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Plusieurs livres ont attiré mon attention ces dernières années, en particulier celui de Francine Carrillo J’aimerais que vivre tu apprennes[1], qui propose une réflexion contemporaine à partir d’un sermon de Maître Eckhart[2] sur le passage biblique relatant la visite de Jésus chez Marthe et Marie (Lc 10,38-42). J’ai récemment eu l’occasion de reprendre ce sermon d’Eckhart et de m’éclairer pour ce faire d’un article d’Éric Mangin. De prime abord, il ne semble pas que ce soit la question de l’hospitalité qui intéresse Eckhart, Carrillo ou Mangin, mais bien la question du vivre. Mais si la vie est en cause, elle se déploie dans une scène d’hospitalité toute quotidienne. Le passage évangélique me semble donc propice pour amorcer ma quête : comment aborder aujourd’hui l’appel à l’hospitalité, d’un point de vue spirituel ? Eckhart propose qu’il s’agit d’apprendre à vivre. L’hospitalité et la vie seraient donc intimement liées, en tout cas d’un point de vue spirituel ?

Selon une perspective spirituelle, j’envisage ici non pas de déterminer les critères qui permettent de décider s’il faut ou non offrir l’hospitalité, ou encore quelles seraient les attitudes qui président à l’hospitalité, mais bien de considérer l’hospitalité comme un élément clé de la spiritualité chrétienne. Jusqu’où l’hospitalité peut-elle nous mener ? Que peut-elle nous apprendre ? Ma réflexion interroge donc l’hospitalité comme possible révélateur de l’être humain comme être relationnel.

Ma réflexion s’articule en deux temps. Je commencerai par présenter dans ses grandes lignes le texte de Luc 10,38-42, d’abord lu par Cassien[3] puis par Eckhart. À partir des quatre polarités de la vie spirituelle (relation à soi, aux autres, au monde et à Dieu), je chercherai à intégrer à la réflexion des éléments contemporains qui viennent en même temps interroger et reformuler les pistes spirituelles déjà offertes par la tradition. Plutôt qu’un travail exégétique, c’est par la mise en perspective de différents commentaires du passage de Lc 10 que je compte déployer ma réflexion. Plutôt qu’un travail analytique strictement intellectuel, c’est comme une méditation qui engage la vie spirituelle dans ses dynamiques relationnelles que je conçois ma proposition.

I. Marthe et Marie — lectures de la Tradition

Le passage biblique relatant la visite de Jésus chez Marthe et Marie (Lc 10,38-42) est bien connu. Après une brève présentation du texte à partir de la lunette de l’hospitalité, je proposerai brièvement l’interprétation des Pères telle qu’illustrée par Cassien, puis une interprétation tout à fait originale par Eckhart.

Selon l’Évangile de Luc, il est écrit :

Comme ils étaient en route, [Jésus] entra dans un village et une femme du nom de Marthe le reçut dans sa maison. Elle avait une soeur nommée Marie qui, s’étant assise aux pieds du Seigneur, écoutait sa parole. Marthe s’affairait à un service compliqué. Elle survint et dit : « Seigneur, cela ne te fait rien que ma soeur m’ait laissée seule à faire le service ? Dis-lui donc de m’aider. » Le Seigneur lui répondit : « Marthe, Marthe, tu t’inquiètes et t’agites pour bien des choses. Une seule est nécessaire. C’est bien Marie qui a choisi la meilleure part ; elle ne lui sera pas enlevée[4] ».

1. Une histoire d’hospitalité

Le passage raconte que Jésus est en route, en déplacement. Il est d’abord accompagné de ses disciples, mais il entre seul dans un village, puis dans une maison. Marthe le reçoit chez elle, dans sa maison. Elle offre l’hospitalité à Jésus. Marthe s’affaire au service. Elle est l’hôtesse de son invité. Elle le sert, mais elle est chez elle, maîtresse de sa maison. Marie est là, c’est la soeur de Marthe. Elle est assise aux pieds de Jésus : c’est l’attitude du disciple. Elle écoute sa parole. Mais le coeur du disciple est chez son maître. Elle est captivée. Elle accueille la parole du Seigneur chez elle, en elle, mais elle entre dans cette parole offerte. Un espace est entre eux, qui permet la circulation de la parole, qui permet d’entrer et de sortir, d’être reçu et d’accueillir.

