Abstracts
Résumé
L’article se propose d’analyser un terme-clé du langage technique des premiers moines chrétiens. Le but est de faire ressortir un concept fondamental de la doctrine monastique ancienne. Il s’agit du mot grec ἐξουδένωσις, qui normalement indique le mépris, mais qui est traduit par « anéantissement » quand il est utilisé par les auteurs monastiques dans certains contextes. L’analyse des sources montre que ce mot acquiert une signification nouvelle quand il se réfère à un aspect de la praxis ascétique. En assemblant et comparant les passages où apparaît la ἐξουδένωσις, il est possible d’en clarifier le sens et d’approfondir par là notre compréhension de la spiritualité chrétienne
Abstract
The article proposes to analyze a key term of the technical language of the first Christian monks. The goal is to highlight a fundamental concept of ancient monastic doctrine. This is about the Greek word ἐξουδένωσις, which normally indicates contempt but is translated as “annihilation” when used by monastic authors in certain contexts. The analysis of the sources shows that this word acquires a new meaning when it refers to an aspect of ascetic praxis. By assembling and comparing the passages where the ἐξουδένωσις appears, it is possible to clarify its meaning and thereby deepen our understanding of Christian spirituality.
Article body
I. Le lexique du désert
Dans le chapitre XV de la collection systématique des Apophtegmes des Pères (ve-vie s.) se trouve une parole particulièrement intéressante, qui — comme cela est souvent le cas — était déjà incluse, sous le nom de Poemen, dans la plus ancienne collection alphabétique :
Il dit encore qu’un frère demanda à abba Alonios ce qu’est l’anéantissement (ἐξουδένωσις). Et le vieillard lui dit : « Se mettre en-dessous des êtres sans raison et savoir qu’ils sont irréprochables (Τὸ εἶναι ὑποκάτω τῶν ἀλόγων καὶ εἰδέναι ὅτι ἐκεῖνα ἀκατάκριτά εἰσιν)[1] ».
Dans ce court texte, un moine demande au père Alonios l’explication d’un mot qui, il est vrai, n’est pas fréquent dans la littérature monastique. Il s’agit de ἐξουδένωσις, terme que le traducteur Jean-Claude Guy choisit de traduire par « anéantissement[2] ». Il convient de noter que déjà au xixe s. l’abbé Migne allait dans cette même direction, ayant recours à l’expression latine « nihili se facere[3] ». Plus récemment, la traductrice italienne Luciana Mortari a fait sensiblement le même choix avec le mot « annientamento[4] », alors que les traducteurs anglais semblent divisés : Benedicta Ward, dans sa traduction de la collection alphabétique, a eu recours à une périphrase qui maintient la signification recherchée par Guy (« to become nothing »)[5], tandis que John Wortley, qui a publié une version anglaise de la collection systématique, a opté pour « belittlement », ce qui en français correspond plutôt au dénigrement[6]. Une traduction semblable — « el desprecio de sí » a été proposée par David Gonzàlez Gude dans sa version espagnole de la collection systématique[7].
Dans la littérature monastique, il arrive souvent que l’on demande à un maître plus ancien et expérimenté d’expliquer le sens de tel ou tel autre mot. Cette pratique se laisse repérer non seulement dans les Apophtegmes des Pères mais aussi dans les Homélies du Pseudo-Macaire (ive-ve s.), dans la correspondance de Barsanuphe et Jean de Gaza (vie s.), ainsi que dans d’autres écrits du même genre, ce qui témoigne de sa diffusion dans des milieux et des époques différentes de l’histoire des moines[8]. Il s’agit en général de concepts-clés de la doctrine ascétique, et ce qui est réellement demandé n’est pas tant un éclaircissement quant à la signification courante du terme mais une définition de la place que le concept auquel il renvoie occupe dans le lexique du désert. Le but de la démarche n’est pas d’enfermer le transcendant — c’est-à-dire les « indicibles mystères célestes » — dans une cage faite de quelques mots bien choisis, ce qui non seulement est impossible, mais aurait pour effet d’en masquer la qualité apophatique qui lui est propre : c’est là, d’ailleurs, un danger qui fait l’objet d’une ferme admonestation de la part du Pseudo-Macaire, qui s’empresse d’expliquer que ce que l’on doit rechercher, c’est plutôt « comment l’homme peut aller à Dieu[9] ». En effet, l’enseignement des moines se conçoit toujours en relation à la praxis[10], ce pourquoi les mots que l’on prend soin de définir sont ceux qui se réfèrent au parcours de perfectionnement du renonçant, c’est-à-dire au « comment » qui indique la voie et les moyens de l’ascension de l’âme jusqu’à l’indicible.
Par suite, dès l’apparition des premiers écrits monastiques au ive s., on assiste à la formation d’une terminologie spécialisée qui, dans plusieurs cas, s’enrichit de mots courants appliqués aux réalités de la vie ascétique, et, dans d’autres cas, récupère des termes issus du langage politique[11], philosophique ou théologique[12], tout en redéfinissant leur portée : les moines opèrent une véritable re-sémantisation qui favorise la formation progressive d’un nouveau langage technique. Dans ce contexte, l’échange avec le maître, qui est mis en scène dans certains apophtegmes, constitue l’occasion de redéployer l’enseignement qui se trouve condensé dans ces termes, ou — dans le sens inverse — d’établir une association directe entre ces termes et l’enseignement qu’ils doivent évoquer dans le cadre de la pratique monastique[13].
L’étude du lexique du désert permet d’exposer ces connexions et de comprendre la doctrine qui les inspire, sans pour autant rechercher ou imposer une cohérence qui ne peut exister à ce niveau[14]. En effet, si une comparaison de sources provenant de milieux différents peut paraître justifiée lorsque l’on tente de reconstituer un discours ascétique plus général, c’est seulement dans la mesure où cette comparaison vise à circonscrire non pas une théologie monastique systématique et unifiée mais un langage partagé[15]. Sans doute est-il possible de repérer une cohérence à l’intérieur d’un corpus unifié (par exemple, dans le cas d’un auteur particulier ou d’un milieu bien délimité), mais l’on sait bien que le monachisme naît pluriel, ce qui pose un sérieux problème aux chercheurs qui tentent de déterminer l’origine de ce phénomène[16]. Une explication de type diffusionniste (souvent utilisée en histoire), qui consisterait à identifier un lieu et un moment de manifestation de ce nouveau genre de vie chrétienne (un foyer culturel, pour ainsi dire) ne semble pas viable, ou en tout cas n’est pas suffisante. Or, s’il est impossible de s’accorder sur une genèse commune, il devient aussi, à bien des égards, malaisé d’indiquer quelles seraient les composantes d’une identité générale, susceptible ensuite de se décliner selon des contextes particuliers. Cet obstacle nous oblige à cerner autrement les éléments récurrents de cette forme de vie : il ne s’agira pas de dénominateurs communs mais plutôt des traits récursifs de ce que l’on appellera un air de famille (on se réfère au concept de « Familienähnlichkeit » selon l’utilisation qu’en fait Ludwig Wittgenstein). Le lexique ascétique représenterait donc la manifestation de cet air de famille, et les mots qui le composent seraient les traits caractérisant cette ressemblance diffuse. Le langage partagé par les moines s’exprimant en grec renvoie certes à des enseignements communs, mais ceux-ci s’articulent en un réseau complexe et différencié (selon les milieux et les époques) plutôt que former une architecture fixe et bien ordonnée.
Le terme ἐξουδένωσις représente justement un de ces cas où l’acception courante d’un mot est réinterprétée pour mieux convenir à la pratique des solitaires ; et sa définition, offerte par le maître au disciple qui l’interroge, permet de préciser un aspect délicat mais fondamental de l’ascèse du désert. Il n’est donc pas surprenant que sa traduction dans les langues modernes puisse poser un problème, puisqu’elle requiert de départager les deux acceptions du mot, celle ordinaire (« mépris ») et celle technique (« anéantissement ») : les frontières ne sont pas toujours nettes.
II. Du mépris à l’anéantissement
Normalement le mot grec ἐξουδένωσις se traduit par « mépris », dans le sens d’une attitude, d’un regard posé sur quelqu’un ou quelque chose qui est jugé comme inférieur, sans valeur, voire abject[17]. Le terme est utilisé dans la Septante, notamment dans les Psaumes[18], où il indique un sentiment qui n’est généralement pas considéré comme positif : chez celui qui l’entretient, il est associé à l’arrogance (ὑπερηφανία)[19], alors que dans la perspective de celui qui le subit, il peut se trouver en couple avec le reproche ou l’opprobre (ὄνειδος)[20]. Le mépris peut aussi indiquer une des formes que prend le courroux de Dieu lorsqu’il est dirigé vers celles et ceux qui lui désobéissent[21] : dans ce cas, plutôt que sur la mauvaise disposition de celui qui l’éprouve ou la dimension offensante à l’égard de celui qui le supporte, on insistera sur la condition qu’il détermine, qui est l’opposé des honneurs[22]. Comme on peut le constater, s’il est susceptible d’évoquer des situations différentes selon les perspectives adoptées (sujet, objet ou condition), le terme n’offre pas en soi une grande variété sémantique, et son utilisation est assez propre et directe.
