Abstracts
Résumé
Dans le but d’expliciter ce qu’implique le thème biblique du Bon Pasteur, cet article rappelle le sens de l’analogie entre le pasteur et le roi dans le Moyen-Orient ancien pour ensuite aborder sa signification dans le monde indien où le dieu Kṛṣṇa a passé son enfance comme bouvier. L’auteur en conclut 1) que le terme est relationnel, c’est-à-dire que le pasteur n’existe que dans ses rapports avec les animaux qu’il fait paître et qui sont la richesse de la région, 2) que la fonction de pasteur relie un espace intérieur et un espace extérieur, c’est-à-dire que le pasteur protège les animaux qui vivent à l’intérieur de son bercail contre les ennemis qui sont du dehors (fauves, voleurs), et 3) que l’activité du pasteur se transforme avec le temps, c’est-à-dire que le pasteur se déplace au fil des saisons selon la qualité des pâturages et surtout que cette activité se poursuit différemment pendant la nuit (retour des bêtes dans l’enclos et repos du pasteur en compagnie de son épouse) où elle peut prendre un sens eschatologique.
Abstract
This article recasts the biblical theme of the Good Shepherd by suggesting an analogy between shepherding and kingship in the Ancient Near East, and by comparing the use of the theme in that context to its use in the Indian world where the god Kṛṣṇa is known to have spent his childhood as a cowherd. The author arrives at three conclusions : 1) the term “shepherd” necessarily implies a relationship with grazing animals which are considered to be a major source of wealth in both the Near East and India ; 2) the practice of herding creates a link between an interior space and an exterior space, that is, the herder protects the animals living inside the fold from enemies that threaten them from without (wild animals, thieves) ; and 3) the activity of the shepherd changes over time, that is, the herder moves from one grazing land to another according to the seasons and the quality of the grazing lands ; more importantly, the different shape which the activity of the herder takes at night (as he rests with his wife while the animals return to the fold) can be interpreted in an eschatological sense.
Article body
L’iconographie chrétienne s’est souvent inspirée du thème du « Bon Pasteur » présent dans la Bible. On voit sur ces images un Jésus compatissant, la tête encerclée d’une auréole, marchant pieds nus dans les cailloux, le bras droit appuyé sur un long bâton à l’extrémité recourbée. De son bras gauche, il soutient une brebis recouverte du pan de son manteau, tandis qu’une autre brebis s’approche par derrière. Probablement inspirées du Hermès Kriophore de l’art grec[1], un dieu qui porte également un bélier sur ses épaules, ces images chrétiennes ont en commun de représenter un maître miséricordieux, prêt à soulager ses brebis et à leur montrer le chemin. Elles donnent une impression de grande bonté, mais parfois idéalisée au point d’en devenir mièvre. On est loin du pasteur ou du bouvier qui peine toute la journée à faire paître et à défendre son troupeau. Le thème m’intéresse en particulier depuis que je réfléchis sur le dieu hindou Kṛṣṇa, une manifestation du grand Viṣṇu, qui a passé son enfance à garder les vaches dans un campement de bouviers. Ce qui caractérise ce dieu, c’est justement d’être lui aussi le pasteur par excellence. Après un survol de la thématique du pasteur dans la Bible, j’examinerai le traitement qui en est fait en contexte babylonien, puis dans le monde indien où il est devenu très célèbre. Ce recul devrait permettre de renouveler la réflexion autour d’un thème qui reste fascinant, mais dont on a fini par oublier certaines harmoniques.
I. Coup d’oeil sur la thématique du pasteur en contexte chrétien actuel
La pastorale catholique actuelle a en grande partie éliminé les images pieuses qui s’étaient multipliées pendant la première moitié du xxe siècle. Elle est revenue aux textes bibliques, mais sans toujours les replacer dans le contexte bien concret de la vie laborieuse qui leur donne sens. La liturgie du quatrième dimanche de Pâques (année B), justement appelé dimanche du « Bon Pasteur » ou du « Bon Berger », propose de réfléchir sur ce thème. Les réflexions que l’on découvre dans un certain nombre d’homélies et de commentaires se résument souvent à multiplier les exemples de la façon dont un Jésus qui est toute bonté invite ses fidèles à faire preuve eux aussi de compassion envers tous leurs frères sans distinction. De même que le seigneur Dieu cherche lui-même ses brebis (Éz 34,11-16), nous devons nous aussi nous tourner vers ceux qui sont dans le besoin, en particulier les brebis perdues (voir Lc 15,4). Le Bon Pasteur aime ses brebis qu’il connaît bien et qui écoutent sa voix. Il souhaite tellement les rassembler qu’il va jusqu’à donner sa vie pour elles (voir Jn 10,11-18). Il s’agit de toute évidence d’un thème fécond, repris de diverses manières qui ont toutes en commun d’insister sur l’importance de la mansuétude et de la commisération.