Marthe s’inquiète. Elle s’inquiète de l’hospitalité. Elle est seule. Elle n’adresse pas de reproche à sa soeur Marie, mais elle formule son souci à son hôte, celui qu’elle reçoit, qui est aussi son Seigneur. Alors que Marie buvait les paroles de Jésus, aucun mot de cet enseignement n’est retenu dans le texte. Le court dialogue entre Marthe et Jésus sont les seules paroles retenues de ce passage biblique. Quelle est donc cette parole, comment la comprendre, et que peut-elle nous apprendre sur l’hospitalité aujourd’hui ?

2. Lecture de Cassien sur Marthe et Marie

Plusieurs Pères de l’Église ont commenté ce texte : Origène, Chrysostome, Augustin et Cassien par exemple. L’interprétation qu’ils proposent, imprégnée d’un héritage néo-platonicien christianisé, se résume grossièrement à la division classique entre la contemplation et l’action, avec une préférence marquée pour la meilleure part qu’a choisie Marie, la contemplation[5]. Dans ses conférences, Jean Cassien, au sujet du but et de la fin du moine (la vie monastique étant considérée comme le sommet de la vie chrétienne), fait dire à abba Moïse, un maître spirituel du désert de Scété, que le souverain bien se situe dans la contemplation de Dieu. « Il suit que les autres vertus, pour utiles et bonnes que nous les proclamions, doivent pourtant, selon nous, être mises au second rang, parce que c’est en vue d’elle seule [la contemplation] que, toutes, elles sont pratiquées[6]. » Il s’agit pour le chrétien qui désire croître dans la vie spirituelle, de parvenir de l’action multiple à la contemplation simple et une. Les actes passent. La contemplation les dépasse tous en valeur. Elle est éternelle.

Mais Cassien s’étonne et demande à abba Moïse : « Le labeur des jeûnes et l’assiduité à la lecture, les oeuvres de la miséricorde et de la justice, du dévouement fraternel et de l’hospitalité : est-ce là un trésor qui nous soit ravi et ne subsiste point avec ceux qui l’ont créé[7] ? » Son confrère Germain renchérit d’une autre objection : « Qui peut être toujours si attaché à la contemplation, dans une chair aussi fragile, que sa pensée ne soit jamais occupée par l’arrivée d’un frère, la visite d’un malade, les devoirs de l’hospitalité à rendre aux étrangers ou à toutes gens qui surviennent[8] ? » Pour la plupart des Pères, les oeuvres de miséricorde, dont l’hospitalité, ne sont que nécessité passagère. Elles sont un moyen d’accéder à la pureté du coeur qui prépare à la contemplation. Abba Moïse poursuit par un long discours qui met en valeur le travail de discernement nécessaire pour chaque action et chaque pensée, afin de tendre vers Dieu.

Selon les Pères, les oeuvres de miséricorde, dont l’hospitalité, font partie de la condition humaine, et contribuent à nous mener au Royaume promis par le Christ. Elles sont un moyen appelé à disparaître. Plus que tout, le coeur doit sans cesse chercher Dieu par la contemplation. Un coeur sans partage, sans cesse tourné vers Dieu, voilà le but et la fin du moine, le chrétien par excellence. Aucun reproche n’est fait à Marthe. Sa tâche est humaine et nécessaire. Mais Marie a définitivement choisi la meilleure part et « elle ne lui sera pas enlevée ».