Par ailleurs, il est important de noter que cet emploi conventionnel revient aussi dans la littérature monastique ancienne, et ce, de manière fréquente. En effet, dans cet ensemble de textes on évoque parfois la ἐξουδένωσις comme un vice[23], soit une hostilité malveillante qui favorise le jugement négatif porté sur autrui ou — selon la réflexion de Dorothée de Gaza (vie s.) — qui renchérit sur ledit jugement, en l’aggravant[24]. Dans la synthèse de la doctrine monastique élaborée par Jean Climaque autour de l’an 600, cette disposition constitue une manifestation de l’orgueil, entendu comme un reniement de Dieu qui se traduit en un mépris envers les hommes[25]. Diadoque de Photicé (ve s.) précise à ce propos qu’il s’agit d’une répugnance radicale et généralisée envers la nature humaine, dont l’abjection viendrait de son association à la chair et à ses bas instincts : ce dégoût de la création de Dieu — qui représente une forme d’anticosmisme dangereusement proche du dualisme gnostico-manichéen — ne peut qu’être inspiré par les démons[26].
Selon une perspective différente, quand le mépris désigné par le mot ἐξουδένωσις est évoqué dans un contexte ascétique, c’est le plus souvent pour désigner une forme de disgrâce que le moine, comme tout autre être humain, peut encourir (dans certains cas à juste titre, ainsi que le suggère Évagre le Pontique[27]) : toutefois, à la différence des gens du monde, le solitaire est appelé — et c’est là le caractère spécifique de sa vocation — à supporter le mépris en question avec abnégation et avec équanimité, voire — s’il y parvient — à l’exploiter comme une opportunité d’élévation spirituelle. Ceci est évidemment impossible à l’homme orgueilleux[28].
Si donc on constate que la ἐξουδένωσις est une affliction dont tous les êtres humains sont tôt ou tard victimes, la spécificité du moine, s’il a bien intériorisé les enseignements de ses maîtres, consiste en le fait d’être une victime consentante et même enthousiaste. Son agentivité se réalise par le choix d’accepter sereinement toute expression de ce sentiment injurieux à son égard, accomplissant en cela une authentique imitatio Christi[29]. Selon Marc le Moine (ive-ve s.), cette acceptation constitue pour l’âme l’équivalent de l’ascèse pour le corps[30]. Dans le chapitre sur l’humilité de la collection systématique des Apophtegmes des Pères, on se pousse jusqu’à affirmer qu’endurer cet anéantissement, accompagné de l’injure et de l’offense, constitue une pratique qui permet de réaliser l’ensemble des vertus[31]. Quand l’on sait l’importance de la question de l’accès aux vertus dans la discipline monastique[32], à propos desquelles on s’interroge maintes et maintes fois quant aux moyens de toutes les obtenir sans en négliger aucune[33], on apprécie alors toute la portée d’une telle affirmation : atteindre l’ensemble des vertus, c’est atteindre la perfection ascétique, soit réaliser la vocation fondamentale du désert.
Dans plusieurs textes, on propose d’aller plus loin : celui qui subit le mépris doit s’efforcer de le considérer comme mérité. Cette exigence insère la ἐξουδένωσις dans l’orbite de la plus générale humilité (ταπείνωσις)[34], universellement recommandée comme la plus haute vertu du moine, la seule que les démons ne peuvent imiter[35]. La ἐξουδένωσις est alors considérée comme le labeur (κόπος) qui accompagne et parachève l’humilité[36]. Il est effectivement indéniable que seul le solitaire humble — c’est-à-dire celui qui a évacué le « vieil homme » paulinien[37] — est en mesure de supporter sans broncher le mépris qui vient de l’abaissement économique et social auquel le soumet son régime d’austérité radicale[38]. Toutefois, on constate que parvenir à se considérer méprisé à juste titre, même quand ce sentiment n’est aucunement justifié par les actions que l’on a commises, les paroles que l’on a prononcées ou les pensées que l’on a entretenues, cela dépasse l’attitude philosophique de résistance aux adversités de la vie[39] : il s’agit désormais d’un travail sur soi, d’une réorientation active des parcours mentaux, d’une reconfiguration de l’aperception, cette dernière étant désormais déconnectée de la réalité empirique qui constitue la référence commune des représentations mentales profanes. Et c’est justement quand ce mépris — entendu comme contrariété que l’on est appelé à endurer — devient une disposition active du moine que le terme se revêt d’une valeur inédite. Dans cette nouvelle acception, le sujet et l’objet de ce sentiment viennent à coïncider : c’est le moine lui-même qui se méprise, et ce, en prenant occasion du mépris dont il lui arrive de souffrir dans les affaires du monde. L’exercice d’une endurance (ὑπομονή) sereine face aux humiliations de l’égo (propre d’une humilité qui atteint la ἀταραξία[40]) se transforme en une véritable praxis active. Selon le point de vue interne des sources, on passe d’un mépris profane à un mépris spirituel : cette transition, qui caractérise fréquemment la constitution des concepts-clés de la doctrine monastique, se réalise par l’appropriation de la peine qui afflige le moine et par sa réinterprétation positive. La peine devient pénitence (πένθος), c’est-à-dire qu’elle est recherchée dans le cadre d’une discipline active et structurée. Pour atteindre ce résultat, il faut naturellement apprendre à résister à la détresse causée par l’affliction : l’indifférence au mépris (profane) du monde envers soi d’abord, puis l’acceptation de ce mépris comme étant dû, ces deux dispositions mènent au mépris (spirituel) du soi envers soi, véritable accomplissement du cheminement ascétique. L’adversité se transfigure à mesure qu’elle est dépassée, et devient alors un instrument d’ascèse : pour mieux dire, on n’endure pas la peine dans l’attente de sa cessation, mais plutôt dans l’attente de sa joyeuse acceptation. Il y a là une démarche religieuse fondamentale, celle d’un renversement de la perception du monde et des souffrances que celui-ci engendre par un réalignement sur un axis mundi nouveau, une réalité autre. Cette dynamique a déjà été repérée en référence à deux autres concepts amphibologiques de la vie monastique : la violence et la peur[41]. À l’instar de ce que l’on constate pour le mépris, ces deux autres afflictions font effectivement l’objet d’une réappropriation qui, au moyen d’un recalibrage perceptif, les transforme en moyens d’élévation. Parmi d’autres, Diadoque de Photicée est peut-être l’auteur qui a le plus développé ce thème de la transformation « esthétique » du moine (au sens de la αἴσθησις, la perception), dont le régime de vie finit par rendre doux ce qui était amer :
Si donc nous acquerrons la ferme habitude (ἕξιν) de mépriser les biens de ce monde (τοῦ καταφρονεῖν τῶν ἐν τῷ κόσμῳ καλῶν), nous pourrons unir même l’appétit terrestre de notre âme à ses dispositions rationnelles (τὴν γεώδη τῆς ψυχῆς ὄρεξιν τῇ λογικῇ αὐτῆς συνάψαι διαθέσει) par la communication du Saint-Esprit qui règle cela pour nous. Si en effet sa divinité n’éclaire efficacement les trésors de notre coeur, nous ne pourrons dans l’unité de notre sens, c’est-à-dire dans une disposition totale (ἐν ἀδιαιρέτῳ τῇ αἰσθήσει, τοῦτ᾽ἔστιν ἐν ὁλοκλήρῳ διαθέσει), goûter ce qui est bon […]. Le sens de l’intellect est un goût exact des choses que l’on discerne (Αἴσθησίς ἐστι νοὸς γεῦσις ἀκριβὴς τῶν διακρινομένων). De la même façon, en effet, que par notre sens corporel du goût (τῇ γευστικῇ ἡμῶν αἰσθήσει τοῦ σώματος), lorsque nous allons bien, nous discernons (διακρίνοντες) sans erreur le bon du mauvais et nous portons vers ce qui est doux, de même aussi, quand notre intellect commence à se mouvoir dans la pleine santé et un grand détachement (ὅταν εὐρώστως καὶ ἐν πολλῇ ἀμεριμνίᾳ), il peut sentir (αἰσθάνεσθαι) avec opulence la consolation divine[42].
