questionnement mis en branle par l’approche spéculative de la création cherche à préciser le statut de l’étant créé. Pour Ladrière, la problématique de la création revient à poser la question du statut de l’existant singulier. Elle vise la réalité finie en tant que réalité finie. Elle se concentre ainsi sur la question de la finitude de l’étant, sur le mode d’être de l’étant fini en tant que fini. En d’autres termes, la métaphysique de la création cherche à penser la « révélation de la finitude[5] ». Ladrière souligne le déplacement « historial » opéré à cet égard par la métaphysique médiévale, qui a substitué la problématique de la finitude à celle du mouvement mise de l’avant par la philosophie grecque[6]. Cette remarque est fondamentale : en identifiant la métaphysique de la création à la question de la compréhension de la finitude, Ladrière souligne l’orientation foncière du thomisme comme métaphysique de la finitude. Davantage : il marque la modernité de son questionnement en la situant dans l’horizon d’un questionnement de l’ordre de l’historicité.

La problématique philosophique de la création se caractérise par un double aspect de passivité et d’activité. L’aspect de passivité a trait à la dimension de la donation de l’existence, l’aspect d’activité à la consistance propre de l’existant ainsi donné en vertu même de sa réception, au statut donné de son propre être. « Plus précisément, écrit Ladrière, il s’agit de comprendre comment l’existence finie est à la fois une existence reçue et une existence authentique, comment l’être fini n’existe qu’en vertu d’un don radical d’être et est par là même véritablement être réel pour son propre compte[7]. » Ladrière souligne la consistance ontologique propre que Thomas d’Aquin reconnaît à la création, tout en inscrivant cette consistance dans l’horizon d’une donation. Cette corrélation de la donation et de la densité ontologique propre de l’étant créé cherche sans doute à répondre à certaines tentatives contemporaines qui tentent de penser le statut de la phénoménalité uniquement en termes de donation au détriment de la réalité ainsi constituée[8].

La question du statut de l’étant créé se précise selon deux axes corrélatifs : la détermination de ce qui constitue la finitude de l’être fini et la manière dont l’être fini se relie à l’être infini. Une telle problématique est de vaste ampleur. Exprimée en termes phénoménologiques, il s’agit de la mise en relief de la constitution de l’expérience dans la totalité de ce qui la conditionne. En d’autres termes, il s’agit de rendre compte de la manifestation en tant que telle, et plus spécifiquement, des conditions de possibilité de la manifestation :

La réflexion philosophique ne peut s’appuyer que sur ce qui est effectivement donné à l’expérience : son opération propre consiste à mettre en évidence la constitution interne de l’expérience, ou encore la totalité de ses conditions. C’est dans l’expérience que nous faisons du réel que la réalité se manifeste. Le problème spéculatif est le problème de la manifestation en tant que telle, de ce qui rend possible que les choses deviennent manifestes, donc qu’il y ait expérience[9].

Cette démarche est tout à fait fidèle à l’esprit de la philosophie thomiste qui trouve son point de départ dans l’étant créé lui-même.

Ladrière relie ce questionnement sur la manifestation au questionnement ontologique. L’espace approprié à la reprise philosophique de la création est la question de l’être. Là encore, et à nouveau à l’encontre de pensées optant pour l’option contraire, par ce refus de dissocier la problématique phénoménologique (donation) de la problématique ontologique, la démarche de Ladrière consonne parfaitement avec celle de Thomas d’Aquin, bien que reformulée à partir d’un horizon contemporain d’inspiration heideggérienne :

Le point de vue sous lequel cette problématique a pris consistance dans la pensée occidentale est celui de l’être, parce que ce point de vue ouvre, pour la pensée, l’horizon le plus universel de toute donation. La question la plus essentielle que la pensée est amenée à se poser une fois qu’elle a réussi à se placer à ce point de vue a été formulée classiquement sous la forme suivante : pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien ? Cette question pourrait aussi être formulée comme suit : comment peut avoir lieu le surgissement de cette positivité que nomme le terme « être », en tant précisément qu’elle s’affirme absolument comme le contraire du néant[10] ?