3. Lecture d’Eckhart sur Marthe et Marie

La proposition des Pères semble radicale et, aujourd’hui comme hier, sa mise en oeuvre pour un cheminement spirituel fructueux nécessite un fin discernement. En effet, si l’apparent activisme de Marthe menace d’un côté, l’oisiveté menace également de l’autre. Au fil des siècles, plusieurs groupes spirituels en ont été accusés. Au tournant du xive siècle par exemple, Jean de Zürich, évêque de Strasbourg, dénonce les disciples du Libre Esprit qui « envisageaient la perfection comme une indifférence radicale à l’égard des oeuvres[9] ». Selon ce qu’il rapporte, les disciples du Libre Esprit se considéraient comme parfaits, c’est-à-dire qu’ils avaient déjà atteint l’état de contemplation et n’avaient plus besoin du support des oeuvres dans leur vie spirituelle. Ils estimaient qu’ils étaient devenus comme Dieu et ainsi libres de toute responsabilité morale et donc détachés de l’histoire.

À cette époque, en 1313[10], un dominicain, maître en théologie à l’Université de Paris, Eckhart, est envoyé à Strasbourg pour y assumer la direction spirituelle des moniales de son ordre. Son ministère le met également en contact avec des laïques dominicains et des béguines, ces dernières souvent suspectées de connivence avec les disciples du Libre Esprit[11]. Maître en enseignement de la théologie (Lesemeister) et maître de vie (Lebemeister), Eckhart communique en latin et en allemand, à un public savant et à un public plus large, issu des milieux dans lesquels il prêche[12]. Sa langue spirituelle est poétique et innovante. Son Sermon 86 propose une interprétation tout à fait originale du passage de Lc 10, qui lui permet à la fois de se distancier de la dérive du Libre Esprit, mais aussi de réarticuler les concepts clés de la spiritualité contemplative d’une manière qui lui permette d’entrer en dialogue avec son milieu et son temps.

L’originalité du Sermon 86 d’Eckhart repose sur une interprétation qui demeure très attentive au texte évangélique en même temps qu’elle renverse complètement la priorité des rôles accordés à Marthe et Marie. Éric Mangin, philosophe et théologien de l’Université Catholique de Lyon, constate qu’Eckhart propose qu’« il existe une parfaite articulation entre le détachement intérieur et le service extérieur, mais également une coopération intime entre l’homme et Dieu[13] ». Pour Eckhart, la posture de Marthe est supérieure à celle de Marie puisque son service n’est pas obstacle à sa contemplation. Marthe intègre union à Dieu et service. Le commentaire de Marthe exprime son souhait de voir Marie avancer plus avant dans son cheminement spirituel. Selon Eckhart, une chose est nécessaire, Marie est en chemin, Marthe a déjà accès à l’Un.

Afin d’étayer son interprétation, Eckhart fait valoir que Marie est dans la joie de la présence du Seigneur, mais qu’elle est attachée à sa joie. Il suggère qu’elle est enfermée dans une satisfaction sensible et « qu’elle désirait elle ne savait quoi et voulait sans savoir quoi[14] ». Marthe se fait du souci pour elle et souhaite la voir plus libre de sorte qu’elle puisse contempler dans le service. « Alors que le ravissement porte Marie à s’enfermer dans sa propre satisfaction, le service de Marthe est ouverture devant la grandeur du Christ[15]. » Aucun reproche n’est fait à Marie, mais en confirmant que Marthe est déjà unie au Christ (cela est signifié par l’appel répété deux fois de son nom), le texte biblique, selon Eckhart, propose Marthe comme modèle à imiter. Marthe se vit à la fois comme détachée et responsable. Elle est près des choses plutôt que dans les choses. « La vigilance de Marthe consiste à être attentive aux choses extérieures sans pour autant s’y enfermer[16]. » Cette vigilance et cette disponibilité la rendent plus libre de sa volonté propre et plus fidèle à Dieu.

Ainsi, Eckhart ne renonce pas à l’idéal de contemplation de ses prédécesseurs, mais son interprétation dénonce (à l’instar de Marthe) l’inaction et le manque de responsabilité de ceux et celles qui sont enfermés dans la satisfaction sensible. Il les invite à reprendre la route spirituelle sans s’arrêter en chemin. En somme, Eckhart propose l’hospitalité de Marthe non comme un moyen nécessaire et inévitable, mais comme un fruit surabondant de la vie unie à Dieu.