En conclusion, à mesure que la discipline monastique se transforme en technique formalisée, la notion de mépris est réinterprétée comme une modalité fondamentale de la pratique ascétique. Toutefois, cette réappropriation fait apparaître le risque d’un apprivoisement de l’inconfort que le mépris est censé produire dans l’âme du moine. Il est alors tout à fait possible que, par souci d’humilité et comme mesure de précaution contre la vaine gloire, il se trouve quelqu’un pour affirmer que le mépris venant des autres est en réalité plus profitable de celui qui est auto-induit, puisqu’il échappe au contrôle du moine et frappe donc plus violemment : le dépouillement qu’il engendre est plus complet. Par conséquent, résister à cette contrariété est plus méritoire : « Il y a deux sortes de mépris (Ἐξουδενώσεις δέ εἰσι κατὰ δύο τρόπους), l’un qui vient du coeur, l’autre des injures du dehors. Des deux, celui qui est causé du dehors est préférable, car celui qui vient du coeur n’est pas aussi laborieux que celui qui vient des hommes, ce dernier produisant une peine (πόνον) plus grande[43] ».
Indépendamment de cet avertissement, force est de constater que dans la théorie ascétique des premiers moines, c’est précisément au moment où ce qui est subi devient agi que se forge un nouveau terme-clé. Le mot commun entre alors dans le jargon du métier, pour ainsi dire, et, en raison de cela, peut requérir une définition de la part du maître spirituel : cette définition est un enseignement[44].
Naturellement, l’exubérance exégétique d’un tel processus requiert une justification doctrinale solide, que l’on va immanquablement rechercher dans les textes fondateurs. Elle peut aussi poser un problème sur le plan logique, ce qui est effectivement le cas pour le mépris de soi, qui est désormais l’« anéantissement ». Le Pseudo-Macaire d’une part dote d’un fondement biblique cette forme extrême d’humilité, en l’associant à l’attitude des pauvres en esprit de l’Évangile et en fournissant des références vétérotestamentaires susceptibles de la légitimer, et d’autre part affirme clairement que la vie céleste se découvre dans la contradiction entre une condition que l’on a obtenue — l’être « juste » — et une disposition de l’esprit qui la nie — « ne pas se croire quelque chose ».
Question. — Quel est le sens de l’expression : « être pauvre en esprit » ?
Réponse. — C’est, quand on est juste et élu de Dieu, de ne pas se croire quelque chose, de mésestimer son âme et de la tenir pour rien (ἔχειν τὴν ψυχὴν αὐτοῦ ἄτιμον καὶ ἐξουδενωμένην), de faire comme si on ne savait rien et ne possédait rien, tout en connaissant et en ayant quelque chose. Ceci doit devenir dans l’intellect des hommes comme une disposition naturelle et stable (ὡς φυσικὸν καὶ πηκτὸν). Ne le vois-tu pas ? Abraham, notre ancêtre, un élu s’il en fut, s’est dit poussière et cendre. Et David, qui avait reçu l’onction royale et avait Dieu avec lui, que dit-il ? (Gen 18, 27). Je suis un ver et non un homme, l’opprobre des hommes et le rebut du peuple (Ps 21, 7).
Ceux qui veulent être les cohéritiers de ceux-là, leurs concitoyens dans la cité céleste et partager leur gloire, doivent avoir eux aussi une semblable humilité (τὴν ταπεινοφροσύνην), ne pas s’imaginer qu’ils sont quelque chose (μὴ οἴεσθαι ἐν ἑαυτοῖς εἶναί τι), mais avoir un coeur contrit[45].
Il est bien dit que c’est quand on est juste qu’il devient méritoire de ne pas se considérer tel. Les théoriciens de l’ascèse sont certes conscients que le mépris de soi est un exercice mental, mais ils n’en insistent pas moins sur le fait que pour être efficace cet exercice doit engendrer, dans l’esprit de celui qui le pratique, une certitude indéfectible en sa réalité effective, et ce, contre toute logique. Déjà Macaire (ive s.), qui dans une de ses Lettres associe l’humilité au fait de se considérer comme le dernier de tous, mentionne la sincérité qui doit accompagner cette conviction : cette dernière, du fait de son caractère hyperbolique, relève explicitement de l’absurde[46], et pourtant il faut y adhérer sans hésitation. Ammonas (2e moitié du ive siècle), dans un passage de ses Exhortations (que l’on retrouve dans le Traité ascétique de l’Abbé Isaïe), montre qu’il s’agit d’un effort de remodelage des représentations mentales[47]. Au vie s., le caractère construit, non immédiat, innaturel et contraire au réel empirique de la conviction auto-induite d’être toujours coupable est révélé de la manière la plus limpide par Zosime, protagoniste d’une série de textes ascétiques édifiants[48]. Accusé dans un de ceux-ci d’avoir commis une faute, il s’examine attentivement et constate qu’il n’a rien fait de mal ; cependant, par humilité, il fait oeuvre de persuasion sur soi-même et s’impose de croire à sa propre culpabilité. Il finit par apprécier les effets positifs sur son âme de la nouvelle perspective, même si celle-ci ne correspond nullement aux faits. Il s’en va alors remercier son accusateur, qui entre-temps s’est ravisé, après s’être rendu compte de son erreur. La conclusion de la narration montre que l’importance de l’autoaccusation ne réside aucunement dans son adhésion à la réalité telle qu’elle se définit normalement, mais en le fait de permettre une prise de conscience fondamentale : il existe en effet une réalité supérieure, invisible et pourtant plus « vraie » de celle dont on fait l’expérience quotidiennement[49]. La découverte de cette réalité révèle l’essence de la condition humaine : l’être à chaque instant à la présence de Dieu, sous son regard scrutateur[50]. Or, face à l’incandescente sainteté de cette présence finalement dévoilée, tout abaissement ne peut qu’être approprié, indépendamment des raisons contingentes qui l’ont suscité. À cet égard, la ἐξουδένωσις se distingue par rapport à une autre forme spécifique de l’humilité, que l’on appelle ἀψήφιστον, c’est-à-dire la non-estime de soi ou le refus systématique de se mesurer par rapport aux autres[51] : en effet, si cette vertu se pratique en contexte humain, où elle interdit de se comparer aux frères et soeurs, que ce soit pour en tirer une quelconque satisfaction ou au contraire pour s’en décourager, l’anéantissement, quant à lui, se mesure sur une autre échelle, celle de l’absolu. Toute comparaison entre ce dernier et le soi se révèle dès lors vertigineuse, et invite à se placer au plus bas, d’où l’on ne peut tomber[52]. Il serait légitime d’affirmer que la ἐξουδένωσις pousse l’humilité à ses extrêmes, là où elle rejoint l’expérience mystique[53]. Il y a, à n’en pas douter, une dimension paradoxale de cette démarche, comme le montrent si bien — à la même époque — les Instructions de Dorothée de Gaza, qui relatent un échange entre le même Zosime et un sophiste, à propos de l’humilité :
Un jour, l’abbé Zosime parlait de l’humilité (ταπεινώσεως), et un sophiste qui se trouvait là, entendant ses propos, voulut en avoir le sens précis : « Dis-moi, lui demanda-t-il, comment peux-tu te croire pécheur ? Ne sais-tu pas que tu es saint, que tu possèdes des vertus ? Tu vois bien que tu pratiques les commandements ! Comment, dans ces conditions, peux-tu croire que tu es pécheur ? ». Le vieillard ne trouvait pas la réponse à lui donner, mais il lui dit : « Je ne sais pas comment te le dire, mais c’est ainsi ! » […]. Voyant que le vieillard ne savait que répondre, je lui dis : « N’est-ce pas comme la sophistique ou la médecine ? Lorsqu’on apprend bien ces arts et qu’on les pratique, on acquiert peu à peu par cet exercice (ἐκ τοῦ ἐνεργεῖν) même, une sorte d’‘habitus’ (ἕξις) de médecin et de sophiste. Nul ne pourrait dire, ni ne pourrait expliquer comment lui est venu cet ‘habitus’. Peu à peu, comme je l’ai dit, et inconsciemment l’âme l’a acquis par l’exercice de son art (ἐκ τοῦ ἐνεργεῖν τὴν τέχνην). On peut penser la même chose de l’humilité : de la pratique des commandements naît une disposition d’humilité (τις ἕξις ταπεινή), qui ne peut être expliquée par des paroles »[54].