La force d’un tel questionnement réside dans sa capacité à poser le problème de l’être dans toute sa radicalité. Celle-ci s’affirme d’abord en ce que ce questionnement s’appuie sur l’être dans la plénitude de sa concrétude, dans sa facticité brute : « Cette question n’est pas posée dans l’abstrait mais à partir de l’effectivité la plus immédiate de ce surgissement, c’est-à-dire à partir de ce qui est effectivement manifeste. Elle consiste à interroger le manifeste sur la manifestation[11]. » La radicalité du questionnement s’exprime ensuite dans la mise en rapport de l’être avec son contraire, le néant, dans la confrontation originaire dont témoigne l’affirmation même de l’être face à la possibilité de sa négation. Ladrière affirme ainsi le caractère « sotériologique » de la question de l’être :

Or ce qu’atteste la manifestation, c’est qu’il y a une auto-affirmation du réel par laquelle chaque chose se pose en ce qu’elle est pour son propre compte, se montre en sa réalité irrécusable et irréductible. En chaque chose, en tant qu’elle est manifeste, s’affirme ainsi une force d’autoposition, une vertu originaire de sustentation, par laquelle la chose se tient hors du néant et prend place authentiquement dans le champ de la réalité[12].

Ce surgissement de l’être, dans l’entêtement de son autoposition, traduit la problématique thomiste de l’esse, de l’exister comme auto-affirmation.

À côté de cet aspect d’affirmation originaire, la manifestation présente un aspect de limitation, et qui est la finitude :

Mais en même temps, les choses qui se manifestent apparaissent de façon très évidente comme affectée intrinsèquement de limitation, le signe essentiel de cette limitation étant la temporalité, qui introduit le non-être dans la massivité de l’être. Aucune chose manifeste ne peut donc se poser en sa positivité par des ressources propres. C’est là que se révèle le caractère essentiel de la finitude : l’être fini est une positivité qui ne possède pas en elle-même le fondement de sa propre possibilité[13].

On rejoint ici l’aspect proprement spéculatif associé à la problématique de la création : la question du principe. C’est le problème de la source, de l’origine. La problématique de la création apparaît ainsi comme la question la plus centrale de la métaphysique entendue au sens d’un questionnement de caractère radical guidé par le concept de principe. Elle nécessite la mise en oeuvre d’une lecture transgressive du réel qui doit pouvoir reconduire de la phénoménalité à la région des principes[14]. En d’autres termes, la problématique de la création s’identifie au questionnement philosophique lui-même compris comme savoir des principes :

La structure de la manifestation doit donc comporter un principe adéquat de cette positivité qui est en tout être, capable de rendre compte de ce dont l’être fini lui-même ne peut rendre compte. Ce principe ne peut être conçu que comme se posant lui-même dans cette positivité que représente la force auto-affirmative de l’existence. En tant que principe, il est réel de la positivité même qui se manifeste en tout existant, mais il doit être tel qu’il puisse tenir entièrement cette positivité de lui-même, qu’il puisse en être le fondement adéquat. Ce qui signifie qu’il doit être non affecté de limitation, donc non fini. Il ne peut être principe, c’est-à-dire fondement de tout existant, qu’en étant lui-même fondement de sa propre positivité[15].

3. La relation de l’acte fini à l’acte infini

À ce stade de l’analyse, Ladrière rejoint ici la notion thomiste d’acte identifiée à la positivité de l’être. Chaque existant possède son acte d’être, un acte propre en vertu de sa propre constitution, mais qui n’en est pas le fondement. Le principe doit donc être entendu comme pure actualité. Chaque existant ne reçoit l’existence qu’en vertu de sa participation à l’acte infini : « L’acte constitutif de l’existant fini est acte réel, mais qui ne doit sa vertu d’acte que de sa participation à un acte non fini, c’est-à-dire infini, qui se pose par lui-même. L’existant fini n’est que par dérivation[16]. » Tout le problème consiste à comprendre comment s’effectue cette dérivation de l’existence depuis l’acte créateur. La solution retenue par la métaphysique créationniste consiste précisément à concevoir la relation du fini et de l’infini comme relation de création :