4. Chemins spirituels selon Eckhart

Je retiens quelques points principaux de la lecture du sermon d’Eckhart et du commentaire de Mangin. D’abord Eckhart arrive à dépasser les distinctions dualistes présentées entre autres par Cassien entre l’Un et le multiple, entre le corporel et le spirituel, entre le temps et l’éternité[17]. Selon Eckhart, le temps de Marthe est déjà éternité, son service corporel est spirituel, parce que loin d’être éparpillée dans le multiple, ses multiples tâches se réalisent de manière unifiée, intégrée, alors qu’elle est déjà unie à Dieu, qu’elle vit en Dieu. La finesse de pensée d’Eckhart défend de croire à un amalgame simpliste. Il semble qu’il existe un lieu spirituel, une posture spirituelle où cela soit possible.

Mais des questions subsistent. Quel est le lieu de cette hospitalité ? De qui est-ce l’hospitalité ? Et envers qui ? De soi ? De Dieu ?

Eckhart parle d’un itinéraire vers Dieu en trois chemins ; trois chemins positifs, mais dont le troisième serait le plus désirable. Je cite Eckhart : « L’un est la recherche de Dieu dans toutes les créatures par une action multiple, par un amour ardent[18] ». Il s’agit de chercher « le repos » en chaque action, comme le mentionne le Siracide[19]. Chercher Dieu en toute chose, en s’efforçant à une action juste, ajustée. Sur ce chemin, nous nous exerçons à l’hospitalité, offrir l’hospitalité de notre chez-soi, de sorte que nous soyons disposés à accueillir Dieu si Dieu venait à passer.

« Le second chemin est un chemin sans chemin, libre et cependant lié, où l’on est élevé et ravi très loin au-dessus de soi et de toutes choses sans volonté et sans image, bien que ce transport ne soit pas permanent dans son essence[20]. » Marie était saisie de ravissement. Elle illustre ce chemin. Eckhart donne encore l’exemple de Pierre qui professe sa foi « Tu es le Christ[21] », ou encore celui de Paul : « Je sais qu’il fut ravi jusqu’au paradis et qu’il entendit des paroles ineffables, qu’il n’est pas permis à un homme de redire[22] ». Sur ce chemin, l’hospitalité nous est offerte, de courts instants, dans un espace qui semble infini. Nous sommes reçus chez Dieu.

Eckhart parle encore d’un troisième chemin. « Le troisième chemin se nomme chemin et est cependant un “chez-soi”, c’est-à-dire : voir Dieu sans intermédiaire, dans son essence[23]. » Marthe est chez elle en même temps qu’elle est en Dieu. Elle est en elle chez Dieu et en Dieu chez elle. Elle est en Dieu avec le souci plutôt qu’avec Dieu dans le souci. Ici, l’hospitalité n’est pas un moyen de rencontre de Dieu ni un obstacle à cette rencontre. Elle n’est pas non plus un lieu furtif hors de soi. Elle est un chez-soi-chez-Dieu où nous sommes à la fois libres et actifs.

Eckhart fascine. La lecture de ses textes donne le goût d’avancer sur les chemins qu’il décrit. Mais Eckhart est d’une autre époque et la compréhension de ses écrits pose quelques défis à nos perspectives actuelles, tant théologiques qu’anthropologiques. Que signifie « voir Dieu dans son essence » ? Avec quels yeux ? Quel Dieu ? Quel est le lieu de ce chez-soi-chez-Dieu ? Comment y accéder ?

Le langage d’Eckhart est à situer « au niveau de l’être. C’est un discours ontologique, qui est en même temps un discours de la foi suscitée par la révélation[24] », explique Dominique Salin. Le lecteur contemporain aura plutôt tendance à chercher à situer le fond de l’âme dont parle Eckhart, à le « localiser » de manière psychologisante. De même, ce sera « l’expérience » évoquée ou suscitée par le langage qui sera recherchée par le contemporain plutôt que le sens théologique de l’énoncé. C’est pourquoi il faut poursuivre la réflexion.

Avec ces questions de l’expérience et du langage, nous arrivons maintenant à la deuxième partie de cette réflexion de théologie spirituelle sur l’hospitalité.