Il serait tentant de comprendre l’opération accomplie par Zosime — c’est-à-dire l’acquisition, par l’exercice, d’un « habitus » mental en contradiction avec l’expérience concrète — comme une forme d’auto-manipulation (« Self-deception ») qui rejoint à certains égards la Doublepensée (« Doublethink ») de George Orwell[55]. En effet, bien que l’interlocuteur tente de banaliser la chose au moyen d’une comparaison avec l’apprentissage d’un métier dont la technique serait à ce point familière qu’elle en deviendrait une disposition inconsciente, il n’en demeure pas moins que le saint se trouve à maintenir en soi deux visions des faits parfaitement incompatibles : il entretient à la fois la conscience de sa sainteté et la conscience de sa condition de pécheur. La première est spontanée, la deuxième provoquée. Certes, on pourrait objecter que les deux conditions existent selon des cadres de référence différents, dont un seul compte vraiment : ainsi que le dit le prophète Isaïe, cité par Ammonas : « Toute la justice de l’homme est, en sa présence, comme le haillon d’une femme qui a ses règles (Is 64,6)[56] ». Ce n’est donc qu’en relation aux autres hommes que Zosime peut être considéré comme saint. En ce sens, les deux conditions de la sainteté et du péché ne seraient pas réellement contradictoires, puisque tout dépend du référent par rapport auquel on se situe. Toutefois, cette explication n’est pas complètement satisfaisante, d’abord parce que l’humilité du saint — comme l’enseigne justement la ἐξουδένωσις — situe celui-ci au fond de toute la création (il doit se convaincre d’être le dernier des derniers) ; puis, parce que lui-même ne sait comment expliquer cette double conscience, un aveu qui démontre à quel point l’exercice ascétique vise intentionnellement à produire un état de dissonance cognitive (ou mystique, pour le dire en des termes théologiques). Il est certainement légitime, en ce sens, de parler d’une technologie du soi[57], dont les effets recherchés doivent se faire sentir avant tout sur l’univers mental des pratiquants[58].
III. En-dessous des êtres sans raison
À la suite des propos qui ont précédé, il semble désormais évident que là où le mot ἐξουδένωσις indique une disposition ascétique — c’est-à-dire consciente et induite — du sujet envers soi-même, il est utilisé selon une acception technique. Jean Climaque l’insère d’ailleurs dans une énumération des vertus et des pratiques spécifiques du moine : « Voici un excellent alphabet qui convient à tous : obéissance, jeûne, cilice, cendre, larmes, confession, silence, humilité, veilles, courage, froid, fatigue, peine, humiliation (ἐξουδένωσις), contrition […][59] ». On remarque que Placide Déseille préfère traduire le mot par « humiliation[60] », mais il n’en reste pas moins que, sur la base des définitions fournies par les textes, il peut aussi bien être rendu par « anéantissement ». Cette autre traduction correspond d’ailleurs à celle du mot οὐδένωσις[61] (qui n’est autre qu’une réduction à l’οὐδέν, le « néant »), auquel le préfixe ἐξ- ne fait qu’ajouter une valeur totalisante[62].
Néanmoins, indépendamment de la traduction que l’on choisira, il semble nécessaire de préciser ultérieurement le sens que ἐξουδένωσις acquiert dans la doctrine monastique. Si l’on revient à l’explication fournie par abba Alonios dans la collection systématique des Apophtegmes des Pères[63], on notera que l’ancien définit le mot d’une manière non seulement plus radicale mais aussi plus stricte par rapport à la plus générale vertu de l’humilité. S’anéantir, c’est entretenir la conscience de sa propre infériorité par rapport aux êtres sans raison (ἄλογα), qui — la précision n’est pas anodine — sont irréprochables. Ce n’est pas la première fois que les êtres sans raison sont mentionnés dans la littérature monastique, puisque déjà la Vie d’Antoine (milieu ive s.) en parle : il s’agit, bien sûr, des animaux. Or, le qualificatif employé ici pour les nommer assume une valeur péjorative évidente, ce qui ressort d’ailleurs des différents contextes où ils sont évoqués : les animaux sont la forme illusoire prise par les démons qui entendent terroriser et tourmenter Antoine durant sa retraite solitaire[64] ; ils constituent l’objet du culte zoolâtre des païens[65] ; ils évoquent l’attitude déraisonnable des hérétiques, notamment des ariens[66]. Ces quelques exemples montrent que, dans la perspective de l’auteur, le fait d’être privé de raison représente une dégradation de la nature humaine.
Et pourtant, la définition de la ἐξουδένωσις proposée par Alonios précise que non seulement il faut se juger inférieur à ces êtres sans raison, mais savoir que ceux-ci sont — est-il dit — irréprochables. L’explication de cette remarque se trouve dans les Enseignements d’Ammonas, là où le successeur d’Antoine affirme :
Il faut plutôt que le moine se condamne plus que les êtres sans raison (Ἀλλὰ μᾶλλον χρὴ τὸν μοναχὸν κρίνειν ἑαυτὸν ὑπὲρ τὰ ἄλογα) et qu’il tienne que ses oeuvres ne plaisent pas à Dieu. Il est dit, en effet, par le prophète : Toute la justice de l’homme est, en sa présence, comme le haillon d’une femme qui a ses règles (Is 64, 6). Et si l’âme ne se rend pas témoignage en vérité qu’elle est plus pécheresse que les êtres sans raison et les oiseaux et les chiens, Dieu n’agréera pas sa prière ; car les êtres sans raison, les chiens et les oiseaux n’ont jamais péché devant Dieu et ne seront pas jugés. Il est évident par là que l’homme pécheur est plus malheureux que les animaux ; il lui serait utile de ne pas ressusciter d’entre les morts, comme les êtres sans raison, et de ne pas venir au jugement[67].
La différence entre les êtres humains et les animaux tient au fait que ces derniers sont incapables de pécher. D’ailleurs, ils ne ressusciteront pas et ne seront donc pas jugés, un destin certainement préférable à celui des pécheurs. La condition animale résulte d’une disposition naturelle. Or, dans le passage du Pseudo-Macaire cité plus haut[68] à propos des pauvres en esprit, il est recommandé au renonçant de faire de l’anéantissement une disposition « naturelle et stable (ὡς φυσικὸν καὶ πηκτὸν) », à l’opposé de l’instabilité qui a causé la première désobéissance.
Les animaux sont incapables de pécher parce qu’ils ne quittent pas la place qui leur a été assignée[69]. Cela leur est d’ailleurs impossible, étant donné qu’à la différence des êtres humains, ils ne sont pas dotés de libre arbitre (τὸ αὐτεξούσιον)[70] : ils sont donc stables. La capacité de prendre des décisions autonomes, selon une volonté indépendante, permet à l’homme de se rebeller au dessein de Dieu et, par suite, d’aller contre sa propre nature. Anges et démons ont exercé à l’origine du monde leur arbitre et sont maintenant figés dans leurs rôles respectifs, jusqu’à la fin des temps. L’être humain est donc le seul à se trouver encore dans une situation d’indétermination, ce qui justifie d’ailleurs le maintien de la réalité cosmique, véritable théâtre de ses errances jusqu’au terme imposé par la mort (qui scelle sa condition)[71]. Dans l’oeuvre de l’abbé Isaïe, la réflexion sur cette indétermination et sur la relation qu’elle entretient avec la volonté humaine est axée sur les notions de nature et de contre-nature[72] : la disposition naturelle préconisée par le Pseudo-Macaire est en fait le résultat d’un retour à la nature originale, celle qui a été pervertie par le péché des protoplastes lorsqu’ils ont exercé leur volonté.
Le point névralgique de la doctrine monastique de l’anéantissement est effectivement la volonté. Si les animaux ne peuvent sortir de leur rang, c’est qu’ils ne sont pas dotés de volonté. Or, c’est là ce qui les rend irréprochables et fait en sorte qu’ils soient pris comme objets d’imitation par certains moines[73]. En effet, l’anéantissement préconisé est précisément celui des volontés qui animent l’esprit humain, ces mêmes volontés qui lui permettent de dévier du chemin qui lui a été tracé et de se concevoir/percevoir comme entité autonome. Mutatis mutandis, on retrouvera cette vision de l’anéantissement dans la tradition mystique médiévale et moderne[74] : cela n’a pas de quoi surprendre, puisque — comme on l’a dit — cette forme d’humilité n’est pas seulement une vertu mais un véritable déclencheur expérientiel, qui permet d’accéder à un état mental altéré[75]. Quoi qu’il en soit, la condition animale est bénie parce que les créatures « sans raison » ne se sont pas rendues autonomes et par là étrangères à la volonté divine, et n’ont donc pas brisé leur participation mystique à la création.
La littérature monastique insiste constamment sur la nécessité pour les renonçants de retrancher leurs propres volontés[76]. C’est d’ailleurs fondamentalement le but de toute pratique ascétique. Quant aux volontés, il n’en existe que trois types : celle divine, celle humaine et celle des démons[77]. Par conséquent, dans la mesure où le solitaire réussit à éliminer les volontés humaine et démoniaque, il creuse en soi un vide qui ne peut être rempli que par la volonté divine, pareille à une source qui jaillit enfin libre de tout encombrement[78]. La ἐξουδένωσις désigne l’état de celui qui comprend que les volontés non divines qui l’habitent l’éloignent de la source et le situent pour cela en dessous des animaux : le reconnaître représente le premier pas vers la rédemption. L’être humain est donc destiné à s’élever au-dessus des êtres sans raison non pas en maintenant indéfiniment son autonomie mais en l’exerçant — après avoir chuté — pour retrouver sa nature première de réceptacle du divin. Or, considérant que ce divin ne peut être défini, puisqu’il est absolument transcendant, le processus d’anéantissement du moine ne devrait pas se comprendre comme une fermeture ou un appauvrissement, mais — en principe, à tout le moins — comme l’ouverture à une altérité absolue et inconnaissable.