C’est une relation qui est réelle dans la créature, en ce qu’elle est constitutive de son être, mais seulement de raison dans l’être du créateur, en ce sens qu’elle ne l’affecte en aucune manière en sa réalité intrinsèque. Cela signifie que, dans cette relation, la réalité créée est véritablement posée en dehors de l’être infini et qu’elle a dès lors une réalité d’être qui lui est propre. L’acte d’être propre à chaque être fini, acte par lequel il est posé dans l’être et est donc doué d’une réalité authentique, est à la fois totalement dépendant, en sa nature même d’acte, de l’actualité pure de l’être infini, et totalement distinct de celle-ci[17].

Cette relation est interprétée en termes de relation de causalité, mais une causalité qui doit être comprise dans le sens d’une participation ontologique et en regard d’une relation analogique entre les modes d’être respectifs de la réalité finie et de la réalité infinie. C’est sans doute dans l’horizon d’une telle lecture que la causalité créatrice peut affronter la critique onto-théologique. Au terme de la démarche, on retrouve les deux caractéristiques essentielles de la notion de création déjà mentionnées : « […] l’existence comme don radical et l’existence comme réalité authentique[18] ».

4. La reprise de la notion de création à la lumière des données contemporaines

Mais il est impossible pour Ladrière de reprendre l’Aquinate tel quel, en vertu de l’historicité qui affecte la pensée philosophique, et malgré que l’héritage thomiste demeure de la plus haute actualité. À vrai dire, la prise en charge de cette historicité est la condition même de l’actualité bien réelle de la pensée de Thomas d’Aquin[19]. Afin de développer une approche philosophique contemporaine de l’idée de création, il faut viser une relecture de l’élaboration thomiste, à partir du contexte actuel, marqué par les développements récents des sciences de la nature et par les nouvelles perspectives ouvertes par certaines philosophies contemporaines autour des thèmes de la créativité/création. Il importe de tabler sur l’intérêt contemporain pour la problématique de l’événement, autant sur le plan de la réflexion sur l’histoire, et en particulier de l’action historique, que de la réflexion épistémologique. « Le concept d’événement, en tant qu’il connote les idées d’émergence, de non-prévisibilité, de pure survenance, de radicale nouveauté, paraît le concept approprié pour penser l’histoire en son originalité comme lieu d’apparition de l’inédit. Or avec ce concept nous sommes à nouveau près de l’idée de créativité[20]. » Cette configuration du champ philosophique détaille le cahier des charges d’une reprise contemporaine : affronter la question de la critique de la métaphysique, lire les pensées traitant de la question de la création, au premier chef celle de Whitehead, enfin relire Thomas d’Aquin lui-même. La création apporte une contribution décisive à la question du statut ontologique de la nature. Encore faut-il que l’argumentation rationnelle soit reprise de nouveau en fonction du contexte actuel de la raison. En un mot : il s’agit en somme de joindre la réflexion contemporaine autour de l’émergence, de l’événementiel et la doctrine classique de la création.

Par son insistance sur la finitude et l’événementiel, c’est-à-dire sur l’historicité, la lecture de Ladrière nous oriente déjà vers la réinterprétation de la métaphysique de la création. On repère bien sûr ici un effet herméneutique : la lecture ladriérienne de l’oeuvre de Thomas est commandée par une certaine lecture d’un champ philosophique contemporain. Et l’oeuvre de Thomas influence à son tour la lecture de ce champ philosophique. L’approche par la création met en relief l’aspect d’historicité qui anime la pensée de Thomas d’Aquin. La notion de création permet ainsi une reprise d’elle-même à partir des ressources offertes par la pensée contemporaine.