II. Spiritualité et hospitalité aujourd’hui

Au sujet de la spiritualité, il n’est plus nécessaire de souligner l’étonnant foisonnement actuel de publications scientifiques issues de disciplines les plus diverses. Avec ce foisonnement vient une multitude de définitions du spirituel. Alors que les traditions religieuses et les écoles philosophiques ont traditionnellement proposé des « parcours spirituels » (souvent appelés spiritualités), les publications actuelles en spiritualité invitent à une perspective « hospitalière », inclusive de la diversité religieuse et de l’interdisciplinarité académique. La spiritualité serait à trouver au coeur de la personne, mais elle concerne également les communautés. Pour certains elle concerne prioritairement la quête de sens, alors que pour d’autres elle s’articule plutôt dans des valeurs. Plusieurs situent sa spécificité dans la relation au transcendant, alors que d’autres développent des spiritualités laïques, des spiritualités sans Dieu.

Je propose ici de considérer la spiritualité comme une « posture relationnelle dynamique essentielle à notre devenir humain ». Cette posture peut se décliner selon plusieurs polarités que l’on retrouve dans les textes des Pères de l’Église, mais aussi jusque dans la Bible, à savoir la relation à soi, aux autres et à Dieu[25]. La sensibilité théologique contemporaine face aux contextes sociaux et historiques de même que les questions environnementales posées à la société ont certainement contribué à l’intégration d’un quatrième pôle dans la littérature spirituelle contemporaine, inséparable des premiers : la relation au monde. J’associe relation au monde et relation à l’espace et au temps. La spiritualité serait à envisager comme une posture relationnelle avec soi, avec les autres, avec le monde et avec ce qui dépasse l’humain infiniment. Chez une personne ou dans un groupe, les quatre polarités sont intimement liées, de manière plus ou moins cohérente ou consciente.

Il m’apparaît que dans la tradition chrétienne, l’hospitalité pourrait être envisagée comme un élément fondamental de cette posture quadripolaire et peut-être l’un de ces grands défis de la vie spirituelle. Je désire maintenant explorer quelques pistes de réflexion qui concernent plus spécifiquement l’un ou l’autre de ces pôles, en continuité avec la réflexion qui précède sur Marthe et Marie, et la contribution d’Eckhart.

1. Hospitalité à l’Autre — l’Autre Autrement

L’hospitalité est mise en valeur dans plusieurs textes bibliques, par exemple dans l’épître aux Hébreux : « N’oubliez pas l’hospitalité, car, grâce à elle, certains, sans le savoir, ont accueilli des anges[26] ». Il serait fait ici référence à la « visitation d’Abraham », et pourquoi pas à d’autres visitations aussi étonnantes. L’hospitalité peut nous surprendre. Des épiphanies y sont possibles. C’est bien ce que propose Eckhart lorsqu’il affirme que le chemin spirituel de Marthe, son hospitalité, puisse mener à « voir Dieu dans son essence ».

Cependant nous ne sommes plus à l’époque d’Eckhart. Plutôt que de chercher ce que Dieu peut être en Dieu même, nous sommes plus familiers aujourd’hui avec la question de ce que Dieu peut être pour nous. Les grands courants de pensée issus de la modernité et de la postmodernité nous encouragent à une certaine réserve avant de parler de ce que Dieu peut être en Dieu même. Comment connaître l’essence de Dieu ? Comment éviter la médiation des sens, du temps et du monde ? C’est donc l’expérience de Dieu, notre relation à Dieu, que nous sommes en mesure d’interroger.

C’est en ce sens, me semble-t-il, que John Caputo, un théologien américain, pose à la suite d’Augustin une question de fond : « Qu’est-ce que j’aime quand j’aime Dieu[27] ? » « Seigneur, qu’est-ce que j’aime quand je T’aime[28] ? » Et plutôt que de chercher à « saisir Dieu », je serais portée à poser la question : « […] à quoi, à qui est-ce que je fais place quand je dis aimer Dieu ? » Quelle hospitalité possible pour Dieu aujourd’hui ?