Appendices
Notes
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[1]
Apophtegmes des Pères syst. 15, 53 (= alph. Poemen 41). Texte et traduction française : Jean-Claude Guy, Les Apophtegmes des Pères I-III, Paris, Cerf (coll. « Sources Chrétiennes », 387, 474, 498), 1993-2005.
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[2]
Apophtegmes des Pères, syst. 15, 53. Lucien Regnault traduit de la même façon dans son édition française de la collection alphabétique, Les Sentences des Pères du désert. Collection alphabétique, Sablé-sur-Sarthe, Abbaye de St Pierre de Solesmes, 1981, p. 232.
-
[3]
Jacques-Paul Migne, Patrologia graeca, Paris, Imprimerie Catholique, 1857-1866 (dorénavant : PG), t. 65, c. 331.
-
[4]
Luciana Mortari, Vita e detti dei padri del deserto, Roma, Città Nuova, 1996, p. 382.
-
[5]
Benedicta Ward, The Sayings of the Desert Fathers. The Alphabetical Collection, Kalamazoo, Cistercian Publications, 1984 (revised edition), p. 173.
-
[6]
John Wortley, The Book of the Elders. The Sayings of the Desert Fathers. The Systematic Collection, Collegeville, Liturgical Press, 2012, p. 261.
-
[7]
David Gonzàlez Gude, Apotegmas de los padres del desierto, Madrid, Biblioteca de Autores Cristianos, 2017, p. 255.
-
[8]
Apophtegmes des Pères, syst. 2, 35 ; 15, 78.103 ; 17, 7.9 ; 21, 1-3 ; Pseudo-Macaire, Homélies propres à la collection II 56 (longue définition du moine) ; Barsanuphe et Jean de Gaza, Lettres, 173, 278, 320, 375, 380, etc. Voir aussi Hyperéchios, Conseils aux ascètes : 1-5, 12-14, etc. Basile de Césarée propose des définitions quand il s’agit d’expliquer les vices auxquels risquent de céder les frères : il ne s’agit pas, dans son cas, de vertus mais la perspective est toujours ascétique (Regulae brevius tractatae : 24, 25, 49, 51, 53, 54…).
-
[9]
Pseudo-Macaire, Homélies propres à la collection III, 22, 1-2 : « Les disputes de mots et la confiance dans la science n’apportent aucun profit à l’âme, mais seulement distraction et dommages. […]. Et en effet, toutes les hérésies depuis le début ont trouvé là leur point de départ […]. La vérité dépasse tous les enseignés et les enseignants à la fois, et les uns comme les autres ignorent qu’ils se trompent. En effet, si le maître te dit que Dieu est feu, tu le trouveras se faisant eau de la vie. […] Si tu le cherches aux cieux, on le trouve sur la terre ; si tu le cherches sur la terre, il passe aux cieux […]. C’est pourquoi il convient de rejeter les discours abondants et vains, car on ne peut rien en conclure. Nous discutons en faveur de la connaissance naturelle propre à chacun, sans accepter la parole de Dieu. Laissons donc cela et cherchons comment l’homme peut aller à Dieu et s’approcher de lui, se mettre à son école et recevoir en son coeur une réalité étrangère à ce monde ». Texte grec et traduction française : Vincent Desprez, Pseudo-Macaire. Œuvres spirituelles I. Homélies propres à la Collection III, Paris, Cerf (coll. « Sources Chrétiennes », 275), 1980.
-
[10]
Nous entendons le terme à la fois dans le sens aristotélicien, comme action qui se distingue de la poiesis en ce qu’elle a pour objet le sujet lui-même, et dans le sens que lui donnent les moines, si bien résumé par Jean-Claude Larchet : « Le double mouvement de conversion au Divin qui, par la grâce de Dieu, dans la foi, la pénitence, la prière et la pratique des commandements du Seigneur, consiste dans la purification des passions et l’acquisition des vertus, est désigné par la tradition ascétique par le terme “praxis” » (Thérapeutique des maladies spirituelles, Paris, Cerf, 2000, p. 442). Voir aussi les précisions de Thomas Spidlik, La spiritualité de l’Orient chrétien, Roma, Pontificium Institutum Orientalium Studiorum, 1978, p. 174-175.
-
[11]
Pour une fine analyse de l’évolution des termes πόλις, πολιτεία et πολίτευμα dans le langage monastique, voir Claudia Rapp, « Monastic Jargon and Citizenship Language in Late Antiquity », Masad, 32 (2019), p. 54-63, https://doi.org/10.1080/09503110.2019.1675027.
-
[12]
Voir à ce propos Antoine Guillaumont, « Un philosophe au désert : Évagre le Pontique », dans Id., Aux origines du monachisme chrétien. Pour une phénoménologie du monachisme, Bégrolles-en-Mauges, Abbaye de Bellefontaine (coll. « Spiritualité orientale », 30), 1979, p. 185-212. Guillaumont insiste particulièrement sur les termes techniques qu’Évagre récupère le plus souvent de la tradition philosophique grecque.
-
[13]
On hésitera à employer, en référence à ce processus, le concept de resignification tel que défini récemment, avec une charge politique marquée, sur la base du livre de Judith Butler, Excitable Speech : a Politics of the Performative, New York, Routledge, 1995. Voir à ce propos : Marie-Anne Paveau, « Resignification. Pratiques technodiscursives de répétition subversive sur le web relationnel », Langage et société, 167 (2019), p. 111-141. S’il est vrai que les moines récupèrent certains termes généralement considérés comme négatifs en les inversant de sens ou en leur attribuant une valeur différente (sémantique mais aussi axiologique), la dynamique n’est pas pour autant expressément militante, même si elle répond à l’affirmation d’une vision alternative du réel. Puis, il appert que la formation du lexique monastique s’apparente aussi au processus de constitution d’un jargon de métier.
-
[14]
Au-delà de l’étude classique mais limitée de Pierre Miquel (Lexique du désert, Bégrolles-en-Mauges, Abbaye de Bellefontaine [coll. « Spiritualité orientale », 44], 1986 ; voir aussi : Le vocabulaire de l’expérience spirituelle. Dans la tradition patristique grecque du ive au xive siècle, Paris, Beauchesne [coll. « Théologie historique », 86], 1989), on notera que la célèbre présentation de la spiritualité orientale de Jean-Claude Larchet (Thérapeutique des maladies spirituelles) est en grande partie organisée comme un dictionnaire des termes-clés de l’enseignement des pères. Plus récemment, Stephen Headley n’a pu éviter, dans sa présentation de la théologie ascétique du monachisme, de mentionner, ne serait-ce que brièvement (sur trois pages, puis — à la fin — sur huit pages), quelques termes-clés : « Donc avant de présenter une esquisse des formes ascétiques de la période intertestamentaire, regardons les termes-clés du lexique monastique chrétien en grec. C’est à travers ces termes et leurs modifications chez différents moines que nous pourrions suivre l’évolution et la permanence de la spiritualité monastique » (Du désert au Paradis. Introduction à la théologique ascétique, Paris, Cerf, 2018, p. 17 ; voir aussi p. 206-214).
-
[15]
Les études d’Irénée Hausherr proposaient une analyse de certains termes-clés de la spiritualité monastique de l’Orient chrétien antique, mais visaient la reconstitution d’une théologie cohérente, malgré ses indéniables variations. Aujourd’hui, spécialement après la révolution du tournant linguistique, il y a lieu d’appliquer une méthodologie plus stricte et d’adhérer de plus près à la terminologie (et à son usage), plutôt que de risquer une précompréhension de celle-ci sur la base de présupposés théologiques. Voir Irénée Hausherr, Penthos. La doctrine de la componction dans l’Orient chrétien, Roma, Pontificium Institutum Orientalium Studiorum, 1944 ; Id., Philautie. De la tendresse pour soi à la charité selon Saint Maxime le Confesseur, Roma, Pontificium Institutum Orientalium Studiorum, 1952.
-
[16]
Samuel Rubenson, « Asceticism and Monasticism, I : Eastern », dans Augustine Casiday, Frederick W. Norris, The Cambridge History of Christianity. Constantine to c. 600, New York, Cambridge University Press, 2014 (2007), p. 637-668 (p. 637) : « Previous scholarly attempts to identify a single source for, and to trace a unified development of, Eastern monasticism have met with a conspicuous lack of success ». Voir aussi James E. Goehring, « Monastic Diversity and Ideological Boundaries in Fourth-Century Christian Egypt », dans Id., Ascetics, Society and the Desert. Studies in Early Egyptian Monasticism, Harrisburg, Trinity Press International, 1999, p. 196-218 (p. 196) ; Id., « The Origins of Monasticism », dans Id., Ascetics, Society and the Desert, p. 13-35 (p. 35).
