Article body

Julien Ries, qui a été nommé en 1990 professeur émérite d’histoire des religions de l’Université catholique de Louvain, vient à 92 ans d’écrire en quelque sorte son chant du cygne[*]. Ce livre ambitieux de près de 700 pages boucle une série de trois volumes consacrés à l’expérience du sacré et l’avènement de l’Homo religiosus. Divisé en trois grandes sections portant respectivement sur les concepts de symbole, de mythe et de rite, l’ouvrage est organisé autour de chapitres concis et efficaces qui tentent de retracer, suivant une perspective historique, l’expérience religieuse humaine qui est, selon Mircea Eliade, « l’expérience du sacré car celle-ci est indissolublement liée à l’effort fait par l’homme pour construire un monde qui ait une signification » (p. 13). Parallèlement au récit de l’ouverture de l’homme à une conscience du sacré, c’est aussi un habile tableau de l’histoire de la science des religions que brosse ce spécialiste tout au long des chapitres dans lesquels il expose avec clarté les idées maîtresses formulées par les pères fondateurs des sciences religieuses et les auteurs importants que sont Mircea Eliade, Rudolf Otto, Georges Dumézil, Gilbert Durand, Carl Gustav Jung, Jacques Vidal et Paul Ricoeur, pour ne nommer que ceux-là.

S’appuyant sur les données de l’archéologie, la première section du livre, « Le symbole et le symbolisme », s’ouvre sur une chronique historique qui retrace pas à pas les avancées de la conscience religieuse de l’homme. De l’Homo habilis à l’Homo sapiens, des symboles comme l’outil et la voûte céleste vont permettre l’émergence de l’Homo religiosus. Cette section propose ensuite une réflexion sur le symbolisme à partir d’une série d’exemples cultuels et d’images symboliques qui vont de la religion sumérienne à l’islam. Intitulée « Le mythe et l’homme », la seconde partie présente une synthèse des différentes perspectives sur le mythe élaborées par les grands auteurs au cours de l’histoire (de Platon à M. Eliade) à travers l’analyse de plusieurs mythes (mythes cosmogoniques, d’origine, de chute, etc.) et de comportements mythiques. Examinant le rite, la dernière section passe en revue différents types de rites, des cultures archaïques aux grandes religions, et leurs interprétations. Un épilogue très bien fait en forme de synthèse de la pensée de J. Ries clôt le livre en présentant les éléments de la nouvelle anthropologie religieuse fondamentale proposée par l’auteur.

Dans ce qui sert d’introduction au livre et donne le ton aux chapitres suivants — à peine quelques pages rassemblées dans un liminaire intitulé « Le symbole et le langage symbolique » — J. Ries remarque d’emblée le caractère universel de l’expérience du sacré, voyant dans le symbole un patrimoine religieux commun : « Toutes les cultures du monde sont des créations dont les racines plongent dans l’imagination symbolique. La créativité de l’esprit humain (artistique, poétique, littéraire, architecturale) est basée sur cette fonction biologique du symbole » (p. 8). Pointé par G. Durand comme le « domaine privilégié et exclusif de l’homme » (p. 8), le symbole est le fil indispensable sans lequel l’homme ne peut prendre contact avec le divin et rendre ainsi possible l’expérience humaine du sacré qui se trouve aux origines de toutes les religions (Nathan Söderblom et R. Otto). Par le symbole, l’homme réalise l’expérience du sacré qui se manifeste à lui, ce que M. Eliade désigne sous le vocable d’« hiérophanie » : « Dans l’expérience vécue du sacré par l’homme, le symbole exerce une fonction de médiation dans toutes les hiérophanies » (p. 683). Comme l’avait dégagé M. Eliade à propos des symboles, l’étude des mythes et des rites dans les religions montre que le cosmos (avec ses éléments que sont la lumière, le vent, l’eau, la foudre, les astres, le soleil et la lune) a été de tout temps le médiateur par excellence dans l’expérience religieuse : « […] la voûte céleste parle à l’homme en un langage symbolique » (p. 145).

Si la recherche de l’universel de J. Ries, qui se situe directement dans le prolongement de la pensée de M. Eliade, tend parfois à glisser d’une anthropologie religieuse vers une sorte de théologie universelle, la réflexion qu’elle propose n’en reste pas moins féconde et surtout rare dans un monde scientifique où l’exigence de prudence coupe parfois les ailes à ce qui pourrait être une analyse originale et assumée. Dans ce qui apparaît comme un livre-somme des recherches de J. Ries, celui-ci persiste et signe : si l’histoire des religions veut reprendre sa place spécifique dans les sciences humaines et aboutir à une véritable anthropologie religieuse, elle doit retourner à l’étude du comportement de l’Homo religiosus mis en lumière par R. Otto dans son analyse de l’expérience religieuse de l’homme (le sacré) et révélé par M. Eliade dans ses études comparées sur les manifestations du sacré à travers ses trois constantes : le symbole, le mythe et le rite. « L’histoire des religions n’est pas seulement l’histoire des croyances et des idées religieuses », écrit J. Ries, « elle est aussi l’histoire de l’Homo religiosus » (p. 108) ; « Il est temps […] d’aborder un projet entièrement centré sur l’Homo religiosus et son expérience du sacré » (p. 676). À la suite de M. Eliade et en rupture avec les travaux de Claude Lévi-Strauss et les approches de l’ethnologie et de la sociologie, J. Ries considère que c’est par les voies de recherche de l’histoire, de la phénoménologie et de l’herméneutique qu’il est possible d’ouvrir la voie à une nouvelle anthropologie religieuse. En terminant, il faut sûrement souligner l’érudition et l’audace nécessaires pour aborder de front, et simplement, les trois concepts fondamentaux dans l’étude des religions que sont le symbole, le mythe et le rite. Que l’on soit d’accord ou non avec les positions de l’auteur, ce livre est sans aucun doute, sur ces concepts incontournables, un essai remarquable qui a tout pour devenir un ouvrage de référence en histoire et en anthropologie des religions.