Justement, l’hospitalité à Dieu ne va pas de soi aujourd’hui. Charles Taylor, par exemple, a montré que la société contemporaine occidentale ne considérait plus Dieu comme nécessaire[29]. Il s’agit donc de parler de Dieu du lieu de notre expérience, personnelle ou communautaire. Mais cette expérience ne semble pas essentielle au devenir humain. Il est tout à fait possible de réaliser une vie humaine heureuse sans avoir besoin de Dieu, ni recours à Dieu. Alors, à quoi bon l’hospitalité, et en particulier l’hospitalité à Dieu ?

Des théologiens contemporains — et des croyants — prennent la balle au rebond et réfléchissent à nouveaux frais à l’espace pour Dieu dans nos vies. La relation à Dieu s’en trouve toute transformée. André Fossion par exemple évoque la liberté que nous offre une proposition de foi « radicalement non nécessaire pour être engendrés à la vie de Dieu ». Il ajoute que cette proposition non nécessaire est néanmoins « radicalement précieuse pour la vie[30] ». Nous sommes ainsi amenés à chercher Dieu non du côté de l’ordre et de la mesure de la nécessité et de la totalité, mais du côté de l’imprévisible et de l’inconnu, de la gratuité et de la surabondance, du vide et de l’absence, du mystère. Encore une fois, il ne s’agit pas d’abord de « qualifier Dieu », mais de dire quelque chose d’essentiel de la relation à Dieu, à l’Autre.

En somme, nous expérimentons Dieu autrement que ce que nous attendons. L’hospitalité spirituelle dont il est question ici est nécessaire à cette rencontre de l’Autrement, elle est nécessaire à la nouveauté du salut.

Pour aborder cet Autrement, Caputo, dans un article qu’il consacre au Sermon 86 d’Eckhart, propose « une dynamique du “peut-être” » en même temps « qu’une théologie de l’insistance[31] ». Impossible d’affirmer une fois pour toutes ce qu’est Dieu. Mais notre incertitude, ce « peut-être », fait partie de notre expérience de Dieu. Caputo parle aussi de l’insistance de Dieu, comme un appel, comme une interpellation qui nous est faite. Pour Caputo, Dieu n’est pas l’agent de cette insistance, mais le « verbe » qui attend d’être agi par qui offrira l’hospitalité.

Caputo ou Eckhart ne disent certainement pas qu’il faille chercher l’indétermination pour trouver Dieu. Ce serait ériger un nouveau principe, enfermer Dieu dans une nouvelle caricature et se figer dans l’impossibilité à accueillir quoi que ce soit. L’indétermination — le mot est peut-être mal choisi — renvoie plutôt à une certaine liberté. En même temps que Marthe est libre pour recevoir à l’improviste, elle reconnaît son Seigneur. Elle est libre et elle reconnaît son Dieu, non comme une réminiscence ou un souvenir passé, figé, mais comme une entière nouveauté. « Je crois que tu es le Christ, le Fils de Dieu[32]. »

L’insistance de Dieu est à l’opposé du modèle platonique de la piété, suspendu à la préexistence de Dieu, à la présupposition et à [sic] pré-possession de Dieu plutôt qu’à une abrupte visitation. Pour le platonisme, nous avons simplement oublié ce que nous appelions et le coup sur la porte ne sert que d’aide-mémoire, l’occasion de se souvenir de ce qu’on possède déjà, réactivant la ré-union d’une union primordiale qui n’a été que temporairement interrompue[33].

La perspective proposée par Caputo se détache radicalement de cette vision pour embrasser l’inconnu qui vient, qui advient. Notre Dieu est vivant, devant nous, et non pas dans un passé lointain. Notre Dieu est toujours présent dans l’à venir. À ce sujet, le théologien Moltmann parlait de deux futurs à différencier : le futurum et l’adventus. Le futur est ce vers quoi nous avançons. Mais Dieu vient à nous, comme un événement, comme un inattendu, comme une insistance. Dieu arrive par devant, comme une aurore. L’adventus serait l’avenir qui advient[34].

