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Fondée en 1988 par Pierre Hadot, la collection « Les écrits de Plotin » fut publiée chez Les Éditions du Cerf jusqu’en 2016, où elle migra vers la Librairie Philosophique J. Vrin. Le traité 20 (I, 3) de Plotin, introduit, traduit et commenté par Jean-Baptiste Gourinat, est le premier titre à voir le jour dans cette collection suite au transfert de responsabilité. Le livre conserve le même format et la même présentation que ses prédécesseurs. Nous constatons toutefois une amélioration dans la qualité du papier et de l’impression du texte. Gourinat travaillait sur ce livre depuis longtemps. Il discuta du traité 20 avec des spécialistes de Plotin lors de deux journées d’études à Oslo en 2004. Puis il donna un cours sur ce traité à l’École Normale Supérieure en 2004-2005. Il déposa finalement une première version de son ouvrage dans le cadre de son Habilitation à diriger des recherches en 2006. Il s’ensuivit une décennie d’approfondissement avant l’aboutissement final. Nous abordons ainsi une oeuvre mature, qui n’a pas été réalisée dans l’urgence, mais a été mûrement réfléchie et peaufinée. Le résultat est un livre de qualité, accessible bien qu’érudit.

L’introduction de trente-huit pages présente la structure et les thèmes du traité, comment Plotin a composé le traité 20 et quelle fut sa postérité. La dialectique est une problématique assez traditionnelle, habituellement abordée dans le cadre de la logique. Pourquoi, se demande Gourinat, Porphyre a-t-il classé ce traité parmi ceux de la première ennéade, qui parlent d’éthique ? Certes le traité Sur la dialectique (I, 3) est lié à celui Sur les vertus (I, 2). Mais la dialectique permet d’introduire aux intelligibles, ce qui la relie aux traités des quatrième, cinquième et sixième ennéades. La question est épineuse, car Plotin ne parle nulle part ailleurs de la dialectique dans ses autres traités. À vrai dire, constate Gourinat, le traité 20 est difficile à classer et se trouve au fond en porte-à-faux avec le classement systématique des oeuvres de Plotin en éthique-physique-époptique. La structure du traité est déterminée par trois questions initiales : quelle méthode permet de remonter au Bien ? Quel type de naturel peut-on faire remonter au Bien ? La méthode est-elle la même pour chacun des naturels ? Les réponses à chaque question sont respectivement : la dialectique ; le musicien, l’amant et le philosophe ; la méthode diffère pour passer du sensible à l’intelligible, mais elle reste la même pour passer de l’intelligible au Bien. L’ensemble du traité s’élabore autour de questions qui ouvrent généralement chaque chapitre et dont les réponses sont obtenues en combinant des textes tirés des dialogues de Platon. Plotin veut redonner la prééminence à la dialectique platonicienne, qui, à son époque, a perdu du terrain face à la logique aristotélicienne et à la logique stoïcienne. Il faut revenir selon lui à une dialectique authentique qui consiste à connaître les formes et qui trouve son achèvement dans l’atteinte de la forme ultime, celle du Bien. Plotin rejette la conception aristotélicienne, qui fait de la dialectique un instrument de la philosophie, et la conception stoïcienne, qui réduit la dialectique à une partie de la logique. Dans son style de composition, le traité 20 n’a rien de scolaire ni de technique. Plotin ne fournit aucun exemple concret d’application. Son style est allusif et se réfère constamment à Platon. Plotin s’efforce de monter en système la pensée platonicienne, parfois au détriment des textes auxquels il puise et en trouvant chez Platon une cohérence qui ne s’y trouve pas toujours. Plotin tient à livrer une pensée cohérente, tant dans sa doctrine propre que dans celle de Platon. Quant à la postérité du traité 20, Proclus a repris la distinction plotinienne qui sépare la dialectique et la logique. Il ne fut cependant pas suivi par son disciple Ammonius, qui mit beaucoup d’énergie à réfuter Plotin. Philopon, Elias et Ficin n’acceptèrent pas non plus de distinguer la dialectique et la logique.

L’introduction est suivie par un plan du traité et par les modifications apportées au texte grec. Gourinat ne modifie le texte qu’à quatre occasions et de manière raisonnable et pondérée. La traduction proposée par Gourinat est excellente. Les remarques qui suivent sont pointilleuses et ne changent rien d’essentiel à l’ouvrage. Le toínun (donc) en 1, 28 et le éde (désormais) en 2, 12 ne sont pas traduits. En 1, 23, Gourinat écrit « se laisser émouvoir par le tout venant de ce qui lui arrive d’empreintes ». Il serait moins troublant de lire « se laisser émouvoir par tout ce qui lui arrive d’empreintes », car « le tout » renverra plusieurs lecteurs, dont nous faisons partie, au concept d’univers (tò pân), alors que le grec n’implique rien de tel. En 3, 8, l’emploi du nom teleíosis permet de traduire « amener à la perfection des vertus » plutôt qu’« amener à perfectionner les vertus ». Le premier sens est plus fort, d’atteindre la perfection, alors que le second laisse entendre qu’on peut faire mieux sans atteindre le sommet. En 4, 6-7, Plotin parle à trois reprises du bien. Gourinat met des majuscules (le Bien) à la première et à la troisième occurrences, mais pas à la seconde. Les autres traducteurs vont plutôt mettre des majuscules partout ou des minuscules partout. Gourinat passe de l’une à l’autre. Le lecteur reste perplexe et le commentaire à ce passage ne semble pas justifier spécifiquement cet état de choses. En 5, 3, la traduction perd le pluriel explicite dans tà hexês (les choses qui en dérivent) quand elle dit : « […] elle compose ce qui en dérive, le combine et le divise […] ». Il serait plus exact d’écrire : « […] elle compose les choses qui en dérivent, les combine et les divise […] ». On voit donc qu’il est difficile de prendre Gourinat en défaut dans sa traduction du traité 20.

La pièce maîtresse du livre est sans doute le commentaire de 186 pages qui suit la traduction. La structure respecte les exigences de la collection, avec des aperçus généraux et une analyse en continu du traité. Gourinat livre une étude détaillée, approfondie, érudite mais jamais prétentieuse du traité 20. Le ton est sobre et évite les polémiques inutiles avec les commentateurs modernes. Les sources sont nombreuses, bien présentées et l’argumentation est serrée et claire. On ne peut que saluer cet accomplissement.

Le livre se termine sur une bibliographie et sur les index nécessaires à ce type d’ouvrage. Bien que sélective, la bibliographie aurait pu être complétée avec les titres suivants : J.P. Anton, « Plotinus and the Neoplatonic Conception of Dialectic », The Journal of Neoplatonic Studies, 1, 1 (1992-1993), p. 3-30 ; Sylvain Delcomminette, « De l’inventivité dialectique à la dialectique autonome : Platon, Aristote et Plotin », Analele Universitatii din Craiova, Seria Filosofie, 25, 1 (2010), p. 5-26 ; Maria Isabel Santa Cruz, « La dialectique platonicienne d’après Plotin », dans M. Dixsaut et al., dir., Études sur la République de Platon. II. De la science, du bien et des mythes, Paris, Vrin, 2006, p. 125-150.

En résumé, Jean-Baptiste Gourinat a fait un travail remarquable dans sa traduction commentée du traité 20 de Plotin. Espérons que la collection persévérera dans la même voie pour ses prochaines parutions chez Vrin.