La citation d’Ézéchiel qui vient d’être faite le confirme, le thème du Bon Berger qui figure dans le Nouveau Testament plonge ses racines au plus profond de la Bible juive (ou de l’Ancien Testament chrétien). Dieu y est à maintes reprises représenté comme un berger qui assure la protection de ses sujets. « Le Seigneur est mon berger, je ne manque de rien. / Sur de frais herbages il me fait coucher ; près des eaux du repos il me mène, il me ranime. / Il me conduit par les bons sentiers […] / Même si je marche dans un ravin d’ombre et de mort, je ne crains aucun mal, car tu es avec moi : ton bâton et ta canne, voilà qui me rassure », dit un psaume bien connu (Ps 23 [22],1-4)[2]. Du Seigneur qui doit venir réconforter et libérer son peuple, Ésaïe dit également qu’il vient avec vigueur et que son bras lui assurera la souveraineté. Il ajoute : « Comme un berger il fait paître son troupeau, de son bras il rassemble ; il porte sur son sein les agnelets, il procure de la fraîcheur aux brebis qui allaitent » (És 40,11). Le Bon Pasteur contribue au bien-être, également à la libération de ses brebis, et les textes l’évoquent avec une certaine poésie.
II. Le thème du pasteur au Proche-Orient ancien et en Inde du Nord
Après avoir rappelé plusieurs des textes qui viennent d’être cités, une homélie du Père Thomas Rasica ajoute avec raison :
Dans la Bible et l’ancien Proche-Orient, le « berger » était aussi un titre politique qui obligeait les rois à pourvoir aux besoins de leurs sujets. Le titre avait une connotation de grand souci et de dévouement pour les autres […]. La tige ou petite baguette [la canne] est une arme de défense contre les animaux sauvages, alors que le bâton est un instrument de soutien ; ils symbolisent le souci et la loyauté[3].
Ce commentaire signifie que le pasteur n’a rien du généreux bienfaiteur, voué aux oeuvres caritatives, altruiste de coeur, qui a inspiré une certaine littérature édifiante à partir du xixe siècle. En tant que pasteur, Jésus apparaît d’abord comme un chef responsable dont le devoir est de protéger ceux dont il a la charge. Ce pasteur n’est pas bon au sens de bonace, mais parce qu’il est habile à s’acquitter de sa tâche avec diligence et efficacité. Dans le contexte du Proche-Orient ancien, le pasteur évoque immédiatement le roi qui est fidèle à ses devoirs sociopolitiques et qui fait tout en son pouvoir pour protéger ses sujets. Bien avant les textes bibliques, un proverbe babylonien confirmait l’analogie quasi naturelle sous ces latitudes entre le roi et le pasteur : « Un peuple sans roi, c’est comme un troupeau sans pasteur ; un peuple sans guide, c’est comme de l’eau sans éclusier[4] ». Le roi, disent encore d’anciens textes babyloniens, est élu pour être le pasteur du pays ; il est le « chef-pâtre des humains » et son devoir est de les faire paître. Le roi Hammurabi (mort vers 1750 av. J.-C.) dit même du dieu Marduk que celui-ci lui a donné les pays à faire paître[5]. Si le roi peut aussi être comparé à un laboureur prévoyant qui nourrit son pays et le fait vivre en entassant des récoltes dans des silos[6], l’autre image qui surgit tout aussi facilement dans l’esprit des poètes est celle du pâtre qui s’occupe avec promptitude de son troupeau.