Non seulement une théologie, mais une spiritualité de l’événement nous invite à une posture de veille, de vigilance, à l’instar de Marthe, une posture de discernement constant. Il ne s’agit pas de dire oui à tout, mais de discerner, de cultiver une certaine disponibilité — une certaine hospitalité — à l’inattendu, à ce qui n’avait pas été envisagé, de sorte que quelque chose puisse advenir. Pour reprendre les trois chemins d’Eckhart, il ne s’agit pas uniquement de vivre dans l’expectative d’une visitation, bien que ce chemin soit louable, ni non plus de nous arrêter sur la beauté de l’indicible insaisissable, mais d’habiter et d’actualiser sans cesse l’advenir toujours à reconnaître.

Mais pour nous garder en mouvement, Caputo propose que « l’événement n’est pas ce qui arrive, mais ce qui se passe dans ce qui arrive, ce qui est provocant à propos de ce qui arrive[35] ». Même l’événement, ce qui sort de l’ordinaire, n’est pas à rechercher. C’est le dynamisme de ce qui se passe — parfois même le vide ou le silence — qui peut être occasion d’accueillir Dieu, de porter du fruit, ou pour pousser plus loin l’audace comme Eckhart, de nous laisser engendrer par Dieu et de naître à nous-mêmes[36].

L’avenir a lieu sur le plan de l’« événement », de l’insistance de Dieu, qu’Eckhart présente comme une scène de l’hospitalité offerte par l’âme à Dieu. Pour Eckhart, l’avent est un double événement, une double naissance, celle de Dieu et celle de l’âme : l’avent de Dieu dans l’âme est la naissance du Fils dans l’âme et la renaissance de l’âme dans le Fils[37].

2. Hospitalité à soi — le devenir

Pour pouvoir développer cette posture d’hospitalité à Dieu, il est également nécessaire de développer une certaine hospitalité à soi. Naître à soi, advenir, c’est aussi laisser émerger la part toujours inédite de notre être-au-monde.

Caputo, inspiré par Eckhart, reprend la lecture de Marthe et Marie. « Marie ne comprend Dieu que comme le Dieu de la paix et de la promesse, mais elle n’affronte pas l’agitation, le trouble et le risque[38]. » Les spiritualités contemporaines ont souvent tendance à valoriser la paix et le bien-être, comme moyen et comme but d’une vie meilleure. Le chemin spirituel emprunté par Marie est positif et aucun reproche ne lui est fait. Mieux, son chemin est déjà un chemin en Dieu. En même temps, Marie est invitée à se laisser déplacer de son lieu, à devenir libre pour habiter chez-elle-chez-Dieu. Caputo reprend : « Marthe a reçu deux dons ; Marie un seul. Marie a le don d’entendre l’insistance de Dieu, mais Marthe sait que l’insistance requiert l’existence[39] ». Et tout le monde sait que l’existence est imprévisible et désordonnée. Advenir à nous-mêmes, c’est donc accueillir (aussi) le trouble, l’agitation, le brouillon de la vie.

Comment nous offrir un espace d’existence qui soit enrichi de cette liberté d’expression en même temps qu’il ne soit pas enfermé par elle et par la nécessité de se démarquer pour exister ? Comment s’accueillir soi-même ? Quel espace sans enfermement est possible pour accueillir qui je suis en même temps que ce que je deviens ? Dans quel chemin suis-je engagé ?

3. Hospitalité à l’autre et à l’espace

Tout ce qui précède peut sembler bien abstrait, un peu éthéré, et manquer justement d’expérience concrète. Finalement, l’hospitalité ne consiste-t-elle pas de toute manière à accueillir l’autre — avec toutes les questions que cela peut soulever ? Comment faire bon accueil ? Jusqu’où accueillir ? Y a-t-il des limites à l’accueil ? Des frontières à respecter ou à faire respecter ? Etc. Je l’ai annoncé déjà, je ne compte pas approfondir ici ces aspects pratiques de l’hospitalité. Et pourtant.

Une autre question serait celle-ci : qu’est-ce que l’autre fait advenir en moi ? Qu’est-ce qui naît de ma rencontre avec l’autre, avec les autres ?