II. Cosmos et action : une vaste dynamique de genèse

La reprise interprétative de la notion thomiste de création proposée par Ladrière cherche à la fois à intégrer l’apport des sciences de la nature et celui de la philosophie de l’action. Sur le plan de l’image scientifique contemporaine du monde, il s’agit essentiellement de tenir compte du discours cosmologique actuel et du fait de l’émergence ou encore de l’apparition de nouveauté mis en lumière par les avancées de la biologie. Toutes deux révèlent le caractère d’historicité de la nature et la complémentarité des problématiques du temps, du devenir et de l’émergence. Sur le plan de l’action, il s’agit de tenir compte des éléments d’invention et de décision que l’action humaine met particulièrement en relief.

1. L’image contemporaine du monde : créativité et événement

La cosmologie actuelle, à travers les modèles « standard », fournit une représentation évolutive de l’univers selon laquelle celui-ci aurait son point de départ dans un « instant initial ». Une telle représentation permet de conférer à la « flèche du temps » une dimension cosmique. La vision de la nature que propose la science actuelle est en effet celle d’une réalité essentiellement évolutive et processuelle[21]. De plus, cette dérive évolutive apparaît comme opérant selon un sens déterminé[22]. Par ailleurs, la vision scientifique de la réalité met en lumière l’apparition de la nouveauté. Elle présente la réalité cosmique comme une réalité « essentiellement en devenir » plutôt que comme unité statique. L’image du monde que procure la science actuelle est celle d’un monde en perpétuelle genèse, d’un monde affecté d’historicité, en continuelle émergence, d’un monde comme advenir de lui-même et comme événement. Il faut insister sur la mise en valeur de l’ordre du fait pur, car il met directement en relief la contingence et l’historicité[23]. C’est précisément cette facticité du fait que le concept d’événement tente d’exprimer. L’image scientifique du monde permet d’introduire l’idée d’une temporalité cosmique et d’une historicité de l’univers : « Ainsi l’univers est-il pénétré d’historicité : le temps cosmique n’est pas du tout un temps uniforme et réversible, indifférent en quelque sorte à l’allure des phénomènes qui s’y déroulent, c’est un temps où chaque moment ramasse en lui le passé et ouvre à partir de là de nouvelles possibilités, c’est donc un temps historique[24]. » Le concept d’histoire appelle celui d’événement et celui, corrélatif, d’émergence. Il devient alors possible, comme l’a fait Whitehead, d’introduire le concept de « créativité » pour « désigner précisément cette condition mystérieuse, de caractère véritablement “ultime”, de l’“avance” originante qui est l’étoffe même de la réalité cosmique[25] ».

2. Le modèle de l’action

Ladrière fait preuve d’une grande prudence dans l’intégration de l’apport des sciences de la nature à la problématique de la création, en raison du caractère essentiellement évolutif de ces sciences. Il est très conscient du caractère délicat de la reprise spéculative des données scientifiques[26]. Celles-ci ne contiennent aucunement en elles-mêmes le concept de création. Il faut faire intervenir une herméneutique appropriée, appuyée sur une instance médiatrice apte à soutenir une telle herméneutique. L’interrogation ontologique traditionnelle doit d’abord être entendue au sens d’un discours d’effectuation. Cela signifie, comme je le préciserai plus loin, que le discours spéculatif doit être réinterprété dans l’horizon de la logique de l’action, selon les suggestions de la critique de la représentation interne au champ philosophique. À partir de ce présupposé, il est possible de chercher à formuler une herméneutique du discours scientifique. Une telle herméneutique doit prendre appui sur les directions suggérées par le discours scientifique, à partir du questionnement propre au champ spéculatif. Il s’agit de lire le discours scientifique à partir du discours spéculatif. La démarche herméneutique de Ladrière procède en deux temps : interpréter la nature à la lumière du concept de créativité et reprendre ce même concept à la lumière d’un « modèle » spéculatif inspiré de l’action humaine.