On retrouve un thème similaire dès les plus anciens textes du Veda (avant l’an 1000 av. J.-C.). Les Aryens sont un peuple de pasteurs et d’agriculteurs, dont les principaux animaux domestiques sont des bovins. Qu’il s’agisse de brebis ou de vaches, le métier de pasteur reste foncièrement le même, et la métaphore du pastorat s’applique de la même façon au roi ou aux dieux. Si les brebis sont directement comparables aux sujets du roi, les vaches de l’Inde, en produisant le lait nécessaire aux sacrifices, évoquent un pays prospère grâce aux rituels réguliers célébrés par les brahmanes. En traitant ensemble de ces deux types différents de pastorat, celui du Proche-Orient et celui de l’Inde, ce n’est pas que je m’imagine que l’un serve d’inspiration à l’autre ou que les deux réflexions soient équivalentes. C’est simplement que des contextes géographiques comparables ont engendré des pasteurs chargés de part et d’autre de prendre soin des troupeaux sur lesquels se fonde leur économie. Une littérature, différente de part et d’autre, reflète cette même préoccupation fondamentale.
Dans les hymnes du Ṛgveda (RV)[7], les vaches étaient entre autres synonymes de richesses qu’il fallait à tout prix protéger des voleurs. « Les vaches sont venues [dans cette maison] et lui ont apporté le bonheur ; qu’elles se reposent à l’étable et se réjouissent parmi nous […] » (RV 6,28,1). Ces vaches, on les maintenait la nuit dans un enclos bien protégé et le jour on les menait dans de riches pâturages sous la garde d’un bouvier. « (L’enclos) qu’on ouvre heureusement, hors (duquel) on pousse (les vaches) heureusement […], (cet) enclos à vaches (gavām […] vrajaṃ) ouvre-le […] » (1,10,7)[8]. Pour faire comprendre la seigneurie du dieu Viṣṇu, on dit également de lui qu’il est « ce valeureux protecteur qui écarte le loup » (RV 1,155,4)[9]. On ajoute même à propos de ce même dieu qu’il est le pâtre qui garde le suprême pâturage (gopāḥ paramaṃ pāti pāthaḥ, RV 3,55,10)[10]. La métaphore pastorale traduit naturellement l’idée de souveraineté.
Comme dans le Proche-Orient ancien, le roi de l’Inde était comparé à un pasteur ou à un bouvier. C’est particulièrement vrai dans le contexte de la grande épopée du Mahābhārata (MBh)[11]. Pour démontrer à ses amis la nécessité d’un roi pour gouverner des sujets, le « terrible » Bhīṣma, l’aïeul des Pāṇḍava et des Kaurava, leur explique que, sans cette instance de gouvernement, les habitants d’un royaume s’entretueraient : « Sans roi, les sujets disparaîtraient tout comme [ce serait le cas en l’absence du soleil et de la lune]. Comme des vaches sans bouvier, ils sombreraient dans d’aveugles ténèbres » (MBh 12,68,13). Et Bhīṣma pousse son raisonnement encore plus loin : « Sans la protection d’un roi, les taureaux ne sailleraient plus les vaches, les barattes ne baratteraient plus de beurre, les campements de bouviers disparaîtraient » (MBh 12,68,23). Le roi protège les bouviers et leur campement, qui est l’image même de ce que devrait être un pays bien gouverné. L’analogie entre le roi et le bouvier s’applique également entre le général d’une armée et le bouvier : « L’armée est devenue comme un troupeau qui se débande en l’absence d’un pasteur » (MBh 6,15,49-50). Ou encore, l’armée ennemie se fit massacrer par celle des Pāṇḍava « comme un troupeau en forêt par les nombreux fauves quand celui-ci n’est pas protégé par un bouvier » (MBh 7,70,23). Le bouvier est essentiellement celui qui sauvegarde l’ordre et assure la discipline du groupe.
