Article body

Yves Ledure, né en 1934, s’est fait connaître comme professeur de philosophie à l’Institut Catholique de Paris et comme fondateur des Prêtres du Sacré-Coeur. Il nous offre un volume — Sécularisation et spiritualité. Approche anthropologique du christianisme, publié aux Éditions Lessius en 2014 — dans lequel il constate l’absence sociétale et culturelle de Dieu dans le monde occidental où le christianisme a perdu sa fonction de référence. L’auteur reprend des thèmes déjà exploités dans des publications précédentes : Nietzsche et la religion de l’incroyance (1973), Si Dieu s’efface. La corporéité comme lieu d’une affirmation de Dieu (1975), La corporéité comme lieu d’une affirmation de Dieu (1975), Transcendances. Essai sur Dieu et le corps (1989), La détermination de soi : anthropologie et religion (1997), La rupture, christianisme et modernité (2010).

L’auteur nous montre que la sécularisation de la société modifie non seulement le mode d’existence des croyants, mais la société elle-même qui s’est construite sur une métaphysique postulant le transcendant dans tout l’univers. Comment rendre Dieu présent dans une culture de l’absence de Dieu où le vide spirituel est manifeste ? C’est la question qu’il pose aux croyants. L’essentiel de sa réponse : la théologie doit passer par l’anthropologie. Ledure exprime sa conviction que la spiritualité circule en l’humain comme la sève dans toute la ramure du cèdre, une image à partir de laquelle il construit son premier chapitre. C’est par la spiritualité, une spiritualité de l’humain, que l’homme va pouvoir retrouver l’instinct du divin qui l’habite et lui permettre de s’ouvrir à la verticalité, la transcendance. L’auteur fait ensuite le lien avec l’incarnation de Jésus qui a mis le divin dans notre « corporéité », un terme qu’il utilise à plusieurs reprises. Le Christ Logos devient ainsi le repère majeur d’un nouvel itinéraire spirituel, à savoir « conduire l’homme à l’éternité avec sa corporéité et non seulement par l’immortalité de l’âme » (p. 96). Ledure se demande s’il faudra oser le risque de nouvelles cultures et civilisations pour que, dans des univers neufs et jeunes, le christianisme puisse se réengendrer et formuler des modèles anthropologiques que la modernité occidentale est incapable d’inventer parce qu’elle est prisonnière de son souci de confort et dépourvue de spiritualité. « Si c’est dans l’homme et d’abord en Jésus de Nazareth que le Dieu transcendant s’enfouit, le christianisme doit ensemencer ces nouvelles terres humaines pour garder Dieu à l’horizon de l’homme » (p. 166).

L’auteur explicite sa pensée dans 8 chapitres : 1) « À la cime du grand cèdre » ; 2) « De l’homme à la parole » ; 3) « Au soir de Dieu » ; 4) « Sécularisation et statut du religieux » ; 5) « Spiritualité ou la dimension symbolique de l’existence » ; 7) « Segments du religieux » ; et 8) « La force de l’esprit ». La dialectique entre religion et sécularisation y est constante. Le discours se développe par vagues concentriques, l’auteur revenant à plusieurs reprises sur le phénomène de la sécularisation, abordé sous différents angles dans des chapitres qui auraient pu faire l’objet d’articles distincts, tels les deux derniers. Le volume porte le numéro 46 de la collection « Donner raison - Philosophie », une collection dirigée par Hubert Jacobs et Paul Gilbert.

Ledure se promène aisément sur les terrains de la philosophie, de la théologie, de l’histoire, de la sociologie et de la psychanalyse, et fait montre d’érudition. Dans un volume de 171 pages, comportant une table des matières détaillée, il cite par moins de 80 auteurs — historiens, philosophes, psychanalystes — tant anciens que contemporains, fournissant plusieurs références précises lorsqu’il s’agit d’auteurs contemporains. Il utilise adéquatement quelque 35 références bibliques de l’Ancien Testament et du Nouveau Testament pour appuyer son propos. Un index des auteurs cités aurait été utile. L’auteur n’écrit pas comme un athée qui, jetant un regard philosophique sur le phénomène de la sécularisation, constaterait un vide spirituel et la nécessité d’une spiritualisation. Il le constate aussi, mais veut surtout montrer le potentiel du christianisme pour combler ce vide. Il plaide pour la place de la religion dans une société sécularisée, non pas comme régente, mais comme participante à la construction d’un humanisme nouveau. C’est toutefois avec prudence que l’auteur aborde l’idée d’un retour du religieux, qui signifierait succomber aux tentations nostalgiques d’un passé révolu. Il précise bien qu’il s’agit d’un retour à l’infra-religieux, antérieur à une religion déterminée, sur la base d’une anthropologie qui prend en considération les questions de l’ultime. Ledure se permet quelques digressions intéressantes, notamment son interprétation du songe (p. 56 et suiv.) comme « ultime code du langage divin », une interprétation bâtie à partir du songe de Jacob, ainsi que sa critique contre la pratique occidentale de la crémation (p. 99 et suiv.), souvent réduite, selon lui, à une « opération simplement technique ».

L’intérêt et l’originalité du volume résident dans l’importance que l’auteur accorde à l’anthropologie pour montrer que l’humain aspire ontologiquement au spirituel et que l’itinéraire de Jésus est un modèle autant pour le non-croyant que pour le croyant. Il aurait été intéressant que Ledure puisse nous situer les phénomènes de la désécularisation et du réenchantement dans son approche anthropologique du christianisme, des phénomènes proches du thème qu’il a abordé.