-
[17]
Henry G. Liddel, Robert Scott, A Greek-English Lexicon, Oxford, Clarendon Press, 1996 (9e éd.), p. 598.
-
[18]
Voir Johan Lust, Erik Eynikel, Katrin Hauspie, A Greek-English Lexicon of the Septuagint, Revised Edition, Stuttgart, Deutsche Bibelgesellschaft, 2003, p. 479.
-
[19]
Ps 30 (31),19 ; 122 (123),4 (à noter que ce deuxième passage est repris dans la Vie de Callinicos d’Hypatios 42, 34).
-
[20]
Ps 118 (119),22.
-
[21]
Ps 106 (107),40.
-
[22]
1 M 1,39.
-
[23]
Il fait partie d’une énumération de vices dans l’oeuvre d’Ammonas (Instructions IV. Sur l’allégresse de l’esprit de celui qui commence à servir Dieu, 57). Et il représente plutôt le fruit du vice dans la correspondance de Barsanuphe et Jean de Gaza (Lettres, 600).
-
[24]
Dorothée de Gaza, Instructions, 6, 74 : « Parfois, non seulement nous jugeons, mais encore nous méprisons (τὸ ἐξουδενῶσαι). En effet, comme je l’ai dit, autre chose est de juger, autre chose de mépriser. Il y a mépris (ἐξουδένωσις) quand, non content de juger le prochain, on l’exècre (ἐξουδενεῖ), on l’a en horreur comme une chose abominable, ce qui est pire et bien plus funeste ». Texte grec et traduction française : Lucien Regnault, Jacques De Préville, Dorothée de Gaza. Œuvres spirituelles, Paris, Cerf (coll. « Sources Chrétiennes », 92), 2001.
-
[25]
Jean Climaque, L’Échelle du Paradis, 22, 1 (PG 88 c. 965) : « L’orgueil (Ὑπερηφανία) est un reniement de Dieu, une invention des démons, le mépris des hommes (ἐξουδένωσις ἀνθρώπων), la mère du jugement… ». Texte grec : PG 88, c. 631-1164 ; traduction française : Placide Déseille, Saint Jean Climaque. L’Échelle sainte, Bégrolles-en-Mauges, Abbaye de Bellefontaine (coll. « Spiritualité orientale », 24), 1987.
-
[26]
Diadoque de Photicé, Cent chapitres gnostiques, 81 : « […] les démons qui attaquent l’âme nous suggèrent un mépris (ἐξουδένωσιν) sans fin de la nature humaine comme n’ayant, du fait de la chair, aucune valeur ». Texte grec et traduction française : Édouard Des Places, Diadoque de Photicé, Œuvres spirituelles, Paris, Cerf (coll. « Sources Chrétiennes », 5 bis), 2011.
-
[27]
Évagre le Pontique, À Euloge, 14, 19 : « Tu as honte de divulguer tes turpitudes, de peur que les malheurs de ton âme n’entraînent reproche et mépris (ἐξουδένωσιν) ? ». Texte grec et traduction française : Charles-Antoine Fogielman, Évagre le Pontique. À Euloge. Les vices opposés aux vertus, Paris, Cerf (coll. « Sources Chrétiennes », 591), 2017.
-
[28]
Évagre le Pontique, À Euloge, 2, 17 : « […] car celui qui exige des honneurs s’exalte et un tel homme ne sait pas supporter le mépris (ἐξουδένωσιν) ».
-
[29]
Barsanuphe et Jean de Gaza, Lettres, 106.
-
[30]
Marc le Moine, La Justification, 194 : « Veux-tu n’être travaillé par des pensées dépravées ? Accepte l’anéantissement (ἐξουδένωσιν) pour ton âme et la tribulation pour la chair […] ». Texte grec et traduction française : Georges Matthieu De Durand, Marc le Moine. Traités I-II, Paris, Cerf (coll. « Sources Chrétiennes », 445 et 455), 1999-2000.
-
[31]
Apophtegmes des Pères, syst. 15, 105-106 : « Un frère demanda à un vieillard : “Dis-moi une pratique (πρᾶγμα), que j’observe et que, par elle, je recherche toutes les vertus”. Et le vieillard dit : “Celui qui supporte anéantissement, injure et tort (Ἐξουδένωσιν καὶ ὕβριν καὶ ζημίαν ὁ ὑποφέρων) peut être sauvé” ».
-
[32]
La crainte de Dieu — qui pour plusieurs auteurs représente le premier aiguillon qui pousse le débutant vers la discipline monastique (voir Macaire, Lettres, V, dans l’édition de Géhin ; Ammonas, Lettres, 2, 1 ; Hyperéchios, Conseils aux ascètes, 1 ; Abbé Isaïe, Traité ascétique, 4, 98, p. 67) — consiste entre autres en le souci de ne pas négliger une seule vertu (Apophtegmes des Pères, syst. 15, 28 : « Mais celui qui a la crainte de Dieu se soucie des vertus de peur que l’une d’elles ne lui échappe »).
-
[33]
Le thème de la généalogie des vertus, de leur interdépendance et, ultimement, de leur unité est très fréquent dans cette littérature (par exemple : Apophtegmes des Pères, syst. 1, 13). En contexte chrétien, il remonte d’abord à Clément d’Alexandrie (Stromates, II, 80, 3 : « Celui qui en possède une à la manière du gnostique, les possède toutes à cause de leur enchaînement réciproque (διὰ τὴν ἀντακολουθίαν) »), mais cette réflexion est déjà présente dans la philosophie grecque. Cf. Bernard Collette-Dučič, Sylvain Delcomminette, dir., Unité et origine des vertus dans la philosophie ancienne, Bruxelles, Ousia, 2014. À ce propos, on pense évidemment au concept stoïcien d’antakolouthia, qui se réfère à la connexion réciproque des vertus, et donc à l’exigence de les exercer toutes de concert : Pierre Hadot, « Philosophie, discours philosophique et division de la philosophie chez les stoïciens », Revue Internationale de Philosophie, 45 (1991), p. 205-219 (p. 208-212).
-
[34]
Nous ne nous étendrons pas ici sur le thème excessivement vaste de l’humilité monastique : celle-ci ne nous intéresse que dans sa connexion à la ἐξουδένωσις.
-
[35]
Apophtegmes des Pères, syst. 17, 32.
-
[36]
Barsanuphe et Jean de Gaza, Lettres, 277 : « Le labeur (κόπος) véritable, frère, n’existe pas sans humilité (ἄνευ ταπεινώσεως). En effet le labeur en lui-même ne sert à rien. Car il est dit : “Vois mon humilité et mon labeur, et efface tous mes péchés”. Donc celui qui a ces deux choses, arrive rapidement au but. Celui qui a l’humilité avec le mépris (μετ᾽ἐξουδενώσεως) obtient, lui aussi, le même résultat, car le mépris tient lieu de labeur. Quant à celui qui a seulement l’humilité, il arrive assurément, mais plus lentement. Si quelqu’un veut posséder l’humilité véritable, qu’il ne s’estime en rien ; car c’est là la véritable humilité ». Texte grec et traduction française : François Neyt, Paula De Angelis-Noah, Lucien Regnault, Barsanuphe et Jean de Gaza. Correspondance I-III, Paris, Cerf (coll. « Sources Chrétiennes », 426, 427, 450, 451 et 468), 1997-2002.
-
[37]
Barsanuphe et Jean de Gaza, Lettres, 61 : « Car il est certain que, si nous examinons notre homme intérieur, réellement nous découvrirons que nous ne supportons ni blâme ni injure ni mépris (ἐξουδένωσιν) ni opprobre. Et tu peux t’en rendre compte d’après la pensée que tu as aujourd’hui à la suite de l’épreuve à laquelle je t’ai soumis l’autre jour […], et j’ai encore trouvé le vieil homme demeurant en ton intérieur ».
-
[38]
Évagre le Pontique, À Euloge, 4, 2 : « Les démons exposent les humbles à l’indigence et à l’insulte, afin qu’ils fuient l’humilité faute de supporter le mépris (ἐξουδένωσιν) ; mais celui qui par humilité (ταπεινοσοφροσύνην) supporte vaillamment les déshonneurs, est élevé par eux davantage et jusqu’au sommet de la philosophie » ; Abbé Isaïe, Traité ascétique, 17, 6 : « l’humilité (ταπεινοσοφροσύνη) donne de supporter le mépris (ἐξουδένωσις) ».
-
[39]
Pierre Hadot insiste sur le fait que l’humilité, qui conduit à un esprit de pénitence, à une pratique d’obéissance absolue et au retranchement de ses propres volontés, constitue une caractéristique nouvelle du phénomène monastique par rapport à ses antécédents philosophiques. Voir Exercices spirituels et philosophie antique, Paris, Albin Michel, 2002 (1993), p. 96-98.