S’il est présent dès les hymnes du RV et affleure çà et là dans le MBh, le thème du pastorat devient surtout célèbre grâce au Harivaṃśa (HV), un livre datant probablement des iie ou iiie siècle de notre ère, un complément à l’épopée du MBh, qui raconte justement l’histoire du dieu Kṛṣṇa en tant que manifestation de Viṣṇu[12]. On y décrit longuement les hauts faits de ce jeune bouvier (gopa). Pour désigner le campement où Kṛṣṇa demeure, on utilise le mot vraja (le mot même qui a été utilisé dans le RV), ainsi que quelques autres synonymes. Vraja désigne l’enclos, le parc à vaches, mais peut aussi, au pluriel, englober tous ceux qui l’habitent, les troupeaux aussi bien que les bouviers et les bouvières. La station qui y est longuement décrite est assez rudimentaire (branches piquées en terre, enclos d’épineux, huttes). Les bouviers s’y installent avec leur troupeau tant qu’il y a dans les environs des pacages suffisamment riches pour les nourrir. Un verset célèbre fait l’éloge de ces pasteurs. « Ils sont justement célèbres dans le monde ces bouviers qui, à la façon des cygnes ou des oies, n’ont pas de maisons et ne sont pas enfermés derrière des portes, et leur bétail également qui n’a pas de terrains et n’est pas enfermé derrière des clôtures » (HV 52,18). Ce qu’on veut dire dans ce verset, c’est que les pasteurs s’opposent aux villageois ou aux citadins qui ont un domicile et un territoire fixe. Eux se déplacent plutôt comme les oiseaux migrateurs. Ils circulent constamment en quête de meilleurs pâturages et s’installent provisoirement à cet endroit. Le mythe raconte en effet que les bouviers de Mathurā auraient passé sept années dans une première forêt, parfois nommée Mahāvana, avant d’aller s’installer au Vṛndāvana, une seconde forêt idyllique. Ce qui ne veut pas dire que les bouviers n’utilisent pas temporairement un enclos pour protéger le troupeau. C’est en effet toujours le même vraja provisoire que les bouviers quittent le matin avec les troupeaux qu’ils mènent paître et protègent pendant toute la journée, et c’est à ce vraja qu’ils retournent finalement le soir venu. Il ne faut pas oublier non plus que les bouviers du HV paissent les vaches du roi Kaṃsa, ce qui les oblige de temps en temps à se rendre à la ville rendre des comptes au roi à qui ils sont essentiellement redevables. Il s’agit d’un contexte apparemment plus complexe que celui auquel la Bible nous a habitués, mais néanmoins tout à fait comparable.
Kṛṣṇa est donc né dans la ville de Mathurā, mais son père Vasudeva l’a rapidement sauvé de la mort dont le menaçait le roi Kaṃsa en le transférant dans le campement de bouviers où il a passé toute son enfance. Il reviendra dans cette ville une dizaine d’années plus tard à l’invitation de Kaṃsa lui-même. Celui-ci oblige finalement son invité à affronter sur une scène (raṅga) les lutteurs de carrière qu’il lui oppose. Kṛṣṇa tue ces lutteurs et agrippe finalement le roi lui-même qu’il traîne sur l’arène et fait mourir. Parce qu’il apparaît sur la scène[13] pour libérer le monde de ce roi pervers qui mine l’ordre sociocosmique (le dharma) en se dressant contre ses propres vaches, Kṛṣṇa devient un véritable avatāra. Kṛṣṇa a grandi dans cette station forestière abritant les vaches royales et s’est employé pendant toutes ces années à détruire les démons que ce roi avait déployés contre lui. Il a sauvé des vaches essentielles à l’accomplissement des rites sacrificiels et toujours symboles de la véritable prospérité royale. En devenant bouvier et en s’opposant à ce roi destructeur, il prouve qu’il est le seul et véritable « Bouvier (gopāla) qui fera s’agrandir dans le futur la lignée des Yādava qui s’est effondrée » (HV 68,28). « Si je suis né bouvier et si je demeure dans ce campement — disait encore Kṛṣṇa en HV 55,56 juste avant de dompter le terrible serpent Kāliya —, c’est précisément pour châtier des méchants comme ceux-là qui marchent hors du droit chemin ». Dire de Kṛṣṇa qu’il est « Viṣṇu sous un vêtement de bouvier » ou encore qu’il est le « Bouvier par excellence », c’est affirmer qu’il apparaît sur la scène cosmique avec une mission royale, qu’il est le véritable roi qui vient libérer la terre des Bhārata de tous les pseudo-souverains. Ce qui veut dire que le vrai Pasteur qu’est Kṛṣṇa incarne l’idéal du souverain universel.
