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Qu’est-ce que le livre d’Isaïe ? Plusieurs spécialistes diraient tout de suite qu’une réponse simple n’existe pas. Le présent volume semble partager cette réticence : le sous-titre laisse entendre que le tout est solide et unifié, alors que la plupart des arguments de Vermeylen concluent à maintes reprises que le « livre » d’Isaïe n’est pas cohérent. Derrière cette ambiguïté ou complexité se trouvent des choix méthodologiques importants et l’oeuvre de Vermeylen invite le lecteur à réfléchir tant sur le livre d’Isaïe que sur les choix méthodologiques de l’auteur. Présenté pour la première fois dans un colloque sur le livre d’Isaïe tenu au Liban en 2013, le contenu du livre représente les réflexions matures d’un spécialiste renommé d’Isaïe, qui s’est éteint en novembre 2014 après avoir connu une carrière longue et variée, servant entre autres comme professeur au Centre d’Études Théologiques et Pastorales (Bruxelles), de 1972 à 2000, et à l’Université catholique de Lille jusqu’à sa retraite en 2008.

L’organisation du livre reflète la diversité ou multiplicité de la pensée de l’auteur. Dans le premier chapitre, Vermeylen présente le livre d’Isaïe comme une unité littéraire et surtout structurelle (p. 11-58). Il constate que le livre se présente comme une oeuvre littéraire intégrale (p. 13), fondant sa description de l’oeuvre en tant qu’unité littéraire sur des caractéristiques « formelles » qui relient les différentes parties du livre (p. 14, par ex. des palistrophes). Ce chapitre, comme ceux qui le suivent, est rempli d’exégèses détaillées et par une interaction soutenue avec une gamme impressionnante de publications spécialisées. Tout comme pour les autres chapitres, il convient d’avoir une bible hébraïque à la main.

Le deuxième chapitre (p. 59-102) discute du Livre d’Emmanuel (Is 6,1-9,6). À partir de ce point, Vermeylen favorise une approche typiquement historico-critique au détriment de l’approche synchronique-structurelle en évidence dans le chapitre précédent. Son exégèse propose d’identifier des additions et des remaniements introduits au cours de la rédaction de l’ensemble de cette section (p. 71-72, 77-78, 81-97). Vermeylen identifie quatre sources d’additions supplémentaires : une antiéphraïmite, une du temps de Josias, une autre deutéronomiste et une postérieure (p. 97).

Le troisième chapitre est consacré au rapport entre le livre d’Isaïe et l’historien (p. 103-131). Après un survol des données de base et de la situation de Juda vers la fin du viiie siècle, Vermeylen propose une histoire de la formation du livre au temps d’Isaïe de Jérusalem qui lui attribue une partie des chapitres 2-33 (p. 116-121). Il passe par la suite à un bilan de l’engagement politique du prophète (p. 121-126) et des éléments clés de sa théologie (p. 127-131). Vermeylen ne doute pas de l’authenticité de ces péricopes malgré le manque apparent de réalisme ou d’efficacité.

Le quatrième chapitre traite d’un sujet excessivement complexe, soit la formation du livre d’Isaïe tel que nous le connaissons. Partant de la conviction que l’unité du livre ne dépend pas de son auteur, de sa théologie, de son style ou de son contexte historique, Vermeylen propose la séquence suivante de relecture pour les chapitres 1-39, à partir de la première édition des oracles du prophète lui-même : (1) Jérusalem inviolable ; (2) Isaïe, annonciateur des réalisations de Josias ; (3) deutéronomistes ; (4) eschatologique du début de l’époque perse. Pour les chapitres 40-55, il identifie une série de messages qui affirment que « l’action de Cyrus s’inscrit dans le cadre du projet créateur de YHWH » (p. 148) comme la couche la plus vieille, alors que d’autres parties remontent à une période plus récente. Vermeylen croit que les chapitres 56-66 n’ont jamais existé hors du cadre du livre qu’ils concluent et que « ces textes s’expliquent au mieux comme une réactualisation d’Is 1 et du Deutéro-Isaïe, ou plus exactement de passages secondaires appartenant à ce recueil » (p. 149). Étant donné la complexité grandissante de l’hypothèse de la formation du livre, Vermeylen doit suggérer des modifications très détaillées du texte. Alors qu’une rédaction « précédente dans l’esprit de Néhémie » aurait ajouté 1,27, une rédaction plus récente aurait ajouté à son tour quatre éléments éparpillés à travers les versets 1,21.23.25.28 (p. 155). La création du livre d’Isaïe se termine avec quelques rédactions apocalyptiques au iie siècle.

Vermeylen conclut son oeuvre avec un dernier chapitre sur le soi-disant quatrième poème du serviteur (52,13-53,12). Ici il affirme que, dans sa forme originale, le poème n’a pas identifié l’homme souffrant comme étant le serviteur de YHWH, et que le « “nous” semble donc exprimer les sentiments de l’Israël du Nord (Éphraïm) à l’égard de Juda/Jérusalem » (p. 178). Il rejette aussi une lecture christologique du passage, y voyant plutôt l’attitude sacrificielle de la communauté de Jérusalem au service du peuple d’Israël en entier (p. 185).

À la fin du livre de Vermeylen, le lecteur est plutôt perplexe. Est-ce possible d’insister autant sur l’unité littéraire du livre d’Isaïe (chapitre 1) que sur sa formation extrêmement complexe à travers plusieurs siècles ? Est-ce plausible d’imaginer qu’un recueil avec des origines et des auteurs si variés puisse démontrer une cohérence littéraire, théologique ou autre ? La cathédrale que voit Vermeylen semble solide seulement si les observations formelles et littéraires sont aussi importantes que les éléments lexicaux, sémantiques et théologiques qui lui permettent de distinguer autant de diversité au sein du livre d’Isaïe.

Par ailleurs, les critères par lesquels Vermeylen repère les traces de rédaction ou de modification sont peu évidents. D’habitude le lecteur doit se contenter des observations de Vermeylen de sorte que la syntaxe, le choix des mots ou des interruptions servent à identifier des remaniements (par ex., p. 71-72).

Puisque Vermeylen ne justifie pas son choix d’utiliser dans la même lecture des méthodes holistique (voir synchronique) et compositionnelle (voir diachronique) et n’examine pas leur relation mutuelle, c’est au lecteur de déterminer si les conclusions de Vermeylen quant au manque de cohésion du texte sur les plans lexical et syntaxique sont justifiées. On peut également se demander si la cohérence conceptuelle du livre, qui vraisemblablement prime sur les facteurs linguistique ou syntaxique (voir E.-M. Becker, « Was ist “Kohärenz” ? Ein Beitrag zur Präzisierung eines exegetischen Leitkriteriums », Zeitschrift für die neutestamentliche Wissenschaft und die Kunde der älteren Kirche, 94 [2003], p. 97-121), ne constituerait pas une base plus solide que les élaborations de Vermeylen.