Le recours au modèle de l’action joue un rôle stratégique dans la démarche de Ladrière : il permet en effet d’approfondir l’idée de créativité. Plus précisément, l’action met en valeur deux dimensions particulièrement significatives : l’invention et la décision. Dans l’ordre théorique comme dans l’ordre pratique, l’action véritable est celle qui contribue à l’invention d’une structure nouvelle, idéale ou matérielle. Or la nouveauté ainsi introduite semble jaillir de l’action elle-même : « L’originalité de l’action inventive, c’est qu’elle réussit à faire jaillir de son propre fonds le terme nouveau, comme par une vision qui engendre cela même qu’elle aperçoit[27]. » C’est cette auto-poïèse, cette capacité d’instaurer des configurations objectives, que l’action inventive met particulièrement en valeur. Mais il y a plus significatif encore, et c’est le niveau de la décision. Pour saisir cette nouvelle dimension, le regard doit se porter de l’extérieur vers l’intérieur. L’action inventive, non seulement introduit une nouveauté objective, mais elle induit encore une transformation interne. Il n’est pas d’invention extériorisante sans intervention de la volonté, sans engagement existentiel de la part de la subjectivité opérante. Là encore s’affirme une capacité d’auto-poïèse : « Ce qui peut être inspirant, c’est précisément ce passage du pouvoir à la détermination, passage qui n’est pas une synthèse faite de l’extérieur mais qui se produit entièrement de l’intérieur du pouvoir ; c’est de lui-même qu’il tire la détermination dont il s’affecte[28]. »

3. L’essentielle solidarité entre la création et l’action

L’intervention de l’action dans la réflexion sur la création repose sur la co-appartenance du cosmos et de l’action, de la nature et de l’histoire qui loge au coeur de la réflexion de Ladrière. Ici se nouent les multiples influences philosophiques qui nourrissent la démarche ladriérienne, celle de l’Aquinate bien sûr, mais aussi celles de Kant, de Blondel et de Teilhard de Chardin, pour ne citer que les plus décisives eu égard à la présente réflexion.

Chez Ladrière, les notions de création et d’action sont étroitement apparentées en vertu du lien entre la nature et l’action humaine. L’hypothèse clé ici « est celle d’une solidarité de destination entre le sens du cosmos et le sens de l’action, entre la cosmologie et l’éthique[29] ». Tout se résout dans la qualité éthique de l’action, comme enjeu ultime de tout processus créateur. Sans consentir à une pensée de la totalité, Ladrière reconnaît la profonde solidarité entre ces deux ordres qui fait que l’action a besoin de la nature et que celle-ci trouve le sens de son auto-finalisation dans la méta-finalité de la liberté :

Le cosmos n’est pas simplement une sorte de décor extérieur qui servirait de cadre à des opérations par rapport auxquelles il demeurerait indifférent. S’il est un devenir qui se finalise, émergence incessante, il comporte dans sa structure même une indétermination qui appelle une résolution, au niveau d’une force instauratrice capable d’agir sur le tout comme tel […]. On pourrait dire que le monde comme événement fait advenir, dans son devenir même, une question qui le concerne de part en part et qui demeure comme en suspens dans les configurations concrètes qu’il se donne, et qui est la question de sa qualité ultime, c’est-à-dire du sens même de l’émergence en laquelle il se constitue[30].

Le cosmos finalisant appelle l’intervention de l’ordre de la liberté pour s’achever. Or l’action se déploie également selon une structure finalisante qui se définit comme une visée instauratrice d’un règne de sens universel. « Une correspondance remarquable semble donc s’annoncer entre la structure du monde comme événement et celle de l’action, ce qui laisse entrevoir que c’est sans doute dans l’action que peut se trouver cette force unifiante capable de répondre à la question posée par le cosmos[31]. »

Cette co-appartenance dynamique conduit Ladrière à postuler l’idée d’un « milieu de créativité » essentiellement ouvert. Ainsi le cosmos et l’action sont appelés à s’engrener l’un sur l’autre :