Évidemment, le mythe évolue, se transforme, au fil des siècles. Le HV décrit l’activité des bouvières, également nécessaire à la bonne marche du campement. Ce qu’on en retient le plus souvent de Kṛṣṇa, c’est l’image d’un dieu bleu-noir qui parcourt les forêts des environs de Mathurā avec son frère aîné Balarāma (ou Saṃkarṣaṇa), occupé à faire paître les veaux et les vaches. On sait également que Kṛṣṇa danse avec les jeunes bouvières pendant les nuits de pleine lune des mois d’automne. Dans les versions plus tardives de ce mythe, Kṛṣṇa s’éprendra d’une certaine Rādhā, une merveilleuse épouse qui demeure dans un campement qui prend désormais des allures de ville. En effet, dans ces textes plus tardifs, l’environnement de huttes laisse place à de merveilleuses maisons. On finit par avoir l’impression que Kṛṣṇa habite dans une cité magnifique et que toutes ces femmes logent dans des palais. Même si le thème de base reste une histoire de libération politique qui s’exprime sur un mode pastoral, le fait que Kṛṣṇa soit entouré d’amis bouviers avec qui il joue le jour et d’amies bouvières avec qui il s’amuse pendant la nuit à danser, à chanter, et même à faire l’amour, montre qu’un bouvier ou un pasteur n’est jamais perçu comme un dieu solitaire. Le bouvier Kṛṣṇa dissimule en fait une véritable société appelée à se transformer.
III. Une réflexion sur le pasteur qui pourrait être élargie
Nous venons de constater que les pasteurs sont présents aussi bien dans tout le Moyen-Orient que dans le Nord de l’Inde et que cette thématique est largement utilisée pour parler des devoirs du roi et inciter celui-ci à s’en acquitter parfaitement. Mais pour comprendre la façon dont cette thématique se décline, il importe d’examiner plus attentivement en quoi consiste le métier. Signalons d’abord que les pasteurs qui nous intéressent ici ne sont pas de purs nomades qui passent leur vie à circuler d’oasis en oasis à l’intérieur d’un environnement désertique, mais plutôt des semi-nomades qui gravitent autour d’un point d’attache fixe, une ville ou un gros village. On peut penser qu’il en était ainsi des pasteurs qu’évoque la Bible et de ceux qui ont inspiré l’histoire de Kṛṣṇa. Selon le contexte géographique, les animaux varient des moutons et des brebis jusqu’aux taureaux et aux vaches en passant par les boucs et les chèvres, les chameaux et les chamelles, les buffles et les bufflesses, etc. Quoi qu’il en soit, la vie quotidienne du pasteur ou du bouvier reste sensiblement la même partout. Le pasteur est le maître d’une installation provisoire qui est fonction du bien-être des bêtes qu’il fait paître, qu’il fait se multiplier, qu’il protège contre les fauves. Cet homme est garant de la richesse d’une communauté, de sorte que le pastorat lui confère un pouvoir symbolique sur le monde.
Il importe donc de prendre conscience que le mot « pasteur » et ses synonymes sont des termes relationnels. Le pasteur, comme le roi, n’existe jamais seul : il n’a d’existence qu’en relation étroite avec les animaux (ou les sujets) qu’il est chargé de faire paître. Le prophète Ézéchiel ridiculise même les bergers qui se paissent eux-mêmes, alors qu’ils doivent faire paître le troupeau (Éz 34,2). Tout dans une bergerie ou une station bovine s’accomplit en fonction des animaux qui y vivent et qui sont l’ultime raison d’être de toute l’installation. Si l’on examine la bergerie ou la station bovine en elle-même, on peut penser qu’elle constitue sur le plan socioreligieux un système symbolique qui peut se lire selon au moins trois points de vue complémentaires. Si l’on regarde les choses d’un point de vue spatial, on aperçoit un pasteur qui fait le lien entre un espace intérieur et un espace extérieur : l’habile pasteur protège les animaux qui vivent à l’intérieur de l’enclos, ceux qui appartiennent à son bercail, contre tous les ennemis qui sont du dehors (fauves, voleurs). Si l’on regarde les choses d’un point de vue temporel, on se rend compte que l’activité du pasteur se transforme avec le temps. Elle implique d’abord des déplacements au fil des saisons ou encore des années, selon la qualité des pâturages. Mais surtout cette activité n’est pas non plus la même pendant la journée et pendant la nuit. Le pasteur protège son troupeau de jour en menant ses animaux paître dans les pâturages des environs. Pendant la nuit, il procède différemment. Il lui faut ramener