Heather Wise[40] raconte dans un magnifique article, son expérience d’accompagnement spirituel d’un sans-abri en fin de vie, R., hébergé dans une maison de soins palliatifs. Le délicat récit de leurs rencontres met en relief les espaces disponibles et indisponibles, les approches et les reculs, les ouvertures et les retraits. L’espace d’accompagnement est présenté comme un espace de soutien (holding environment) selon l’expression de Winnicott, un espace sans cesse à renégocier qu’ils habitent et quittent pour y revenir. Les deux interlocuteurs y rencontrent l’autre en même temps qu’ils sont renvoyés à eux-mêmes. L’autre peut faciliter ou rendre plus difficile l’hospitalité à soi.

Les conversations d’accompagnement relatées par Wise soulèvent différentes questions : quel espace, quel chez-soi pour quelqu’un qui n’a pas de chez soi ? Jusqu’à quand est-on visiteur ? Quand sommes-nous « de la maison » ? Faut-il partir, rester ? Être chez soi, n’est-ce pas appartenir ? La mort ne fait-elle pas prendre conscience de la fragilité de notre chez-soi ? À un moment, R. dit à Heather qu’il doit probablement l’ennuyer. Elle note : « J’observe que je suis particulièrement endormie. […] On dirait que nous sommes assis ensemble, dans l’espace bâillant — béant — de son expérience, dans l’inconnu, le vide[41] ». À un autre moment, elle remarque : « Tout au long de notre relation pastorale, R. et moi avons appris de nouvelles manières “of being home”, d’être à la maison en même temps que d’être un espace hospitalier pour l’autre[42] ». « Recevoir et être un foyer pour nous-mêmes et pour les autres[43]. » Une image forte. Serait-ce là une manière contemporaine d’envisager le chez-soi-chez-Dieu ?

Quelle est la relation à l’espace des deux femmes de l’Évangile ? Espace intérieur, espace relationnel et espace liminal ? Ces trois espaces ne composent-ils pas justement leur espace existentiel, incarné ? Marie est au pied de Jésus, qui l’accueille et qu’elle accueille. Et sa soeur Marthe souhaite qu’elle la rejoigne dans son lieu, toujours en présence du Seigneur, mais aussi en présence d’elle-même, mobile.

III. Marthe et Marie — relecture contemporaine

Il est temps de conclure. Mais est-ce possible ?

L’hospitalité n’est pas un trait de caractère propre aux pieux, ce n’est pas une vertu à cultiver, ni même une vertu parmi d’autres, mais le champ dans lequel transpire tout ce que nous faisons. L’hospitalité ne décrit pas une partie de la vie, mais sa structure même, son mouvement ; elle ne décrit pas notre « essence », mais explique pourquoi toute tentative pour prescrire notre essence est toujours déjà dépassée[44].

L’hospitalité demande que nous soyons libres — déliés — pour accueillir le neuf. C’est peut-être ainsi qu’elle nous garde « vivants » plutôt que figés. C’est ainsi qu’elle nous permet d’advenir à nous-mêmes. Eckhart a raison, si nous nous attachons à nos idées, nos compréhensions, nos visions, comment accueillir le neuf, l’inattendu, le plus de vie qui nous est promis — autrement ?

Le chemin envisagé n’est pas des plus reposants. « La “vigilance” de Marthe devient le critère du véritable détachement. Alors que les uns “ne se troublent de rien” […], Marthe est précisément “troublée par beaucoup de choses”. L’union à Dieu se réalise ainsi à travers l’existence humaine et l’action concrète[45]. » Mais le chemin vers l’autre, vers le frère ou la soeur, n’est plus un moyen, un intermédiaire, un exercice ou un pis-aller en vue d’un état meilleur. Ce chemin avec le frère ou la soeur, dans toute son épaisseur humaine, ses richesses et ses reculs, ses ouvertures et ses résistances, peut devenir contemplation. « C’est donc à travers une action détachée et dans une existence ordinaire qu’il est possible de faire une expérience de Dieu[46]. »