-
[40]
Apophtegmes des Pères, syst. 15, 12 : « Le samedi, lorsqu’ils se réunirent, abba Poemen dit à abba Anoub : “Abba, je t’ai vu cette semaine jeter des pierres sur la figure de la statue et ensuite lui demander pardon ; un croyant agit-il ainsi ?”. Le vieillard répondit : “Ce geste, je l’ai fait à cause de vous. Lorsque vous m’avez vu lapider la figure de la statue, s’est-elle mise en colère ou a-t-elle parlé ?”. Abba Poemen répondit que non. “Et de même, lorsque je lui faisais la métanie, s’est-elle troublée (μὴ ἐταράχθη) et m’a-t-elle dit : Je ne te pardonne pas ?”. Et abba Poemen dit que non. Abba Anoub dit : “[…] soyons comme cette statue : injuriée, elle ne se trouble pas (οὐ ταράσσεται)” ». La ἀταραξία (les sources utilisent davantage l’adjectif que le nom), entendue comme capacité de rester imperturbable aux stimuli positifs ou négatifs du monde, se distingue de la ἀμεριμνία, qui est l’absence de soucis (les préoccupations liées aux tracasseries du monde), et de la ἀπάθεια, qui désigne l’être libéré des passions déclenchées par les représentations sensorielles et mentales.
-
[41]
Fabrizio Vecoli, « Violence and Monks : From a Mystical Concept to an Intolerant Practice (Fourth-Fifth Centuries) », dans Jitse Dijkstra, Christian Raschle, Religious Violence in Antiquity : From Classical Athens to Late Antiquity, Cambridge, Cambridge University Press, 2020, p. 306-322 ; Fabrizio Vecoli, « Peur et religion dans le monachisme primitif », Revue des sciences religieuses, 94 (2020), p. 283-312.
-
[42]
Diadoque de Photicé, Cent chapitres gnostiques, 29-30.
-
[43]
Barsanuphe et Jean de Gaza, Lettres, 278.
-
[44]
Ibid. : « Père qu’est-ce que l’humilité (ταπείνωσις) ? Qu’est-ce que le mépris (ἐξουδένωσις) ? Qu’est-ce que le brisement du coeur (συντριβὴ καρδίας) ? […] Réponse : L’humilité, c’est le détachement de soi en toute chose, c’est retrancher en tout la volonté propre et supporter sans trouble ce qui arrive du dehors » ; Lettres, 320 : « Demande du même au même : Qu’est-ce que le non-silence (ἀσιώπητον) dont parlent les Pères, et comment bien le pratiquer ? Réponse : À mon avis, c’est ne pas garder le silence sur ses propres pensées. En effet, celui qui s’abstient de dire ses pensées, reste sans remède ».
-
[45]
Pseudo-Macaire, Homélies propres à la collection II, 12, 3-4. Texte grec : Hermann Dörries, Erich Klostermann, Matthias Kroeger, Die 50 geistlichen Homilien des Makarios, Berlin, Walter de Gruyter (coll. « Patristische Texte und Studien », 4), 1964 ; traduction française : Placide Déseille, Les Homélies spirituelles de saint Macaire. Le Saint-Esprit et le chrétien, Bégrolles-en-Mauges, Abbaye de Bellefontaine (coll. « Spiritualité orientale », 40), 1984.
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[46]
Macaire, Lettres, 6, 1 : « L’humilité (ταπεινοσοφροσύνη) consiste à se considérer comme le dernier de tous et inférieur à tous, et ainsi de l’être sincèrement (γνησίως) dans le coeur, non pas en parole, mais de tout son coeur ». Texte grec et traduction française : Paul Géhin, « Le dossier macarien de l’Atheniensis gr. 2492 », Recherches augustiniennes, 31 (1999), p. 89-147.
-
[47]
Ammonas, Instructions II. Exhortations, 5 (Abbé Isaïe, Traité ascétique, 27) : « Prends bien garde de te regarder (ἵνα ἔχῃς σεαυτὸν) comme le dernier et le plus pécheur des chrétiens […], d’avoir présent à l’esprit (ἐννοῇς) l’obscurité éternelle […] comme si tu étais déjà mort et si tu te trouvais par la pensée (τῇ διανοίᾳ) en cet endroit […] ». Texte grec et traduction française : François Nau, « Ammonas. Successeur de saint Antoine. Textes grecs et syriaques. Édités et traduits », Patrologia Orientalis, 11 (1916), p. 393-488.
-
[48]
Zosime, Entretiens, 14, c-d : « […] ô mon âme misérable, tu dis que tu n’as pas fait cette chose, mais n’as-tu pas commis d’innombrables fautes que tu as oubliées ? Où sont celles que tu as commises hier ou il y a dix jours ? N’as-tu pas commis ceci comme tu as commis celles-là, et n’as-tu pas oublié ceci comme tu as oublié celles-là ? Ainsi je persuadais mon coeur que j’avais vraiment fait cela, mais que je l’avais oublié comme le reste ». Texte grec : PG 78, c. 1679-1702 ; traduction française : Paul Tirot, Michel van Parys, Lucien Regnault, Enseignements des pères du désert. Hyperéchios, Étienne de Thèbes, Zosime, Bégrolles-en-Mauge, Abbaye de Bellefontaine (coll. « Spiritualité orientale », 51), 1991.
-
[49]
À ce propos : Étienne de Thèbes, Discours ascétique, 1-2 : « Tout d’abord, mon enfant, renonce au monde. Renonce à ta terre, à ta parenté. Renonce aux choses matérielles et apparentes (τῇ ὕλη τῇ φαινομένῃ), c’est-à-dire au souci de ce siècle, afin de voir le beau Royaume des cieux. Ôte le voile de ton coeur afin de voir. Renonce aux réalités visibles, afin de voir les invisibles (περίελε τὸ κάλυμμα ἀπὸ τῆς καρδίας σου, ἵνα βλέπῃς· ἀποτάσσου τὰ ὁρατά, ἵνα ἴδῃς τὰ ἀόρατα) ». Texte grec et traduction française : Édouard Des Places, « Le “discours ascétique” d’Étienne de Thèbes. Texte grec inédit et traduction », Le Muséon, 82 (1969), p. 35-59.
-
[50]
Première Vie Grecque de Pachôme (G1), 48 : « Du moins ont-ils [les saints, donc les moines] sans cesse un autre pouvoir de vision (διορατικὸν), celui de voir le Seigneur : ce que l’un d’eux nous a signifié quand il dit (Ps 15,8) : “En avant de moi j’ai vu le Seigneur devant ma face tout le temps (ἐνώπιόν μου διὰ παντός)” ». Texte grec : Francis Halkin, Sancti Pachomii Vitae Graecae, Bruxelles, Société des Bollandistes, 1932. Traduction française : André-Jean Festugière, Les moines d’Orient IV/2. La première vie grecque de saint Pachôme, Paris, Cerf, 1965.
-
[51]
François Neyt, « L’Apsephiston chez les Pères de Gaza », dans Franz Paschke, Überlieferungsgeschichtliche Untersuchungen, Berlin, Akademie Verlag, 1981, p. 427-434.
-
[52]
Apophtegmes des Pères, syst. 21, 29 : « De même que la terre ne tombe jamais, jamais ne tombe celui qui s’humilie ».
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[53]
Il n’est pas surprenant de retrouver l’anéantissement dans l’analyse du sacré proposée par le phénoménologue, théologien et expert de mystique Rudolf Otto : « Le contraste de la majestas et de la conscience de n’être “que poudre et que cendre”, dont il est ici question, mène, dès que la spéculation s’en empare, […] d’une part à l’“annihilation” du moi, et d’autre part à l’affirmation de l’absolue et unique réalité du transcendant » (Le sacré. L’élément non rationnel dans l’idée du divin et sa relation avec le rationnel, Paris, Payot, 1969 [1917], p. 38).
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[54]
Dorothée de Gaza, Instructions, 2, 36.
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[55]
Mike W. Martin, « Demystifying Doublethink : Self-Deception, Truth, and Freedom in 1984 », Social Theory and Practice, 10 (1984), p. 319-331.
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[56]
Ammonas, Instructions I. Enseignements, 1.
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[57]
Michel Foucault, « Technologies of the Self », dans Luther H. Martin, Huck Gutman, Patrick H. Hutton, Technologies of the Self. A Seminar with Michel Foucault, Amherst, University of Massachusetts Press, 1988, p. 16-49.
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[58]
Voir à ce propos Inbar Graiver, Asceticism of the Mind, Toronto, Pontifical Institute of Mediaeval Studies, 2018. Graiver prend ses distances par rapport à la lecture de l’ascèse monastique proposée par Foucault (p. 186-187), faisant siennes en cela les réserves de Guy Stroumsa (La fin du sacrifice. Les mutations religieuses de l’Antiquité tardive, Paris, Odile Jacob, 2005, p. 37-58) : l’enjeu est la valeur attribuée au processus, qui pour Foucault est voué à l’annihilation du soi alors qu’il est pour Graiver fonctionnel à la contemplation. D’une certaine manière les deux ont raison, mais il est vrai que Foucault — ainsi que l’affirme Stroumsa — n’a pas su apprécier l’ambiguïté de la théorie chrétienne du déni de soi.