tous les soirs le troupeau dans un bercail dûment entouré de clôtures d’épineux et les y enfermer pour leur protection. Sans que cela soit explicitement dit, c’est pendant cette période nocturne qu’il se reposera du labeur de la journée et à ce moment également qu’il rencontrera l’épouse qui lui donnera des enfants et assura la permanence du clan. Le pasteur n’existe pas sans cette vie nocturne. Finalement, si l’on regarde les choses d’un point de vue social, il faut se rendre compte que le pasteur, qui est normalement un homme marié ou sur le point de l’être, est de ce point de vue celui qui regroupe autour de lui une ou des femmes et des enfants. Quand on parle d’un pasteur, on peut être porté à restreindre le terme à l’homme, mais on oublie alors que le pasteur est marié, qu’il passe la nuit avec une ou des épouses, et que cette épouse ou ces épouses partagent en fait pendant toute la journée la moitié du travail pastoral qui se déroule près de l’enclos et des huttes. Alors que les hommes protègent le troupeau et gèrent à l’occasion l’utilisation de la violence, les femmes restent près des huttes, utilisent tous les produits du troupeau pour assurer la subsistance du groupe, au besoin en les transformant (le lait et ses sous-produits, la bouse pour le feu, l’urine pour le nettoyage, etc.). La mise en scène que constituent les récits d’enfance de Kṛṣṇa montre à l’évidence qu’hommes et femmes travaillent en parfaite complémentarité et c’est la raison pour laquelle une partie essentielle du mythe de Kṛṣṇa met en scène les bouvières et que le Kṛṣṇa bouvier est naturellement entouré de bouvières. On peut dire que le bercail ou la bergerie constitue en quelque sorte un résumé de toute la vie sociale (direction, protection, production et transformation des biens de consommation). Pas étonnant que le pasteur ou le bouvier devienne le symbole même du roi qui règne sur la société tout entière, celui qui protège cette société contre les ennemis de l’extérieur et celui qui, au fil des jours et des années, gère toute sa richesse.
Après ce long détour par l’Inde, revenons aux textes bibliques. Si l’on regarde ce qui se passe sur le plan spatial, on s’aperçoit que le pasteur est celui qui fait sortir les brebis hors de la bergerie. Ses brebis le suivent, car elles lui font confiance. Elles reconnaissent même sa voix : « Quand il les a toutes fait sortir [les brebis], il marche à leur tête et elles le suivent parce qu’elles connaissent sa voix. Jamais elles ne suivront un étranger ; bien plus, elles le fuiront parce qu’elles ne connaissent pas la voix des étrangers » (Jn 10,4-5). Le Seigneur apparaît ici comme celui à qui appartient le troupeau, qui s’occupe de son développement. Il le gère, dirige son cheminement. « Reconnaissez que le Seigneur est Dieu. Il nous a faits et nous sommes à lui, son peuple et le troupeau de son pâturage » (Ps 100 [99],3-4). Le véritable pasteur est celui qui maîtrise l’intérieur comme l’extérieur de la bergerie. Alors que le voleur accède à la bergerie par effraction et pour dérober ou tuer, le pasteur est celui qui fait vivre les brebis. « En vérité, en vérité, je vous le dis, celui qui n’entre pas par la porte dans l’enclos des brebis mais qui escalade par un autre côté, celui-là est un voleur et un brigand » (Jn 10,1). Le berger de la Bible se montre très attentif à chacune de ses brebis, mais c’est dans le prolongement d’un berger qui est un véritable chef, capable de se faire respecter de tous. Le prophète Ésaïe décrivait déjà ainsi le Dieu qu’il proclamait : « Comme un berger il fait paître son troupeau, de son bras il rassemble ; il porte sur son sein les agnelets, il procure de la fraîcheur aux brebis qui allaitent » (És 40,11). Mais c’est aussi un berger, rappelle le prophète Ézéchiel, qui sait se montrer juste et ne craint pas d’éliminer les têtes fortes : « Moi-même je ferai paître mon troupeau, moi-même le ferai coucher […]. La bête perdue, je la chercherai ; celle qui se sera écartée, je la ferai revenir ; celle qui aura une patte cassée, je lui ferai un bandage ; la malade, je la fortifierai. Mais la bête grasse, la bête forte, je la supprimerai ; je ferai paître mon troupeau selon le droit » (Éz 34,15-16)[14]. L’homilétique retient surtout le pasteur compatissant, mais semble oublier qu’un pasteur est un vrai chef qui peut aussi user de la force pour garantir la sécurité du groupe.