Vue dans cette perspective, la tâche de l’action apparaît non à côté, mais dans le prolongement d’un effort vers l’être qui traverse le monde et la traverse elle-même et fonde en elle l’appel qui la constitue. Ce à quoi elle est appelée, c’est de reprendre cet effort à son propre compte et, en y adhérant de toutes ses puissances, de contribuer à faire advenir ce dont il porte en lui depuis toujours le voeu. C’est donc en éprouvant en elle-même sa propre créativité que l’action pourra le mieux comprendre le sens de l’émergence du monde comme créativité. C’est en saisissant en elle l’exigence radicale qui la soulève qu’elle pourra au mieux rejoindre cette volonté opérante qui est à l’oeuvre dans l’autoconstitution du monde[32].

Ce qui vise le concept de création, c’est précisément cette solidarité entre le cosmos et l’action. Pour le dire d’un mot : Ladrière considère l’action comme une parabole de la création.

III. L’interprétation spéculativo-ontologique de la création

Ladrière insiste : la notion de créativité n’est pas encore celle de création. L’horizon de créativité dont il a été question jusqu’à présent doit en conséquence être interprété spéculativement, c’est-à-dire relativement à l’être. La question fondamentale pour Ladrière est celle qui consiste à s’interroger sur la contribution de la pensée scientifique au renouvellement de la problématique de la création. Or ce concept est proprement d’ordre ontologique, et cette visée ontologique est exprimée par les expressions thomistes de « position d’être » et de « causalité dans l’ordre de l’esse[33] ». L’enjeu consiste à passer de la notion de créativité, que met en lumière le discours scientifique, à celle de création. Plus spécifiquement, la tâche qui se propose consiste en une retranscription philosophique de ce qu’indique la vision moderne de la nature afin de montrer comment il est possible de passer, en prenant appui sur les ressources de l’ontologie traditionnelle, du concept de créativité, tel que mis en lumière par cette vision, à celui de création comme position dans l’existence.

1. Le statut du discours spéculatif et sa réinterprétation[34]

Une reprise spéculative du concept de création doit tenir compte de la réflexion moderne et contemporaine sur le statut même de ce discours. Il importe d’abord d’intégrer la critique kantienne portant sur la validité et la portée du discours spéculatif. Ladrière retient deux éléments : l’irréductibilité du discours spéculatif eu égard au discours scientifique et le primat de la raison pratique. Il s’agit ensuite d’assumer la critique de la métaphysique, ce qui signifie essentiellement pour Ladrière détacher la pensée spéculative de la métaphysique de la représentation. Cette critique conduit, à travers son prolongement blondélien, à la mise en relief du lien étroit entre la pensée spéculative et l’action et, conséquemment, du caractère existentiel affectant la pensée spéculative. Or ce discours doit être lui-même un discours effectuant, au sens d’un discours qui met en jeu l’existence elle-même, irréductible au simple discours théorique. Il s’agit donc de lier discours cosmologique et discours de la responsabilité, la question du surgissement du monde et la question éthique. Ladrière, s’appuyant sur la reprise blondélienne de la philosophie thomiste, comprend le discours spéculatif comme un discours de l’effectuation, et non comme un simple questionnement théorique. Le cosmos apparaît comme porté par un vouloir-être.

2. Interprétation spéculative

En réinterprétant l’approche thomiste à la lumière de la méthode d’immanence blondélienne, Ladrière dégage les étapes de l’analyse régressive conduisant à la position d’un principe suprême de toute actualité. Il débouche sur la notion spéculative de création, et sur la définition bien connue qu’en donne Thomas en termes de relation comme principe d’être. L’apport blondélien permet de mettre en valeur, dans cette même perspective élargie unissant action et cosmos, le fait que l’actualité de l’être est celle du vouloir comme dynamisme : « Si le cosmos est pensé comme événement émergent de son autoconstitution, appelant de lui-même l’action à prolonger son instauration jusqu’à la libre manifestation de son sens, il apparaît comme étant lui-même porté par un vouloir-être dont le statut doit être déchiffré sous la mouvance d’un horizon de questionnement qui est […] la région des principes […][35] ».