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[59]
Jean Climaque, L’Échelle du Paradis, 26, 14 (PG 88 c. 1017).
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[60]
Placide Déseille, Saint Jean Climaque. L’Échelle sainte, p. 234.
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[61]
Henry G. Liddel, Robert Scott, A Greek-English Lexicon, p. 1 269.
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[62]
Ibid., p. 499.
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[63]
Apophtegmes des Pères syst. 15, 53 (cité plus haut).
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[64]
Athanase d’Alexandrie, Vie d’Antoine, 9, 9. Texte grec et traduction française : Gerhardus J.M. Bartelink, Athanase d’Alexandrie. Vie d’Antoine, Paris, Cerf, 1994.
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[65]
Athanase d’Alexandrie, Vie d’Antoine, 74, 5 ; 76, 1.
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[66]
Ibid., 82, 6.10.13.
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[67]
Ammonas, Instructions I. Enseignements, 1.
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[68]
Pseudo-Macaire, Homélies propres à la collection II, 12, 3-4.
-
[69]
Apophtegmes des Pères, syst. 15, 125 « Un vieillard dit : “Rien n’est plus impur qu’un homme pécheur, ni le chien, ni le cochon, car ceux-ci sont des animaux sans raison et ils gardent leur propre rang (τάξιν) ; mais l’homme devenu à l’image de Dieu n’a pas gardé son propre rang” ».
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[70]
Sur ce thème dans les sources concernées, voir Pseudo-Macaire, Homélies propres à la collection III, 12, 2.
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[71]
Apophtegmes des Pères, syst. 5, 52 : « Mais c’était comme sur un théâtre : Dieu et les anges le regardaient combattre […] ».
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[72]
Abbé Isaïe, Traité ascétique, 8, 60 (p. 98-99) (8, 12, selon la numérotation du texte grec) : « (Il dit encore :) Si quelqu’un lutte pour chasser de son coeur des choses contre nature (τὰς παραφύσεις), elles ne s’agiteront plus en lui ; Dieu veut en effet que l’homme lui soit en tout semblable, et c’est pour cela qu’il est venu et qu’il a souffert, afin de changer la dureté de notre nature, de retrancher nos volontés (κόψῃ τὰ θελήματα ἡμῶν) et la pseudo-science qui s’était emparée de notre âme. Car les animaux sans raison ont gardé leur propre nature, tandis que l’homme a changé la sienne (Καὶ γὰρ τὰ ἄλογα ζῶα τὴν ἑαυτῶν φύσιν ἐφύλαξαν, ὁ δὲ ἄνθρωπος τὴν ἰδίαν φύσιν ἐνήλλαξε). Aussi, de même que le bétail est soumis à l’homme, de même tout homme doit être soumis à son prochain à cause de Dieu ; c’est en effet dans ce but que le Seigneur est venu. Voici donc combien le bétail te surpasse, toi qui t’appuies sur ton prétendu savoir. Si donc je veux retourner à l’état naturel, je dois agir comme le bétail — qui n’a ni volonté propre ni science — non seulement avec celui qui partage mon intention et mon parti, mais aussi avec celui qui s’oppose à moi ». Texte grec : Augustinos Iordanites, Τοῦ ὁσίου πατρὸς ἡμῶν ἀββᾶ Ἡσαίου λόγοι κθ᾽, Jerusalem, 1911 (2e ed. S.N. Schoinas, Volos, 1962). Traduction française : Lucien Regnault, Hervé de Broc, Abbé Isaïe. Recueil ascétique, Bégrolles-en-Mauges, Abbaye de Bellefontaine (coll. « Spiritualité orientale », 7 bis), 1985.
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[73]
Vie de Aphou, 1 : « Après cela, il convient de commémorer le saint évêque dont le nom parmi les hommes fut Aphou, mais parmi lesquels il est aussi appelé le puissant. […]. Aphou voulut vivre une vie de ce genre : il se dépouilla de ses vêtements et se ceignit les reins d’une peau et resta avec les buffles au désert, la nuit et le jour étant pour lui le temps de la synaxe, et sa nourriture étant conforme à la leur, et il se conformait à eux, lui qui portait le corps de la faiblesse humaine. […]. Et il était plus fort des bêtes avec lesquelles il marchait, et elles le reconnaissaient comme un ami, et l’aimaient comme un pasteur, le soutenaient comme des hommes dotés de raison, parce qu’il avait été marqué par la providence et elles voyaient le signe de leur Seigneur sur lui. En hiver, elles l’entouraient pour le réchauffer, comme dans un abri, en raison des souffles qui l’atteignaient, alors qu’en été, elles lui faisaient de l’ombre. Si un jour il était malade et ne pouvait les suivre au pâturage, certaines restaient avec lui et ne le laissaient pas seul, pendant que les autres allaient paître et lui apportaient quelque chose à manger dans la bouche. Ces choses, il les déclara après qu’il fut nommé évêque, puisqu’une foule de frères l’interrogeait à propos de ce genre de vie : “Pour quelle raison ton ascèse est de ce genre ?”, et il leur dit ceci : “Je suis très misérable, mais j’ai entendu le bienheureux David qui proclama devant Dieu : ‘Je suis devenu comme un animal en face de toi’. Puis j’ai su d’Isaïe qu’il marcha nu et même la toile de jute qui ceignait ses reins il la laissa tomber (Is 20, 2). Et notre Sauveur aussi, le Seigneur de Tout, j’ai lu dans l’Évangile de Marc qu’il demeurait avec les animaux (Mc 1, 13). Si donc Dieu et ses saints ont enduré ces souffrances, combien plus moi qui suis misérable ?” ». Texte copte : Francesco Rossi, I papiri copti del Museo Egizio di Torino, Torino, Loescher, 1887-1892, vol. 1, fasc. 3, p. 5-22. Traduction italienne : Antonella Campagnano, Tito Orlandi, Vite di monaci copti, Roma, Città Nuova, 1984, p. 51-65 (ma traduction française).
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[74]
On pense, pour ne nommer qu’un exemple parmi tant d’autres, à Marguerite Porete (au chapitre 5 de son Miroir des âmes simples et anéanties, elle met en relation la condition de l’âme anéantie avec l’absence de volonté). Pour un survol des sources (avec une explication utile mais trop soucieuse d’éviter les risques d’excès hétérodoxes : on interprète comme hyperbolique ce qui dérange) : René Daeschler, « Anéantissement », dans Dictionnaire de Spiritualité Ascétique et Mystique, t. 1, Paris, Beauchesne, 1937, p. 560-565.
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[75]
Sur la dimension mystique des concepts de sens, sensation, et expérience dans l’oeuvre du Pseudo-Macaire, on lira avec profit la première partie de l’article de Brouria Bitton-Ashkelony, « Personal Experience and Self-Exposure in Eastern Christianity : From Pseudo-Macarius to Symeon the New Theologian », dans Id., Lorenzo Perrone, Between Personal and Institutional Religion : Self, Doctrine, and Practice in Late Antique Eastern Christianity, Turnhout, Brepols, 2013, p. 99-128. Une analyse fine de ces mêmes thèmes dans les écrits de Diadoque de Photicé est proposée par Marcus Plested, The Macarian Legacy. The Place of Macarius-Symeon in the Eastern Christian Tradition, Oxford, Oxford University Press, 2004, p. 134-144.
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[76]
À ce propos, voir Fabrizio Vecoli, Le doute du moine. Aux origines du discernement spirituel, Leuven, Peeters (coll. « Terra Nova », 11), en cours de publication.
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[77]
Ammonas, Lettres, 5, 4 : « Il y a trois volontés (Τρία δὲ εἰσὶ θελήματα) qui accompagnent constamment l’homme, et la plupart des moines ne s’en rendent pas compte, si ce n’est ceux qui sont devenus parfaits, au sujet desquels l’Apôtre a dit : La nourriture solide est pour les hommes faits, pour ceux dont la pratique a exercé les facultés à discerner ce qui est bon et ce qui est mauvais (διάκρισιν καλοῦ τε καὶ κακοῦ) (He 5,14). Quelles sont ces trois choses ? (Ce sont) celles qui sont suggérées par l’Ennemi, celles qui naissent dans le coeur et celles qui sont semées par Dieu dans l’homme. Mais parmi toutes ces choses Dieu n’accepte que ce qui est sien ».
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[78]
Apophtegmes des Pères, syst. 21, 17 : « L’âme est une source ; si tu creuses, elle se purifie, mais si tu y amasses de la terre, elle disparaît ».