Le fait de se rendre compte que le véritable pasteur est celui qui prend toutes les mesures nécessaires pour protéger son troupeau ne suffit pas. Il faut aussi examiner le pastorat du point de vue temporel. Selon Jean, Jésus dit de lui-même qu’il est la porte de la bergerie : « Je suis la porte. Si quelqu’un entre par moi, il sera sauvé, il ira et viendra et trouvera de quoi se nourrir » (Jn 10,9). En s’identifiant à la porte de l’enclos des brebis, Jésus fait non seulement le lien entre l’espace intérieur et l’espace extérieur, mais il devient en outre celui qui permet aux brebis d’entrer à l’intérieur d’un espace protégé pour la nuit. On se rend alors mieux compte que cette image de la porte a immédiatement une portée eschatologique. Et cela d’autant plus que le verset suivant dit : « Le voleur ne se présente que pour voler, pour tuer et pour perdre ; moi je suis venu pour que les hommes aient la vie et qu’ils l’aient en abondance » (Jn 10,10). Jésus est venu pour donner aux brebis la vie pour toujours, pour opérer le salut ultime des brebis, afin qu’ils ressuscitent avec lui. Ce troupeau, dit le Seigneur selon Ézéchiel, « […] je l’arracherai de tous les endroits où il a été dispersé un jour de brouillard et d’obscurité » (Éz 34,12). Il s’agit non seulement d’une image d’un Israël renouvelé, puis une anticipation du nouvel Israël qu’est l’Église, mais aussi une image de la réunion finale de tous les élus.
Le thème du pastorat a aussi une incidence sociale. En particulier à la lumière des textes indiens, il m’a semblé qu’il était impossible d’analyser le pastorat sans tenir compte de son implication à l’intérieur d’une certaine société. Le pasteur ou berger n’agit pas seul, il fait partie d’une société où les hommes collaborent avec les femmes au mieux-être du groupe dont ils font partie. Or, on ne peut que se rendre compte que l’image du pasteur, telle qu’elle s’est développée dans la Bible, est essentiellement axée sur la responsabilité de l’homme pasteur, comme s’il ne partageait pas cette tâche avec les femmes de son entourage. Ces femmes existent bien dans le contexte évangélique, en particulier Marthe et Marie, Marie-Madeleine, mais l’image du pasteur, qui s’inspire essentiellement de la Bible juive, n’attire pas l’attention de ce côté, contrairement à ce qui se passe d’une certaine façon dans les textes parallèles hindous. Il existe toutefois du côté hindou une interprétation du rôle des bouviers et des bouvières dans le sens d’une division du travail qui trouverait mal sa place dans un Occident où hommes et femmes ont des droits égaux et partagent les mêmes tâches. Chez les catholiques, la « pastorale » de l’Église (un mot qui s’inspire de l’image du pasteur) est, au moins dans certains cas, devenue l’affaire des femmes. Faut-il penser, comme semble le soutenir Marc Girard[15], que l’analogie du pastorat est incomplète et ne recouvre que partiellement la mission de l’Église. Comme toute image utilisée dans la Bible ou dans n’importe quel autre contexte religieux, elle ne reflète que certains aspects d’une réalité toujours plus complexe. L’image du berger n’est pas non plus la seule possible pour parler de la direction des communautés. Les exemples comparés des interprétations chrétiennes et hindoues montrent également à l’évidence qu’une même image peut être reprise différemment par des cultures différentes. La réflexion chrétienne ne devrait donc pas hésiter à penser que si, à notre époque, les femmes peuvent comme les hommes exercer le métier de berger ou de bouvier, c’est peut-être qu’il faut redévelopper en ce sens l’image du pasteur.