Cet horizon est interprété comme un champ de créativité coïncidant avec le champ ontologique. Une herméneutique de la nature, alliant action et cosmos, devient possible. On rejoint la démarche classique de la métaphysique de la création, mais envisagée à partir de « l’actualité dynamique du cosmos » ou encore de l’« actualité de l’événement-cosmos ». Ladrière reconnaît qu’une nouvelle médiation herméneutique intervient ici, liée cette fois au caractère même du discours spéculatif :

Dans la mesure où une telle lecture est bien d’ordre interprétatif, elle suppose un engagement spécifique de la pensée, et donc une forme caractéristique d’auto-implication. L’interprétation met en mouvement l’existence même, car elle est assomption ratificatrice de ce qu’elle donne à comprendre ; en ce sens elle est action. On peut donc dire qu’elle est une des dimensions selon lesquelles l’action est appelée à prolonger l’effort du cosmos vers l’être. En tentant de dire le sens de cet effort même, l’interprétation le reprend à son compte et contribue ainsi à son effectuation[36].

Conclusion

On retrouve ainsi, au terme de la démarche, mais actualisées à la lumière de la vision actuelle du cosmos, toutes les dimensions de la doctrine thomiste de la création. L’essentiel consiste, comme le précise Ladrière, à

[…] tenter de saisir la relation créatrice dans la pulsation même du cosmos, c’est-à-dire de lire le devenir universel, dans son actualité concrète de chaque instant, en tant que terme d’une relation posante et constituante qui le relie à une source subsistance, qui ne peut être pensée du reste que selon les indications de cette relation même. Selon l’itinéraire proposé, cette source devra apparaître comme pure créativité et la création comme cette relation qui, en posant le monde dans sa réalité et son actualité dynamique, comme vouloir-être, lui donne d’être, dans les modalités concrètes de sa manifestation progressive, participation à cette créativité originaire et, par là, révélation partielle, selon sa mesure, de son essence[37].

En mettant en rapport la science actuelle et la doctrine classique de la création, la reprise ladriérienne ne se limite pas à mettre la doctrine classique au goût du jour. Elle donne accès à un approfondissement de cette doctrine susceptible d’en manifester davantage toute la richesse. La relecture à la lumière de la cosmologie contemporaine met en relief de manière remarquable l’existence comme fait absolu, dans « l’énigme d’un surgissement pur[38] ». Du même coup, elle inscrit l’ontologie créationniste dans l’horizon de la philosophie contemporaine, en l’ouvrant sur une ontologie de l’événement. En mettant en relief, à travers la lecture des données de la science actuelle, l’idée d’un surgissement radical, d’une position totalement discontinue, elle renouvelle l’accès à la question ontologique et l’inscrit résolument dans l’horizon de la temporalité. Ladrière montre ainsi la pertinence du concept de création en lien avec le champ contemporain du pensable.On notera en terminant la finesse de la démarche de Ladrière, qui s’exprime dans la reconnaissance des divers paliers herméneutiques que l’idée de création met en jeu : il n’y a pas de lien direct entre la vision actuelle, scientifique, du cosmos et l’idée chrétienne de création. Entre les données scientifiques et la doctrine de foi s’insère d’abord la nécessaire médiation de la reprise spéculative de ces données. Or cette reprise fait intervenir un engagement spécifique, d’ordre existentiel, où s’affirme le statut herméneutique de la raison. De plus, le discours spéculatif sur la création n’équivaut aucunement à la visée de la foi. Pour accéder au contenu de celle-ci, une nouvelle médiation herméneutique est requise, qui permet d’introduire dans l’univers de la foi. En clair, il n’y a pas de solution de continuité entre l’idée de créativité et celle de création. C’est peut-être par cette finesse herméneutique que Ladrière honore au plus haut point la pensée de son illustre prédécesseur. Il montre ainsi le pouvoir inspirant toujours actuel de la pensée de Thomas d’Aquin.