Appendices
Notes
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[1]
Il s’agit des célèbres représentations du dieu Hermès portant (phoros) sur ses épaules un bélier (krios) qui ont vraisemblablement inspiré les images chrétiennes.
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[2]
Les citations de la Bible proviennent de la Traduction Oecuménique de la Bible (1979-1980).
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[3]
Thomas Rosica, « Écouter la voix du Bon Pasteur », une homélie prononcée le 23 avril 2010 et que j’ai consultée le 22 mai 2018 à l’adresse http://seletlumieretv.org/blogfeed/getpost.php?id=10135, mais qui n’est plus actuellement accessible.
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[4]
Aldina da Silva, « Les rois au Proche-Orient ancien : leurs rapports avec les dieux et avec leurs sujets », dans Robert David, dir., Faut-il attendre le messie ? Études sur le messianisme, Montréal, Médiaspaul, 1998, p. 15.
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[5]
Cf. ibid., p. 25. Ce passage s’inspire des pages 25-27 et décrit les rapports du roi avec son peuple en termes de pastorat.
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[6]
Cf. ibid., p. 26.
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[7]
J’utilise pour le sanskrit la translittération internationale communément acceptée depuis 1912. Sauf indication contraire, les traductions du sanskrit sont les miennes.
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[8]
Traduction tirée de Louis Renou, Études védiques et pāṇinéennes, t. XVII, Paris, de Boccard, 1969, p. 7.
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[9]
Ibid., t. XV, Paris, de Boccard, 1966, p. 37.
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[10]
Ibid., t. V, Paris, de Boccard, 1959, p. 15.
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[11]
Un texte immense composé probablement deux siècles avant J.-C. et où il est question d’un affrontement entre deux groupes de cousins, les bons Pāṇḍava et les méchants Kaurava. Kṛṣṇa y fait figure de maître souverain et de guide.
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[12]
Pour une traduction française des chapitres du Harivaṃśa traitant de l’enfance de Kṛṣṇa, on se reportera à André Couture, L’enfance de Krishna, traduction des chapitres 30 à 78 (édition critique) du Harivamsha (y compris la traduction de passages figurant dans les notes ou dans l’appendice), avec introduction, annotations et index, Paris, Cerf ; Québec, PUL (coll. « Patrimoines - Hindouisme »), 1991. Une série d’études concernant cette enfance ont été réunies dans Id., Kṛṣṇa in the Harivaṃśa, vol. 1, The Wonderful Play of a Cosmic Child, Delhi, D.K. Printworld, 2015.
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[13]
« Entrer en scène » ou « apparaître sur la scène » se dit en sanskrit « descendre sur la scène » et on utilise pour cela le verbe avatṝ, descendre. L’avatāra, ce n’est donc pas une « incarnation » au sens propre, mais littéralement une « descente » dans un monde conçu comme un théâtre où la divinité apparaît ici en costumes de bouviers et paré de tous ses atours. Voir Id., « From Viṣṇu’s Deeds to Viṣṇu’s Play, or Observations on the Word Avatāra as a Designation for the Manifestations of Viṣṇu », Journal of Indian Philosophy, 29, 3 (2001), p. 313-326 ; repris dans Kṛṣṇa in the Harivaṃśa, vol. 2, Delhi, D.K. Printworld, 2017, p. 426-445.
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[14]
Cette traduction n’est pas la seule possible de ce passage difficile. La Bible de Jérusalem dit plutôt : « C’est moi qui ferai paître mes brebis […]. Je chercherai celle qui est perdue, je ramènerai celle qui est égarée, je panserai celle qui est blessée, je fortifierai celle qui est malade. Celle qui est grasse et bien portante, je veillerai sur elle. Je les ferai paître avec justice ». On pourra aussi consulter le commentaire classique de Walther Zimmerli, Ezekiel 2. A Commentary on the Book of the Prophet Ezekiel, Chapters 25-48, Minneapolis, Fortress Press (coll. « Hermeneia : A Critical & Historical Commentary on the Bible »), 1983 [1969 en allemand], ad locum.
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Voir Marc Girard, Symboles bibliques. Langage universel, vol. 2, Montréal, Médiaspaul, 2016, p. 1 820-1 827 (« Le pastorat »).